Considérations sur … la Révolution Française/Troisième partie/XVI

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XVI.

Du gouvernement appelé le règne de la terreur.

ON ne sait comment approcher des quatorze mois qui ont suivi la proscription de la Gironde, le 31 mai 1793. Il semble qu’on descende, comme le Dante, de cercle en cercle, toujours plus bas dans les enfers. À l’acharnement contre les nobles et les prêtres on voit succéder l’irritation contre les propriétaires, puis contre les talens, puis contre la beauté même ; enfin, contre tout ce qui pouvoit rester de grand et de généreux dans la nature humaine. Les faits se confondent à cette époque, et l’on craint de ne pouvoir entrer dans une telle histoire, sans que l’imagination en conserve d’ineffaçables traces de sang. L’on est donc forcé de considérer philosophiquement des événemens sur lesquels on épuiseroit l’éloquence de l’indignation, sans jamais satisfaire le sentiment intérieur qu’ils font éprouver.

Sans doute, en ôtant tout frein au peuple, on l’a mis en mesure de commettre tous les forfaits ; mais d’où vient que ce peuple étoit ainsi dépravé ? Le gouvernement dont on nous parle comme d’un objet de regrets, avoit eu le temps de former la nation qui s’est montrée si coupable. Les prêtres, dont l’enseignement, l’exemple et les richesses sont propres, nous dit-on, à faire tant de bien, avoient présidé à l’enfance de la génération qui s’est déchaînée contre eux. La classe soulevée en 1789 devoit être accoutumée à ces priviléges de la noblesse féodale, si particulièrement agréables, nous assure-t-on encore, à ceux sur lesquels ils doivent peser. D’où vient donc que tant de vices ont germé sous les institutions anciennes ? Et qu’on ne prétende pas que les autres nations de nos jours se fussent montrées de même, si une révolution y avoit eu lieu. L’influence françoise a excité des insurrections en Hollande et en Suisse, et rien de pareil au jacobinisme ne s’y est manifesté. Pendant les quarante années de l’histoire d’Angleterre, qu’on peut assimiler à celle de France sous tant de rapports, il n’est point de période comparable aux quatorze mois de la terreur. Qu’en faut-il conclure ? Qu’aucun peuple n’avoit été aussi malheureux depuis cent ans que le peuple françois. Si les nègres à Saint-Domingue ont commis bien plus d’atrocités encore, c’est parce qu’ils avoient été plus opprimés.

Il ne s’ensuit certes pas de ces réflexions, que les crimes méritent moins de haine ; mais, après plus de vingt années, il faut réunir à la vive indignation des contemporains, l’examen éclairé qui doit servir de guide dans l’avenir. Les querelles religieuses ont provoqué la révolution d’Angleterre ; l’amour de l’égalité, volcan souterrain de la France, agissoit aussi sur la secte des puritains ; mais les Anglois alors étoient réellement religieux, et religieux protestans, ce qui rend à la fois plus austère et plus modéré. Quoique l’Angleterre, comme la France, se soit souillée par le meurtre de Charles Ier, et par le despotisme de Cromwell, le règne des jacobins est une affreuse singularité, dont il n’appartient qu’à la France de porter le poids dans l’histoire. Cependant on n’a point observé les troubles civils en penseur, quand on ne sait pas que la réaction est égale à l’action. Les fureurs des révoltes donnent la mesure des vices des institutions ; et ce n’est pas au gouvernement qu’on veut avoir, mais à celui qu’on a eu longtemps, qu’il faut s’en prendre de l’état moral d’une nation. On dit aujourd’hui que les François sont pervertis par la révolution. Et d’où venoient donc les penchans désordonnés qui se sont si violemment développés dans les premières années de la révolution, si ce n’est de cent ans de superstition et d’arbitraire ?

Il sembloit, en 1793, qu’il n’y eût plus de place pour des révolutions en France, lorsqu’on avoit tout renversé, le trône, la noblesse, le clergé, et que le succès des armées devoit faire espérer la paix avec l’Europe. Mais c’est précisément quand le danger est passé, que les tyrannies populaires s’établissent : tant qu’il y a des obstacles et des craintes, les plus mauvais hommes se modèrent ; quand ils ont triomphé, leurs passions contenues se montrent sans frein.

Les girondins firent de vains efforts pour mettre en activité des lois quelconques, après la mort du roi ; mais ils ne purent faire accepter aucune organisation sociale : l’instinct de la férocité les repoussoit toutes. Hérault de Séchelles proposa une constitution scrupuleusement démocratique, l’assemblée l’adopta ; mais elle ordonna qu’elle fût suspendue jusqu’à la paix. Le parti jacobin vouloit exercer le despotisme, et c’est bien à tort qu’on a qualifié d’anarchie ce gouvernement. Jamais une autorité plus forte n’a régné sur la France ; mais c’étoit une bizarre sorte de pouvoir ; dérivant du fanatisme populaire, il inspiroit l’épouvante à ceux même qui commandoient en son nom ; car ils craignoient toujours d’être proscrits à leur tour par des hommes qui iroient plus loin qu’eux encore dans l’audace de la persécution. Le seul Marat vivoit sans crainte dans ce temps ; car sa figure étoit si basse, ses sentimens si forcenés, ses opinions si sanguinaires, qu’il étoit sûr que personne ne pouvoit se plonger plus avant que lui dans l’abîme des forfaits. Robespierre ne put atteindre lui-même à cette infernale sécurité.

Les derniers hommes qui, dans ce temps, soient encore dignes d’occuper une place dans l’histoire, ce sont les girondins. Ils éprouvoient sans doute au fond du cœur un vif repentir des moyens qu’ils avoient employés pour renverser le trône ; et quand ces mêmes moyens furent dirigés contre eux, quand ils reconnurent leurs propres armes dans les blessures qu’ils recevoient, ils durent sans doute réfléchir à cette justice rapide des révolutions, qui concentre dans quelques instans les événemens de plusieurs siècles.

Les girondins combattoient chaque jour et chaque heure avec une éloquence intrépide contre des discours aiguisés comme des poignards, et qui renfermoient la mort dans chaque phrase. Les filets meurtriers dont on enveloppoit de toutes parts les proscrits, ne leur ôtoient en rien l’admirable présence d’esprit qui seule peut faire valoir tous les talens de l’orateur.

M. de Condorcet, lorsqu’il fut mis hors la loi, écrivit sur la perfectibilité de l’esprit humain un livre qui contient sans doute des erreurs, mais dont le système général est inspiré par l’espoir du bonheur des hommes ; et il nourrissoit cet espoir sous la hache des bourreaux, dans le moment même où sa propre destinée étoit perdue sans ressource. Vingt-deux des députés républicains furent traduits devant le tribunal révolutionnaire, et leur courage ne se démentit pas un instant. Quand la sentence de mort leur fut prononcée, l’un d’entre eux, Valazé, tomba du siége qu’il occupoit ; un autre député, condamné comme lui, se trouvant à ses côtés, et croyant que son collègue avoit peur, le releva rudement avec des reproches ; il le releva mort. Valazé venoit de s’enfoncer un poignard dans le cœur, d’une main si ferme, qu’il ne respiroit plus une seconde après s’être frappé. Telle est cependant l’inflexibilité de l’esprit de parti, que ces hommes qui défendoient tout ce qu’il y avoit d’honnêtes gens en France, ne pouvoient se flatter d’obtenir quelque intérêt par leurs efforts. Ils luttoient, ils succomboient, ils périssoient, sans que le bruit avant-coureur de l’avenir pût leur promettre quelque récompense. Les royalistes constitutionnels eux-mêmes étoient assez insensés pour désirer le triomphe des terroristes, afin d’être ainsi vengés des républicains. Vainement ils savoient que ces terroristes les proscrivoient, l’orgueil irrité l’emportoit sur tout : ils oublioient, en se livrant ainsi à leurs ressentimens, la règle de conduite dont il ne faut jamais s’écarter en politique : c’est de se rallier toujours au parti le moins mauvais parmi ses adversaires, lors même que ce parti est encore loin de votre propre manière de voir.

La disette des subsistances, l’abondance des assignats, et l’enthousiasme excité par la guerre, furent les trois grands ressorts dont le comité de salut public se servit pour animer et dominer le peuple tout ensemble. Il l’effrayoit, ou le payoit, ou le faisoit marcher aux frontières, selon qu’il lui convenoit de s’en servir. L’un des députés à la convention disoit : « Il faut continuer la guerre, afin que les convulsions de la liberté soient plus fortes. » On ne peut savoir si ces douze membres du comité de salut public avoient dans leur tête l’idée d’un gouvernement quelconque. Si l’on en excepte la conduite de la guerre, la direction des affaires n’étoit qu’un mélange de grossièreté et de férocité, dans lequel on ne peut découvrir aucun plan, hors celui de faire massacrer la moitié de la nation par l’autre. Car il étoit si facile d’être considéré par les jacobins comme faisant partie de l’aristocratie proscrite, que la moitié des habitans de la France encouroit le soupçon qui suffisoit pour conduire à la mort.

L’assassinat de la reine et de madame Élisabeth causa peut-être encore plus d’étonnement et d’horreur que l’attentat commis contre la personne du roi ; car on ne sauroit attribuer à ces forfaits épouvantables d’autre but que l’effroi même qu’ils inspiroient. La condamnation de MM. de Malesherbes, de Bailly, de Condorcet, de Lavoisier, décimoit la France de sa gloire ; quatre-vingts personnes étoient immolées chaque jour, comme si le massacre de la Saint-Barthélemi dût se renouveler goutte à goutte. Une grande difficulté s’offroit à ce gouvernement, si l’on peut l’appeler ainsi ; c’est qu’il falloit à la fois se servir de tous les moyens de la civilisation pour faire la guerre, et de toute la violence de l’état sauvage pour exciter les passions. Le peuple et même les bourgeois n’étoient point atteints par les malheurs des classes élevées ; les habitans de Paris se promenoient dans les rues comme les Turcs pendant la peste, avec cette seule différence que les hommes obscurs pouvoient assez facilement se préserver du danger. En présence des supplices, les spectacles étoient remplis comme à l’ordinaire ; on publioit des romans intitulés : Nouveau voyage sentimental, l’Amitié dangereuse, Ursule et Sophie ; enfin toute la fadeur et toute la frivolité de la vie subsistoient à côté de ses plus sombres fureurs.

Nous n’avons point tenté de dissimuler ce qu’il n’est pas au pouvoir des hommes d’effacer de leur souvenir ; mais nous nous hâtons, pour respirer plus à l’aise, de rappeler dans le chapitre suivant les vertus qui n’ont pas cessé d’honorer la France, même à l’époque la plus horrible de son histoire.