Considérations sur … la Révolution Française/Troisième partie/XX

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XX.

De l’état des esprits au moment où la république directoriale
s’est établie en France
.

LE règne de la terreur doit être uniquement attribué aux principes de la tyrannie ; on les y retrouve tout entiers. Les formes populaires adoptées par ce gouvernement n’étoient qu’une sorte de cérémonial qui convenoit à ces despotes farouches ; mais les membres du comité de salut public professoient à la tribune même le code du machiavélisme, c’est-à-dire, le pouvoir fondé sur l’avilissement des hommes ; ils avoient seulement soin de traduire en termes nouveaux ces vieilles maximes. La liberté de la presse leur étoit bien plus odieuse encore qu’aux anciens états féodaux ou théocratiques ; ils n’accordoient aucune garantie aux accusés, ni par les lois, ni par les juges. L’arbitraire sans bornes étoit leur doctrine ; il leur suffisoit de donner pour prétexte à toutes les violences le nom propre de leur gouvernement, le salut public : funeste expression, qui renferme le sacrifice de la morale à ce qu’on est convenu d’appeler l’intérêt de l’état, c’est-à-dire, aux passions de ceux qui gouvernent !

Depuis la chute de Robespierre jusqu’à l’établissement du gouvernement républicain sous la forme d’un directoire, il y a eu un intervalle d’environ quinze mois, qu’on peut considérer comme la véritable époque de l’anarchie en France. Rien ne ressemble moins à la terreur que ce temps, quoiqu’il se soit encore commis bien des crimes alors. On n’avoit point renoncé au funeste héritage des lois de Robespierre ; mais la liberté de la presse commençoit à renaître, et la vérité avec elle. Le vœu général étoit de fonder des institutions sages et libres, et de se débarrasser des hommes qui avoient gouverné pendant le règne du sang. Toutefois rien n’étoit si difficile que de satisfaire à ce double désir ; car la convention tenoit encore l’autorité dans ses mains, et beaucoup d’amis de la liberté craignoient que la contre-révolution n’eût lieu, si l’on ôtoit le pouvoir à ceux dont la vie étoit compromise par le rétablissement de l’ancien régime. C’est une pauvre garantie, cependant, que celle des forfaits qu’on a commis au nom de la liberté ; il s’ensuit bien qu’on redoute le retour des hommes qu’on a fait souffrir ; mais on est tout prêt à sacrifier ses principes à sa sûreté, si l’occasion s’en présente.

Ce fut donc un grand malheur pour la France que d’être obligée de remettre la république entre les mains des conventionnels. Quelques-uns étoient doués d’une grande habileté ; mais ceux qui avoient participé au gouvernement de la terreur devoient nécessairement y avoir contracté des habitudes serviles et tyranniques tout ensemble. C’est dans cette école que Bonaparte a pris plusieurs des hommes qui, depuis, ont fondé sa puissance ; comme ils cherchoient avant tout un abri, ils n’étoient rassurés que par le despotisme.

La majorité de la convention vouloit punir quelques-uns des députés les plus atroces qui l’avoient opprimée ; mais elle traçoit la liste des coupables d’une main tremblante, craignant toujours qu’on ne put l’accuser elle-même des lois qui avoient servi de justification ou de prétexte à tous les crimes. Le parti royaliste envoyoit des agens au dehors, et trouvoit des partisans dans l’intérieur, par l’irritation même qu’excitoit la durée du pouvoir conventionnel. Néanmoins, la crainte de perdre tous les avantages de la révolution rattachoit le peuple et les soldats à l’autorité existante. L’armée se battoit toujours contre les étrangers avec la même énergie, et ses exploits avoient déjà obtenu une paix importante pour la France, le traité de Bâle avec la Prusse. Le peuple aussi, l’on doit le dire, supportoit des maux inouïs avec une persévérance étonnante ; la disette d’une part, et la dépréciation du papier-monnaie de l’autre, réduisoient la dernière classe de la société à l’état le plus misérable. Si les rois de France avoient fait subir à leurs sujets la moitié de ces souffrances, on se seroit révolté de toutes parts. Mais la nation croyoit se dévouer à la patrie, et rien n’égale le courage inspiré par une telle conviction.

La Suède ayant reconnu la république françoise, M. de Staël résidoit à Paris comme ministre. J’y passai quelques mois pendant l’année 1795, et c’étoit vraiment alors un spectacle bien bizarre que la société de Paris. Chacun de nous sollicitoit le retour de quelques émigrés de ses amis. J’obtins à cette époque plusieurs rappels ; en conséquence, le député Legendre, homme presque du peuple, fit une dénonciation contre moi à la tribune de la convention. L’influence des femmes, l’ascendant de la bonne compagnie, ce qu’on appeloit vulgairement les salons dorés, sembloient très-redoutables à ceux qui n’y étoient point admis, et dont on séduisoit les collègues en les y invitant. L’on voyait, les jours de décade, car les dimanches n’existoient plus, tous les élémens de l’ancien et du nouveau régime réunis dans les soirées, mais non réconciliés. Les élégantes manières des personnes bien élevées perçoient à travers l’humble costume qu’elles gardoient encore, comme au temps de la terreur. Les hommes convertis du parti jacobin entroient pour la première fois dans la société du grand monde, et leur amour-propre étoit plus ombrageux encore sur tout ce qui tient au bon ton qu’ils vouloient imiter, que sur aucun autre sujet. Les femmes de l’ancien régime les entouroient pour en obtenir la rentrée de leurs frères, de leurs fils, de leurs époux, et la flatterie gracieuse dont elles savoient se servir venoit frapper ces rudes oreilles, et disposoit les factieux les plus acerbes à ce que nous avons vu depuis ; c’est-à-dire, à refaire une cour, à reprendre tous ses abus, mais en ayant grand soin de se les appliquer à eux-mêmes.

Les apologies de ceux qui avoient pris part à la terreur étoient vraiment la plus incroyable école de sophisme à laquelle on pût assister. Les uns disoient qu’ils avoient été contraints à tout ce qu’ils avoient fait, et l’on auroit pu leur citer mille actions spontanément serviles ou sanguinaires. Les autres prétendoient qu’ils s’étoient sacrifiés au bien public, et l’on savoit qu’ils n’avoient songé qu’à se préserver du danger ; tous rejetoient le mal sur quelques-uns ; et, chose singulière dans un pays immortel par sa bravoure militaire, plusieurs des chefs politiques donnoient simplement la peur comme une excuse suffisante de leur conduite.

Un conventionnel très-connu me racontoit un jour, entre autres, qu’au moment où le tribunal révolutionnaire avoit été décrété, il avoit prévu tous les malheurs qui en sont résultés ; « et cependant, ajoutoit-il, le décret passa dans l’assemblée à l’unanimité. » Or, il assistoit lui-même à cette séance, votant pour ce qu’il regardoit comme l’établissement de l’assassinat juridique, mais il ne lui venoit pas seulement dans l’esprit, en me racontant ce fait, que l’on pût s’attendre à sa résistance. Une telle naïveté de bassesse laisse ignorer jusqu’à la possibilité de la vertu.

Les jacobins qui avoient trempé personnellement dans les crimes de la terreur, tels que Lebon, Carrier, etc., se faisoient presque tous remarquer par le même genre de physionomie. On les voyoit lire leur plaidoyer avec une figure pâle et nerveuse, allant d’un côté à l’autre de la tribune de la convention, comme un animal féroce dans sa cage ; étoient-ils assis, ils se balançoient sans se lever ni changer de place, avec une sorte d’agitation stationnaire qui sembloit indiquer seulement l’impossibilité du repos.

Au milieu de ces élémens dépravés, il existoit un parti de républicains, débris de la Gironde, persécutés avec elle, sortant des prisons ou des cavernes qui leur avoient servi d’asile contre la mort. Ce parti méritoit de l’estime à beaucoup d’égards, mais il n’étoit pas guéri des systèmes démocratiques ; et, de plus, il avoit un esprit soupçonneux qui lui faisoit voir partout des fauteurs de l’ancien régime. Louvet, l’un de ces girondins échappés à la proscription, l’auteur d’un roman, Faublas, que les étrangers prennent souvent pour la peinture des mœurs françoises, étoit républicain de bonne foi. Il ne se fioit à personne ; il appliquoit à la politique le genre de défaut qui a fait le malheur de la vie de Jean-Jacques ; et plusieurs hommes de la même opinion lui ressembloient à cet égard. Mais les soupçons des républicains et des jacobins en France tenoient d’abord à ce qu’ils ne pouvoient faire adopter leurs principes exagérés, et secondement à une certaine haine contre les nobles, dans laquelle il se mêloit de mauvais mouvements. On avoit raison de ne pas vouloir de la noblesse en France, telle qu’elle existoit jadis ; mais l’aversion contre les gentilshommes n’est qu’un sentiment subalterne qu’il faut savoir dominer, pour organiser la France d’une manière stable.

L’on vit proposer cependant, en 1795, un plan de constitution républicaine, beaucoup plus raisonnable et mieux combiné que la monarchie décrétée par l’assemblée constituante en 1791. Boissy d’Anglas, Daunou et Lanjuinais, noms qu’on retrouve toujours quand un rayon de liberté luit sur la France, étoient membres du comité de constitution. On osa proposer deux chambres, sous le nom de conseil des anciens et de conseil des cinq-cents ; des conditions de propriété pour être éligible ; deux degrés d’élection, ce qui n’est pas une bonne institution en soi-même, mais ce que les circonstances rendoient nécessaire alors, pour relever les choix ; enfin un directoire composé de cinq personnes. Ce pouvoir exécutif n’avoit point encore l’autorité nécessaire pour maintenir l’ordre ; il lui manquoit plusieurs prérogatives indispensables, et dont la privation amena, comme on le verra dans la suite, des convulsions destructives.

L’essai d’une république avoit de la grandeur ; toutefois, pour qu’il pût réussir, il auroit fallu peut-être sacrifier Paris à la France, et adopter des formes fédératives, ce qui, nous l’avons dit, ne s’accorde ni avec le caractère ni avec les habitudes de la nation. D’un autre côté, l’unité du gouvernement républicain paroît impossible, contraire à la nature même des choses dans un grand pays. Mais du reste l’essai a surtout manqué par le genre d’hommes qui ont exclusivement occupé les emplois ; le parti auquel ils avoient tenu pendant la terreur les rendoit odieux à la nation : ainsi l’on jeta trop de serpens dans le berceau d’Hercule.

La convention, instruite par l’exemple de l’assemblée constituante, dont l’ouvrage avoit été renversé parce qu’elle l’avoit abandonné trop tôt à ses successeurs, rendit les décrets du 5 et du 13 fructidor, qui maintenoient dans leurs places les deux tiers des députés existans ; mais on convint cependant que l’un des tiers restans seroit renouvelé dans dix-huit mois, et l’autre un an plus tard. Ce décret produisit une sensation terrible dans l’opinion, et rompit tout-à-fait le traité tacitement signé entre la convention et les honnêtes gens : on vouloit pardonner aux conventionnels, pourvu qu’ils renonçassent au pouvoir ; mais il étoit naturel qu’ils voulussent le conserver au moins comme une sauvegarde. Les Parisiens furent un peu trop violens dans cette circonstance, et peut-être l’envie d’occuper toutes les places, passion qui commençoit à fermenter dans les esprits, les aigrit-elle alors. On savoit pourtant que des hommes très-estimables étoient désignés comme devant être directeurs ; les conventionnels vouloient se faire honneur par de bons choix, et peut-être étoit-il sage d’attendre le terme fixé pour écarter légalement et graduellement le reste des députés ; mais il se mêla des royalistes dans le parti qui ne vouloit que s’approprier les places de la république ; et, comme il est constamment arrivé depuis vingt-cinq ans, du moment où la cause de la révolution parut compromise, ceux qui la défendoient eurent pour eux le peuple et l’armée, les faubourgs et les soldats. C’est alors que l’on vit s’établir entre la force populaire et la force militaire une alliance qui rendit bientôt celle-ci maîtresse de l’autre. Les guerriers françois, si admirables dans la résistance qu’ils opposoient aux puissances coalisées, se sont faits, pour ainsi dire, les janissaires de la liberté chez eux ; et, s’immisçant dans les affaires intérieures de la France, ils ont disposé de l’autorité civile, et se sont chargés d’opérer les diverses révolutions dont nous avons été les témoins.

Les sections de Paris, de leur côté, ne furent peut-être pas exemptes de l’esprit de faction, car la cause de leur tumulte n’étoit pas d’un intérêt public urgent, puisqu’il suffisoit d’attendre dix-huit mois pour qu’il ne restât plus un conventionnel en place. L’impatience les perdit ; elles attaquèrent l’armée de la convention le 13 vendémiaire, et l’issue ne fut pas douteuse. Le commandant de cette armée étoit le général Bonaparte : son nom parut pour la première fois dans les annales du monde, le 13 vendémiaire (4 octobre) 1795. Il avoit déjà contribué, mais sans être cité, à la reprise de Toulon, en 1793, lorsque cette ville se révolta contre la convention. Le parti qui renversa Robespierre l’avoit destitué après le 9 thermidor ; et, n’ayant alors aucune ressource de fortune, il présenta un mémoire aux comités du gouvernement, pour aller à Constantinople former les Turcs à la guerre. C’est ainsi que Cromwell voulut partir pour l’Amérique, dans les premiers momens de la révolution d’Angleterre. Barras, depuis directeur, s’intéressoit à Bonaparte, et le désigna dans les comités de la convention pour la défendre. On prétend que le général Bonaparte a dit qu’il auroit pris le parti des sections, si elles lui avoient offert de commander leurs bataillons. Je doute de cette anecdote ; non que le général Bonaparte ait été, dans aucune époque de la révolution, exclusivement attaché à une opinion quelconque, mais parce qu’il a eu toujours trop bien l’instinct de la force pour avoir voulu se mettre du côté nécessairement alors le plus foible.

On craignoit beaucoup à Paris que, le lendemain du 13 vendémiaire, le règne de la terreur ne fut rétabli. En effet, ces mêmes conventionnels qui avoient cherché à plaire quand ils se croyoient réconciliés avec les honnêtes gens, pouvoient se porter à tous les excès, en voyant que leurs efforts pour faire oublier leur conduite passée étoient sans fruit. Mais les vagues de la révolution commençoient à se retirer, et le retour durable du jacobinisme étoit déjà devenu impossible. Cependant il résulta de ce combat du 13 vendémiaire, que la convention se fit un principe de nommer cinq directeurs qui eussent voté la mort du roi ; et, comme la nation n’approuvoit en aucune manière cette aristocratie du régicide, elle ne s’identifia point avec ses magistrats. Un résultat non moins fâcheux de la journée du 13 vendémiaire, ce fut un décret du 2 brumaire qui excluoit de tout emploi public les parens des émigrés, et tous ceux qui dans les sections avoient voté pour des projets liberticides. Telle étoit l’expression du jour, car en France, à chaque révolution, on rédige une phrase nouvelle, qui sert à tout le monde, pour que chacun ait de l’esprit ou du sentiment tout fait, si par hasard la nature lui avoit refusé l’un et l’autre.

Le décret d’exclusion du 2 brumaire faisoit une classe de proscrits dans l’état ; ce qui certes ne vaut pas mieux qu’une classe de privilégiés, et n’est pas moins contraire à l’égalité devant la loi. Le directoire étoit le maître d’exiler, d’emprisonner, de déporter à son gré les individus désignés comme attachés à l’ancien régime, les nobles et les prêtres, auxquels on refusoit le bienfait de la constitution en les plaçant sous le joug de l’arbitraire. Une amnistie accompagne d’ordinaire l’installation de tout gouvernement nouveau ; ce fut au contraire une proscription en masse qui signala celle du directoire. Quels dangers présentoient tout à la fois à ce gouvernement les prérogatives constitutionnelles qui lui manquaient, et la puissance révolutionnaire dont on avoit été prodigue envers lui !