Considérations sur … la Révolution Française/Sixième partie/VII
CHAPITRE VII.
De la conduite du gouvernement anglois hors de l’An-
gleterre.
EN exprimant, autant que je l’ai pu, ma profonde admiration pour la nation angloise, je n’ai cessé d’attribuer sa supériorité sur le reste de l’Europe à ses institutions politiques. Il nous reste à donner une triste preuve de cette assertion ; c’est que là où la constitution ne commande pas, on peut avec raison faire au gouvernement anglois les mêmes reproches que la toute-puissance a toujours mérités sur la terre. Si par quelques circonstances qui ne se sont point rencontrées dans l’histoire, un peuple eût possédé, cent ans avant le reste de l’Europe, l’imprimerie, la boussole, ou, ce qui vaut bien mieux encore, une religion qui n’est que la sanction de la morale la plus pure, ce peuple seroit certainement fort supérieur à ceux qui n’auroient pas obtenu de semblables avantages. Il en est de même des bienfaits d’une constitution libre ; mais ces bienfaits sont nécessairement bornés au pays même qu’elle régit. Quand les Anglois exercent des emplois militaires ou diplomatiques sur le continent, il est encore probable que des hommes élevés dans l’atmosphère de toutes les vertus, y participeront individuellement ; mais il se peut que le pouvoir qui corrompt presque tous les hommes, quand ils sortent du cercle qui règne la loi, ait égaré beaucoup d’Anglais, lorsqu’ils n’avoient à rendre compte de leur conduite hors de leur pays, qu’aux ministres et non à la nation. En effet, cette nation, si éclairée d’ailleurs, connoît mal ce qui se passe dans le continent ; elle vit dans son intérieur de patrie, si l’on peut s’exprimer ainsi, comme chaque homme dans sa maison ; et ce n’est qu’avec le temps qu’elle apprend l’histoire de l’Europe, dans laquelle ses ministres ne jouent souvent qu’un trop grand rôle, à l’aide de son sang et de ses richesses. Il en faut donc conclure que chaque pays doit toujours se défendre de l’influence des étrangers, quels qu’ils soient ; car les peuples les plus libres chez eux peuvent avoir des chefs très-jaloux de la prospérité des autres états, et devenir les oppresseurs de leurs voisins, s’ils en trouvent une occasion favorable.
Examinons cependant ce qu’il y a de vrai dans ce qu’on dit sur la conduite des Anglois hors de leur patrie. Lorsqu’ils se sont trouvés, malheureusement pour eux, obligés d’envoyer des troupes sur le continent, ces troupes ont observé la plus parfaite discipline. Le désintéressement de l’armée angloise et de ses chefs ne sauroit être contesté ; on les a vus payer chez leurs ennemis comme ces ennemis ne payoient pas chez eux-mêmes, et jamais ils ne négligent de mêler les soins de l’humanité aux malheurs de la guerre. Sir Sidney Smith, en Égypte, gardoit les envoyés de l’armée françoise dans sa tente ; et plusieurs fois il a déclaré à ses alliés, les Turcs, qu’il périroit avant que le droit des gens fût violé envers ses ennemis. Lors de la retraite du général Moore, en Espagne, des officiers anglois se précipitèrent dans un fleuve où des François alloient être engloutis, afin de les sauver d’un péril auquel le hasard, et non les armes, les exposait. Enfin, il n’est pas d’occasion où l’armée de lord Wellington, guidée par la noblesse et la sévérité consciencieuse de son illustre chef, n’ait cherché à soulager les habitans des pays qu’elle traversait. L’éclat de la bravoure angloise, il faut le reconnaître, n’est jamais obscurci ni par la cruauté, ni par le pillage.
La force militaire, transportée dans les colonies, et particulièrement aux Indes, ne doit pas être rendue responsable des actes d’autorité dont on peut avoir à se plaindre. L’armée de ligne obéit passivement dans les pays considérés comme sujets, et qui ne sont point protégés par la constitution. Mais dans les colonies, comme ailleurs, on ne peut accuser les officiers anglois de déprédations ; ce sont les employés civils auxquels on a reproché de s’enrichir par des moyens illicites. En effet, leur conduite, dans les premières années de la conquête de l’Inde, mérite la censure la plus grave, et offre une preuve de plus de ce qu’on ne sauroit trop répéter : c’est que tout homme chargé de commander aux autres, s’il n’est pas soumis lui-même à la loi, n’obéit qu’à ses passions. Mais depuis le procès de M. Hastings, tous les regards de la nation angloise s’étant tournés vers les abus affreux qu’on avoit tolérés jusqu’alors dans l’Inde, l’esprit public a obligé le gouvernement à s’en occuper. Lord Cornwallis a porté ses vertus, et lord Wellesley ses lumières, dans un pays nécessairement malheureux, puisqu’il est soumis à une domination étrangère. Mais ces deux gouverneurs ont fait un bien qui se sent tous les jours davantage. Il n’existoit point aux Indes de tribunaux où l’on pût appeler des injustices des gens en place ; la quotité des impots n’étoit point fixée. Aujourd’hui des tribunaux avec les formes de l’Angleterre y sont établis ; quelques Indiens y occupent eux-mêmes les places du second rang : les contributions sont fixées sur un cadastre, et ne peuvent être augmentées. Si les employés s’enrichissent maintenant, c’est parce que leurs appointemens sont très-considérables. Les trois quarts des revenus du pays sont consommés dans le pays même ; le commerce est libre dans l’intérieur ; le commerce des grains nommément, qui avoit donné lieu à un monopole si cruel, est à présent plus favorable aux Indiens qu’au gouvernement.
L’Angleterre a adopté le principe de régir les habitans du pays d’après leurs propres lois. Mais la tolérance même par laquelle les Anglois se distinguent avantageusement de leurs prédécesseurs, dans la domination de l’Inde, soit mahométans, soit chrétiens, les oblige à ne pas employer d’autres armes que celles de la persuasion, pour détruire des préjugés enracinés depuis des milliers d’années. La différence des castes humilie encore l’espèce humaine ; et la puissance que le fanatisme exerce est telle, que les Anglois n’ont pu jusqu’à ce jour empêcher les femmes de se brûler vives après la mort de leurs maris. Le seul triomphe qu’ils aient remporté sur la superstition est de faire renoncer les mères à jeter leurs enfans dans le Gange, afin de les envoyer en paradis. On essaye de fonder chez eux le respect du serment, et l’on se flatte encore de pouvoir y répandre le christianisme dans un terme quelconque. L’éducation publique est très-soignée par les autorités angloises ; et c’est à Madras que le docteur Bell a établi sa première école. Enfin on peut espérer que l’exemple des Anglois formera ces peuples, assez pour qu’ils puissent se donner un jour une existence indépendante. Tout ce qu’il y a d’hommes éclairés en Angleterre s’applaudiroit de perdre l’Inde par le bien même que le gouvernement y auroit fait. C’est un des préjugés du continent, que de croire la puissance angloise attachée à la possession de l’Inde : cet empire oriental est presque une affaire de luxe ; il contribue plus à la splendeur qu’à la force réelle. L’Angleterre a perdu ses provinces d’Amérique, et son commerce s’en est accru ; quand les colonies qui lui restent se déclareroient indépendantes, elle conserveroit encore sa supériorité maritime et commerciale, parce qu’il y a en elle un principe d’action, de progrès et de durée, qui la met toujours au-dessus des circonstances extérieures. On a dit sur le continent que la traite des Nègres avoit été supprimée en Angleterre par des calculs politiques, afin de ruiner les colonies des autres pays par cette abolition. Rien n’est plus faux sous tous les rapports ; le parlement anglois, pressé par M. Wilberforce, s’est débattu vingt ans sur cette question, dans laquelle l’humanité luttoit contre ce qui sembloit l’intérêt. Les négocians de Liverpool et des divers ports de l’Angleterre réclamoient avec véhémence pour le maintien de la traite. Les colons parloient de cette abolition, comme en France aujourd’hui de certaines gens s’expriment sur la liberté de la presse et les droits politiques. Si l’on en avoit cru les colons, il falloit être jacobin pour désirer qu’on n’achetât et ne vendît plus des hommes. Des malédictions contre la philosophie, au nom de la haute sagesse qui prétend s’élever au-dessus d’elle, en maintenant les choses comme elles sont, lors même qu’elles sont abominables ; des sarcasmes sans nombre sur la philanthropie envers les Africains, sur la fraternité avec les Nègres ; enfin, tout l’arsenal de l’intérêt personnel a été employé en Angleterre, ainsi qu’ailleurs, par les colons, par cette espèce de privilégiés qui, craignant une diminution dans leurs revenus, les défendoient au nom du salut de l’état. Néanmoins, quand l’Angleterre prononça l’abolition de la traite des nègres, en 1806, presque toutes les colonies de l’Europe étoient entre ses mains ; et, s’il pouvoit jamais être nuisible de se montrer juste, c’étoit dans cette occasion. Depuis, il est arrivé ce qui arrivera toujours ; c’est que la résolution commandée par la religion et la philosophie n’a pas eu le moindre inconvénient politique. En très-peu de temps on a suppléé par le bon traitement qui multiplie les esclaves, à la cargaison déplorable qu’on apportoit chaque année ; et la justice s’est fait place, parce que la vraie nature des choses s’accorde toujours avec elle.
Le ministère anglois, alors du parti des whigs, avoit proposé le bill pour l’abolition de la traite des Nègres ; il venoit de donner sa démission au roi, parce qu’il n’en avoit pas obtenu l’émancipation des catholiques. Mais lord Holland, le neveu de M. Fox, héritier des principes, des lumières et des amis de son oncle, se réserva l’honorable plaisir de porter encore dans la chambre des pairs la sanction du roi au décret d’abolition de la traite. M. Clarckson, l’un des hommes vertueux qui travailloient depuis vingt ans avec M. Wilberforce, à l’accomplissement de cette œuvre éminemment chrétienne, en rendant compte de cette séance, dit qu’au moment où le bill fut sanctionné, un rayon de soleil, comme pour célébrer une fête si touchante, sortit des nuages qui couvroient le ciel ce jour-là. Certes, s’il étoit fastidieux d’entendre parler du beau temps qui devoit consacrer les parades militaires de Bonaparte, il est permis aux âmes pieuses d’espérer un signe bienveillant du Créateur, quand elles brûlent sur son autel l’encens qu’il accueille le mieux, le bien qu’on fait aux hommes. Telle fut, dans cette circonstance, toute la politique de l’Angleterre ; et, quand le parlement adopte, après des débats publics, une décision quelconque, le bien de l’humanité en est presque toujours le principal but. Mais peut-on nier, dira-t-on, que l’Angleterre ne soit envahissante et dominatrice au dehors ? J’arrive maintenant à ses torts, ou plutôt à ceux de son ministère, car le parti, et il est très-nombreux, qui désapprouve la conduite du gouvernement à cet égard, ne sauroit en être accusé.
Il y a une nation qui sera bien grande un jour : ce sont les Américains. Une seule tache obscurcit le parfait éclat de raison qui vivifie cette contrée : c’est l’esclavage encore subsistant dans les provinces du midi ; mais, quand le congrès y aura trouvé remède, comment pourra-t-on refuser le plus profond respect aux institutions des États-Unis ? D’où vient donc que beaucoup d’Anglais se permettent de parler avec dédain d’un tel peuple ? « Ce sont des marchands, » répètent-ils. Et comment les courtisans du temps de Louis XIV s’exprimaient-ils sur les Anglois eux-mêmes ? Les gens de la cour de Bonaparte aussi, que disaient-ils ? Les noblesses oisives, ou uniquement occupées du service des princes, ne dédaignent-elles pas cette magistrature héréditaire des Anglois, qui se fonde uniquement sur l’utilité dont elle est à la nation entière ? Les Américains, il est vrai, ont déclaré la guerre à l’Angleterre, dans un moment très-mal choisi par rapport à l’Europe ; car l’Angleterre seule, alors, combattoit contre la puissance de Bonaparte. Mais l’Amérique n’a vu dans cette circonstance que ce qui concernoit ses propres intérêts ; et certes, on ne peut pas la soupçonner d’avoir voulu favoriser le système impérial. Les nations n’en sont pas encore à ce noble sentiment d’humanité qui s’étendroit d’une partie du monde à l’autre. On se hait entre voisins : se connoît-on à distance ? Mais cette ignorance des affaires de l’Europe qui avoit entraîné les Américains à déclarer mal à propos la guerre à l’Angleterre, pouvoit-elle motiver l’incendie de Washington ? Il ne s’agissoit pas là de détruire des établissemens guerriers, mais des édifices pacifiques consacrés à la représentation nationale, à l’instruction publique, à la transplantation des arts et des sciences dans un pays naguère couvert de forêts, et conquis seulement par les travaux des hommes sur une nature sauvage. Qu’y a-t-il de plus honorable pour l’espèce humaine, que ce nouveau monde qui s’établit sans les préjugés de l’ancien ; ce nouveau monde où la religion est dans toute sa ferveur, sans qu’elle ait besoin de l’appui de l’état pour se maintenir ; où la loi commande par le respect qu’elle inspire, bien qu’aucune force militaire ne la soutienne ? Il se peut, hélas ! que l’Europe soit un jour destinée à présenter, comme l’Asie, le spectacle d’une civilisation stationnaire, qui, n’ayant pu se perfectionner, s’est dégradée. Mais s’ensuit-il que la vieille et libre Angleterre doive se refuser à l’admiration qu’inspirent les progrès de l’Amérique, parce que d’anciens ressentimens et quelques traits de ressemblance établissent entre les deux pays des haines de famille ?
Enfin, que dira la postérité de la conduite récente du ministère anglois envers la France ? Je l’avouerai, je ne puis approcher de ce sujet sans qu’un tremblement intérieur me saisisse ; et cependant s’il fallait, je ne craindrai point de le dire, qu’une des deux nations, l’Angleterre ou la France, fût anéantie, il vaudroit mieux que celle qui a cent ans de liberté, cent ans de lumières, cent ans de vertus, conservât le dépôt que la Providence lui a confié. Mais cette alternative cruelle existoit-elle ? Et comment une rivalité de tant de siècles n’a-t-elle pas fait au gouvernement anglois un devoir de chevalerie autant que de justice, de ne pas opprimer cette France qui, luttant avec l’Angleterre pendant tout le cours de leur commune histoire, animoit ses efforts par une jalousie généreuse ? Le parti de l’opposition a été de tout temps plus libéral et plus instruit sur les affaires du continent que le parti ministériel. Il devoit donc naturellement être chargé de la paix. D’ailleurs, il étoit reçu en Angleterre que la paix ne doit pas être signée par les mêmes ministres qui ont dirigé la guerre On avoit senti que l’irritation contre les ennemis, qui sert à conduire la guerre avec vigueur, fait abuser de la victoire ; et cette façon de voir est aussi juste que favorable à la véritable paix qui ne se signe pas, mais qui s’établit dans les esprits et dans les cœurs. Malheureusement le parti de l’opposition s’étoit mépris en soutenant Bonaparte. Il auroit été plus naturel que son système despotique fût défendu par les amis du pouvoir, et combattu par les amis de la liberté. Mais la question s’est embrouillée en Angleterre comme partout ailleurs. Les partisans des principes de la révolution ont cru devoir soutenir une tyrannie viagère, pour prévenir en divers lieux le retour de despotismes plus durables. Mais ils n’ont pas vu qu’un genre de pouvoir absolu fraye le chemin à tous les autres, et qu’en redonnant aux François les mœurs de la servitude, Bonaparte a détruit l’énergie de l’esprit public. Une particularité de la constitution angloise dont nous avons déjà parlé, c’est la nécessité dans laquelle l’opposition se croit, de combattre toujours le ministère, sur tous les terrains possibles. Mais il falloit renoncer à cet usage, applicable seulement aux circonstances ordinaires, dans un moment où le débat étoit tellement national que le salut du pays même dépendoit de son issue. L’opposition devoit se réunir franchement au gouvernement contre Bonaparte ; car en le combattant, comme il l’a fait, avec persévérance, ce gouvernement accomplissoit noblement son devoir. L’opposition s’appuyoit sur le désir de la paix, qui est en général très-bien accueilli par les peuples ; mais dans cette occasion, le bon sens et l’énergie des Anglois les portoient à la guerre. Ils sentoient qu’on ne pouvoit traiter avec Bonaparte ; et tout ce que le ministère et lord Wellington ont fait pour le renverser, a servi puissamment au repos et à la grandeur de l’Angleterre. Mais à cette époque où elle avoit atteint le sommet de la prospérité, à cette époque où le ministère anglois méritoit un vote de reconnoissance pour la part qu’il avoit dans le triomphe de ses héros, la fatalité qui s’empare de tous les hommes parvenus au faite de sa puissance, a marqué le traité de Paris d’un sceau réprobateur.
Déjà le ministère anglois, dans le congrès de Vienne, avoit eu le malheur d’être représenté par un homme dont les vertus privées sont très-dignes d’estime, mais qui a fait plus de mal à la cause des nations qu’aucun diplomate du continent. Un Anglois qui dénigre la liberté est un faux frère plus dangereux que les étrangers, car il a l’air de parler de ce qu’il connaît, et de faire les honneurs de ce qu’il possède. Les discours de lord Castlereagh dans le parlement sont empreints d’une sorte d’ironie glaciale, singulièrement funeste, quand elle s’attache à tout ce qu’il y a de beau dans ce monde. Car la plupart de ceux qui défendent les sentimens généreux sont aisément déconcertés, quand un ministre en puissance traite leurs vœux de chimères, quand il se moque de la liberté comme du parfait amour, et qu’il a l’air d’user d’indulgence envers ceux qui la chérissent, en ne leur imputant qu’une innocente folie.
Les députés de divers états de l’Europe, maintenant faibles et jadis indépendans, sont venus demander quelques droits, quelques garanties, au représentant de la puissance qu’ils adoroient comme libre. Ils sont repartis le cœur navré, ne sachant plus qui, de Bonaparte ou de la plus respectable nation du monde, leur avoit fait le mal le plus durable. Un jour leurs entretiens seront publiés, et l’histoire ne pourra guère offrir une pièce plus remarquable. « Quoi ! disaient-ils au ministre anglois, la prospérité, la gloire de votre patrie, ne viennent-elles pas de cette constitution dont nous réclamons quelques principes, quand il vous ploît de disposer de nous pour cet équilibre prétendu de l’Europe, dont nous sommes un des poids mesurés à votre balance ? — Oui, leur répondoit-on avec un sourire sarcastique, c’est un usage d’Angleterre que la liberté, mais il ne convient point aux autres pays. » Le seul de tous les rois et de tous les hommes qui ait fait mettre à la torture, non pas ses ennemis, mais ses amis, a distribué selon son bon plaisir, l’échafaud, les galères et la prison, entre des citoyens qui, s’étant battus pour la défense de leur pays sous les étendards de l’Angleterre, en réclamoient l’appui, comme ayant, de l’aveu généreux de lord Wellington, puissamment aidé ses efforts. L’Angleterre les a-t-elle protégés ? Les Américains du Nord voudroient soutenir les Américains du Mexique et du Pérou, dont l’amour pour l’indépendance a dû s’accroître lorsqu’ils ont revu à Madrid l’inquisition et la torture. Eh bien ! que craint le congrès du Nord, en secourant ses frères du midi ? l’alliance de l’Angleterre avec l’Espagne. Partout on redoute l’influence du gouvernement anglois, précisément dans le sens contraire à l’appui que les opprimés devroient en espérer.
Mais revenons de toute notre âme et de toutes nos forces à la France, que seule nous connaissons. « Pendant vingt-cinq ans, dit-on, elle n’a pas cessé de tourmenter l’Europe par ses excès démocratiques et son despotisme militaire militaire. L’Angleterre a souffert cruellement de ses continuelles attaques, et les Anglois ont fait des sacrifices immenses pour défendre l’Europe. Il est bien juste qu’à son tour la France expie le mal qu’elle a causé. » Tout est vrai dans ces accusations, excepté la conséquence qu’on en tire. Que signifie la loi du talion en général, et la loi du talion surtout exercée contre une nation ? Un peuple est-il aujourd’hui ce qu’il étoit hier ? Une nouvelle génération innocente ne vient-elle pas remplacer celle que l’on a trouvée coupable ? Comprendra-t-on dans une même proscription les femmes, les enfans, les vieillards, les victimes même de la tyrannie qu’on a renversée ? Les malheureux conscrits, cachés dans les bois pour se soustraire aux guerres de Bonaparte, mais qui, forcés de porter les armes, se sont conduits en intrépides guerriers ; les pères de famille, déjà ruinés par les sacrifices qu’ils ont faits pour racheter leurs enfans; que sais-je ! enfin, tant et tant de classes d’hommes sur qui le malheur public pèse également, bien qu’ils n’ayent sûrement pas pris une part égale à la faute, méritent-ils de souffrir tous pour quelques-uns ? À peine si l’on peut, quand il s’agit d’opinions politiques, juger un homme avec équité : qu’est-ce donc que juger une nation ? La conduite de Bonaparte envers la Prusse a été prise pour modèle dans le second traité de Paris ; de même les forteresses et les provinces sont occupées par cent cinquante mille soldats étrangers. Est-ce ainsi qu’on peut persuader aux François que Bonaparte étoit injuste, et qu’ils doivent le haïr ? Ils en auroient été bien mieux convaincus, si l’on n’avoit en rien suivi sa doctrine. Et que promettoient les proclamations des alliés ? Paix à la France, dès que Bonaparte ne seroit plus son chef. Les promesses des puissances, libres de leurs décisions, ne devoient-elles pas être aussi sacrées que les sermens de l’armée françoise prononcés en présence des étrangers ? Et parce que les ministres de l’Europe commettent la faute de placer dans l’île d’Elbe un général dont la vue doit émouvoir ses soldats, faut-il que pendant cinq années des contributions énormes épuisent le pauvre ? Et ce qui est plus douloureux encore, faut-il que des étrangers humilient les François, comme les François ont humilié les autres nations ; c’est-à-dire, provoquent dans leurs âmes les mêmes sentimens qui ont soulevé l’Europe contre eux ? Pense-t-on que maltraiter une nation jadis si forte réussisse aussi bien que les punitions dans les collèges, infligées aux écoliers ? Certes, si la France se laisse instruire de cette manière, si elle apprend la bassesse envers les étrangers, quand ils sont les plus forts, après avoir abusé de la victoire quand elle avoit triomphé d’eux, elle aura mérité son sort.
Mais, objectera-t-on encore, que falloit-il donc faire pour contenir une nation toujours conquérante, et qui n’avoit repris son ancien chef que dans l’espoir d’asservir de nouveau l’Europe ? J’ai dit dans les chapitres précédens ce que je crois incontestable, c’est que la nation françoise ne sera jamais sincèrement tranquille que quand elle aura assuré le but de ses efforts, la monarchie constitutionnelle. Mais, en laissant de côté pour un moment cette manière de voir, ne sufflsoit-il pas de dissoudre l’armée, de prendre toute l’artillerie, de lever des contributions, pour s’assurer que la France, ainsi affaiblie, ne voudroit ni ne pourroit sortir de ses limites ? N’est-il pas clair à tous les yeux que les cent cinquante mille hommes qui occupent la France n’ont que deux buts : ou de la partager, ou de lui imposer des lois dans l’intérieur. La partager ! Eh ! depuis que la politique a commis le sacrifice humain de la Pologne, les restes déchirés de ce malheureux pays agitent encore l’Europe, ces débris se rallument sans cesse pour lui servir de brandons. Est-ce pour affermir le gouvernement actuel que cent cinquante mille soldats occupent notre territoire ? Le gouvernement a des moyens plus efficaces de se maintenir ; car, destiné pourtant un jour à ne s’appuyer que sur des François, les troupes étrangères qui restent en France, les contributions exorbitantes qu’elles exigent, excitent chaque jour un mécontentement vague dont on ne fait pas toujours le partage avec justice.
J’accorde cependant volontiers que l’Angleterre, ainsi que l’Europe, devoit désirer le retour des anciens souverains de la France ; et que, surtout, la haute sagesse qu’avoit montrée le roi dans la première année de sa restauration, imposoit le devoir de réparer envers lui le cruel retour de Bonaparte. Mais les ministres anglois qui, mieux que tous les autres, connaissent par l’histoire de leur pays les effets d’une longue révolution sur les esprits, ne devaient-ils pas maintenir en France avec autant de soin les garanties constitutionnelles que l’ancienne dynastie ? Puisqu’ils ramenoient la famille royale, ne devoient-ils pas veiller à ce que les droits de la nation fussent aussi bien respectés que ceux de la légitimité ? N’y a-t-il qu’une famille en France, bien que royale ? Et les engagemens pris par cette famille envers vingt-cinq millions d’hommes doivent-ils être rompus pour complaire à quelques ultra-royalistes[1] ? Prononcera-t-on encore le nom de la charte, lorsqu’il n’y a plus l’ombre de liberté de la presse ; lorsque les journaux anglois ne peuvent pénétrer en France ; lorsque des milliers d’hommes sont emprisonnés sans examen ; lorsque la plupart des militaires que l’on soumet à des jugemens, sont condamnés à mort par des tribunaux extraordinaires, des cours prévôtales, des conseils de guerre, composés des hommes mêmes contre lesquels les accusés se sont battus vingt-cinq ans ; lorsque la plupart des formes sont violées dans ces procès, les avocats interrompus ou réprimandés ; enfin, lorsque partout règne l’arbitraire, et nulle part la charte, que l’on devoit défendre à l’égal du trône, puisqu’elle étoit la sauvegarde de la nation ? Prétendroit-on que l’élection des députés qui ont suspendu cette charte étoit régulière ? Ne sait-on pas que vingt personnes nommées par les préfets ont été envoyées dans chaque collège électoral, pour y choisir les ennemis de toute institution libre, comme les prétendus représentans d’une nation, qui, depuis 1789, n’a été invariable que sur un seul point, la haine qu’elle a montrée pour leur pouvoir ? Cent quatre-vingts protestans ont été massacrés dans le département du Gard, sans qu’un seul homme ait subi la mort en punition de ces crimes, sans que la terreur causée par les assassins ait permis aux tribunaux de les condamner. On s’est hâté de dire que ceux qui ont péri étoient des bonapartistes ; comme s’il ne falloit pas empêcher aussi que les bonapartistes ne fussent massacrés. Mais cette imputation, d’ailleurs, étoit aussi fausse que toutes celles que l’on fait porter sur des victimes. Il est innocent, l’homme qui n’a pas été jugé ; encore plus l’homme qu’on assassine, encore plus les femmes qui ont péri dans ces sanglantes scènes. Les meurtriers, dans leurs chansons atroces, désignoient aux poignards ceux qui professent le même culte que les Anglois et la moitié de l’Europe la plus éclairée. Ce ministère anglois qui a rétabli le trône papal, voit les protestans menacés en France ; et, loin de les secourir, il adopte contre eux ces prétextes politiques dont les partis se sont servis les uns contre les autres, depuis le commencement de la révolution. Il en faudroit finir des argumens de la force, qui pourroient s’appliquer tour à tour aux factions opposées, en changeant seulement les noms propres. Le gouvernement anglois auroit-il maintenant pour le culte des réformés la même antipathie que pour les républiques ? Bonaparte, à beaucoup d’égards, étoit aussi de cet avis. L’héritage de ses principes est échu à quelques diplomates, comme les conquêtes d’Alexandre à ses généraux ; mais les conquêtes, quelque condamnables qu’elles soient, valent mieux que la doctrine fondée sur l’avilissement de l’espèce humaine. Laissera-t-on dire encore au ministère anglois qu’il se fait un devoir de ne pas se mêler des affaires intérieures de la France ? Une telle excuse ne doit-elle pas lui être interdite ? Je le demande au nom du peuple anglois, au nom de cette nation dont la sincérité est la première vertu, et que l’on fourvoie à son insu dans les perfidies politiques : peut-on se refuser au rire de l’amertume, quand on entend des hommes qui ont disposé deux fois du sort de la France, donner ce prétexte hypocrite, seulement pour ne pas lui faire du bien, pour ne pas rendre aux protestans la sécurité qui leur est due, pour ne pas réclamer l’exécution sincère de la charte constitutionnelle ? Car les amis de la liberté sont aussi les frères en religion du peuple anglois. Quoi ! lord Wellington est authentiquement chargé par les puissances de l’Europe de surveiller la France, puisqu’il est chargé de répondre de sa tranquillité ; la note qui l’investit de ce pouvoir est publiée ; dans cette même note, les puissances alliées ont déclaré, ce qui les honore, qu’elles considéroient les principes de la charte constitutionnelle comme ceux qui doivent gouverner la France ; cent cinquante mille hommes sont restés sous les ordres de celui à qui une telle dictature est accordée ; et le ministère anglois viendra dire encore qu’il ne peut pas s’immiscer dans nos affaires ! Le secrétaire d’état, lord Casllereagh, qui avoit déclaré dans la chambre des communes, quinze jours avant la bataille de Waterloo[2] que l’Angleterre ne prétendoit en aucune manière imposer un gouvernement à la France, le même homme, à la même place, déclare, un an après[3] que, si, à l’expiration des cinq années, la France étoit représentée par un autre gouvernement, le ministère anglois n’auroit pas l’absurdité de se croire lié par les conditions du traité. Mais dans le même discours où cette incroyable déclaration est prononcée, les scrupules du noble lord par rapport à l’influence du gouvernement anglois sur la France lui reviennent, dès qu’on lui demande d’empêcher le massacre des protestans, et de garantir au peuple françois quelques-uns des droits qu’il ne peut perdre, sans se déchirer le sein par la guerre civile, ou sans mordre la poussière comme les esclaves. Et qu’on ne prétende pas que le peuple anglois veuille faire porter son joug à ses ennemis ! Il est fier, il doit l’être, de vingt-cinq ans et d’un jour. La bataille de Waterloo l’a rempli d’un juste orgueil. Ah ! les nations qui ont une patrie partagent avec l’armée les lauriers de la victoire. Les citoyens seroient guerriers, les guerriers sont citoyens ; et, de toutes les joies que Dieu permet à l’homme sur cette terre, la plus vive est peut-être celle du triomphe de son pays. Mais cette noble émotion, loin d’étouffer la générosité, la ranime ; et si Fox faisoit entendre encore sa voix si long-temps admirée, s’il demandoit pourquoi les soldats anglois servent de geôliers à la France, pourquoi l’armée d’un peuple libre traite un autre peuple comme un prisonnier de guerre qui doit payer sa rançon à ses vainqueurs, la nation angloise apprendroit que l’on commet en son nom une injustice ; et, dès cet instant, il naîtroit de toutes parts dans son sein des avocats pour la cause de la France. Un homme, au milieu du parlement anglois, ne pourroit-il pas demander ce que seroit l’Angleterre aujourd’hui, si les troupes de Louis XIV s’étoient emparées d’elle, au moment de la restauration de Charles II ; si l’on avoit vu camper dans Westminster l’armée des François triomphante sur le Rhin, ou, ce qui auroit fait plus de mal encore, l’armée qui, plus tard, combattit les protestans dans les Cévennes ? Elles auroient rétabli le catholicisme et supprimé le parlement ; car nous voyons, dans les dépêches de l’ambassadeur de France, que Louis XIV les offroit à Charles II dans ce but. Alors que seroit devenue l’Angleterre ? l’Europe n’auroit pu entendre parler que du meurtre de Charles Ier, que des excès des puritains en faveur de l’égalité, que du despotisme de Cromwell, qui se faisoit sentir au dehors comme au dedans, puisque Louis XIV a porté son deuil. On auroit trouvé des écrivains pour soutenir que ce peuple turbulent et sanguinaire méritoit d’être remis dans le devoir, et qu’il lui falloit des institutions de ses pères, à l’époque où ses pères avoient perdu la liberté de leurs ancêtres. Mais auroit-on vu ce beau pays à l’apogée de puissance et de gloire que l’univers admire aujourd’hui ? Une tentative malheureuse pour obtenir la liberté eût été qualifiée de rébellion, de crime, de tous les noms qu’on prodigue aux nations, quand elles veulent des droits et ne savent pas s’en mettre en possession. Les pays jaloux de la puissance maritime de l’Angleterre sous Cromwell, se seroient complu dans son abaissement. Les ministres de Louis XIV auroient dit que les Anglois n’étoient pas faits pour être libres, et l’Europe ne pourroit pas contempler le phare qui l’a guidée dans la tempête, et doit encore l’éclairer dans le calme.
Il n’y a, dit-on, en France, que des royalistes exagérés, ou des bonapartistes ; et les deux partis sont également, on doit en convenir, les fauteurs du despotisme. Les amis de la liberté, dit-on encore, sont en petit nombre, et sans force contre ces deux factions acharnées. Les amis de la liberté, j’en conviens, étant vertueux et désintéressés, ne peuvent lutter activement contre les passions avides de ceux dont l’argent et les places sont l’unique objet. Mais la nation est avec eux ; tout ce qui n’est pas payé, ou n’aspire pas à l’être, est avec eux. La marche de l’esprit humain les favorise par la nature même des choses. Ils arriveront graduellement, mais sûrement, à fonder en France une constitution semblable à celle de l’Angleterre, si l’Angleterre même, qui est le guide du continent, défend à ses ministres de se montrer partout les ennemis de principes qu’elle sait si bien maintenir chez elle.