Considérations sur … la Révolution Française/Seconde partie/XVIII

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CHAPITRE XVIII.

De l’établissement des assignats, et de la retraite de
M. Necker.

LES membres du comité des finances proposèrent à l’assemblée constituante d’acquitter les dettes de l’état, en créant dix-huit cents millions de billets avec un cours forcé, assignés sur les biens du clergé. C’étoit une manière fort simple d’arranger les finances ; toutefois il étoit probable qu’en se débarrassant ainsi des difficultés que présente toujours l’administration d’un grand pays, l’on dépenseroit un capital énorme en peu d’années, et que l’on alimenteroit par la disposition de ce capital, des révolutions nouvelles. En effet, sans une ressource d’argent aussi immense, ni les troubles intérieurs, ni la guerre au dehors n’auroient eu lieu si facilement. Plusieurs des députés qui engageoient l’assemblée constituante à cette énorme émission de papier-monnoie n’en prévoyoient point assurément les suites funestes ; mais ils aimoient le pouvoir que la jouissance d’un tel trésor alloit leur donner.

M. Necker s’opposa fortement à l’établissement des assignats ; d’abord, comme nous l’avons déjà rappelé, il n’approuvoit pas la confiscation de tous les biens ecclésiastiques, et il en auroit toujours excepté, selon sa manière de voir, les archevêchés, les évêchés, et surtout les presbytères ; car les curés n’ont jamais été assez payés en France, bien qu’ils soient, entre les prêtres, la classe la plus utile. Les suites d’un papier-monnaie, sa dépréciation graduelle, et les spéculations immorales auxquelles cette dépréciation donnoit lieu, étoient développées, dans le mémoire de M. Necker, avec une force que l’événement n’a que trop confirmée. Les loteries, contre lesquelles, avec raison, plusieurs membres de l’assemblée constituante se prononcèrent, et M. l’évêque d’Autun en particulier, ne sont qu’un simple jeu de hasard ; tandis que le gain qui résulte de la variation continuelle du papier-monnaie, se fonde presque entièrement sur l’art de tromper, à chaque instant du jour, soit relativement au change, soit relativement à la valeur des marchandises, et les gens du peuple, transformés en agioteurs, se dégoûtent du travail par un gain trop facile ; enfin, les débiteurs qui s’acquittent d’une manière injuste, ne sont plus des hommes d’une probité parfaite dans aucune autre relation de la vie. M. Necker prédit, en 1790, tout ce qui est arrivé depuis relativement aux assignats ; la détérioration de la fortune publique par le vil prix auquel les biens nationaux seroient vendus, et ces ruines et ces richesses subites, qui altèrent nécessairement le caractère de ceux qui perdent comme de ceux qui gagnent ; car une si grande latitude de crainte et d’espérance donne à la nature humaine de trop violentes agitations.

En s’opposant au projet du papier-monnaie, M. Necker ne se renferma point dans le rôle aisé de l’attaque ; il proposa, comme moyen de remplacement, l’établissement d’une banque dont on a depuis adopté les principales bases, et dans laquelle il faisoit entrer, pour gage, une portion des biens du clergé, suffisante pour remettre les finances dans l’état le plus prospère. Il insista fortement aussi, mais en vain, pour que les membres du bureau de la trésorerie fussent admis dans l’assemblée, afin qu’ils pussent discuter les questions de finances, en l’absence du ministre, qui n’avoit pas le droit d’y siéger. Enfin M. Necker, avant de quitter sa place, se servit une dernière fois du respect qu’il inspirait, pour refuser positivement à l’assemblée constituante, et en particulier au député Camus, la connaissance du livre rouge.

Ce livre contenoit les dépenses secrètes de l’état, sous le règne précédent et sous celui de Louis XVI. Il n’y avoit pas un seul article ordonné par M. Necker ; et ce fut lui cependant qui soutint la plus désagréable lutte, pour obtenir que l’assemblée ne fût pas mise en possession d’un registre qui attestoit les torts de Louis XV et la trop grande bonté de Louis XVI ; sa bonté seulement, car M. Necker eut soin de faire savoir que, dans l’espace de seize années, la reine et le roi n’avoient pris pour eux-mêmes que onze millions sur ces dépenses secrètes ; mais plusieurs personnes vivantes pouvoient être compromises par la connaissance des sommes considérables qu’elles avoient reçues. Ces personnes étoient précisément les ennemis de M. Necker, parce qu’il avoit blâmé les largesses de la cour envers elles ; et ce fut cependant lui seul qui osa déplaire à l’assemblée, en s’opposant à la publicité des fautes de ses antagonistes. Tant de vertus en tous genres, générosité, désintéressement, persévérance, avoient été récompensées, dans d’autres temps par l’opinion publique, et méritoient de l’être plus que jamais. Mais, ce qui doit inspirer un profond intérêt à quiconque a conçu la situation de M. Necker, c’est de voir un homme, du plus beau génie et du plus beau caractère, placé entre des partis tellement opposés et des devoirs si différents, que le sacrifice entier de lui-même, de sa réputation et de son bonheur, ne pouvoit rapprocher ni les préjugés des principes, ni les opinions des intérêts.

Si Louis XVI s’en fut remis véritablement aux conseils de M. Necker, il eût été du devoir de ce ministre de ne pas demander sa démission. Mais les partisans de l’ancien régime conseilloient alors au roi, comme ils le feroient peut-être encore aujourd’hui, de ne jamais suivre les avis d’un homme qui avoit aimé la liberté ; c’est à leurs yeux le crime irrémissible. D’ailleurs M. Necker s’aperçut que le roi, mécontent de la part qu’on lui faisoit dans la constitution, lassé de la conduite de l’assemblée, avoit résolu de se soustraire à une telle situation. S’il se fût adressé à M. Necker, pour concerter avec lui son départ, sans doute son ministre auroit cru devoir le seconder de toutes ses forces, tant la position du monarque lui paroissoit cruelle et dangereuse. Et cependant il étoit fort contraire au penchant naturel d’un homme appelé par le vœu national, de passer sur le territoire étranger ; mais le roi et la reine ne lui parlant pas de leurs projets à cet égard, devait-il provoquer la confidence ? Les choses en étoient venues à cet excès, qu’il falloit être factieux ou contre-révolutionnaire pour avoir de l’influence, et ni l’un ni l’autre de ces rôles ne pouvoit convenir à M. Necker.

Il prit donc la résolution de se retirer, et sans doute, à cette époque, il le devait ; mais, constamment guidé par le désir de porter le dévouement à la chose publique aussi loin qu’il étoit possible, il laissa deux millions de sa fortune en dépôt au trésor royal, précisément parce qu’il avoit prédit que le papier-monnaie avec lequel on payeroit les rentes seroit dans peu sans valeur. Il ne vouloit pas nuire, comme particulier, à l’opération qu’il blâmoit comme ministre. Si M. Necker eût été très-riche, cette façon d’abandonner sa fortune auroit encore été fort remarquable ; mais, comme ces deux millions formoient plus de la moitié d’une fortune diminuée par sept années de ministère sans appointements, on s’étonnera peut-être qu’un homme qui avoit acquis son bien par lui-même, eût ainsi le besoin de le sacrifier au moindre sentiment de délicatesse.

Mon père partit le 8 septembre 1790. Je ne pus le suivre alors, parce que j’étais malade ; et la nécessité de rester me fut d’autant plus pénible, que je craignais les difficultés qu’il pouvoit rencontrer dans sa route. En effet, quatre jours après son départ, un courrier m’apporta une lettre de lui qui m’annonçoit son arrestation à Arcis-sur-Aube. Le peuple, convaincu qu’il n’avoit perdu son crédit dans l’assemblée que pour avoir immolé la cause de la nation à celle du roi, voulut l’empêcher de continuer sa route. Ce qui faisoit surtout souffrir M. Necker dans cette circonstance, c’étoient les mortelles inquiétudes que sa femme ressentoit pour lui ; elle l’aimoit avec un sentiment si sincère et si passionné, qu’il se permit, peut-être à tort, de parler d’elle et de sa douleur dans la lettre qu’il adressa, en partant, à l’assemblée. Le temps ne se prêtoit guère, il faut en convenir, aux affections domestiques ; mais cette sensibilité, qu’un grand homme d’état n’a pu contenir dans toutes les circonstances de sa vie, étoit précisément la source de ses qualités distinctives, la pénétration et la bonté ; quand on est capable d’émotions vraies et profondes, on n’est jamais enivré par le pouvoir ; et c’est à cela surtout qu’on reconnaît, dans un ministre, une véritable grandeur d’âme. L’assemblée constituante décida que M. Necker continueroit sa route. Il fut mis en liberté et se rendit à Bâle, mais non sans courir encore de grands risques ; il fit ce cruel voyage par le même chemin, à travers les mêmes provinces, où, treize mois auparavant, il avoit été porté en triomphe. Les aristocrates ne manquèrent pas de se glorifier de ses peines, sans songer, ou plutôt sans vouloir s’avouer qu’il s’étoit mis dans cette situation pour les défendre, et pour les défendre seulement par esprit de justice, car il savoit bien que rien ne pouvoit les ramener en sa faveur ; et certes ce n’étoit pas dans cette espérance, mais par attachement à son devoir, qu’il avoit sacrifié volontairement, en treize mois, une popularité de vingt années.

Il s’en allait, le cœur brisé, ayant perdu le fruit d’une longue carrière ; et la nation françoise aussi ne devoit peut-être jamais retrouver un ministre qui l’aimât d’un sentiment pareil. Qu’y avait-il donc de si satisfaisant pour personne dans un tel malheur ? Quoi ! s’écrieront les incorrigibles, n’était-il pas partisan de cette liberté qui nous a fait tant de mal ? Assurément, je ne vous dirai point tout le bien que cette liberté vous auroit fait, si vous aviez voulu l’adopter quand elle se présentoit à vous pure et sans tache ; mais en supposant que M. Necker se fût trompé avec Caton et Sidney, avec Chatham et Washington, une telle erreur, qui a été celle de toutes les âmes généreuses, depuis deux mille ans, devrait-elle étouffer toute reconnaissance pour ses vertus ?