Considérations sur la France – Édition 1829/IX

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CHAPITRE IX.
COMMENT SE FERA LA CONTRE-RÉVOLUTION, SI ELLE
ARRIVE ?

En formant des hypothèses sur la contre-révolution, on commet trop souvent la faute de raisonner comme si cette contre-révolution devoit être et ne pouvoit être que le résultat d’une délibération populaire. Le peuple craint, dit-on ; le peuple veut, le peuple ne consentira jamais ; il ne convient pas au peuple, etc. Quelle pitié, le peuple n’est pour rien dans les révolutions ou du moins il n’y entre que comme instrument passif. Quatre ou cinq personnes, peut-être, donneront un Roi à la France. Des lettres de Paris annonceront aux provinces que la France a un Roi, et les provinces crieront : Vive le Roi ! À Paris même, tous les habitans, moins une vingtaine peut-être, apprendront, en s’éveillant, qu’ils ont un Roi. Est-il possible ? s’écrieront-ils ; voilà qui est d’une singularité rare ! Qui sait par quelle porte il entrera ? Il seroit bon, peut-être, de louer des fenêtres d’avance, car on s’étouffera. Le peuple, si la monarchie se rétablit, rien décrétera pas plus le rétablissement qu’il n’en décréta la destruction, ou l’établissement du gouvernement révolutionnaire.

Je supplie qu’on veuille bien appuyer sur ces réflexions, et je les recommande surtout à ceux qui croient la révolution impossible, parce qu’il y a trop de Français attachés à la république, et qu’un changement ferait souffrir trop de monde. Scilicet is superis labor est ! On peut certainement disputer la majorité à la république ; mais qu’elle l’ait ou qu’elle ne l’ait pas, c’est ce qui n’importe point du tout : l’enthousiasme et le fanatisme ne sont point des états durables. Ce degré d’éréthisme fatigue bientôt la nature humaine ; en sorte qu’à supposer même qu’un peuple, et surtout le peuple français, puisse vouloir une chose long-temps ; il est sûr au moins qu’il ne saurait la vouloir avec passion. Au contraire, l’accès de fièvre l’ayant lassé, l’abattement, l’apathie, l’indifférence succèdent toujours aux grands efforts de l’enthousiasme. C’est le cas où se trouve la France, qui ne désire plus rien avec passion, excepté le repos. Quand on supposerait donc que la république a la majorité en France (ce qui est indubitablement faux), qu’importe ? Lorsque le Roi se présentera, sûrement on ne comptera pas les voix, et personne ne remuera ; d’abord par la raison que celui même qui préfère la république à la monarchie, préfère cependant le repos à la république ; et encore, parce que les volontés contraires à la royauté ne pourront se réunir. En politique comme en mécanique, les théories trompent, si l’on ne prend en considération les différentes qualités des matériaux qui forment les machines. Au premier coup-d’œil, par exemple, cette proposition paraît vraie : Le consentement préalable des Français est nécessaire au rétablissement de la monarchie. Cependant, rien n’est plus faux. Sortons des théories, et représentons-nous des faits.

Un courrier arrivé à Bordeaux, à Nantes, à Lyon, etc., apporte la nouvelle que le Roi est reconnu à Paris ; qu’une faction quelconque (qu’on nomme ou qu’on ne nomme pas) s’est emparée de l’autorité, et a déclaré qu’elle ne la possède qu’au nom du Roi : qu’on a dépêché un courrier au souverain, qui est attendu incessamment, et que de toutes parts on arbore la cocarde blanche. La renommée s’empare de ces nouvelles, et les charge de mille circonstances imposantes ? Que fera-t-on ? Pour donner plus beau jeu à la république, je lui accorde la majorité, et même un corps de troupes républicaines. Ces troupes prendront peut-être, dans le premier moment, une attitude mutine ; mais ce jour-là même elles voudront dîner, et commenceront à se détacher de la puissance qui ne paie plus. Chaque officier qui ne jouit d’aucune considération, et qui le sent très-bien, quoi qu’on en dise, voit tout aussi clairement que le premier qui criera vive le Roi ! sera un grand personnage : l’amour-propre lui dessine d’un crayon séduisant, l’image d’un général des armées de Sa Majesté Très-Chrétienne, brillant de signes honorifiques, et regardant du haut de sa grandeur ces hommes qui le mandoient naguère à la barre de la municipalité. Ces idées sont si simples, si naturelles, qu’elles ne peuvent échapper à personne : chaque officier le sent ; d’où il suit qu’ils sont tous suspects les uns pour les autres. La crainte et la défiance produisent la délibération et la froideur. Le soldat, qui n’est pas électrisé par son officier, est encore plus découragé ; le lien de la discipline reçoit ce coup inexplicable, ce coup magique qui le relâche subitement. L’un tourne les yeux vers le payeur royal qui s’avance ; l’autre profite de l’instant pour rejoindre sa famille : on ne sait ni commander ni obéir ; il n’y a plus d’ensemble.

C’est bien autre chose parmi les citadins : on va, on vient, on se heurte, on s’interroge : chacun redoute celui dont il auroit besoin ; le doute consume les heures, et les minutes sont décisives : partout l’audace rencontre la prudence ; le vieillard manque de détermination, et le jeune homme de conseil : d’un côté sont des périls terribles, de l’autre une amnistie certaine et des grâces probables. Où sont d’ailleurs les moyens de résister ? où sont les chefs ? à qui se fier ? Il n’y a pas de danger dans le repos, et le moindre mouvement peut être une faute irrémissible : il faut donc attendre. On attend ; mais le lendemain on reçoit l’avis qu’une telle ville de guerre a ouvert ses portes ; raison de plus pour ne rien précipiter. Bientôt on apprend que la nouvelle étoit fausse ; mais deux autres villes qui l’ont crue vraie, ont donné l’exemple, en croyant le recevoir, elles viennent de se soumettre, et déterminent la première, qui n’y songeoit pas. Le gouverneur de cette place a présenté au Roi les clefs de sa bonne ville de…… c’est le premier officier qui a eu l’honneur de le recevoir dans une citadelle de son royaume. Le Roi l’a créé, sur la porte, maréchal de France ; un brevet immortel a couvert son écusson de fleurs de lis sans nombre ; son nom est à jamais le plus beau de la France. À chaque minute le mouvement royaliste se renforce ; bientôt il devient irrésistible. Vive le Roi s’écrient l’amour et la fidélité, au comble de la joie : Vive le Roi ! répond l’hypocrite républicain, au comble de la terreur. Qu’importe ? il n’y a qu’un cri. — Et le Roi est sacré.

Citoyens ! voilà comment se font les contre-révolutions. Dieu s’étant réservé la formation des souverainetés, nous en avertit en ne confiant jamais à la multitude le choix de ses maîtres. Il ne l’emploie, dans ces grands mouvemens qui décident le sort des empires, que comme un instrument passif. Jamais elle n’obtient ce qu’elle veut : toujours elle accepte, jamais elle ne choisit. On peut même remarquer une affectation de la Providence (qu’on me permette celle expression), c’est que les efforts du peuple pour atteindre un objet, sont précisément le moyen qu’elle emploie pour l’en éloigner. Ainsi, le peuple romain se donna des maîtres en croyant combattre l’aristocratie à la suite de César. C’est l’image de toutes les insurrections populaires. Dans la révolution française, le peuple a constamment été enchaîné, outragé, ruiné, mutilé par toutes les factions ; et les factions, à leur tour, jouet les unes des autres, ont constamment dérivé, malgré tous leurs efforts, pour se briser enfin sur l’écueil qui les attendoit.

Que si l’on veut savoir le résultat probable de la révolution française, il suffit d’examiner en quoi toutes les factions se sont réunies : toutes ont voulu l’avilissement, la destruction même du christianisme universel et de la monarchie ; d’où il suit que tous leurs efforts n’aboutiront qu’à l’exaltation du christianisme et de la monarchie.

Tous les hommes qui ont écrit ou médité l’histoire, ont admiré cette force secrète qui se joue des conseils humains. Il étoit des nôtres ce grand capitaine de l’antiquité, qui l’honorait comme une puissance intelligente et libre, et qui n’entreprenoit rien sans se recommander à elle[1].

Mais c’est surtout dans l’établissement et le renversement des souverainetés que l’action de la Providence brille de la manière la plus frappante. Non-seulement les peuples en masse n’entrent dans ces grands mouvemens que comme le bois et les cordages employés par un machiniste ; mais leurs chefs même ne sont tels que pour les yeux étrangers : dans le fait, ils sont dominés comme ils dominent le peuple. Ces hommes qui, pris ensemble, semblent les tyrans de la multitude, sont eux-mêmes tyrannisés par deux ou trois hommes, qui le sont par un seul. Et si cet individu unique pouvoit et vouloit dire son secret, on verrait qu’il ne sait pas lui-même comment il a saisi le pouvoir ; que son influence est un plus grand mystère pour lui que pour les autres, et que des circonstances qu’il n’a pu ni prévoir ni amener, ont tout fait pour lui et sans lui.

Qui eût dit au fier Henri VI qu’une servante de cabaret lui arracherait le sceptre de la France ? Les explications niaises qu’on a données de ce grand évènement ne le dépouillent point de son merveilleux ; et quoiqu’il ait été déshonoré deux fois, d’abord par l’absence et ensuite par la prostitution du talent, il n’est pas moins demeuré le seul sujet de l’histoire de France véritablement digne de la muse épique.

Croit-on que le bras qui se servit jadis d’un si foible instrument soit raccourci, et que le suprême ordonnateur des empires prenne l’avis des Français pour leur donner un Roi ? Non : il choisira encore, comme il l’a toujours fait, ce qu’il y a de plus foible, pour confondre ce qu’il y a de plus fort. Il n’a pas besoin des légions étrangères, il n’a pas besoin de la coalition ; et comme il a maintenu l’intégrité de la France, malgré les conseils et la force de tant de princes, qui sont devant ses yeux comme s’ils n’étaient pas, quand le moment sera venu, il rétablira la monarchie française malgré ses ennemis ; il chassera ces insectes bruyans pulveris exigui jactu : le Roi viendra, verra et vaincra.

Alors on s’étonnera de la profonde nullité de ces hommes qui paroissoient si puissans. Aujourd’hui, il appartient aux sages de prévenir ce jugement, et d’être sûrs, avant que l’expérience l’ait prouvé, que les dominateurs de la France ne possèdent qu’un pouvoir factice et passager, dont l’excès même prouve le néant ; qu’ils n’ont été ni plantés, ni semés ; que leur tronc n’a point jeté de racines dans la terre, et qu’un souffle les emportera comme la paille[2]. C’est donc bien en vain que tant d’écrivains insistent sur les inconvéniens du rétablissement de la monarchie : c’est en vain qu’ils effraient les Français sur les suites d’une contre-révolution ; et lorsqu’ils concluent, de ces inconvéniens, que les Français, qui les redoutent, ne souffriront jamais le rétablissement de la monarchie, ils concluent très-mal ; car les Français ne délibèreront point, et c’est peut-être de la main d’une femmelette qu’ils recevront un Roi.

Nulle nation ne peut se donner un gouvernement : seulement, lorsque tel ou tel droit existe dans sa constitution[3], et que ce droit est méconnu ou comprimé, quelques hommes aidés de quelques circonstances, peuvent écarter les obstacles, et faire reconnoître les droits du peuple : le pouvoir humain ne s’étend pas au delà.

Au reste, quoique la Providence ne s’embarrasse nullement de ce qu’il en doit coûter aux Français pour avoir un Roi, il n’est pas moins très-important d’observer qu’il y a certainement erreur ou mauvaise foi de la part des écrivains qui font peur aux Français des maux qu’entraîneroit le rétablissement de la monarchie.

  1. Nihil rerum humanarum sinè Deorum numine geri putabat Timoleon ; itaque suoe domi sacellum AirtftciTias constituerat, idque sanctissime colebat. Corn. Nep. Vit. Timol., c. IV.
  2. Isaïe, XL, 24.
  3. J’entends sa constitution naturelle ; car sa constitution écrite n’est que du papier.