Considérations sur … la Révolution Française/Sixième partie/VIII

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CHAPITRE VIII.

Les Anglois ne perdront-ils pas un jour leur liberté ?

BEAUCOUP de personnes éclairées, qui savent à quel degré s’élèveroit la prospérité de la nation françoise, si les institutions politiques de l’Angleterre étoient établies chez elle, se persuadent que les Anglois en sont jaloux d’avance, et s’opposent de tous leurs moyens à ce que leurs rivaux puissent jouir de cette liberté dont ils connaissent les avantages. En vérité, je ne crois point à ce sentiment, du moins de la part de la nation. Elle est assez fière pour être convaincue, et avec raison, que, pendant long-temps encore, elle marchera en avant de toutes les autres ; et, quand la France l’atteindroit et la surpasseroit même sous quelques rapports, elle conserveroit toujours des moyens exclusifs de puissance, particuliers à sa situation. Quant au ministère, celui qui le dirige, le secrétaire d’état des affaires étrangères, semble avoir, comme je l’ai dit, et comme il l’a prouvé, un tel mépris pour la liberté, que je crois vraiment qu’il en céderoit à bon marché, même à la France ; et pourtant la défense d’exportation hors d’Angleterre a presque uniquement porté sur les principes de la liberté, tandis que nous aurions désiré, au contraire, qu’à cet égard aussi, les Anglois voulussent bien nous communiquer les produits de leur industrie.

Le gouvernement anglois veut à tout prix éviter le retour de la guerre ; mais il oublie que les rois de France les plus absolus n’ont pas cessé de former des projets hostiles contre l’Angleterre, et qu’une constitution libre est bien plus une garantie pour la durée de la paix, que la reconnaissance personnelle des princes. Mais ce qu’on doit surtout, ce me semble, représenter aux Anglois, même à ceux qui sont exclusivement occupés des intérêts de leur patrie, c’est que si, pour empêcher les François d’être factieux ou libres, comme on le voudra, il faut entretenir une armée angloise sur le territoire de la France, la liberté de l’Angleterre est exposée par cette convention indigne d’elle. On ne s’accoutume point à violer l’indépendance nationale chez ses voisins, sans perdre quelques degrés d’énergie, quelque nuance de la pureté des doctrines, lorsqu’il s’agit de professer chez soi ce qu’on renie ailleurs. L’Angleterre partageant la Pologne, l’Angleterre occupant la Prusse à la Bonaparte, auroit moins de force pour résister aux empiétemens de son propre gouvernement dans l’intérieur. Une armée sur le continent peut l’entraîner à des guerres nouvelles, et l’état de ses finances doit les lui faire craindre. À ces considérations, qui ont déjà vivement agi dans le parlement, lors de la question sur la taxe des propriétés, il faut ajouter la plus importante de toutes, le danger imminent de l’esprit militaire. Les Anglois, en faisant du mal à la France, en y portant les flèches empoisonnées d’Hercule, peuvent, comme Philoctète, se blesser eux-mêmes. Ils abaissent, ils foulent aux pieds leur rivale ; mais qu’ils y prennent garde : la contagion les menace ; et si, en comprimant leurs ennemis, ils étouffoient le feu sacré de leur esprit public, la vengeance ou la politique à laquelle ils se livrent, éclateroit dans leurs mains comme une mauvaise arme.

Les ennemis de la constitution d’Angleterre répètent sans cesse, sur le continent, qu’elle périra par la corruption du parlement, et que l’influence ministérielle s’accroîtra jusqu’au point d’anéantir la liberté : rien de pareil n’est à craindre. Le parlement en Angleterre obéit toujours à l’opinion nationale ; et cette opinion ne peut être corrompue dans le sens qu’on attache à ce mot, c’est-à-dire, payée. Mais ce qui est séduisant pour toute nation, c’est la gloire des armes : le plaisir que les jeunes gens trouvent dans la vie des camps ; les jouissances vives que les succès de la guerre leur procurent, sont beaucoup plus conformes aux goûts de leur âge que les bienfaits durables de la liberté. Il faut être un homme de mérite pour avancer dans la carrière civile ; mais tous les bras vigoureux peuvent manier un sabre, et la difficulté de se distinguer dans l’état militaire n’est point en proportion avec la peine qu’il faut se donner pour s’instruire et pour penser. Les emplois qui se multiplient dans cette carrière donnent au gouvernement des moyens de tenir dans sa dépendance un très-grand nombre de familles. Les décorations nouvellement imaginées offrent à la vanité des récompenses qui ne dérivent pas de la source de toute gloire, l’opinion publique ; enfin, c’est saper l’édifice de la liberté par les fondemens, que d’entretenir une armée de ligne considérable.

Dans un pays où la loi règne, et où la bravoure, fondée sur l’amour de la patrie, est au-dessus de toute louange, dans un pays où les milices valent autant que des troupes réglées, où dans un clin d’œil les menaces d’une descente créèrent non-seulement une infanterie, mais une cavalerie aussi belle qu’intrépide, pourquoi forger l’instrument du despotisme ? Tous ces raisonnemens politiques sur l’équilibre de l’Europe, ces vieux systèmes qui servent de prétexte à de nouvelles usurpations, n’étaient-ils pas connus des fiers amis de la liberté angloise, quand ils ne permettoient pas l’existence d’une armée de ligne, du moins assez nombreuse pour que le gouvernement s’appuyât sur elle ? L’esprit de subordination et de commandement tout ensemble, cet esprit nécessaire dans une armée, rend incapable de connaître et de respecter ce qu’il y a de national dans les pouvoirs politiques. Déjà l’on entend quelques officiers anglois murmurer des phrases de despotisme, bien que leur accent et leur langue semblent se prêter avec effort aux paroles flétries de la servitude.

Lord Castlereagh a dit, dans la chambre des communes, que l’on ne pouvoit en Angleterre se contenter des fracs bleus, quand toute l’Europe étoit en armes. Ce sont pourtant les fracs bleus qui ont rendu le continent tributaire de l’Angleterre. C’est parce que le commerce et les finances avoient pour base la liberté, c’est parce que les représentans de la nation prêtoient leur force au gouvernement, que le levier qui a soulevé le monde a pu trouver son point d’appui dans une île moins considérable qu’aucun des pays auxquels elle prêtoit ses secours. Faites de ce pays un camp, et bientôt après une cour, et vous verrez sa misère et son abaissement. Mais le danger que l’histoire signale à chaque page pourroit-il n’être pas prévu, n’être pas repoussé par les premiers penseurs de l’Europe, que la nature du gouvernement anglois appelle à se mêler des affaires publiques ? La gloire militaire, sans doute, est la seule séduction redoutable pour des hommes énergiques ; mais comme il y a une énergie bien supérieure à celle du métier des armes, l’amour de la liberté, et que cet amour inspire tout à la fois le plus haut degré de valeur quand la patrie est exposée, et le plus grand dédain pour l’esprit soldatesque aux ordres d’une diplomatie perfide, on doit espérer que le bon sens du peuple anglois et les lumières de ses représentans sauveront la liberté du seul ennemi dont elle ait à se préserver : la guerre continuelle, et l’esprit militaire qu’elle amène à sa suite.

Quel mépris pour les lumières, quelle impatience contre les lois, quel besoin du pouvoir ne remarque-t-on pas dans tous ceux qui ont mené long-temps la vie des camps ! De tels hommes peuvent aussi difficilement se soumettre à la liberté, que la nation à l’arbitraire ; et dans un pays libre, il faut, autant qu’il est possible, que tout le monde soit soldat, mais personne en particulier. La liberté angloise ne pouvant avoir rien à craindre que de l’esprit militaire, il me semble que sous ce rapport le parlement doit s’occuper sérieusement de la situation de la France : il le devroit aussi par ce sentiment universel de justice qu’on peut attendre de la réunion d’hommes la plus éclairée de l’Europe. Son intérêt propre le lui commande ; il faut relever l’esprit de liberté que la réaction causée par la révolution françoise a nécessairement affaibli ; il faut prévenir les prétentions vaniteuses à la manière du continent, qui se sont glissées dans quelques familles. La nation angloise tout entière est l’aristocratie du reste du monde, par ses lumières et ses vertus. Que seroient à côté de cette illustration intellectuelle quelques disputes puériles sur les généalogies ! Enfin, il faut mettre un terme à ce mépris des nations sur lequel la politique du jour est calculée. Ce mépris, artistement répandu, comme l’incrédulité religieuse, pourroit attaquer les bases de la plus belle des croyances, dans le pays même où son temple est consacré.

La réforme parlementaire, l’émancipation des catholiques, la situation de l’Irlande, toutes les diverses questions qu’on peut agiter encore dans le parlement anglois, seront résolues d’après l’intérêt national, et ne menacent l’état d’aucun péril. La réforme parlementaire peut s’opérer graduellement, en accordant chaque année quelques députés de plus aux villes nouvellement populeuses, en supprimant avec indemnité les droits de quelques bourgs qui n’ont presque plus d’électeurs. Mais la propriété a un tel empire en Angleterre, qu’on ne choisiroit jamais des représentans du peuple amis du désordre, quand la réforme parlementaire seroit opérée tout entière en un seul jour. Peut-être même les hommes de talent sans fortune y perdraient-ils la possibilité d’être nommés, puisque les grands propriétaires des deux partis n’auroient plus de places à donner à ceux qui n’ont pas les moyens de fortune nécessaires pour se faire élire dans les comtés et dans les villes. L’émancipation des catholiques d’Irlande est réclamée par l’esprit de tolérance universelle qui doit gouverner le monde ; toutefois ceux qui s’y opposent ne repoussent point tel ou tel culte ; mais ils craignent l’influence d’un souverain étranger, le pape, dans un pays où les devoirs de citoyen doivent l’emporter sur tout. C’est une question que l’intérêt décidera, parce que la liberté de la presse et celle des débats ne laissent rien ignorer en Angleterre sur ce qui concerne l’intérieur du pays. Si les affaires extérieures y étoient aussi bien connues, il n’y auroit pas une faute de commise à cet égard. Il importe certainement à l’Angleterre que l’état de l’Irlande soit autre qu’il n’a été jusqu’à présent ; on doit y répandre plus de bonheur, et par conséquent plus de lumières. La réunion à l’Angleterre doit valoir au peuple irlandais les bienfaits de la constitution ; et, tant que le gouvernement anglois s’appuie, pour suspendre la loi, sur la nécessité des actes arbitraires, il n’a point rempli sa tâche, et l’Irlande ne peut s’identifier sincèrement avec la patrie qui ne lui communique pas tous ses droits. Enfin, c’est un mauvais exemple pour les Anglois, c’est une mauvaise école pour leurs hommes d’état, que l’administration de l’Irlande ; et, si l’Angleterre subsistoit long-temps entre l’Irlande et la France, dans l’état actuel, elle auroit de la peine à ne pas se ressentir de la mauvaise influence que son gouvernement exerce habituellement sur l’une et maintenant sur l’autre.

Le peuple ne rend heureux l’homme qui le sert que par la satisfaction de la conscience ; il ne peut inspirer de l’attachement qu’aux amis de la justice, aux cœurs disposés à sacrifier leurs intérêts à leurs devoirs. Il en est beaucoup, et beaucoup de cette nature en Angleterre ; il y a, dans ces caractères réservés, des trésors cachés qu’on ne discerne que par la sympathie, mais qui se montrent avec force, dès que l’occasion le demande : c’est sur eux que repose le maintien de la liberté. Toutes les divagations de la France n’ont point jeté les Anglois dans les extrêmes opposés ; et, bien que dans ce moment la conduite diplomatique de leur gouvernement soit très-répréhensibie, à chaque session le parlement améliore une ancienne loi, en prépare de nouvelles, traite des questions de jurisprudence, d’agriculture et d’économie politique avec des lumières toujours croissantes, enfin se perfectionne chaque jour ; tandis qu’ailleurs on voudroit tourner en ridicule ces progrès sans lesquels la société n’auroit aucun but que la raison pût s’expliquer.

Néanmoins, la liberté angloise échappera-t-elle à cette action du temps, qui a tout dévoré sur la terre ? La prévision humaine ne sauroit pénétrer dans un avenir éloigné : cependant on voit dans l’histoire les républiques renversées par des empires conquérans, ou se détruisant elles-mêmes par leurs propres conquêtes ; on voit les peuples du Nord s’emparer des états du midi, parce que ces états tomboient en décadence, et que d’ailleurs le besoin de la civilisation portoit avec violence une partie des habitans de l’Europe vers les contrées méridionales ; partout on a vu les nations périr faute d’esprit national, faute de lumières, et surtout à cause des préjugés qui, en soumettant la plus nombreuse partie d’un peuple à l’esclavage, au servage ou à toute autre injustice, la rendoient étrangère au pays qu’elle pouvoit seule défendre. Mais dans l’état actuel de l’ordre social en Angleterre, après un siècle de durée des institutions qui ont formé la nation la plus religieuse, la plus morale et la plus éclairée dont l’Europe puisse se vanter, je ne concevrais pas de quelle manière la prospérité du pays, c’est-à-dire, sa liberté, pourrait être jamais menacée. Dans le moment même où le gouvernement anglois penche vers la doctrine du despotisme, quoique ce soit un despote qu’il ait combattu ; dans le moment où la légitimité, violée authentiquement par la révolution de 1688, est soutenue par le gouvernement anglois comme le seul principe nécessaire à l’ordre social ; dans ce moment de déviation passagère, on entrevoit déjà que par degrés le vaisseau de l’état se remettra en équilibre : car de tous les orages, celui que les préjugés peuvent exciter est le plus facile à calmer, dans la patrie de tant de grands hommes, au foyer de tant de lumières.