Considérations sur la France/Chapitre premier

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CONSIDÉRATIONS


SUR


LA FRANCE




CHAPITRE PREMIER

Des Révolutions.


Nous sommes tous attachés au trône de l’Être Suprême par une chaîne souple, qui nous retient sans nous asservir.

Ce qu’il y a de plus admirable dans l’ordre universel des choses, c’est l’action des êtres libres sous la main divine. Librement esclaves, ils opèrent tout à la fois volontairement et nécessairement : ils font réellement ce qu’ils veulent, mais sans pouvoir déranger les plans généraux. Chacun de ces êtres occupe le centre d’une sphère d’activité, dont le diamètre varie au gré de l’éternel géomètre, qui sait étendre, restreindre, arrêter ou diriger la volonté, sans altérer sa nature.

Dans les ouvrages de l’homme, tout est pauvre comme l’auteur ; les vues sont restreintes, les moyens roides, les ressorts inflexibles, les mouvements pénibles, et les résultats monotones. Dans les ouvrages divins, les richesses de l’infini se montrent à découvert jusque dans le moindre élément : sa puissance opère en se jouant : dans ses mains tout est souple, rien ne lui résiste ; pour elle tout est moyen, même l’obstacle : et les irrégularités produites par l’opération des agents libres, viennent se ranger dans l’ordre général.

Si l’on imagine une montre, dont tous les ressorts varieroient continuellement de force, de poids, de dimension, de forme et de position, et qui montreroit cependant l’heure invariablement, on se formera quelque idée de l’action des êtres libres relativement aux plans du Créateur.

Dans le monde politique et moral, comme dans le monde physique, il y a un ordre commun, et il y a des exceptions à cet ordre. Communément nous voyons une suite d’effets produits par les mêmes causes ; mais à certaines époques, nous voyons des actions suspendues, des causes paralysées et des effets nouveaux.

Le miracle est un effet produit par une cause divine ou sur-humaine, qui suspend ou contredit une cause ordinaire. Que dans le cœur de l’hiver un homme commande à un arbre, devant mille témoins, de se couvrir subitement de feuilles et de fruits, et que l’arbre obéisse, tout le monde criera au miracle et s’inclinera devant le thaumaturge. Mais la révolution françoise, et tout ce qui se passe en Europe dans ce moment est tout aussi merveilleux, dans son genre, que la fructification instantanée d’un arbre au mois de janvier : cependant les hommes, au lieu d’admirer, regardent ailleurs ou déraisonnent.

Dans l’ordre physique, où l’homme n’entre point comme cause, il veut bien admirer ce qu’il ne comprend pas ; mais dans la sphère de son activité, où il sent qu’il est cause libre, son orgueil le porte aisément à voir le désordre partout où son action est suspendue ou dérangée.

Certaines mesures qui sont au pouvoir de l’homme, produisent régulièrement certains effets dans le cours ordinaire des choses ; s’il manque son but, il sait pourquoi, ou croit le savoir ; il connoît les obstacles, il les apprécie, et rien ne l’étonne.

Mais dans les temps de révolutions, la chaîne qui lie l’homme se raccourcit brusquement, son action diminue, et ses moyens le trompent. Alors entraîné par une force inconnue, il se dépite contre elle, et au lieu de baiser la main qui le serre, il la méconnoît ou l’insulte.

Je n’y comprends rien, c’est le grand mot du jour. Ce mot est très-sensé, s’il nous ramène à la cause première qui donne dans ce moment un si grand spectacle aux hommes : c’est une sottise, s’il n’exprime qu’un dépit ou un abattement stérile.

« Comment donc (s’écrie-t-on de tous côtés) ? les hommes les plus coupables de l’univers triomphent de l’univers ! Un régicide affreux a tout le succès que pouvaient en attendre ceux qui l’ont commis ! La monarchie est engourdie dans toute l’Europe ! Ses ennemis trouvent des alliés jusque sur les trônes ! Tout réussit aux méchans ! les projets les plus gigantesques s’exécutent de leur part sans difficulté, tandis que le bon parti est malheureux et ridicule dans tout ce qu’il entreprend ! L’opinion poursuit la fidélité dans toute l’Europe ! Les premiers hommes d’État se trompent invariablement ! les plus grands généraux sont humiliés ! etc. »

Sans doute, car la première condition d’une révolution décrétée, c’est que tout ce qui pouvoit la prévenir n’existe pas, et que rien ne réussisse à ceux qui veulent l’empêcher. Mais jamais l’ordre n’est plus visible, jamais la Providence n’est plus palpable, que lorsque l’action supérieure se substitue à celle de l’homme et agit toute seule : c’est ce que nous voyons dans ce moment.

Ce qu’il y a de plus frappant dans la révolution françoise, c’est cette force entraînante qui courbe tous les obstacles. Son tourbillon emporte comme une paille légère tout ce que la force humaine a su lui opposer : personne n’a contrarié sa marche impunément. La pureté des motifs a pu illustrer l’obstacle, mais c’est tout ; et cette force jalouse, marchant invariablement à son but, rejette également Charette, Dumouriez et Drouet.

On a remarqué, avec grande raison, que la révolution françoise mène les hommes plus que les hommes ne la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse ; et quoiqu’on puisse l’appliquer plus ou moins à toutes les grandes révolutions, cependant elle n’a jamais été plus frappante qu’à cette époque.

Les scélérats mêmes qui paroissent conduire la révolution, n’y entrent que comme de simples instrumens ; et dès qu’ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement. Ceux qui ont établi la république, l’ont fait sans le vouloir et sans savoir ce qu’ils faisoient ; ils y ont été conduits par les événements : un projet antérieur n’auroit pas réussi.

Jamais Robespierre, Collot ou Barère, ne pensèrent à établir le gouvernement révolutionnaire et le régime de la terreur ; ils y furent conduits insensiblement par les circonstances, et jamais on ne reverra rien de pareil. Ces hommes, excessivement médiocres, exercèrent sur une nation coupable le plus affreux despotisme dont l’histoire fasse mention, et sûrement ils étoient les hommes du royaume les plus étonnés de leur puissance.

Mais au moment même où ces tyrans détestables eurent comblé la mesure de crimes nécessaire à cette phase de la révolution, un souffle les renversa. Ce pouvoir gigantesque qui faisoit trembler la France et l’Europe ne tint pas contre la première attaque ; et comme il ne devoit y avoir rien de grand, rien d’auguste dans une révolution toute criminelle, la Providence voulut que le premier coup fût porté par des septembriseurs, afin que la justice même fût infâme[1].

Souvent on s’est étonné que des hommes plus que médiocres aient mieux jugé la révolution françoise que des hommes du premier talent ; qu’ils y aient cru fortement, lorsque des politiques consommés n’y croyoient point encore. C’est que cette persuasion étoit une des pièces de la révolution, qui ne pouvoit réussir que par l’étendue et l’énergie de l’esprit révolutionnaire, ou, s’il est permis de s’exprimer ainsi, par la foi à la révolution. Ainsi, des hommes sans génie et sans connoissances, ont fort bien conduit ce qu’ils appeloient le char révolutionnaire ; ils ont tout osé sans crainte de la contre-révolution ; ils ont toujours marché en avant, sans regarder derrière eux ; et tout leur a réussi, parce qu’ils n’étoient que les instrumens d’une force qui en savoit plus qu’eux. Ils n’ont pas fait de fautes dans leur carrière révolutionnaire, par la raison que le flûteur de Vaucanson ne fit jamais de notes fausses.

Le torrent révolutionnaire a pris successivement différentes directions ; et les hommes les plus marquants dans la révolution n’ont acquis l’espèce de puissance et de célébrité qui pouvoit leur appartenir, qu’en suivant le cours du moment : dès qu’ils ont voulu le contrarier, ou seulement s’en écarter en s’isolant, en travaillant trop pour eux, ils ont disparu de la scène.

Voyez ce Mirabeau qui a tant marqué dans la révolution : au fond, c’étoit le roi de la halle. Par les crimes il a faits, et par ses livres qu’il a fait faire, il a secondé le mouvement populaire : il se mettoit à la suite d’une masse déjà mise en mouvement, et la poussoit dans le sens déterminé ; son pouvoir ne s’étendit jamais plus loin : il partageoit avec un autre héros de la révolution le pouvoir d’agiter la multitude, sans avoir celui de la dominer, ce qui forme le véritable cachet de la médiocrité dans les troubles politiques. Des factieux moins brillans, et en effet plus habiles et plus puissans que lui, se servoient de son influence pour leur profit. Il tonnoit à la tribune, et il étoit leur dupe. Il disoit en mourant, que s’il avoit vécu, il auroit rassemblé les pièces éparses de la Monarchie ; et lorsqu’il avoit voulu, dans le moment de sa plus grande influence, viser seulement au ministère, ses subalternes l’avoient repoussé comme un enfant.

Enfin, plus on examine les personnages en apparence les plus actifs de la révolution, et plus on trouve en eux quelque chose de passif et de mécanique. On ne sauroit trop le répéter, ce ne sont point les hommes qui mènent la révolution, c’est la révolution qui emploie les hommes. On dit fort bien, quand on dit qu’elle va toute seule. Cette phrase signifie que jamais la Divinité ne s’étoit montrée d’une manière si claire dans aucun événement humain. Si elle emploie les instrumens les plus vils, c’est qu’elle punit pour régénérer.

  1. Par la même raison, l’honneur est déshonoré. Un journal (le Républicain) a dit avec beaucoup d’esprit et de justesse : « Je comprends fort bien comment on peut dépanthéoniser Marat, mais je ne concevrai jamais comment on pourra démaratiser le Panthéon. » On s’est plaint de voir le corps de Turenne, oublié dans le coin d’un muséum, à côté du squelette d’un animal : quelle imprudence ! il y en avoit assez pour faire naître l’idée de jeter au Panthéon ces restes vénérables.