Considérations sur … la Révolution Française/Seconde partie/I

La bibliothèque libre.

SECONDE PARTIE.

CHAPITRE PREMIER.

Mirabeau.

ON diroit qu’à toutes les époques de l’histoire il y a des personnages qu’on peut considérer comme les représentans du bon et du mauvais principe. Tels étoient Cicéron et Catilina dans Rome ; tels furent M. Necker et Mirabeau en France. Mirabeau, doué de l’esprit le plus énergique et le plus étendu, se crut assez fort pour renverser le gouvernement, et pour établir sur les ruines un ordre de choses quelconque qui fût l’œuvre de ses mains. Ce projet gigantesque perdit la France et le perdit lui-même car il se conduisit d’abord comme un factieux bien que sa véritable manière de voir fût celle de l’homme d’état le plus réfléchi. Ayant passé toute sa vie, jusqu’à quarante ans qu’il avoit alors, dans les procès, les enlèvemens et les prisons, il étoit banni de la bonne compagnie, et son premier désir étoit d’y rentrer. Mais il falloit mettre le feu à l’édifice social, pour que les portes des salons de Paris lui fussent ouvertes. Mirabeau, comme tous les hommes sans morale, vit d’abord son intérêt personnel dans la chose publique, et sa prévoyance fut bornée par son égoïsme.

Un malheureux député de la commune, homme à bonnes intentions, mais sans aucune sorte de talent, rendit compte à l’assemblée constituante de la journée de l’Hôtel de ville, dans laquelle M. Necker avoit triomphé des passions haineuses qu’on vouloit exciter parmi le peuple ; ce député hésitoit si péniblement, il s’exprimoit avec une telle froideur, et cependant il montroit un tel désir d’être éloquent, qu’il détruisit tout l’effet de l’admirable récit dont il s’étoit chargé. Mirabeau, blessé néanmoins jusqu’au fond de son orgueil des succès de M. Necker, se promit de défaire par l’ironie dans l’assemblée, et par des soupçons auprès du peuple, ce que l’enthousiasme avoit produit. Il se rendit dès le jour même dans toutes les sections de Paris, et il obtint la rétractation de l’amnistie accordée la veille ; il tâcha d’exaspérer les esprits contre les projets qu’avoit eus la cour, et fit naître chez les Parisiens une certaine crainte de passer pour bons jusqu’à la duperie, crainte qui agit toujours sur eux, car ils veulent avant tout qu’on les croie pénétrans et redoutables. Mirabeau, en arrachant à M. Necker la palme de la paix intérieure, porta le premier coup à sa popularité : mais ce revers devoit être suivi de beaucoup d’autres ; car, du moment que l’on excitoit le parti populaire à persécuter les vaincus, M. Necker ne pouvoit plus rester avec les vainqueurs.

Mirabeau se hâta de proclamer les principes les plus désorganisateurs, lui dont la raison, isolée de son caractère, étoit parfaitement sage et lumineuse. M. Necker a dit de lui, dans un de ses ouvrages, qu’il étoit tribun par calcul et aristocrate par goût. Rien ne pouvoit mieux le peindre : non-seulement son esprit étoit trop supérieur pour ne pas connaître l’impossibilité de la démocratie en France ; mais ce gouvernement eût été praticable qu’il ne s’en seroit pas soucié. Il attachoit un grand prix de vanité à sa naissance ; en parlant de la Saint-Barthélemi, on l’entendoit dire : L’amiral Coligny, qui, par parenthèse, étoit mon cousin tant il cherchoit l’occasion de rappeler qu’il étoit bon gentilhomme.

Ses goûts dispendieux lui rendoient l’argent fort nécessaire, et l’on a reproché à M. Necker de ne lui en avoir pas donné à l’ouverture des états généraux. Les autres ministres s’étoient chargés de ce genre d’affaires, auquel le caractère de M. Necker n’étoit point propre. D’ailleurs Mirabeau, soit qu’il acceptât ou non l’argent de la cour, étoit bien décidé à se faire le maître et non l’instrument de cette cour, et l’on n’auroit jamais obtenu de lui qu’il renonçât à sa force démagogique, avant que cette force l’eût conduit à la tête du gouvernement. Il proclamoit la réunion de tous les pouvoirs dans une seule assemblée, bien qu’il sût parfaitement qu’une telle organisation politique étoit destructive de tout bien ; mais il se persuadoit que la France seroit dans sa main, et qu’il pourrait, après l’avoir précipitée dans la confusion, l’en retirer à sa volonté. La morale est la science des sciences, à ne la considérer que sous le rapport du calcul, et il y a toujours des limites à l’esprit de ceux qui n’ont pas senti l’harmonie de la nature des choses avec les devoirs de l’homme. La petite morale tue la grande, répétoit souvent Mirabeau ; mais l’occasion de la grande ne se présentoit guère, selon lui, dans tout le cours d’une vie.

Il avoit plus d’esprit que de talent, et ce n’étoit jamais qu’avec effort qu’il improvisoit à la tribune. Cette même difficulté de rédaction le fit avoir recours à ses amis, pour l’aider dans tous ses ouvrages ; mais cependant aucun d’eux, après sa mort, n’auroit pu écrire ce qu’il savoit leur inspirer. Il disait, en parlant de l’abbé Maury : Quand il a raison, nous disputons ; quand il a tort, je l’écrase ; mais c’est que l’abbé Maury défendoit souvent, même de bonnes causes, avec cette espèce de faconde qui ne vient pas de l’émotion intime de l’âme.

Si l’on avoit admis les ministres dans l’assemblée, M. Necker, qui plus que personne étoit capable de s’exprimer avec force et avec chaleur, aurait, je le crois, triomphé de Mirabeau. Mais il étoit réduit à envoyer des mémoires, et ne pouvoit entrer dans la discussion. Mirabeau attaquoit le ministre en son absence, tout en louant sa bonté, sa générosité, sa popularité, avec un respect trompeur singulièrement redoutable, et pourtant il admiroit sincèrement M. Necker, et ne s’en cachoit point à ses amis ; mais il savoit bien qu’un caractère aussi scrupuleux ne s’allieroit jamais avec le sien, et il vouloit en détruire l’influence.

M. Necker étoit réduit au système défensif ; l’autre attaquoit avec d’autant plus d’audace que ni les succès, ni la responsabilité de l’administration ne le regardaient. M. Necker, en défendant l’autorité royale, abdiquoit nécessairement la faveur du parti populaire. Cependant il savoit par expérience que le roi avoit des conseillers secrets et des plans particuliers, et il n’étoit pas assuré de lui faire suivre la marche qu’il croiroit la meilleure. Les obstacles de tous genres entravoient chacun de ses pas ; il ne pouvoit parler ouvertement sur rien ; néanmoins la ligne qu’il suivoit toujours, c’étoit celle que lui traçoit son devoir de ministre. La nation et le roi avoient changé de place : le roi étoit devenu de beaucoup, et de beaucoup trop, le plus faible. Ainsi donc, M. Necker devoit défendre le trône auprès de la nation, comme il avoit défendu la nation auprès du trône. Mais tous ces sentimens généreux n’embarrassoient point Mirabeau ; il se mettoit à la tête du parti qui vouloit gagner à tout prix de l’importance politique, et les principes les plus abstraits n’étoient pour lui que des moyens d’intrigue.

La nature l’avoit bien servi, en lui donnant les défauts et les avantages qui agissent sur une assemblée populaire : de l’amertume, de la plaisanterie, de la force et de l’originalité. Quand il se levoit pour parler, quand il montoit à la tribune, la curiosité de tous étoit excitée ; personne ne l’estimait, mais on avoit une si haute idée de ses facultés, que nul n’osoit l’attaquer, si ce n’est ceux des aristocrates qui, ne se servant point de la parole, lui envoyoient défi sur défi pour l’appeler en duel. Il s’y refusoit toujours, prenant note sur ses tablettes des propositions de ce genre qu’on lui adressait, et promettant qu’il y répondroit à la fin de l’assemblée. Il n’est pas juste, disoit-il, en parlant d’un honnête gentilhomme de je ne sais quelle province, que j’expose un homme d’esprit comme moi contre un sot comme lui. Et, chose bizarre dans un pays tel que la France, cette conduite ne le déconsidéroit pas ; elle ne faisoit pas même suspecter son courage. Il y avoit quelque chose de si martial dans son esprit, de si hardi dans ses manières, qu’on ne pouvoit accuser un tel homme d’aucune peur.