Considérations sur … la Révolution Française/Première partie/XXIII

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CHAPITRE XXIII.

Retour de M. Necker.

M. Necker, arrivé à Bruxelles, se reposa deux jours avant de se mettre en route pour se rendre en Suisse par l’Allemagne. Sa plus vive inquiétude dans ce moment, c’étoit la disette dont Paris étoit menacé. Pendant l’hiver précédent, ses soins infatigables avoient déjà préservé la capitale des malheurs de la famine. Mais la mauvaise récolte rendoit toujours plus nécessaire de recourir aux envois de l’étranger, et au crédit des principales maisons de commerce de l’Europe. En conséquence il avoit écrit., dans les premiers jours de juillet, à MM. Hope, célèbres négocians d’Amsterdam ; et craignant que, dans la situation des affaires, ils ne voulussent pas se charger d’un achat de grains pour la France, s’il n’en garantissoit pas lui-même le paiement, il leur avoit offert une caution d’un million sur sa fortune personnelle. Arrivé à Bruxelles, M. Necker se rappela cette caution. Il avoit lieu de craindre que, dans la crise d’une révolution, les soins de l’administration ne fussent négligés, ou que le bruit de son départ ne nuisît au crédit de l’état. MM Hope, en particulier, pouvoient présumer que M. Necker retireroit sa garantie dans une pareille circonstance ; il leur écrivit donc de Bruxelles même qu’il étoit banni de France, mais qu’il n’en maintenoit pas moins l’engagement personnel qu’il avoit pris.

Le baron de Breteuil, pendant le peu de jours qu’il fut ministre, reçut la réponse de MM. Hope à la première lettre de M. Necker, qui contenoit l’offre de garantir leurs envois sur sa propre fortune. M. Dufrêne de Saint-Léon, premier commis des finances, homme d’un esprit pénétrant et d’un caractère décidé, remit cette lettre à M. le baron de Breteuil, qui n’y vit que de la folie. « Qu’est-ce que la fortune particulière d’un ministre a de commun, dit-il, avec les intérêts publics ? » Que n’ajoutoit-il : « Pourquoi cet étranger se mêle-t-il des affaires de la France ? »

Pendant que M. Necker traversoit l’Allemagne, la révolution s’opéroit à Paris. Madame de Polignac, qu’il avoit laissée à Versailles toute-puissante par la faveur de la reine, le fit demander, à son grand étonnement, dans une auberge à Bâle, et lui apprit qu’elle étoit en fuite, en conséquence de ce qui venoit de se passer. M. Necker ne supposoit pas la possibilité des proscriptions, et il fut long-temps à comprendre les motifs qui avoient pu déterminer le départ de madame de Polignac. Des lettres apportées par des courriers, des ordres du roi, et des invitations de l’assemblée, le pressoient de reprendre sa place. M. Necker, dit Burke, dans l’un de ses écrits, fut rappelé, comme Pompée, pour son malheur, et, comme Marius, il s’assit sur des ruines. Monsieur et madame Necker en jugèrent ainsi eux-mêmes, et l’on peut voir, par les détails que j’ai donnés dans la Vie privée de mon père, combien il lui en coûta de se déterminer à revenir.

Toutes les circonstances flatteuses dont son rappel étoit accompagné ne purent lui faire illusion sur l’état des choses. Des meurtres avoient été commis par le peuple, le 14 juillet, et, dans sa manière de voir, à la fois religieuse et philosophique, M. Necker ne croyoit plus au succès d’une cause ensanglantée. Il ne pouvoit pas non plus se flatter de la confiance du roi, puisque Louis XVI ne le rappeloit que par la crainte des dangers auxquels l’avoit exposé son absence. S’il n’eût été qu’un ambitieux, rien n’étoit plus facile que de revenir triomphant, en s’appuyant sur la force de l’assemblée constituante ; mais c’étoit uniquement pour se sacrifier au roi et à la France que M. Necker consentit à reprendre sa place, après la révolution du 14 juillet. Il se flatta de servir l’État, en prodiguant sa popularité pour défendre l’autorité royale, alors trop affaiblie. Il espéroit qu’un homme banni par le parti des privilégiés seroit entendu avec quelque faveur, lorsqu’il plaideroit leur cause. Un grand citoyen, en qui vingt-sept ans de révolution ont développé chaque jour de nouvelles vertus, un admirable orateur, dont l’éloquence a défendu la cause de son père, de sa patrie et de son roi, Lally Tollendal, fort de raisonnement et d’émotion tout ensemble, et ne s’écartant jamais de la vérité par l’enthousiasme, s’exprimoit ainsi, au moment du renvoi de M. Necker, sur son caractère et sur sa conduite.

« On vient de nous dénoncer, Messieurs, la surprise faite à la religion d’un roi que nous chérissons, et l’atteinte portée aux espérances de la nation que nous représentons.

« Je ne répéterai point tout ce qui vous a été dit avec autant de justesse que d’énergie ; je vous présenterai un simple tableau, et je vous demande de vous reporter avec moi à l’époque du mois d’août de l’année dernière.

« Le roi étoit trompé.

« Les lois étoient sans ministres, et vingt-cinq millions d’hommes sans juges ;

« Le trésor public sans fonds, sans crédit, sans moyens pour prévenir une banqueroute générale, dont on n’étoit plus séparé que par quelques jours ;

« L’autorité sans respect pour la liberté des particuliers, et sans force pour maintenir l’ordre public ; le peuple sans autre ressource que les états généraux, mais sans espérance de les obtenir, et sans confiance même dans la promesse d’un roi dont il révéroit la probité, parce qu’il s’obstinoit à croire que les ministres d’alors en éluderoient toujours l’exécution.

« À ces fléaux politiques, la nature, dans sa colère, étoit venue joindre les siens : le ravage et la désolation étoient dans les campagnes ; la famine se montroit déjà de loin, menaçant une partie du royaume.

« Le cri de la vérité est parvenu jusqu’aux oreilles du roi ; son œil s’est fixé sur ce tableau déchirant ; son cœur honnête et pur s’est senti ému ; il s’est rendu aux vœux de son peuple, il a rappelé un ministre que ce peuple demandait.

« La justice a repris son cours.

« Le trésor public s’est rempli, le crédit a reparu comme dans les temps les plus prospères ; le nom infâme de banqueroute n’a plus même été prononcé.

« Les prisons se sont ouvertes, et ont rendu à la société les victimes qu’elles renfermaient.

« Les révoltes qui avoient été semées dans plusieurs provinces, et dont on avoit lieu de craindre le développement le plus terrible, se sont bornées à des troubles toujours affligeans sans doute, mais passagers, et bientôt apaisés par la sagesse et par l’indulgence.

« Les états généraux ont été annoncés de nouveau : personne n’en a plus douté, quand on a vu un roi vertueux confier l’exécution de ses promesses à un vertueux ministre. Le nom du roi a été couvert de bénédictions.

« Le temps de la famine est arrivé. Des travaux immenses, les mers couvertes de vaisseaux, toutes les puissances de l’Europe sollicitées, les deux mondes mis à contribution pour notre subsistance, plus de quatorze cent mille quintaux de farine et de grains importés parmi nous, plus de vingt-cinq millions sortis du trésor royal, une sollicitude active, efficace, perpétuelle, appliquée à tous les jours, à tous les instans, à tous les lieux, ont encore écarté ce fléau ; et les inquiétudes paternelles, les sacrifices généreux du roi, publiés par son ministre, ont excité dans tous les cœurs de ses sujets de nouveaux sentimens d’amour et de reconnaissance.

« Enfin, malgré des obstacles sans nombre, les états généraux ont été ouverts. Les états généraux ont été ouverts !… Que de choses, messieurs, sont renfermées dans ce peu de mots ! que de bienfaits y sont retracés ! comme la reconnaissance des François vient s’y rattacher ! Quelques divisions ont éclaté dans les commencemens de cette mémorable assemblée ; gardons de nous les reprocher l’un à l’autre, et que personne ne prétende en être totalement innocent. Disons plutôt, pour l’amour de la paix, que chacun de nous a pu se laisser entraîner à quelques erreurs trop excusables ; disons qu’il en est de l’agonie des préjugés comme de celle des malheureux humains qu’ils tourmentent, qu’au moment d’expirer ils se raniment encore et jettent une dernière lueur d’existence. Convenons que, dans tout ce qui pouvoit dépendre des hommes, il n’est pas de plan de conciliation que le ministre n’ait tenté avec la plus exacte impartialité, et que le reste a été soumis à la force des choses. Mais, au milieu de la diversité des opinions, le patriotisme étoit dans tous les cœurs : les efforts pacificateurs du ministre, les invitations réitérées du roi, ont enfin produit leur effet. Une réunion s’est opérée, chaque jour a fait disparoître un principe de division, chaque jour a produit une cause de rapprochement ; un projet de constitution, tracé par une main exercée, conçu par un esprit sage et par un cœur droit (par Mounier), a rallié tous les esprits et tous les cœurs. Nous avons marché en avant : on nous a vus entrer dans nos travaux, et la France a commencé à respirer.

« C’est dans cet instant, après tant d’obstacles, vaincus, au milieu de tant d’espérances et de besoins, que des conseillers perfides enlèvent au plus juste des rois son serviteur le plus fidèle, et à la nation le ministre citoyen en qui elle avoit mis sa confiance.

« Quels sont donc ses accusateurs auprès du trône ? Ce ne sont pas sans doute les parlemens qu’il a rappelés ; ce n’est pas sûrement le peuple qu’il a nourri ; ce ne sont pas les créanciers de l’état qu’il a payés, les bons citoyens dont il a secondé les vœux. Qui sont-ils donc ? Je l’ignore, il mais il en est ; la justice, la bonté reconnue du roi, ne me permettent pas d’en douter ; quels qu’ils soient, ils sont bien coupables.

« Au défaut des accusateurs, je cherche les crimes qu’ils ont pu dénoncer. Ce ministre, que le roi avoit accordé à ses peuples comme un don de son amour, comment est-il devenu tout à coup un objet d’animadversion ? Qu’a-t-il fait depuis un an ? Nous venons de le voir, je l’ai dit, je le répète : quand il n’y avoit point d’argent, il nous a payés ; quand il n’y avoit pas de pain, il nous a nourris ; quand il n’y avoit point d’autorité, il a calmé les révoltes. Je l’ai entendu accuser tour à tour d’ébranler le trône et de rendre le roi despote, de sacrifier le peuple à la noblesse, et de sacrifier la noblesse au peuple. J’ai reconnu dans cette accusation le partage ordinaire des hommes justes et impartiaux, et ce double reproche m’a paru un double hommage.

« Je me rappelle encore que je l’ai entendu appeler du nom de factieux, et je me suis demandé alors quel étoit le sens de cette expression. Je me suis demandé quel autre ministre avoit jamais été plus dévoué au maître qu’il servait, quel autre avoit été plus jaloux de publier les vertus et les bienfaits du roi, quel autre lui avoit donné et lui avoit attiré plus de bénédictions, plus de témoignages d’amour et de respect.

« Membres des communes, qu’une sensibilité si noble précipitoit au-devant de lui, le jour de son dernier triomphe, ce jour où, après avoir craint de le perdre, vous crûtes qu’il vous étoit rendu pour plus longtemps, lorsque vous l’entouriez, lorsqu’au nom du peuple dont vous êtes les augustes représentans, au nom du roi dont vous êtes les sujets fidèles, vous le conjuriez de rester toujours le ministre de l’un et de l’autre, lorsque vous l’arrosiez de vos larmes vertueuses : ah ! dites si c’est avec un visage de factieux, si c’est avec l’insolence d’un chef de parti qu’il recevoit tous ces témoignages de vos bontés. Vous disoit-il, vous demandoit-il autre chose que de vous confier au roi, que de chérir le roi, que de faire aimer au roi les états généraux ? Membres des communes, répondez, je vous en conjure ; et si ma voix ose publier un mensonge, que la vôtre s’élève pour me confondre.

« Et sa retraite, messieurs, sa retraite avant-hier a-t-elle été celle d’un factieux ? Ses serviteurs les plus intimes, ses amis les plus tendres, sa famille même, ont ignoré son départ. Il a prétexté un projet de campagne ; il a laissé en proie aux inquiétudes tout ce qui l’approchait, tout ce qui le chérissoit ; on a passé une nuit à le chercher de tous côtés. Que cette conduite soit celle d’un prévaricateur qui veut échapper à l’indignation publique, cela se conçoit ; mais, quand on songe qu’il vouloit se dérober à des hommages, à des regrets qu’il eût recueillis partout sur son passage, et qui eussent pu adoucir sa disgrâce ; qu’il a mieux aimé se priver de cette consolation, et souffrir dans la personne de tous ceux qu’il aimait, que d’être l’occasion d’un instant de troubles ou d’émotion populaire ; qu’enfin le dernier sentiment qu’il a éprouvé, le dernier devoir qu’il s’est prescrit, en quittant la France d’où on le bannissait, a été de donner au roi et à la nation encore cette preuve de respect et de dévouement, il faut, ou ne pas croire à la vertu, ou reconnaître une des vertus les plus pures qui aient jamais existé sur la terre. »

Les transports de tout un peuple dont je venais d’être témoin, la voiture de mon père traînée par les citoyens des villes que nous traversions, les femmes à genoux dans les campagnes, quand elles le voyoient passer, rien ne me fit éprouver une émotion aussi vive qu’une telle opinion prononcée par un tel homme.

En moins de quinze jours, deux millions de gardes nationaux furent sur pied en France. On hâta sans doute l’armement de ces milices, en répandant habilement le bruit dans chaque ville et dans chaque village, que les brigands alloient arriver ; mais le sentiment unanime qui fit sortir le peuple de tutelle ne fut inspiré par aucune adresse, ni dirigé par aucun homme ; l’ascendant des corps privilégiés et la force des troupes réglées disparurent en un instant. La nation remplaça tout, elle dit comme le Cid : Nous nous levons alors ; et il lui suffit de se montrer pour remporter la victoire. Mais, hélas ! en peu de temps aussi les flatteurs la dépravèrent, parce qu’elle étoit devenue une puissance.

Dans le voyage de Bâle à Paris, les nouvelles autorités constituées venoient haranguer M. Necker à son passage ; il leur recommandoit le respect des propriétés, les égards pour les prêtres et les nobles, l’amour pour le roi. Il fit donner des passe-ports à différentes personnes qui sortoient de France. Le baron de Besenval, qui avoit commandé une partie des troupes allemandes, étoit arrêté à dix lieues de Paris. La municipalité de cette ville avoit ordonné qu’il y fût ramené. M. Necker prit sur lui de suspendre l’exécution de cet ordre, dans la crainte, trop bien motivée, que la populace de Paris ne le massacrât dans sa fureur. Mais M. Necker sentoit à quel danger il s’exposait, en s’arrogeant ainsi un pouvoir fondé seulement sur sa popularité ; aussi, le lendemain de son retour à Versailles, se rendit-il à l’Hôtel de ville pour expliquer sa conduite.

Qu’il me soit permis de m’arrêter encore une fois sur ce jour, le dernier de la prospérité de ma vie qui cependant s’ouvroit à peine devant moi. La population entière de Paris se pressoit en foule dans les rues ; on voyoit des hommes et des femmes aux fenêtres et sur les toits, criant : Vive M. Necker ! Quand il arriva près de l’Hôtel de ville, les acclamations redoublèrent ; la place étoit remplie d’une multitude animée du même sentiment, et qui se précipitoit sur les pas d’un seul homme, et cet homme étoit mon père. Il monta dans la salle de l’Hôtel de ville, rendit compte aux magistrats nouvellement élus de l’ordre qu’il avoit donné pour sauver M. de Besenval ; et, leur faisant sentir avec sa délicatesse accoutumée tout ce qui plaidoit en faveur de ceux qui avoient obéi à leur souverain, et qui défendoient un ordre de choses existant depuis plusieurs siècles, il demanda l’amnistie pour le passé, quel qu’il fut, et la réconciliation pour l’avenir. Les confédérés du Rutli, au commencement du quatorzième siècle, en jurant la délivrance de la Suisse, jurèrent aussi d’être justes envers leurs adversaires ; et c’est sans doute à cette noble résolution qu’ils durent leur triomphe. Au moment où M. Necker prononça ce mot d’amnistie, il retentit dans tous les cœurs ; aussitôt le peuple, rassemblé sur la place publique, voulut s’y associer. M. Necker alors s’avança sur le balcon, et, proclamant à haute voix les saintes paroles de la paix entre les François de tous les partis, la multitude entière y répondit avec transport. Je ne vis rien de plus dans cet instant, car je perdis connaissance à force de joie.

Aimable et généreuse France adieu ! Adieu France, qui vouliez la liberté, et qui pouviez alors si facilement l’obtenir ! Je suis maintenant condamnée à retracer d’abord vos fautes, puis vos forfaits, puis vos malheurs : des lueurs de vos vertus apparoitront encore ; mais l’éclat même qu’elles jetteront ne servira qu’à mieux faire voir la profondeur de vos misères. Toutefois vous avez tant mérité d’être aimée, qu’on se flatte encore de vous retrouver enfin telle que vous étiez dans les premiers jours de la réunion nationale. Un ami qui reviendroit après une longue absence n’en seroit que plus vivement accueilli.