Considérations sur … la Révolution Française/Troisième partie/XXI

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CHAPITRE XXI.

Des vingt mois pendant lesquels la république a existé en
France, depuis le mois de novembre 1795 jusqu’au
18 fructidor (4 septembre 1797)
.

IL faut rendre justice aux directeurs, et plus encore à la puissance des institutions libres, sous quelque forme qu’elles soient admises. Les vingt premiers mois qui succédèrent à l’établissement de la république, présentent une période d’administration singulièrement remarquable. Cinq hommes, Carnot, Rewbell, Barras, Lareveillère, Letourneur, choisis par la colère, et ne possédant pas pour la plupart des facultés transcendantes, arrivèrent au pouvoir dans les circonstances les plus défavorables. Ils entrèrent au palais du Luxembourg qui leur étoit destiné, sans y trouver une table pour écrire, et l’état n’étoit pas plus en ordre que le palais. Le papier-monnaie étoit réduit presque au millième de sa valeur nominale ; il n’y avoit pas cent mille francs en espèces au trésor public ; les subsistances étoient encore si rares, que l’on contenoit à peine le mécontentement du peuple à cet égard ; l’insurrection de la Vendée duroit toujours ; les troubles civils avoient fait naître des bandes de brigands, connus sous le nom de chauffeurs, qui commettoient d’horribles excès dans les campagnes ; enfin, presque toutes les armées françoises étoient désorganisées.

En six mois le directoire releva la France de cette déplorable situation. L’argent remplaça le papier sans secousse ; les propriétaires anciens vécurent en paix à côté des acquéreurs de biens nationaux ; les routes et les campagnes redevinrent d’une sûreté parfaite ; les armées ne furent que trop victorieuses ; la liberté de la presse reparut ; les élections suivirent leur cours légal, et l’on auroit pu dire que la France étoit libre, si les deux classes des nobles et des prêtres avoient joui des mêmes garanties que les autres citoyens. Mais la sublime perfection de la liberté consiste en ceci, qu’elle ne peut rien faire à demi. Si vous voulez persécuter un seul homme dans l’état, la justice ne s’établira jamais pour tous ; à plus forte raison, lorsque cent mille individus se trouvent placés hors du cercle protecteur de la loi. Les mesures révolutionnaires ont donc gâté la constitution, dès l’établissement du directoire : la dernière moitié de l’existence de ce gouvernement, qui a duré en tout quatre années, a été si misérable sous tous les rapports, qu’on a pu facilement attribuer le mal aux institutions elles-mêmes. Mais l’histoire impartiale mettra cependant sur deux lignes très-différentes la république avant le 18 fructidor, et la république après cette époque, si toutefois ce nom peut encore être mérité par les autorités factieuses qui se renversèrent l’une l’autre, sans cesser d’opprimer la masse sur laquelle elles retombaient.

Les deux partis extrêmes, les jacobins et les royalistes, attaquèrent le directoire dans les journaux, chacun à sa manière, pendant la première période directoriale, sans que le gouvernement s’y opposât, et sans qu’il en fût ébranlé. La société de Paris étoit d’autant plus libre, que la classe des gouvernans n’en faisoit pas partie. Cette séparation avoit et devoit avoir sans doute beaucoup d’inconvéniens à la longue ; mais, précisément parce que le gouvernement n’étoit pas à la mode, tous les esprits ne s’agitoient pas, comme ils se sont agités depuis, par le désir effréné d’obtenir des places, et il existoit d’autres objets d’intérêt et d’activité. Une chose surtout digne de remarque sous le directoire, ce sont les rapports de l’autorité civile avec l’armée. On a beaucoup dit que la liberté, comme elle existe en Angleterre, n’est pas possible pour un état continental, à cause des troupes réglées qui dépendent toujours du chef de l’état. Je répondrai ailleurs à ces craintes sur la durée de la liberté, toujours exprimées par ses ennemis, par ceux même qui ne veulent pas permettre qu’une tentative sincère en soit faite. Mais on ne sauroit trop s’étonner de la manière dont les armées ont été conduites par le directoire, jusqu’au moment où, craignant le retour de l’ancienne royauté, il les a lui-même malheureusement introduites dans les révolutions intérieures de l’état.

Les meilleurs généraux de l’Europe obéissoient à cinq directeurs, dont trois n’étoient que des hommes de loi. L’amour de la patrie et de la liberté étoit encore assez puissant sur les soldats eux-mêmes, pour qu’ils respectassent la loi plus que leur général, si ce général vouloit se mettre au-dessus d’elle. Toutefois la prolongation indéfinie de la guerre a nécessairement mis un grand obstacle à l’établissement d’un gouvernement libre en France ; car, d’une part, l’ambition des conquêtes commençoit à s’emparer de l’armée, et de l’autre, les décrets de recrutement qu’on obtenoit des législateurs, ces décrets avec lesquels on a depuis asservi le continent, portoient déjà des atteintes funestes au respect pour les institutions civiles. On ne peut s’empêcher de regretter qu’à cette époque les puissances encore en guerre avec la France, c’est-à-dire, l’Autriche et l’Angleterre, n’aient pas accédé à la paix. La Prusse, Venise, la Toscane, l’Espagne et la Suède avoient déjà traité en 1795, avec un gouvernement beaucoup moins régulier que celui du directoire ; et peut-être l’esprit d’envahissement qui a fait tant de mal aux peuples du continent comme aux François eux-mêmes, ne se seroit-il pas développé, si la guerre avoit cessé avant les conquêtes du général Bonaparte en Italie. Il étoit encore temps de tourner l’activité françoise vers les intérêts politiques et commerciaux. On n’avoit jusqu’alors considéré la guerre que comme un moyen d’assurer l’indépendance de la nation ; l’armée ne se croyoit destinée qu’à maintenir la révolution ; les militaires n’étoient point un ordre à part dans l’état ; enfin il y avoit encore en France quelque enthousiasme désintéressé, sur lequel on pouvoit fonder le bien public.

Depuis 1793 jusqu’au commencement de 1795, l’Angleterre et ses alliés se seroient déshonorés en traitant avec la France ; qu’auroit-on dit des augustes ambassadeurs d’une nation libre, revenant à Londres après avoir reçu l’accolade de Marat ou de Robespierre ? Mais, quand une fois l’intention d’établir un gouvernement régulier se manifesta, il falloit ne rien négliger pour interrompre l’éducation guerrière des François.

L’Angleterre, en 1797, dix-huit mois après l’installation du directoire, envoya des négociateurs à Lille ; mais les succès de l’armée d’Italie avoient inspiré de l’arrogance aux chefs de la république ; les directeurs étoient déjà vieux dans le pouvoir, et s’y croyoient affermis. Les gouvernemens qui commencent souhaitent tous la paix : il faut savoir profiter de cette circonstance avec habileté ; en politique comme à la guerre, il y a des coups de temps qu’on doit se hâter de saisir. Mais l’opinion en Angleterre étoit exaltée par Burke, qui avoit acquis un grand ascendant sur ses compatriotes, en prédisant trop bien les malheurs de la révolution. Il écrivit, lors de la négociation de Lille, des lettres sur la paix régicide qui renouvelèrent l’indignation publique contre les François.

M. Pitt, cependant, avoit donné lui-même quelques éloges à la constitution de 1795 ; et d’ailleurs, si le système politique adopté par la France, quel qu’il fût, cessoit de compromettre la sûreté des autres pays, que pouvoit-on exiger de plus ?

Les passions des émigrés, auxquelles le ministère anglois s’est toujours beaucoup trop abandonné, lui ont souvent fait commettre des erreurs dans le jugement des affaires de France. Il crut opérer une grande diversion en transportant les royalistes à Quiberon, et n’amena qu’une scène sanglante, dont tous les efforts les plus courageux de l’escadre angloise ne purent adoucir l’horreur. Les malheureux gentilshommes françois qui s’étoient vainement flattés de trouver en Bretagne un grand parti prêt à se lever pour eux, furent abandonnés en un instant. Le général Lemoine, commandant de l’armée françoise, m’a raconté avec admiration les tentatives réitérées des marins anglois pour s’approcher de la côte, et recevoir dans les chaloupes les émigrés cernés de toutes parts, et fuyant à la nage pour regagner les vaisseaux hospitaliers de l’Angleterre. Mais les ministres anglois, et M. Pitt à leur tête, en voulant toujours faire triompher en France le parti purement royaliste, ne consultèrent nullement l’opinion du pays, et de cette erreur sont nés les obstacles qu’ils ont rencontrés pendant long-temps dans leurs combinaisons politiques. Le ministère anglois devait, plus que tout autre gouvernement de l’Europe, comprendre l’histoire de la révolution de France, si semblable à celle d’Angleterre : mais l’on diroit qu’à cause de l’analogie même, il vouloit s’en montrer d’autant plus l’ennemi.