Considérations sur … la Révolution Française/Quatrième partie/I

La bibliothèque libre.

QUATRIÈME PARTIE.

CHAPITRE PREMIER.

Nouvelles d’Égypte ; retour de Bonaparte.

RIEN n’étoit plus propre à frapper les esprits que la guerre d’Égypte ; et, bien que la grande victoire navale remportée par Nelson près d’Aboukir en eût détruit les avantages possibles, des lettres datées du Caire, des ordres qui partoient d’Alexandrie pour arriver jusqu’aux ruines de Thèbes, vers les confins de l’Éthiopie, accroissoient la réputation d’un homme qu’on ne voyoit plus, mais qui sembloit de loin un phénomène extraordinaire. Il mettoit à la tête de ses proclamations : Bonaparte, général en chef, et membre de l’Institut national ; on en concluoit qu’il étoit ami des lumières, et qu’il protégeoit les lettres ; mais la garantie qu’il donnoit à cet égard n’étoit pas plus sûre que sa profession de foi mahométane, suivie de son concordat avec le pape. Il commençoit déjà la mystification de l’Europe, convaincu, comme il l’est, que la science de la vie ne consiste pour chacun que dans les manœuvres de l’égoïsme. Bonaparte n’est pas seulement un homme, mais un système ; et, s’il avoit raison, l’espèce humaine ne seroit plus ce que Dieu l’a faite. On doit donc l’examiner comme un grand problème dont la solution importe à la pensée dans tous les siècles.

En réduisant tout au calcul, Bonaparte en savoit pourtant assez sur ce qu’il y a d’involontaire dans la nature des hommes, pour sentir la nécessité d’agir sur l’imagination, et sa double adresse consistoit dans l’art d’éblouir les masses et de corrompre les individus.

Sa conversation avec le mufti dans la pyramide de Chéops devoit enchanter les Parisiens, parce qu’elle réunissoit deux choses qui les captivent : un certain genre de grandeur, et de la moquerie tout ensemble. Les François sont bien aises d’être émus, et de rire de ce qu’ils sont émus ; le charlatanisme leur plaît, ils aident volontiers à se tromper eux-mêmes, pourvu qu’il leur soit permis, tout en se conduisant comme des dupes, de montrer par quelques bons mots que pourtant ils ne le sont pas.

Bonaparte, dans la pyramide, se servit du langage oriental. « Gloire à Allah ! dit-il ; il n’y a de vrai Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. Le pain dérobé par le méchant se réduit en poussière dans sa bouche. — Tu as parlé, dit le mufti, comme le plus docte des mullahs. — Je puis faire descendre du ciel un char de feu, continuoit Bonaparte, et le diriger sur la terre. — Tu es le plus grand capitaine, répondit le mufti, dont la puissance de Mahomet ait armé le bras. » Mahomet, toutefois, n’empêcha pas que sir Sidney Smith n’arrêta, par sa brillante valeur, les succès de Bonaparte à Saint-Jean d’Acre.

Lorsque Napoléon, en 1805, fut nommé roi d’Italie, il dit au général Berthier, dans un de ces momens où il causoit de tout pour essayer ses idées sur les autres : « Ce Sidney Smith m’a fait manquer ma fortune à Saint-Jean d’Acre ; je voulois partir d’Égypte, passer par Constantinople, et prendre l’Europe à revers pour arriver à Paris. » Cette fortune manquée paraissoit alors néanmoins en assez bon état. Quoi qu’il en soit de ses regrets, gigantesques comme les entreprises qui les ont suivis, le général Bonaparte trouva le moyen de faire passer ses revers en Égypte pour des succès ; et, bien que son expédition n’eût d’autre résultat que la ruine de la flotte et la destruction d’une de nos plus belles armées, on l’appela le vainqueur de l’Orient.

Bonaparte, s’emparant avec habileté de l’enthousiasme des François pour la gloire militaire, associa leur amour-propre à ses victoires comme à ses défaites. Il prit par degrés la place que tenoit la révolution dans toutes les têtes, et reporta sur son nom seul tout le sentiment national qui avoit grandi la France aux yeux des étrangers.

Deux de ses frères, Lucien et Joseph, siégeoient au conseil des cinq-cents, et tous les deux, dans des genres différens, avoient assez d’esprit et de talens pour être éminemment utiles au général. Ils veilloient pour lui sur l’état des affaires, et, quand le moment fut venu, ils lui conseillèrent de revenir en France. Les armées étoient alors battues en Italie, et, pour la plupart, désorganisées par les fautes de l’administration. Les jacobins commençoient à se remontrer, le directoire étoit sans considération et sans force : Bonaparte reçut toutes ces nouvelles en Égypte ; et, après s’être enfermé quelques heures pour les méditer, il se résolut à partir. Cet aperçu rapide et sûr des circonstances est précisément ce qui le distingue, et l’occasion ne s’est jamais offerte à lui en vain. On a beaucoup répété qu’en s’éloignant alors, il avoit déserté son armée. Sans doute, il est un genre d’exaltation désintéressée qui n’auroit pas permis à un guerrier de se séparer ainsi de ceux qui l’avoient suivi, et qu’il laissoit dans la détresse. Mais le général Bonaparte couroit de tels risques en traversant la mer couverte de vaisseaux anglois ; le dessein qui l’appeloit en France étoit en lui-même si hardi, qu’il est absurde de traiter de lâcheté son départ d’Égypte. Il ne faut pas attaquer un être de ce genre par les déclamations communes : tout homme qui a produit un grand effet sur les autres hommes doit être approfondi pour être jugé.

Un reproche d’une nature beaucoup plus grave, c’est l’absence totale d’humanité que le général Bonaparte manifesta dans sa campagne d’Égypte. Toutes les fois qu’il a trouvé quelque avantage dans la cruauté, il se l’est permise, sans que, pour cela, sa nature fût sanguinaire. Il n’a pas plus d’envie de verser le sang qu’un homme raisonnable n’a envie de dépenser de l’argent quand cela n’est pas nécessaire. ; mais ce qu’il appelle la nécessité, c’est son ambition ; et, lorsque cette ambition étoit compromise, il n’admettoit pas même un moment qu’il pût hésiter à sacrifier les autres à lui ; et ce que nous nommons la conscience ne lui a jamais paru que le nom poétique de la duperie.