Considérations sur la France/Chapitre VIII

La bibliothèque libre.

dans le gouvernement civil. Je remonte par la pensée depuis le pacifique Fleury jusqu’à ces St.-Ouën, ces St.-Léger, et tant d’autres si distingués sous le rapport politique dans la nuit de leur siècle ; véritables Orphées de la France, qui apprivoisèrent les tigres, et se firent suivre par les chênes : je doute qu’on puisse montrer ailleurs une série pareille.

Mais, tandis que le sacerdoce étoit en France une des trois colonnes qui soutenoient le trône, et qu’il jouoit danS les comices de la nation, dans les tribunaux, dans le ministère, dans les ambassades, un rôle si important, on n’apercevoit pas ou l’on apercevoit peu son influence dans l’administration civile ; et lors même qu’un prêtre étoit premier ministre, on n’avoit point en France un gouvernement de prêtres.

Toutes les influences étoient fort bien balancées, et tout le monde étoit à sa place. Sous ce point de vue, c’est l’Angleterre qui ressembloit le plus à la France. Si jamais elle bannit de sa langue politique ces mots : Church and State, son gouvernement périra comme celui de sa rivale.

C’étoit la mode en France (car tout est mode dans ce pays) de dire qu’on y étoit esclave : mais pourquoi donc trouvoit-on dans la langue françoise le mot de citoyen, avant même que la révolution s’en fût emparé pour le déshonorer, mot qui ne peut être traduit dans les autres langues européennes ? Racine le fils adressoit ce beau vers au roi de France, au nom de sa ville de Paris :

 Sons un Roi citoyen, tout citoyen est roi.

Pour louer le patriotisme d’un François, on disoit : c’est un grand citoyen. On essaieroit vainement de faire passer cette expression dans nos autres langues : gross burger en allemand[1], gran citadino en italien, etc., ne seroient pas tolérables[2]. Mais il faut sortir des généralités.

Plusieurs membres de l'ancienne magistrature ont réuni et développé les principes de la Monarchie françoise, dans un livre intéressant, qui paroit mériter toute la confiance des François[3].

Ces magistrats commencent, comme il convient, par la prérogative royale, et certes, il n’est rien de plus magnifique.

« La constitution attribue au Roi la puissance législatrice ; de lui émane toute juridiction. Il a le droit de rendre justice, et de la faire rendre par ses officiers ; de faire grâce, d’accorder des privilèges et des récompenses ; de disposer des offices, de conférer la noblesse ; de convoquer, de dissoudre les assemblées de la Nation, quand sa sagesse le lui indique ; de faire la paix et la guerre, et de convoquer les armées. » pag.28.

Voilà, sans doute, de grandes prérogatives ; mais voyons ce que la constitution françoise a mis dans l’autre bassin de la balance.

« Le Roi ne règne que par la loi, et n’a puissance de faire toute chose à son appétit. » pag. 364.

« Il est des lois que les rois eux-mêmes se sont avoués, suivant l’expression devenue célèbre, dans l’heureuse impuissance de violer ; ce sont les lois du royaume, à la différence des lois de circonstances ou non constitutionnelles, appelées lois du Roi. » pag. 29 et 30.

« Ainsi, par exemple, la succession à la couronne est une primogéniture masculine, d’une forme rigide. »

« Les mariages des princes du sang, faits sans l’autorité du Roi, sont nuls. » 262.

« Si la dynastie régnante vient à s’éteindre, c’est la nation qui se donne un roi. » 263, etc., etc.

« Les rois, comme législateurs suprêmes, ont toujours parlé affirmativement, en publiant leurs lois. Cependant il y a aussi un consentement du peuple ; mais ce consentement n’est que l’expression du vœu, de la reconnoissance et de l’acceptation de la nation. » 271[4].

« Trois ordres, trois chambres ; trois délibérations ; c’est ainsi que la nation est représentée. Le résultat des délibérations, s’il est unanime, présente le vœu des États-généraux. » p. 332.

« Les lois du royaume ne peuvent être faites qu’en générale assemblée de tout le royaume, avec le commun accord des gens des trois états. Le prince ne peut déroger à ces lois ; et s’il ose y toucher, tout ce qu’il a fait peut être cassé par son successeur. » 292, 293.

« La nécessité du consentement de la nation à l’établissement des impôts, est une vérité incontestable, reconnue par les rois. » 302.

« Le vœu des deux ordres ne peut lier le troisième, si ce n’est de son consentement. » 302.

« Le consentement des États-généraux est nécessaire pour la validité de toute aliénation perpétuelle du domaine. » 303.

« Et la même surveillance leur est recommandée pour empêcher tout démembrement partiel du royaume. » 304.

« La justice est administrée au nom du roi, par des magistrats qui examinent les lois, et voient si elles ne sont point contraires aux lois fondamentales. » 343. Une partie de leur devoir est de résister à la volonté égarée du Souverain. C’est sur ce principe que le fameux chancelier de l’Hospital, adressant la parole au parlement de Paris en 1561, lui disoit : Les magistrats ne doivent point se laisser intimider par le courroux passager des souverains, ni par la crainte des disgrâces, mais avoir toujours présent le serment d'obéir aux ordonnances, qui sont les vrais commandemens des rois. » 345.

On voit Louis XI, arrêté par un double refus de son parlement, se désister d’une aliénation inconstitutionnelle. 343.

On voit Louis XIV reconnoître solennellement ce droit de libre vérification, p. 347, et ordonner à ses magistrats de lui désobéir, sous peine de désobéissance, s’il leur adressoit des commandemens contraires à la loi, p. 345. Cet ordre n’est point un jeu de mots : le Roi défend d’obéir à l’homme ; il n’a pas de plus grand ennemi.

Ce superbe monarque ordonne encore à ses magistrats de tenir pour nulles toutes lettres-patentes portant des évocations ou commissions pour le jugement des causes civiles et criminelles, et même de punir les porteurs de ces lettres, p. 363.

Les magistrats s’écrient : Terre heureuse où la servitude est inconnue ! p. 361 . Et c’est un prêtre distingué par sa piété et par sa science (Fleuri), qui écrit, en exposant le droit public de France : En France, tous les particuliers sont libres ; point d’esclavage : liberté pour domiciles, voyages, commerces, mariages, choix de profession, acquisitions, dispositions de biens, successions, p. 362.

« La puissance militaire ne doit point s’interposer dans l’administration civile. » Les gouverneurs de provinces n’ont rien que ce qui concerne les armes ; et ils ne peuvent s'en servir que contre les ennemis de l’État, et non contre le citoyen qui est soumis à la justice de l’État. » p.364.

« Les magistrats sont inamovibles, et ces offices importans ne peuvent vaquer que par la mort du titulaire, la démission volontaire ou la forfaiture jugée[5]. » p.356.

« Le Roi, pour les causes qui le concernent, plaide dans ses tribunaux contre ses sujets. On l’a vu condamné à payer la dîme des fruits de son jardin, etc. » p. 367, etc.

Si les François s’examinent de bonne foi dans le silence des passions, ils sentiront que c’en est assez, et peut-être plus qu’assez, pour une nation trop noble pour être esclave, et trop fougueuse pour être libre.

Dira-t-on que ces belles lois n’étoient point exécutées ? Dans ce cas, c’étoit la faute des François, et il n'y a plus pour eux d’espérance de liberté : car lorsqu’un peuple ne sait pas tirer parti de ses lois fondamentales, il est fort inutile qu’il en cherche d’autres : c’est une marque qu’il n’est pas fait pour la liberté ou qu’il est irrémissiblement corrompu.

Mais en repoussant ces idées sinistres, je citerai, sur l’excellence de la constitution françoise, un témoignage irrécusable sous tous les points de vue : c’est celui d’un grand politique et d’un républicain ardent ; c’est celui de Machiavel.

Il y a eu, dit-il, beaucoup de rois et très-peu de bons rois : j’entends parmi les souverains absolus, au nombre desquels on ne doit point compter les rois d’Égypte, lorsque ce pays, dans les temps les plus reculés, se gouvernoit par les lois, ni ceux de Sparte ; ni ceux de France, dans nos temps modernes, le gouvernement de ce royaume étant, de notre connoissance, le plus tempéré par les lois[6].

Le royaume de France, dit-il ailleurs, est heureux et tranquille, parce que le roi est soumis à une infinité de lois qui font la sûreté des peuples. Celui qui constitua ce gouvernement[7] voulut que les rois disposassent à leur gré des armes et des trésors ; mais, pour le reste, il les soumit à l’empire des lois[8].

Qui ne seroit frappé de voir sous quel point de vue cette puissante tête envisageoit, il y a trois siècles, les lois fondamentales de la monarchie françoise.

Les François, sur ce point, ont été gâtés par les Anglois. Ceux-ci leur ont dit, sans le croire, que la France étoit esclave ; comme ils leur ont dit que Shakespeare valoit mieux que Racine ; et les François l’ont cru. Il n’y a pas jusqu’à l'honnête juge Blackstone qui n’ait mis sur la même ligne, vers la fin de ses Commentaires, la France et la Turquie : sur quoi il faut dire comme Montaigne : On ne sauroit trop baffouer l’impudence de cet accouplage.

Mais ces Anglois, lorsqu’ils ont fait leur révolution, du moins celle qui a tenu, ont-ils supprimé la royauté ou la chambre des pairs pour se donner la liberté ? Nullement. Mais, de leur ancienne constitution mise en activité, ils ont tiré la déclaration de leurs droits.

Il n’y a point de nation chrétienne en Europe qui ne soit de droit libre, ou assez libre. Il n’y en a point qui n’ait, dans les monumens les plus purs de sa législation, tous les élémens de la constitution qui lui convient. Mais il faut surtout se garder de l'erreur énorme de croire que la liberté soit quelque chose d’absolu, non susceptible de plus ou de moins. Qu’on se rappelle les deux tonneaux de Jupiter ; au lieu du bien et du mal, mettons-y le repos et la liberté. Jupiter fait le lot des nations ; plus de l’un et moins de l'autre : l'homme n’est pour rien dans cette distribution.

Une autre erreur très-funeste, est de s’attacher trop rigidement aux monumens anciens. Il faut sans doute les respecter, mais il faut surtout considérer ce que les jurisconsultes appellent le dernier état. Toute constitution libre est de sa nature variable, et variable en proportion qu’elle est libre[9] ; vouloir la ramener à ses rudimens, sans en rien rabattre, c’est une entreprise folle.

Tout se réunit pour établir que les François ont voulu passer le pouvoir humain ; que ces efforts désordonnés les conduisent à l’esclavage ; qu’ils n’ont besoin que de connoître ce qu’ils possèdent, et que s’ils sont faits pour un plus grand degré de liberté que celui dont ils jouissoient, il y a sept ans, ce qui n’est pas clair du tout, ils ont sous leur main, dans tous les monumens de leur histoire et de leur législation, tout ce qu’il faut pour les rendre l’honneur et l’envie de l’Europe[10].

Mais si les François sont faits pour la monarchie, et s’il s’agit seulement d’asseoir la monarchie sur ses véritables bases, quelle erreur, quelle fatalité, quelle prévention funeste pourroit les éloigner de leur roi légitime ?

La succession héréditaire, dans une monarchie, est quelque chose de si précieux, que toute autre considération doit plier devant celle-là. Le plus grand crime que puisse commettre un François royaliste, c’est de voir dans Louis XVIII autre chose que son roi, et de diminuer la faveur dont il importe de l’entourer, en discutant d'une manière défavorable les qualités de l’homme ou ses actions. Il seroit bien vil et bien coupable, le François qui ne rougiroit pas de remonter aux temps passés pour y chercher des torts vrais ou faux ! L’accession au trône est une nouvelle naissance : on ne compte que de ce moment.

S’il est un lieu commun dans la morale, c’est que la puissance et les grandeurs corrompent l’homme, et que les meilleurs rois ont été ceux que l’adversité avoit éprouvés. Pourquoi donc les François se priveroient-ils de l’avantage d’être gouvernés par un prince formé à la terrible école du malheur ? Combien les six ans qui viennent de s’écouler ont dû lui fournir de réflexions ! combien il est éloigné de l’ivresse du pouvoir ! combien il doit être disposé à tout entreprendre pour régner glorieusement ! de quelle sainte ambition il doit être pénétré ! Quel prince dans l’univers pourroit avoir plus, de motifs, plus de désirs , plus de moyens de fermer les plaies de la France !

Les François n’ont-ils pas essayé assez long-temps le sang des Capets ? Ils savent par une expérience de huit siècles que ce sang est doux ; pourquoi changer ? Le chef de cette grande famille s’est montré dans sa déclaration, loyal, généreux, profondément pénétré des vérités religieuses : personne ne lui dispute beaucoup d’esprit naturel et beaucoup de connoissances acquises. Il fut un temps, peut-être, où il étoit bon que le roi ne sût pas l’orthographe ; mais dans ce siècle, où l'on croit aux livres, un roi lettré est un avantagé. Ce qui est plus important, c’est qu’on ne peut lui supposer aucune de ces idées exagérées capables d’alarmer les François. Qui pourroit oublier qu’il déplut à Coblentz ? C’est un grand titre pour lui. Dans sa déclaration, il a prononcé le mot de liberté ; et si quelqu’un objecte que ce mot est placé dans l’ombre, on peut lui répondre qu’un roi ne doit point parler le langage des révolutions. Un discours solennel qu’il adresse à son peuple, doit se distinguer par une certaine sobriété de projets et d’expressions qui n’ait rien de commun avec la précipitation d’un particulier systématique. Lorsque le roi de France a dit : Que la constitution françoise soumet les lois à des formes qu’elle a consacrées, et le souverain lui-même à l’observation des lois, afin de prémunir la sagesse du législateur contre les pièges de la séduction, et de défendre la liberté des sujets contre les abus de l'autorité, il a tout dit, puisqu’il a promis la liberté par la constitution. Le Roi ne doit point parler comme un orateur de la tribune parisienne. S’il a découvert qu’on a tort de parler de la liberté comme de quelque chose d’absolu, qu’elle est au, contraire quelque chose susceptible de plus et de moins ; et que l’art du législateur n’est pas de rendre le peuple libre, mais assez libre, il a découvert une grande vérité, et il faut le louer de sa retenue au lieu de le blâmer. Un célèbre romain, au moment où il rendoit la liberté au peuple le plus fait pour elle, et le plus anciennement libre, disoit à ce peuple : Libertate modice utendum[11]. Qu'eût-il dit à des François ? Sûrement le Roi, en parlant sobrement de la liberté, pensoit moins à ses intérêts qu’à ceux des François.

La constitution, dit encore le Roi, prescrit des conditions à l’établissement des impôts, afin d’assurer le peuple que les tributs qu’il paie sont nécessaires au salut de l'État. Le Roi n’a donc pas le droit d’imposer arbitrairement, et cet aveu seul exclut le despotisme.

Elle confie aux premiers corps de magistrature le dépôt des lois, afin qu'ils veillent à leur exécution et qu’ils éclairent la religion du monarque si elle étoit trompée. Voilà le dépôt des lois remis aux mains des magistrats supérieurs ; voilà le droit de remontrance consacré. Or, partout où un corps de grands magistrats héréditaires, ou au moins inamovibles ont, par la constitution, le droit d’avertir le monarque, d’éclairer sa religion et de se plaindre des abus, il n’y a point de despotisme.

Elle met les lois fondamentales sous la sauve-garde du Roi et des trois ordres, afin de prévenir les révolutions, la plus grande des calamités qui puissent affliger les peuples.

Il y a donc une constitution, puisque la constitution n’est que le recueil des lois fondamentales ; et le Roi ne peut toucher à ces lois. S’il l’entreprenoit, les trois ordres auroient sur lui le veto, comme chacun d’eux l’a sur les deux autres.

Et l’on se tromperoit assurément, si l’on accusoit le Roi d’avoir parlé trop vaguement, car ce vague est précisément la preuve d’une haute sagesse. Le Roi auroit fait très-imprudemment, s’il avoit posé des bornes qui l’auroient empêché d’avancer ou de reculer : en se réservant une certaine latitude d’exécution, il étoit inspiré. Les François en conviendront un jour : ils avoueront que le Roi a promis tout ce qu’il pouvoit promettre.

Charles II se trouva-t-il bien d’avoir adhéré aux propositions des Ecossois ? On lui disoit , comme on a dit à Louis XVIII : « Il faut s’accommoder au temps ; il faut plier : C’est une folie de sacrifier une couronne pour sauver la hiérarchie. » Il le crut, et il fit très-mal. Le roi de France est plus sage : comment les François s’obstinent-ils à ne pas lui rendre justice ?

Si ce prince avoit fait la folie de proposer aux François une nouvelle constitution, c’est alors qu’on auroit pu l’accuser de donner dans un vague perfide ; car dans le fait il n’auroit rien dit : s’il avoit proposé son propre ouvrage, il n’y auroit eu qu’un cri contre lui, et ce cri eût été fondé. De quel droit, en effet, se seroit-il fait obéir, dès qu’il abandonnoit les lois antiques ? L’arbitraire n’est-il pas un domaine commun, auquel tout le monde a un droit égal ? Il n’y a pas de jeune homme en France qui n’eût montré les défauts du nouvel ouvrage et proposé des corrections. Qu’on examine bien la chose, et l’on verra que le Roi, dès qu’il auroit abandonné l’ancienne constitution, n’avoit plus qu’une chose à dire : Je ferai ce qu’on voudra. C’est à cette phrase indécente et absurde que se seroient réduits les plus beaux discours du Roi, traduits en langage clair. Y pense-t-on sérieusement, lorsqu’on blâme le Roi de n’avoir pas proposé aux François une nouvelle révolution ? Depuis que l’insurrection a commencé les malheurs épouvantables de sa famille, il a vu trois constitutions, acceptées, jurées, consacrées solennellement. Les deux premières n’ont duré qu’un instant, et la troisième n’existe que de nom. Le Roi devoit-il en proposer cinq ou six à ses sujets pour leur laisser le choix ? Certes ! les trois essais leur coûtent assez cher, pour que nul homme sensé ne s’avisât de leur en proposer un autre. Mais cette nouvelle proposition, qui seroit une folie de la part d’un particulier, seroit de la part du Roi, une folie et un forfait.

De quelque manière qu’il s’y fut pris, le Roi ne pouvoit contenter tout le monde. Il y avoit des inconvéniens à ne publier aucune déclaration ; il y en avoit à la publier telle qu’il l’a faite ; il y en avoit à la faire autrement. Dans le doute, il a bien fait de s’en tenir aux principes, et de ne choquer que les passions et les préjugés, en disant que la constitution françoise seroit pour lui l'arche d’alliance. Si les François examinent de sang-froid cette déclaration, je suis fort trompé s’ils n’y trouvent de quoi respecter le Roi. Dans les circonstances terribles où il s’est trouvé, rien n’étoit plus séduisant que la tentation de transiger avec les principes pour reconquérir le Trône. Tant de gens ont dit et tant de gens croyoient, que le Roi se perdoit en s’obstinant aux vieilles idées ! Il paroissoit si naturel d’écouter des propositions d’accommodement ! il étoit surtout si aisé d’accéder à ces propositions, en conservant l’arrière-pensée de revenir à l'ancienne prérogative, sans manquer à la loyauté, et en s’appuyant uniquement sur la force des choses, qu’il y a beaucoup de franchise, beaucoup de noblesse, beaucoup de courage à dire aux François : « Je ne puis vous rendre heureux ; je ne puis, je ne dois régner que par la constitution : je ne toucherai point à l'arche du Seigneur ; j’attends que vous reveniez à la raison ; j'attends que vous ayez conçu cette vérité si simple, si évidente, et que vous vous obstinez cependant à repousser ; c’est-à-dire, qu’avec la même constitution, je puis vous donner un régime tout différent. »

Oh ! que le Roi s’est montré sage, lorsqu’en disant aux François : Que leur antique et sage constitution étoit pour lui l'arche sainte, et qu’il lui étoit défendu d’y porter une main téméraire. Il ajoute cependant : Qu’il veut lui rendre toute sa pureté que le temps avoit corrompue, et toute sa vigueur que le temps avoit affaiblie. Encore une fois, ces mots sont inspirés ; car on y lit clairement ce qui est au pouvoir de l’homme, séparé de ce qui n’appartient qu’à Dieu. Il n’y a pas dans cette déclaration, trop peu méditée, un seul mot qui ne doive recommander le Roi aux François.

Il seroit à désirer que cette nation impétueuse, qui ne sait revenir à la vérité qu’après avoir épuisé l’erreur, voulût enfin apercevoir une vérité bien palpable ; c’est qu’elle est dupe et victime d’un petit nombre d’hommes qui se placent entre elle et son légitime souverain, dont elle ne peut attendre que des bienfaits. Mettons les choses au pis. Le Roi laissera tomber le glaive de la justice sur quelques parricides ; il punira par des humiliations quelques nobles qui ont déplu : eh ! que t’importe, à toi, bon laboureur, artisan laborieux, citoyen paisible, qui que tu sois, à qui le ciel a donné l’obscurité et le bonheur ? Songe donc que tu formes, avec tes semblables, presque toute la Nation ; et que le peuple entier ne souffre tous les maux de l’anarchie que parce qu’une poignée de misérables lui fait peur de son Roi dont elle a peur.

Jamais peuple n’aura laissé échapper une plus belle occasion, s’il continue à rejeter son Roi, puisqu’il s’expose à être dominé par force, au lieu de couronner lui-même son souverain légitime. Quel mérite il auroit auprès de ce prince ! par quels efforts de zèle et d’amour le Roi tâcheroit de récompenser la fidélité de son peuple ! Toujours le vœu national seroit devant ses yeux pour l'animer aux grandes entreprises, aux travaux obstinés que la régénération de la France exige de son chef, et tous les momens de sa vie seroient consacrés au bonheur des François.

Mais s’ils s’obstinent à repousser leur Roi, savent-ils quel sera leur sort ? Les François sont aujourd’hui assez mûris par le malheur pour entendre une vérité dure ; c’est qu’au milieu des accès de leur liberté fanatique, l’observateur froid est souvent tenté de s’écrier, comme Tibère : O homines ad servitutem natos ! Il y a, comme on sait, plusieurs espèces de courage, et sûrement le François ne les possède pas toutes. Intrépide devant l’ennemi, il ne l’est pas devant l'autorité, même la plus injuste. Rien n’égale la patience de ce peuple qui se dit libre. En cinq ans, on lui a fait accepter trois constitutions et le gouvernement révolutionnaire. Les tyrans se succèdent, et toujours le peuple obéit. Jamais ou n’a vu réussir un seul de ses efforts pour se tirer de sa nullité. Ses maîtres sont allés jusqu’à le foudroyer en se moquant de lui. Ils lui ont dit : Vous croyez ne pas vouloir cette loi, mais soyez sûrs que vous la voulez. Si vous osez la refuser, nous tirerons sur vous à mitraille pour vous punir de ne vouloir pas ce que vous voulez. — Et ils l’ont fait.

Il n’a tenu à rien que la nation françoise ne soit encore sous le joug affreux de Robespierre. Certes ! elle peut bien se féliciter, mais non se glorifier d’avoir échappé à cette tyrannie ; et je ne sais si les jours de sa servitude furent plus honteux pour elle que celui de son affranchissement.

L’histoire du neuf Thermidor n'est pas longue : Quelques scélérats firent périr quelques scélérats.

Sans cette brouillerie de famille, les François gémiroient encore sous le sceptre du comité de salut public.

Et qui sait encore à quoi ils sont réservés ? Ils ont donné de telles preuves de patience, qu’il n’est aucun genre de dégradation qu’ils ne puissent craindre. Grande leçon, je ne dis pas pour le peuple françois qui, plus que tous les peuples du monde, acceptera toujours ses maîtres et ne les choisira jamais, mais pour le petit nombre de bons François que les circonstances rendront influens, de ne rien négliger pour arracher la nation à ces fluctuations avilissantes, en la jetant dans les bras de son Roi. Il est homme sans doute, mais a-t-elle donc l’espérance d’être gouvernée par un ange ? Il est homme, mais aujourd’hui on est sûr qu’il le sait, et c’est beaucoup. Si le vœu des François le replaçoit sur le Trône de ses pères, il épouseroit sa nation, qui trouveroit tout en lui ; bonté, justice, amour, reconnoissance, et des talens incontestables, mûris à l’école sévère du malheur[12] .

Les François ont paru faire peu d’attention aux paroles de paix qu’il leur a adressées. Ils n’ont pas loué sa déclaration, ils l’ont critiquée même, et probablement ils l’ont oubliée ; mais un jour ils lui rendront justice : un jour la postérité nommera cette pièce comme un modèle de sagesse, de franchise et de style royal.

Le devoir de tout bon François, en ce moment, est de travailler sans relâche à diriger l’opinion publique en faveur du Roi, et de présenter tous ses actes quelconques sous un aspect favorable. C’est ici que les royalistes doivent s’examiner avec la dernière sévérité, et ne se faire aucune illusion. Je ne suis pas François, j’ignore toutes les intrigues, je ne connois personne. Mais je suppose qu’un royaliste françois dise. : « Je suis prêt à verser mon sang pour le Roi : cependant, sans déroger à la fidélité que je lui dois, je ne puis m’empêcher de blâmer, etc. » Je réponds à cet homme ce que sa conscience lui dira sans doute plus haut que moi : Vous mentez au monde et à vous-même ; si vous étiez capable de sacrifier votre vie au Roi, vous lui sacrifieriez vos préjugés. D’ailleurs, il n’a pas besoin de votre vie, mais bien de votre prudence, de votre zèle mesuré, de votre dévouement passif, de votre indulgence même (pour faire toutes les suppositions) ; gardez votre vie dont il n’a que faire dans ce moment, et rendez-lui les services dont il a besoin : croyez-vous que les plus héroïques soient ceux qui retentissent dans les gazettes ? Les plus obscurs au contraire peuvent être les plus efficaces et les plus sublimes. Il ne s’agit point ici des intérêts de votre orgueil ; contentez votre conscience et celui qui vous Va donnée.

Comme ces fils qu’un enfant romproit en se jouant, formeront cependant par leur réunion le câble qui doit supporter l’ancre d’un vaisseau de haut-bord, une foule de critiques insignifiantes peuvent créer une armée formidable. Combien ne peut-on pas rendre de services au roi de France, en combattant ces préjugés qui s’établissent on ne sait comment, et qui durent on ne sait pourquoi ! Des hommes qui croient avoir l’âge de raison, n’ont-ils pas reproché au Roi son inaction ? D’autres ne Font-ils pas comparé fièrement à Henri IV, en observant que, pour conquérir sa couronne, ce grand Prince put bien trouver d’autres armes que des intrigues et des déclarations ? Mais, puisqu’on est en train d’avoir de l’esprit, pourquoi ne reproche-t-on pas au Roi de n’avoir pas conquis l’Allemagne et l’Italie comme Charlemagne, pour y vivre noblement, en attendant que les François veuillent bien entendre raison ?

Quant au parti plus ou moins nombreux qui jette les hauts cris contre la Monarchie et le Monarque, tout n’est pas haine, à beaucoup près, dans le sentiment qui l’anime, et il semble que ce sentiment composé vaut la peine d’être analysé.

Il n’y a pas d’homme d’esprit en France qui ne se méprise plus oh moins. L’ignominie nationale pèse sur tous les cœurs (car jamais peuple ne fut méprisé par des maîtres plus méprisables) ; on a donc besoin de se consoler, et les bons citoyens le font à leur manière. Mais l’homme vil et corrompu, étranger à toutes les idées élevées, se venge de son abjection passée et présente, en contemplant avec cette volupté ineffable qui n’est connue que de la bassesse , le spectacle de la grandeur humiliée. Pour se relever à ses propres yeux, il les tourne sur le roi de France, et il est content de sa taille en se comparant à ce colosse renversé. Insensiblement, par un tour de force de son imagination déréglée, il parvient à regarder cette grande chute comme son ouvragé ; il s’investit à lui seul de toute la puissance de la république ; il apostrophe le Roi ; il l’appelle fièrement un prétendu Louis XVIII ; et décochant sur la Monarchie ses feuilles furibondes, s’il parvient à faire peur à quelques chouans, il s’élève comme un des héros de la. Fontaine : Je suis donc un foudre de guerre.

Il faut aussi tenir compte de la peur qui hurle contre le Roi, de peur que son retour ne fasse tirer un coup de fusil de plus.

Peuple françois, ne te laisse point séduire par les sophismes de l’intérêt particulier, de la vanité ou de la poltronnerie. N’écoute plus les raisonneurs : on ne raisonne que. trop en France, et le raisonnement en bannit la raison. Livre-toi sans crainte et sans réserve à l’instinct infaillible de ta conscience. Veux-tu te relever à tes propres» yeux ? Veux-tu acquérir le droit de t’estimer ? veux-tu faire un acte de souverain ?… Rappelle ton Souverain.

Parfaitement étranger à la France, que je n’ai jamais vue, et ne pouvant rien attendre de son Roi, que je ne connaîtrai jamais, si j’avance des erreurs, les François peuvent au moins les lire sans colère, comme des erreurs entièrement désintéressées.

Mais que sommes-nous, foibles et aveugles humains ! et qu’est-ce que cette lumière tremblotante que nous appelons Raison ? Quand nous avons réuni toutes les probabilités, interrogé l’histoire, discuté tous les doutes et tous les intérêts, nous pouvons encore n’embrasser qu’une nue trompeuse au lieu de la vérité. Quel décret a-t-il prononcé ce grand Être devant qui il n’y a rien de grand ; quels décrets a-t*il prononcés sur le Roi, sur sa dynastie, sur sa famille, sur la France et sur l’Europe ? Où, et quand finira l’ébranlement, et par combien de malheurs devons-nous encore acheter la tranquillité ? Est-ce pour détruire qu’il a renversé, ou bien ses rigueurs sont-elles sans retour ? Hélas ! un nuage sombre couvre l’avenir, et nul œil ne peut percer ces ténèbres. Cependant, tout annonce que l’ordre de choses établi en France ne peut durer, et que l’invincible nature doit ramener la Monarchie. Soit donc que nos vœux s’accomplissent, soit que l’inexorable Providence en ait décidé autrement, il est curieux et même utile de rechercher, en ne perdant jamais de vue l’histoire et la nature de l’homme, comment s’opèrent ces grands changemens, et quel rôle pourra jouer la multitude dans un événement dont la date seule paroît douteuse.


CHAPITRE IX.

Comment se fera la contre-révolution,
si elle arrive ?
.

En formant des hypothèses sur la contre-révolution, on commet trop souvent la faute de raisonner comme si cette contre-révolution devoit être et ne pouvoit être que le résultat d’une délibération populaire. Le peuple craint ; dit-on ; le peuple veut, le peuple ne consentira jamais ; il ne convient pas au peuple, etc. Quelle pitié ! le peuple n’est pour rien dans les révolutions, ou du moins il n’entre que comme instrument passif. Quatre ou cinq personnes, peut-être, donneront un roi à la France. Des lettres de Paris annonceront aux provinces que la France a un roi, et les provinces crieront : vive le Roi ! À Paris même, tous les habitans, moins une vingtaine, peut-être, apprendront, en s’éveillant, qu’ils ont un roi. Est-il possible, s’écrieront-ils, voilà qui est d’une qu’elle ne la possède qu’au nom du Rùi. qu’on a dépêché un courrier au Souverain, qui est attendu incessamment y et que de toutes parts on arbore la cocarde blanche. La renommée s’empare de ces nouvelles, et les charge de mille circonstances imposantes. Que fera-t-on ? Pour donner plus beau jeu à la République, je lui accorde la majorité, et même un corps de troupes républicaines. Ces troupes prendront, peut-être, dans le premier moment, une attitude mutine ; mais ce jour-là même elles voudront dîner, et commenceront à se détacher de la puissance qui ne paie plus. Chaque officier qui ne jouit d’aucune considération, et qui le sent très-bien, quoi qu’on en dise, voit tout aussi clairement, que le premier qui criera : vive le Roi sera un grand personnage : l’amour-propre lui dessine, d’un crayon séduisant, l’image d’un général des armées de Sa Majesté Très Chrétienne, brillant de signes honorifiques, et regardant du haut de sa grandeur ces hommes qui le mandoient naguères à la barre de la municipalité. Ces idées sont si simples, si naturelles, qu’elles ne peuvent échapper à personne : chaque officier le sent ; d’où il suit qu’ils sont tous suspects

  1. Burger ; verbum humile apud nos et ignobile. J. A. Ernesti, in Dedicat. Opp. Ciceronis, pag. 79.
  2. Rousseau a fait une note absurde sur ce mot de citoyen, dans son Contrat Social, liv. I, chap. VI. Il accuse, sans se gêner, un très-savant homme d’avoir fait sur ce point une lourde bévue ; et il fait, lui Jean-Jacques, une lourde bévue à chaque ligne ; il montre une égale ignorance en fait de langues, de métaphysique et d’histoire.
  3. Développement des principes fondamentaux de la Monarchie françoise, 1795, in-8o.
  4. Si l’on examine bien attentivement cette intervention de la Nation, on trouvera moins qu’une puissance co-législatrice, et plus qu’un simple consentement. C’est un exemple de ces choses qu’il faut laisser dans une certaine obscurité, et qui ne peuvent être soumises à des règlemens humains : c’est la partie la plus divine des constitutions, s’il est permis de s’exprimer ainsi. On dit souvent : il n’y a qu’à faire une loi pour savoir à quoi s’en tenir. Pas toujours ; il y a des cas réservés.
  5. Etoit-on bien dans la question, en déclamant si fort contre la vénalité des charges de magistrature ? La vénalité ne devoit être considérée que comme un moyen d’hérédité ; et le problème se réduit à savoir si, dans un pays tel que la France, ou telle qu’elle étoit depuis deux ou trois siècles, la justice pouvoit être administrée mieux que par des magistrats héréditaires ? La question est très-diffîcile à résoudre ; l'énumération des inconvéniens est un argument trompeur. Ce qu’il y a de mauvais dans une constitution, ce qui doit même la détruire, en fait cependant portion comme ce qu’elle a de meilleur. Je renvoie au passage de Cicéron : Nimia potestas est tribunorum, quis negat, etc. De leg. III. l0.
  6. Disc. sopr. Tit.-Liv. , lib. I, cap. LVIII.
  7. Je voudrois bien le connoître.
  8. Disc. I, XVI.
  9. All the human governemens, particulary those of mixed frame, are in continuai fluctuation. Hume, Hist. d'Angl., Charles I, ch. L.
  10. Un homme dont je considère également la personne et les opinions *, et qui n’est pas de mon avis sur l’ancienne Constitution françoise, a pris la peine de me développer une partie de ses idées dans une lettre intéressante, dont je le remercie infiniment. Il m’objecte entre autres choses, que le livre des Magistrats françois, cité dans ce chapitre, eût été brûlé sous le règne de Louis XIV et de Louis XV, comme attentoire aux lois fondamentales de la Monarchie et aux droits du Monarque. — Je le crois : comme le livre de M. Delolme eût été brûlé à Londres (peut-être avec l’auteur), sous le règne de Henri VIII ou de sa rude fille. Lorsqu’on a pris son parti sur les grandes questions, avec pleine connoissance de cause, on change rarement d’avis. Je me défie cependant de mes préjugés autant que je le dois ; mais je suis sûr de ma bonne foi. On voudra bien observer que je n’ai cité dans ce chapitre aucune autorité contemporaine, de crainte que les plus respectables ne parussent suspectes. Quant aux Magistrats auteurs du Développement dés principes fondamentaux, etc., si je me suis servi de leur ouvrage, c’est que je n’aime point faire ce qui est fait, et que ces Messieurs n’ayant cité que des monumens, c’étoit précisément ce qu’il me falloit.
    • Feu M. Mallet-Dupan.
  11. Tit.-Liv., XXXIV. 49.
  12. Je renvoie au chapitre X l’article intéressant de l'amnistie.