Considérations sur la France/Chapitre II

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CHAPITRE II.

Conjectures sur les voies de la Providence dans la Révolution françoise.


Chaque Nation, comme chaque individu, a reçu une mission qu’elle doit remplir. La France exerce sur l’Europe une véritable magistrature, qu’il seroit inutile de contester, dont elle a abusé de la manière la plus coupable. Elle étoit surtout à la tête du système religieux, et ce n’est pas sans raison que son Roi s’appeloit très-chrétien : Bossuet n’a rien dit de trop sur ce point. Or, comme elle s’est servie de son influence pour contredire sa vocation et démoraliser l’Europe, il ne faut pas être étonné qu’elle y soit ramenée par des moyens terribles.

Depuis long-temps on n’avoit vu une punition aussi effrayante, infligée à un aussi grand nombre de coupables. Il y a des innocens, sans doute, parmi les malheureux, mais il y en a bien moins qu’on ne l’imagine communément.

Tous ceux qui ont travaillé à affranchir le peuple de sa croyance religieuse ; tous ceux qui ont opposé des sophismes métaphysiques aux lois de la propriété ; tous ceux qui ont dit : Frappez, pourvu que nous y gagnions ; tous ceux qui ont touché aux lois fondamentales de l’État ; tous ceux qui ont conseillé, approuvé, favorisé les mesures violentes employées contre le Roi, etc. ; tous ceux-là ont voulu la révolution, et tous ceux qui l’ont voulue en ont été très-justement les victimes, même suivant nos vues bornées.

On gémit de voir des savans illustres tomber sous la hache de Robespierre. On ne sauroit humainement les regretter trop ; mais la justice divine n’a pas le moindre respect pour les géomètres ou les physiciens. Trop de savans François furent les principaux auteurs de la révolution ; trop de savans François l’aimèrent et la favorisèrent, tant qu’elle n’abattit, comme le bâton de Tarquin, que les têtes dominantes. Ils disoient comme tant d’autres : Il est impossible qu’une grande révolution s’opère sans amener des malheurs. Mais lorsqu’un philosophe se console de ces malheurs en vue des résultats ; lorsqu’il dit dans son cœur : Passe pour cent mille meurtres, pourvu que nous soyons libres ; si la Providence lui répond : J’accepte ton approbation, mais tu feras nombre, où est l’injustice ? Jugerions-nous autrement dans nos tribunaux ?

Les détails seroient odieux ; mais qu’il est peu de François, parmi ceux qu’on appelle victimes innocentes de la révolution, à qui leur conscience n’ait pu dire :

Alors, de vos erreurs voyant les tristes fruits,
Reconnoissez les coups que vous avez conduits.

Nos idées sur le bien et le mal, sur l’innocent et le coupable, sont trop souvent altérées par nos préjugés. Nous déclarons coupables et infâmes deux hommes qui se battent avec un fer long de trois pouces ; mais si le fer a trois pieds, le combat devient honorable. Nous flétrissons celui qui vole un centime dans la poche de son ami ; s’il ne lui prend que sa femme, ce n’est rien. Tous les crimes brillans, qui supposent un développement de qualités grandes ou aimables ; tous ceux surtout qui sont honorés par le succès, nous les pardonnons, si même nous n’en faisons pas des vertus ; tandis que les qualités brillantes qui environnent le coupable, le noircissent aux yeux de la véritable justice, pour qui le plus grand crime est l’abus de ses dons.

Chaque homme a certains devoirs à remplir, et l’étendue de ces devoirs est relative à sa position civile et à l’étendue de ses moyens. Il s’en faut de beaucoup que la même action soit également criminelle de la part de deux hommes donnés. Pour ne pas sortir de notre objet, tel acte qui ne fut qu’une erreur ou un trait de folie de la part d’un homme obscur, revêtu brusquement d’un pouvoir illimité, pouvoit être un forfait de la part d’un évêque ou d’un duc et pair.

Enfin, il est des actions excusables, louables même suivant les vues humaines, et qui sont dans le fond infiniment criminelles. Si l’on nous dit, par exemple : J’ai embrassé de bonne foi la révolution françoise, par un amour pur de liberté et de ma patrie ; j’ai cru en mon âme et conscience, qu’elle amèneroit la réforme des abus et le bonheur public ; nous n’avons rien à répondre. Mais l’œil, pour qui tous les cœurs sont diaphanes, voit la fibre coupable ; il découvre, dans une brouillerie ridicule, dans un petit froissement de l’orgueil, dans une passion basse ou criminelle, le premier mobile de ces résolutions qu’on voudroit illustrer aux yeux des hommes ; et pour lui le mensonge de l’hypocrisie greffée sur la trahison est un crime de plus. Mais parlons de la Nation en général.

Un des plus grands crimes qu’on puisse commettre, c’est sans doute l’attentat contre la souveraineté, nul n’ayant des suites plus terribles. Si la souveraineté réside sur une tête, et que cette tête tombe victime de l’attentat, le crime augmente d’atrocité. Mais si ce Souverain n’a mérité son sort par aucun crime ; si ses vertus même ont armé contre lui la main des coupables, le crime n’a plus de nom. À ces traits on reconnoît la mort de Louis XVI ; mais ce qu’il est important de remarquer, c’est que jamais un plus grand crime n’eut plus de complices. La mort de Charles Ier en eut bien moins, et cependant il étoit possible de lui faire des reproches que Louis XVI ne mérita point. Cependant on lui donna des preuves de l’intérêt le plus tendre et le plus courageux ; le bourreau même, qui ne faisoit qu’obéir, n’osa pas se faire connoître. En France, Louis XVI marcha à la mort au milieu de 60,000 hommes armés, qui n’eurent pas un coup de fusil pour Santerre : pas une voix ne s’éleva pour l’infortuné Monarque, et les provinces furent aussi muettes que la capitale. On se seroit exposé, disoit-on. François ! si vous trouvez cette raison bonne, ne parlez pas tant de votre courage, ou convenez que vous l’employez bien mal.

L’indifférence de l’armée ne fut pas moins remarquable. Elle servit les bourreaux de Louis XVI bien mieux qu’elle ne l’avoit servi lui-même, car elle l’avoit trahi. On ne vit pas de sa part le plus léger témoignage de mécontentement. Enfin, jamais un plus grand crime n’appartint (à la vérité avec une foule de gradations) à un plus grand nombre de coupables.

Il faut encore faire une observation importante ; c’est que tout attentat commis contre la souveraineté, au nom de la Nation, est toujours plus ou moins un crime national ; car c’est toujours plus ou moins la faute de la Nation, si un nombre quelconque de factieux s’est mis en état de commettre le crime en son nom. Ainsi, tous les François, sans doute, n’ont pas voulu la mort de Louis XVI ; mais l’immense majorité du peuple a voulu, pendant plus de deux ans, toutes les folies, toutes les injustices, tous les attentats qui amenèrent la catastrophe du 21 janvier.

Or, tous les crimes nationaux contre la souveraineté sont punis sans délai et d’une manière terrible ; c’est une loi qui n’a jamais souffert d’exception. Peu de jours après l’exécution de Louis XVI, quelqu’un écrivoit dans le Mercure universel : Peut-être il n’eût pas fallu en venir là ; mais puisque nos législateurs ont pris l’événement sur leur responsabilité, rallions-nous autour d’eux : éteignons toutes les haines, et qu’il n’en soit plus question. Fort bien : il eût fallu peut-être ne pas assassiner le Roi ; mais puisque la chose est faite, n’en parlons plus, et soyons tous bons amis. Ô démence ! Shakespeare en savait un peu plus, lorsqu’il disoit: La vie de tout individu est précieuse pour lui ; mais la vie de qui dépendent tant de vies, celle des souverains, est précieuse pour tous. Un crime fait-il disparoître la majesté royale ? à la place qu’elle occupoit, il se forme un gouffre effroyable, et tout ce qui l’environne s’y précipite[1]. Chaque goutte du sang de Louis XVI en coûtera des torrents à la France ; quatre millions de François, peut-être, paieront de leurs têtes le grand crime national d’une insurrection anti-religieuse et anti-sociale, couronnée par un régicide.

Où sont les premières gardes nationales, les premiers soldats, les premiers généraux, qui prêtèrent, serment à la Nation ? Où sont les chefs, les idoles de cette première assemblée si coupable, pour qui l’épithète de constituante sera une épigramme éternelle ? Où est Mirabeau ? où est Bailly, avec son beau jour ? où est Thouret qui inventa le mot exproprier ? où est Osselin, le rapporteur de la première loi qui proscrivit les émigrés ? On nommerait par milliers les instrumens actifs de la révolution, qui ont péri d’une mort violente.

C’est encore ici où nous pouvons admirer l'ordre dans le désordre ; car il demeure évident, pour peu qu’on y réfléchisse, que les grands coupables de la révolution ne pouvoient tomber que sous les coups de leurs complices. Si la force seule avoit opéré ce qu’on appelle la contre-révolution, et replacé le Roi sur le trône, il n’y auroit eu aucun moyen de faire justice. Le plus grand malheur qui pût arriver à un homme délicat, ce seroit d’avoir à juger l’assassin de son père, de son parent, de son ami, ou seulement l’usurpateur de ses biens. Or, c’est précisément ce qui seroit arrivé dans le cas d’une contre-révolution, telle qu’on l’entendoit ; car les juges supérieurs, par la nature seule des choses, auroient presque tous appartenu à la classe offensée ; et la justice, lors même qu’elle n’auroit fait que punir, auroit eu l’air de se venger. D’ailleurs, l’autorité légitime garde toujours une certaine modération dans la punition des crimes qui ont une multitude de complices. Quand elle envoie cinq ou six coupables à la mort pour le même crime, c’est un massacre : si elle passe certaines bornes, elle devient odieuse. Enfin, les grands crimes exigent malheureusement de grands supplices ; et, dans ce genre, il est aisé de passer les bornes, lorsqu’il s’agit de crimes de Lèse-Majesté, et que la flatterie se fait bourreau. L’humanité n’a point encore pardonné à l’ancienne législation françoise l’épouvantable supplice de Damiens[2]. Qu’auroient donc fait les magistrats françois de trois ou quatre cents Damiens, et de tous les monstres qui couvroient la France ? Le glaive sacré de la justice seroit-il donc tombé sans relâche comme la guillotine de Robespierre ? Auroit-on convoqué à Paris tous les bourreaux du Royaume et tous les chevaux de l’artillerie, pour écarteler des hommes ? Auroit-on fait dissoudre dans de vastes chaudières le plomb et la poix, pour en arroser des membres déchirés par des tenailles rougies ? D’ailleurs, comment caractériser les différents crimes ? comment graduer les supplices ? et surtout comment punir sans lois ? On auroit choisi, dira-t-on, quelques grands coupables, et tout le reste auroit obtenu grâce. C’est précisément ce que la Providence ne vouloit pas. Comme elle peut tout ce qu’elle veut, elle ignore ces grâces produites par l’impuissance de punir. Il falloit que la grande épuration s’accomplît, et que les yeux fussent frappés ; il falloit que le métal françois, dégagé de ses scories aigres et impures, parvînt plus net et plus malléable entre les mains du Roi futur. Sans doute, la Providence n’a pas besoin de punir dans le temps pour justicier ses voies ; mais, à cette époque, elle se met à notre portée, et punit comme un tribunal humain.

Il y a eu des nations condamnées à mort au pied de la lettre comme des individus coupables, et nous savons pourquoi[3]. S’il entroit dans les desseins de Dieu de nous révéler ses plans à l’égard de la révolution françoise, nous lirions le châtiment des François comme l’arrêt d’un parlement. — Mais que saurions-nous de plus ? Ce châtiment n’est-il pas visible ? N’avons-nous pas vu la France déshonorée par plus de cent mille meurtres ? le sol entier de ce beau Royaume couvert d’échafauds ? et cette malheureuse terre abreuvée du sang de ses enfans par les massacres judiciaires, tandis que des tyrans inhumains le prodiguoient au dehors pour le soutien d’une guerre cruelle, soutenue pour leur propre intérêt ? Jamais le despote le plus sanguinaire ne s’est joué de la vie des hommes avec tant d’insolence, et jamais peuple passif ne se présenta à la boucherie avec plus de complaisance. Le fer et le feu, le froid et la faim, les privations, les souffrances de toute espèce, rien ne le dégoûte de son supplice ; tout ce qui est dévoué doit accomplir son sort : on ne verra point de désobéissance, jusqu’à ce que le jugement soit accompli.

Et cependant dans cette guerre si cruelle, si désastreuse, que de points de vue intéressans ! et comme on passe tour à tour de la tristesse à l’admiration ! Transportons-nous à l’époque la plus terrible de la révolution ; supposons que, sous le gouvernement de l’infernal comité, l’armée, par une métamorphose subite, devienne tout à coup royaliste : supposons qu’elle convoque de son côté ses assemblées primaires, et qu’elle nomme librement les hommes les plus éclairés et les plus estimables, pour lui tracer la route qu’elle doit tenir dans cette occasion difficile : supposons, enfin, qu’un de ces élus de l’armée se lève, et dise :

« Braves et fidèles guerriers, il est des circonstances où toute la sagesse humaine se réduit à choisir entre différents maux. Il est dur, sans doute, de combattre pour le comité de salut public ; mais il y auroit quelque chose de plus fatal encore, ce seroit de tourner nos armes contre lui. À l’instant où l’armée se mêlera de la politique, l’État sera dissous ; et les ennemis de la France, profitant de ce moment de dissolution, la pénétreront et la diviseront. Ce n’est point pour ce moment que nous devons agir, mais pour la suite des temps : il s’agit surtout de maintenir l’intégrité de la France, et nous ne le pouvons qu’en combattant pour le gouvernement, quel qu’il soit ; car de cette manière la France, malgré ses déchirements intérieurs, conservera sa force militaire et son influence extérieure. À le bien prendre, ce n’est point pour le gouvernement que nous combattons, mais pour la France et pour le Roi futur, qui nous devra un Empire plus grand, peut-être, que ne le trouva la révolution. C’est donc un devoir pour nous de vaincre la répugnance qui nous fait balancer. Nos contemporains peut-être calomnieront notre conduite ; mais la postérité lui rendra justice. »

Cet homme auroit parlé en grand philosophe. Eh bien ! cette hypothèse chimérique, l’armée l’a réalisée, sans savoir ce qu’elle faisoit ; et la terreur d’un côté, l’immoralité et l’extravagance de l’autre, ont fait précisément ce qu’une sagesse consommée et presque prophétique auroit dicté à l’armée.

Qu’on y réfléchisse bien, on verra que le mouvement révolutionnaire une fois établi, la France et la Monarchie ne pouvoient être sauvées que par le jacobinisme.

Le Roi n’a jamais eu d’allié ; et c’est un fait assez évident, pour qu’il n’y ait aucune imprudence à l’énoncer, que la coalition en vouloit à l’intégrité de la France. Or, comment résister à la coalition ? Par quel moyen surnaturel briser l’effort de l’Europe conjurée ? Le génie infernal de Robespierre pouvoit seul opérer ce prodige. Le gouvernement révolutionnaire endurcissoit l’âme des François, en la trempant dans le sang ; il exaspéroit l’esprit des soldats, et doubloit leurs forces par un désespoir féroce et un mépris de la vie, qui tenoient de la rage. L’horreur des échafauds poussant le citoyen aux frontières, alimentoit la force extérieure, à mesure qu’elle anéantissoit jusqu’à la moindre résistance dans l’intérieur. Toutes les vies, toutes les richesses, tous les pouvoirs étoient dans les mains du pouvoir révolutionnaire ; et ce monstre de puissance, ivre de sang et de succès, phénomène épouvantable qu’on n’avoit jamais vu, et que sans doute on ne reverra jamais, étoit tout à la fois un châtiment épouvantable pour les François, et le seul moyen de sauver la France.

Que demandoient les royalistes, lorsqu’ils demandoient une contre-révolution telle qu’ils l’imaginoient, c’est-à-dire, faite brusquement et par la force ? Ils demandoient la conquête de la France ; ils demandoient donc sa division, l’anéantissement de son influence et l’avilissement de son Roi, c’est-à-dire, des massacres de trois siècles, peut-être ; suite infaillible d’une telle rupture d’équilibre. Mais nos neveux, qui s’embarrasseront très-peu de nos souffrances, et qui danseront sur nos tombeaux, riront de notre ignorance actuelle ; ils se consoleront aisément des excès que nous avons vus, et qui auront conservé l’intégrité du plus beau royaume après celui du Ciel[4].

Tous les monstres que la révolution a enfantés, n’ont travaillé, suivant les apparences, que pour la royauté. Par eux, l’éclat des victoires a forcé l’admiration de l’univers, et environné le nom françois d’une gloire dont les crimes de la révolution n’ont pu le dépouiller entièrement ; par eux, le Roi remontera sur le trône avec tout son éclat et toute sa puissance, peut-être même avec un surcroît de puissance. Et qui sait si, au lieu d’offrir misérablement quelques-unes de ses provinces pour obtenir le droit de régner sur les autres, il n’en rendra peut-être pas, avec la fierté du pouvoir qui donne ce qu’il peut retenir ? Certainement on a vu arriver des choses moins probables.

Cette même idée, que tout se fait pour l’avantage de la Monarchie françoise, me persuade que toute révolution royaliste est impossible avant la paix ; car le rétablissement de la Royauté détendroit subitement tous les ressorts de l’État. La magie noire qui opère dans ce moment, disparaîtroit comme un brouillard devant le soleil. La bonté, la clémence, la justice, toutes les vertus douces et paisibles, reparoîtroient tout à coup, et ramèneroient avec elles une certaine douceur générale dans les caractères, une certaine allégresse entièrement opposée à la sombre rigueur du pouvoir révolutionnaire. Plus de réquisitions, plus de vols palliés, plus de violences. Les généraux, précédés du drapeau blanc, appelleroient-ils révoltés les habitants des pays envahis, qui se défendroient légitimement ? et leur enjoindroient-ils de ne pas remuer, sous peine d’être fusillés comme rebelles ? Ces horreurs, très-utiles au Roi futur, ne pourroient cependant être employées par lui ; il n’auroit donc que des moyens humains. Il seroit au pair avec ses ennemis ; et qu’arriveroit-il dans ce moment de suspension qui accompagne nécessairement le passage d’un gouvernement à l’autre ? Je n’en sais rien. Je sens bien que les grandes conquêtes des François semblent mettre l’intégrité du Royaume à l’abri (je crois même toucher ici la raison de ces conquêtes). Cependant il paroît toujours plus avantageux à la France et à la Monarchie, que la paix, et une paix glorieuse pour les François, se fasse par la République ; et qu’au moment où le Roi remontera sur son trône, une paix profonde écarte de lui toute espèce de danger.

D’un autre côté, il est visible qu’une révolution brusque, loin de guérir le peuple, auroit confirmé ses erreurs ; qu’il n’auroit jamais pardonné au pouvoir qui lui auroit arraché ses chimères. Comme c’étoit du peuple proprement dit, ou de la multitude, que les factieux avoient besoin pour bouleverser la France, il est clair qu’en général, ils devaient l’épargner, et que les grandes vexations devoient tomber d’abord sur la classe aisée. Il falloit donc que le pouvoir usurpateur pesât longtemps sur le peuple pour l’en dégoûter. Il n’avoit vu que la révolution : il falloit qu’il en sentît, qu’il en savourât, pour ainsi dire, les amères conséquences. Peut-être, au moment où j’écris, ce n’est point encore assez.

La réaction, d’ailleurs, devant être égale à l’action, ne vous pressez pas, hommes impatiens, et songez que la longueur même des maux vous annonce une contre-révolution dont vous n’avez pas d’idée. Calmez vos ressentimens, surtout ne vous plaignez pas des Rois, et ne demandez pas d’autres miracles que ceux que vous voyez, Quoi ! vous prétendez que des puissances étrangères combattent philosophiquement pour relever le trône de France, et sans aucun espoir d’indemnité ? Mais vous voulez donc que l’homme ne soit pas homme : vous demandez l’impossible. Vous consentiriez, direz-vous peut-être, au démembrement de la France pour ramener l’ordre : mais savez-vous ce que c’est que l’ordre ? C’est ce qu’on verra dans dix ans, peut-être plus tôt, peut-être plus tard. De qui tenez-vous, d’ailleurs, le droit de stipuler pour le Roi, pour la Monarchie françoise et pour votre postérité ? Lorsque d’aveugles factieux décrètent l’indivisibilité de la république, ne voyez que la Providence qui décrète celle du Royaume.

Jetons maintenant un coup d’œil sur la persécution inouïe, excitée contre le culte national et ses ministres : c’est une des faces les plus intéressantes de la révolution.

On ne sauroit nier que le sacerdoce, en France, n’eût besoin d’être régénéré ; et quoique je sois fort loin d’adopter les déclamations vulgaires sur le clergé, il ne me paroît pas moins incontestable que les richesses, le luxe et la pente générale des esprits vers le relâchement, avoient fait décliner ce grand corps ; qu’il étoit possible souvent de trouver sous le camail un chevalier au lieu d’un apôtre ; et qu’enfin, dans les temps qui précédèrent immédiatement la révolution, le clergé étoit descendu, à peu près autant que l’armée, de la place qu’il avoit occupée dans l’opinion générale.

Le premier coup porté à l’Église fut l’envahissement de ses propriétés ; le second fut le serment constitutionnel : et ces deux opérations tyranniques commencèrent la régénération. Le serment cribla les prêtres, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Tout ce qui l’a prêté, à quelques exceptions près, dont il est permis de ne pas s’occuper, s’est vu conduit par degrés dans l’abîme du crime et de l’opprobre : l’opinion n’a qu’une voix sur ces apostats.

Les prêtres fidèles, recommandés à cette même opinion par un premier acte de fermeté, s’illustrèrent encore davantage par l’intrépidité avec laquelle ils surent braver les souffrances et la mort même pour la défense de leur foi. Le massacre des Carmes est comparable à tout ce que l’histoire ecclésiastique offre de plus beau dans ce genre.

La tyrannie qui les chassa de leur patrie par milliers, contre toute justice et toute pudeur, fut sans doute ce qu’on peut imaginer de plus révoltant ; mais sur ce point, comme sur tous les autres, les crimes des tyrans de la France devenoient les instruments de la Providence. Il falloit probablement que les prêtres françois fussent montrés aux nations étrangères ; ils ont vécu parmi des nations protestantes, et ce rapprochement a beaucoup diminué les haines et les préjugés. L’émigration considérable du clergé, et particulièrement des évêques françois, en Angleterre, me paroît surtout une époque remarquable. Sûrement, on aura prononcé des paroles de paix ! sûrement, on aura formé des projets de rapprochemens pendant cette réunion extraordinaire ! Quand on n’auroit fait que désirer ensemble, ce seroit beaucoup. Si jamais les chrétiens se rapprochent, comme tout les y invite, il semble que la motion doit partir de l’Église d’Angleterre. Le presbytérianisme fut une œuvre françoise, et par conséquent une œuvre exagérée. Nous sommes trop éloignés des sectateurs d’un culte trop peu substantiel : il n’y a pas moyen de nous entendre. Mais l’église anglicane, qui nous touche d’une main, touche de l’autre ceux que nous ne pouvons toucher ; et quoique, sous un certain point de vue, elle soit en butte aux coups des deux partis, et qu’elle présente le spectacle un peu ridicule d’un révolté qui prêche l’obéissance, cependant elle est très-précieuse sous d’autres aspects, et peut être considérée comme un de ces intermèdes chimiques, capables de rapprocher les élémens inassociables de leur nature.

Les biens du clergé étant dissipés, aucun motif méprisable ne peut de long-temps lui donner de nouveaux membres ; en sorte que toutes les circonstances concourent à relever ce corps. Il y a lieu de croire, d’ailleurs, que la contemplation de l’œuvre dont il paroît chargé, lui donnera ce degré d’exaltation qui élève l’homme au-dessus de lui-même, et le met en état de produire de grandes choses.

Joignez à ces circonstances la fermentation des esprits en certaines contrées de l’Europe, les idées exaltées de quelques hommes remarquables, et cette espèce d’inquiétude qui affecte les caractères religieux, surtout dans les pays protestans, et les pousse dans des routes extraordinaires.

Voyez en même temps l’orage qui gronde sur l’Italie ; Rome menacée en même temps que Genève par la puissance qui ne veut point de culte, et la suprématie nationale de la religion, abolie en Hollande par un décret de la Convention nationale. Si la Providence efface, sans doute c’est pour écrire.

J’observe de plus, que lorsque de grandes croyances se sont établies dans le monde, elles ont été favorisées par de grandes conquêtes ; par la formation de grandes souverainetés : on en voit la raison.

Enfin, que doit-il arriver, à l’époque où nous vivons, de ces combinaisons extraordinaires qui ont trompé toute la prudence humaine ? En vérité, on seroit tenté de croire que la révolution politique n’est qu’un objet secondaire du grand plan qui se déroule devant nous avec une majesté terrible.

J’ai parlé, en commençant, de cette magistrature que la France exerce sur le reste de l’Europe. La Providence, qui proportionne toujours les moyens à la fin, et qui donne aux nations, comme aux individus, les organes nécessaires à l’accomplissement de leur destination, a précisément donné à la nation françoise deux instrumens, et, pour ainsi dire, deux bras, avec lesquels elle remue le monde, sa langue et l’esprit de prosélytisme qui forme l’essence de son caractère ; en sorte qu’elle a constamment le besoin et le pouvoir d’influencer les hommes.

La puissance, j’ai presque dit la Monarchie de la langue françoise, est visible : on peut, tout au plus, faire semblant d’en douter. Quant à l’esprit de prosélytisme, il est connu comme le soleil ; depuis la marchande de modes jusqu’au philosophe, c’est la partie saillante du caractère national.

Ce prosélytisme passe communément pour un ridicule, et réellement il mérite souvent ce nom, surtout par les formes : dans le fond cependant, c’est une fonction.

Or, c’est une loi éternelle du monde moral, que toute fonction produit un devoir. L’église gallicane étoit une pierre angulaire de l’édifice catholique, ou, pour mieux dire, chrétien ; car, dans le vrai, il n’y a qu’un édifice. Les églises ennemies de l’église universelle ne subsistent cependant que par celle-ci, quoique peut-être elles s’en doutent peu, semblables à ces plantes parasites, à ces guis stériles qui ne vivent que de la substance de l’arbre qui les supporte, et qu’ils appauvrissent.

De là vient que la réaction entre les puissances opposées, étant toujours égale à l’action, les plus grands efforts de la déesse Raison contre le christianisme se sont faits en France : l’ennemi attaquoit la citadelle.

Le clergé de France ne doit donc point s’endormir ; il a mille raisons de croire qu’il est appelé à une grande mission ; et les mêmes conjectures qui lui laissent apercevoir pourquoi il a souffert, lui permettent aussi de se croire destiné à une œuvre essentielle.

En un mot, s’il ne se fait pas une révolution morale en Europe ; si l’esprit religieux n’est pas renforcé dans cette partie du monde, le lien social est dissous. On ne peut rien deviner, et il faut s’attendre à tout. Mais s’il se fait un changement heureux sur ce point, ou il n’y a plus d’analogie, plus d’induction, plus d’art de conjecturer, ou c’est la France qui est appelée à le produire.

C’est surtout ce qui me fait penser que la révolution françoise est une grande époque, et que ses suites, dans tous les genres, se feront sentir bien au-delà du temps de son explosion et des limites de son foyer.

Si on l’envisage dans ses rapports politiques, on se confirme dans la même opinion. Combien les puissances de l’Europe se sont trompées sur la France ! combien elles ont médité de choses vaines ! O vous qui vous croyez indépendans, parce que vous n’avez point de juges sur la terre, ne dites jamais : Cela me convient ; DISCITE JUSTITIAM MONITI ! Quelle main, tout à la fois sévère et paternelle, écrasoit la France de tous les fléaux imaginables, et soutenoit l’Empire par des moyens surnaturels, en tournant tous les efforts de ses ennemis contre eux-mêmes ? Qu’on ne vienne point nous parler des assignats, de la force du nombre, etc., car la possibilité des assignats et de la force du nombre est précisément hors de la nature. D’ailleurs, ce n’est ni par le papier-monnoie, ni par l’avantage du nombre, que les vents conduisent les vaisseaux des François, et repoussent ceux de leurs ennemis ; que l’hiver leur fait des ponts de glace au moment où ils en ont besoin ; que les souverains qui les gênent meurent à point nommé ; qu’ils envahissent l’Italie sans canons ; et que des phalanges, réputées les plus braves de l’univers, jettent les armes à égalité de nombre, et passent sous le joug.

Lisez les belles réflexions de M. Dumas sur la guerre actuelle ; vous y verrez parfaitement pourquoi, mais point du tout comment elle a pris le caractère que nous voyons. Il faut toujours remonter au comité de salut public, qui fut un miracle, et dont l’esprit gagne encore les batailles.

Enfin, le châtiment des François sort de toutes les règles ordinaires, et la protection accordée à la France en sort aussi : mais ces deux prodiges réunis se multiplient l’un par l’autre, et présentent un des spectacles les plus étonnants que l’oeil humain ait jamais contemplé.

À mesure que les événements se déploieront, on verra d’autres raisons et des rapports plus admirables. Je ne vois, d’ailleurs, qu’une partie de ceux qu’une vue plus perçante pourroit découvrir dès ce moment.

L’horrible effusion du sang humain, occasionnée par cette grande commotion, est un moyen terrible ; cependant c’est un moyen autant qu’une punition, et il peut donner lieu à des réflexions intéressantes.

  1. Hamlet, acte 3, scène 8.
  2. Avertere omnes a tanta foeditate spectaculi oculos. Primum ultimumque illud supplicium apud Romanos exempli parum memoris legum humanarum fuit. Tit. Liv., I, 28, de suppl. Mettii.
  3. Levit., XVIII., 21 et seq. XX., 23. — Deuter., XVIII., 9 et seq. — I Reg., XV., 24. — IV Reg., XVII., 7 et seq. et XXI., 2. — Herodot., lib. II., §46, et la note de M. Larcher sur cet endroit.
  4. Grotius, De Jure belli ac pacis; Epist. ad Ludovicum XIII.