Considérations sur la France – Édition 1829/X

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CHAPITRE X.
DES PRÉTENDUS DANGERS D’UNE CONTRE-RÉVOLUTION.

§ Ier Considérations générales

C’est un sophisme très-ordinaire à cette époque, d’insister sur les dangers d’une contre-révolution pour établir qu’il ne faut pas en revenir à la monarchie.

Un grand nombre d’ouvrages destinés à persuader aux Français de s’en tenir à la république, ne sont qu’un développement de cette idée. Les auteurs de ces ouvrages appuient sur les maux inséparables des révolutions : puis, observant que la monarchie ne peut se rétablir en France sans une nouvelle révolution, ils en concluent qu’il faut maintenir la république.

Ce prodigieux sophisme, soit qu’il tire sa source de la peur ou de l’envie de tromper, mérite d’être soigneusement discuté.

Les mots engendrent presque toutes les erreurs. On s’est accoutumé à donner le nom de contre-révolution au mouvement quelconque qui doit tuer la révolution ; et parce que ce mouvement sera contraire à l’autre, il faudrait conclure tout le contraire.

Se persuaderoit-on, par hasard, que le retour de la maladie à la santé est aussi pénible que le passage de la santé à la maladie ? et que la monarchie, renversée par des monstres, doit être rétablie par leurs semblables ? Ah ! que ceux qui emploient ce sophisme lui rendent bien justice dans le fond de leur cœur ! Ils savent assez que les amis de la religion et de la monarchie ne sont capables d’aucun des excès dont leurs ennemis se sont souillés ; ils savent assez qu’en mettant tout au pis, et en tenant compte de toutes les foiblesses de l’humanité, le parti opprimé renferme mille fois plus de vertus que celui des oppresseurs ! Ils savent assez que le premier ne sait ni se défendre ni se venger : souvent même ils se sont moqués de lui assez haut sur ce sujet.

Pour faire la révolution française, il a fallu renverser la religion, outrager la morale, violer toutes les propriétés, et commettre tous les crimes : pour cette œuvre diabolique, il a fallu employer un tel nombre d’hommes vicieux, que jamais peut-être autant de vices n’ont agi ensemble pour opérer un mal quelconque. Au contraire, pour rétablir l’ordre, le Roi convoquera toutes les vertus ; il le voudra, sans doute ; mais, par la nature même des choses, il y sera forcé. Son intérêt le plus pressant sera d’allier la justice à la miséricorde ; les hommes estimables viendront d’eux-mêmes se placer aux postes où ils peuvent être utiles ; et la religion, prêtant son sceptre à la politique, lui donnera les forces qu’elle ne peut tenir que de cette sœur auguste.

Je ne doute pas qu’une foule d’hommes ne demandent qu’on leur montre le fondement de ces magnifiques espérances ; mais croit-on donc que le monde politique marche au hasard, et qu’il ne soit pas organisé, dirigé, animé par cette même sagesse qui brille dans le monde physique ? Les mains coupables qui renversent un état, opèrent nécessairement des déchiremens douloureux ; car nul agent libre ne peut contrarier les plans du Créateur, sans attirer, dans la sphère de son activité, des maux proportionnés à la grandeur de l’attentat ; et cette loi appartient plus à la bonté du grand Être qu’à sa justice.

Mais, lorsque l’homme travaille pour rétablir l’ordre, il s’associe avec l’auteur de l’ordre ; il est favorisé par la nature, c’est-à-dire par l’ensemble des choses secondes, qui sont les ministres de la Divinité. Son action a quelque chose de divin ; elle est tout à la fois douce et impérieuse ; elle ne force rien, et rien ne lui résiste : en disposant, elle rassainit : à mesure qu’elle opère, on voit cesser cette inquiétude, cette agitation pénible qui est l’effet et le signe du désordre ; comme sous la main du chirurgien habile, le corps animal luxé est averti du replacement par la cessation de la douleur.

Français, c’est au bruit des chants infernaux, des blasphèmes de l’athéisme, des cris de mort et des longs gémissemens de l’innocence égorgée, c’est à la lueur des incendies, sur les débris du trône et des autels, arrosés par le sang du meilleur des Rois et par celui d’une foule innombrable d’autres victimes ; c’est au mépris des mœurs et de la foi publique, c’est au milieu de tous les forfaits, que vos séducteurs et vos tyrans ont fondé ce qu’ils appellent votre liberté.

C’est au nom du Dieu très-grand et très-bon, à la suite des hommes qu’il aime et qu’il inspire, et sous l’influence de son pouvoir créateur, que vous reviendrez à votre ancienne constitution, et qu’un Roi vous donnera la seule chose que vous deviez désirer sagement, la liberté par le monarque.

Par quel déplorable aveuglement vous obstinez-vous à lutter péniblement contre cette puissance qui annulle tous vos efforts pour vous avertir de sa présence ? Vous n’êtes impuissans que parce que vous avez osé vous séparer d’elle, et même la contrarier : du moment où vous agirez de concert avec elle, vous participerez en quelque manière à sa nature ; tous les obstacles s’aplaniront devant vous, et vous rirez des craintes puériles qui vous agitent aujourd’hui. Toutes les pièces de la machine politique ayant une tendance naturelle vers la place qui leur est assignée, cette tendance, qui est divine, favorisera tous les efforts du Roi ; et l’ordre étant l’élément naturel de l’homme, vous y trouverez le bonheur que vous cherchez vainement dans le désordre. La révolution vous a fait souffrir, parce qu’elle fut l’ouvrage de tous les vices, et que les vices sont très-justement les bourreaux de l’homme. Par la raison contraire le retour à la monarchie, loin de produire les maux que vous craignez pour l’avenir, fera cesser ceux qui vous consument aujourd’hui ; tous vos efforts seront positifs ; vous ne détruirez que la destruction.

Détrompez-vous une fois de ces doctrines désolantes, qui ont déshonoré notre siècle et perdu la France. Déjà vous avez appris à connoître les prédicateurs de ces dogmes funestes ; mais l’impression qu’ils ont faite sur vous n’est pas effacée. Dans tous vos plans de création et de restauration, vous n’oubliez que Dieu : ils vous ont séparé de lui : ce n’est plus que par un effort de raisonnement que vous élevez vos pensées jusqu’à la source intarissable de toute existence. Vous ne voulez voir que l’homme ; son action si foible, si dépendante, si circonscrite ; sa volonté si corrompue, si flottante ; et l’existence d’une cause supérieure n’est pour vous qu’une théorie. Cependant elle vous presse, elle vous environne : vous la touchez, et l’univers entier vous l’annonce. Quand on vous dit que sans elle vous ne serez forts que pour détruire, ce n’est point une vaine théorie qu’on vous débite, c’est une vérité-pratique fondée sur l’expérience de tous les siècles, et sur la connoissance de la nature humaine. Ouvrez l’histoire, vous ne verrez pas une création politique ; que dis-je ! vous ne verrez pas une institution quelconque, pour peu qu’elle ait de force et de durée, qui ne repose sur une idée divine ; de quelque nature qu’elle soit, n’importe : car il n’est point de système religieux entièrement faux. Ne nous parlez donc plus des difficultés et des malheurs qui vous alarment sur les suites de ce que vous appelez contre-révolution. Tous les malheurs que vous avez éprouvés viennent de vous ; pourquoi n’auriez-vous pas été blessés par les ruines de l’édifice que vous avez renversé sur vous-mêmes ? La reconstruction est un autre ordre de choses ; rentrez seulement dans la voie qui peut vous y conduire. Ce n’est pas par le chemin du néant que vous arriverez à la création.

Oh ! qu’ils sont coupables ces écrivains trompeurs ou pusillanimes, qui se permettent d’effrayer le peuple de ce vain épouvantail qu’on appelle contre-révolution ! qui, tout en convenant que la révolution fut un fléau épouvantable, soutiennent cependant qu’il est impossible de revenir en arrière. Ne diroit-on pas que les maux de la révolution sont terminés, et que les Français sont arrivés au port ? Le règne de Robespierre a tellement écrasé ce peuple, a tellement frappé son imagination, qu’il tient pour supportable et presque pour heureux tout état de choses où l’on n’égorge pas sans interruption. Durant la ferveur du terrorisme, les étrangers remarquoient que toutes les lettres de France, qui racontoient les scènes affreuses de cette cruelle époque, finissoient par ces mots : À présent on est tranquille ; c’est-à-dire les bourreaux se reposent ; ils reprennent des forces ; en attendant tout va bien. Ce sentiment a survécu au régime infernal qui l’a produit. Le Français, pétrifié par la terreur, et découragé par les erreurs de la politique étrangère, s’est renfermé dans un égoïsme qui ne lui permet plus de voir que lui-même, et le lieu et le moment où il existe : on assassine en cent endroits de la France ; n’importe, car ce n’est pas lui qu’on a pillé ou massacré : si c’est dans sa rue, à côté de chez lui qu’on ait commis quelqu’un de ces attentats ; qu’importe encore ? Le moment est passé ; maintenant tout est tranquille : il doublera ses verroux et n’y pensera plus : en un mot, tout Français est suffisamment heureux le jour où on ne le tue pas.

Cependant les lois sont sans vigueur, le gouvernement reconnoît son impuissance pour les faire exécuter : les crimes les plus infâmes se multiplient de toutes parts : le démon révolutionnaire relève fièrement la tête, la constitution n’est qu’une toile d’araignée, et le pouvoir se permet d’horribles attentats. Le mariage n’est qu’une prostitution légale ; il n’y a plus d’autorité paternelle, plus d’effroi pour le crime, plus d’asile pour l’indigence. Le hideux suicide dénonce au gouvernement le désespoir des malheureux qui l’accusent. Le peuple se démoralise de la manière la plus effrayante ; et l’abolition du culte, jointe à l’absence totale d’éducation publique, prépare à la France une génération dont l’idée seule fait frissonner.

Lâches optimistes ! voilà donc l’ordre de choses que vous craignez de voir changer ! Sortez, sortez de votre malheureuse léthargie ! au lieu de montrer au peuple les maux imaginaires qui doivent résulter d’un changement, employez vos talens à lui faire désirer la commotion douce et rassainissante qui ramènera le Roi sur son trône, et l’ordre dans la France.

Montrez-nous, hommes trop préoccupés, montrez-nous ces maux si terribles, dont on vous menace pour vous dégoûter de la monarchie ; ne voyez-vous pas que vos institutions républicaines n’ont point de racines, et qu’elles ne sont que posées sur votre sol, au lieu que les précédentes y étoient plantées. Il a fallu la hache pour renverser celles-ci ; les autres céderont à un souffle et ne laisseront point de traces. Ce n’est pas tout-à-fait la même chose, sans doute, d’ôter à un président à mortier sa dignité héréditaire qui étoit une propriété, ou de faire descendre de son siége un juge temporaire qui n’a point de dignité. La révolution a beaucoup fait souffrir, parce qu’elle a beaucoup détruit ; parce qu’elle a violé brusquement et durement toutes les propriétés, tous les préjugés et toutes les coutumes ; parce que toute tyrannie plébéienne étant, de sa nature, fougueuse, insultante et impitoyable, celle qui a opéré la révolution française a dû pousser ce caractère à l’excès ; l’univers n’ayant jamais vu de tyrannie plus basse et plus absolue.

L’opinion est la fibre sensible de l’homme : on lui fait pousser les hauts cris quand on le blesse dans cet endroit ; c’est ce qui a rendu la révolution si douloureuse, parce qu’elle a foulé aux pieds toutes les grandeurs d’opinion. Or, quand le rétablissement de la monarchie causeroit à un aussi grand nombre d’hommes les mêmes privations réelles, il y aurait toujours une différence immense, en ce qu’elle ne détruirait aucune dignité ; car il n’y a point dé dignité en France, par la raison qu’il n’y a point de souveraineté.

Mais, à ne considérer même que les privations physiques, la différence ne seroit pas moins frappante. La puissance usurpatrice immoloit les innocens ; le Roi pardonnera aux coupables : l’une abolissoit les propriétés légitimes, l’autre réfléchira sur les propriétés illégitimes. L’une a pris pour devise : Diruit, oedificat, mutat quadrata rotundis. Après sept ans d’efforts, elle n’a pu encore organiser une école primaire ou une fête champêtre : il n’est pas jusqu’à ses partisans qui ne se moquent de ses lois, de ses emplois, de ses institutions, de ses fêtes, et même de ses habits : l’autre, bâtissant sur une base vraie, ne tâtonnera point : une force inconnue présidera à ses actes ; il n’agira que pour restaurer : or, toute action régulière ne tourmente que le mal.

C’est encore une grande erreur d’imaginer que le peuple ait quelque chose à perdre au rétablissement de la monarchie ; car le peuple n’a gagné qu’en idée au bouleversement général : Il a droit à toutes les places, dit-on ; qu’importe ? il s’agit de savoir ce qu’elles valent. Ces places, dont on fait tant de bruit et qu’on offre au peuple comme une grande conquête, ne sont rien dans le fait au tribunal de l’opinion. L’état militaire même, honorable en France pardessus tous les autres, a perdu son éclat : il n’a plus de grandeur d’opinion, et la paix l’abaissera encore. On menace les militaires du rétablissement de la monarchie, et personne n’y a plus d’intérêt qu’eux. Il n’y a rien de si évident que la nécessité où sera le Roi de les maintenir à leur poste ; et il dépendra d’eux, plus tôt ou plus tard, de changer cette nécessité de politique en nécessité d’affection, de devoir et de reconnoissance. Par une combinaison extraordinaire de circonstances, il n’y a rien dans eux qui puisse choquer l’opinion la plus royaliste. Personne n’a droit de les mépriser, puisqu’ils ne combattent que pour la France : il n’y a entre eux et le Roi aucune barrière de préjugés capable de gêner ses devoirs ; il est français avant tout. Qu’ils se souviennent de Jacques II, durant le combat de la Hogue, applaudissant, du bord de la mer, à la valeur de ces Anglais qui achevoient de le détrôner : pourraient-ils douter que le Roi ne soit fier de leur valeur, et ne les regarde dans son cœur comme les défenseurs de l’intégrité de son royaume ? N’a-t-il pas applaudi publiquement à cette valeur, en regrettant (il le falloit bien ) qu’elle ne se déployât pas pour une meilleure cause ? N’a-t-il pas félicité les braves de l’armée de Condé, d’avoir vaincu des haines que l’artifice le plus profond travaillait depuis si long-temps à nourrir ?[1] Les militaires français, après leurs victoires, n’ont plus qu’un besoin : c’est que la souveraineté légitime vienne légitimer leur caractère ; maintenant on les craint et on les méprise. La plus profonde insouciance est le prix de leurs travaux, et leurs concitoyens sont les hommes de l’univers les plus indifférens aux triomphes de l’armée : ils vont souvent jusqu’à détester ces victoires qui nourrissent l’humeur guerrière de leurs maîtres. Le rétablissement de la monarchie donnera subitement aux militaires une haute place dans l’opinion ; les talens recueilleront sur leur route une dignité réelle, une illustration toujours croissante, qui sera la propriété des guerriers, et qu’ils transmettront à leurs enfans ; cette gloire pure, cet éclat tranquille, vaudront bien les mentions honorables, et l’ostracisme de l’oubli qui a succédé à l’échafaud.

Si l’on envisage la question sous un point de vue plus général, on trouvera que la monarchie est, sans contredit, le gouvernement qui donne le plus de distinction à un plus grand nombre de personnes. La souveraineté, dans cette espèce de gouvernement, possède assez d’éclat pour en communiquer une partie, avec les gradations nécessaires, à une foule d’agens qu’elle distingue plus ou moins. Dans la république, la souveraineté n’est point palpable comme dans la monarchie ; c’est un être purement moral, et sa grandeur est incommunicable : aussi les emplois ne sont rien dans les républiques hors de la ville où réside le gouvernement ; et ils ne sont rien encore qu’en tant qu’ils sont occupés par des membres du gouvernement ; alors c’est l’homme qui honore l’emploi, ce n’est point l’emploi qui honore l’homme : celui-ci ne brille point comme agent, mais comme portion du souverain.

On peut voir dans les provinces qui obéissent à des républiques, que les emplois (si l’on excepte ceux qui sont réservés aux membres du souverain) élèvent très-peu les hommes aux yeux de leurs semblables, et ne signifient presque rien dans l’opinion ; car la république, par sa nature, est le gouvernement qui donne le plus de droits au plus petit nombre d’hommes qu’on appelle le souverain, et qui en ôte le plus à tous les autres qu’on appelle les sujets.

Plus la république approchera de la démocratie pure, et plus l’observation sera frappante.. Qu’on se rappelle cette foule innombrable d’emplois (en faisant même abstraction de toutes les places abusives) que l’ancien gouvernement de France présentoit à l’ambition universelle. Le clergé séculier et régulier, l’épée, la robe, les finances, l’administration, etc., que de portes ouvertes à tous les talens et à tous les genres d’ambition ! Quelles gradations incalculables de distinctions personnelles ! De ce nombre infini de places, aucune n’étoit mise par le droit au dessus des prétentions du simple citoyen[2] : il y en avoit même une quantité énorme qui étoient des propriétés précieuses, qui faisoient réellement du propriétaire un notable, et qui n’appartenoient exclusivement qu’au tiers-état.

Que les premières places fussent de plus difficile abord au simple citoyen, c’étoit une chose très-raisonnable. Il y a trop de mouvement dans l’état, et pas assez de subordination, lorque tous peuvent prétendre à tout. L’ordre exige qu’en général les emplois soient gradués comme l’état des citoyens, et que les talens, et quelquefois même la simple protection, abaissent les barrières qui séparent les différentes classes. De cette manière, il y a émulation sans humiliation, et mouvement sans destruction ; la distinction attachée à un emploi n’est même produite, comme le mot le dit, que par la difficulté plus ou moins grande d’y parvenir.

Si l’on objecte que ces distinctions sont mauvaises, on change l’état de la question ; mais je dis : Si vos emplois n’élèvent point ceux qui les possèdent, ne vous vantez pas de les donner à tout le monde ; car vous ne donnerez rien. Si au contraire, les emplois sont et doivent être des distinctions, je répète ce qu’aucun homme de bonne foi ne pourra me nier, que la monarchie est le gouvernement qui, par les seules charges, et indépendamment de la noblesse, distingue un plus grand nombre d’hommes du reste de leurs concitoyens.

Il ne faut pas être la dupe, d’ailleurs, de cette égalité idéale qui n’est que dans les mots. Le soldat qui a le privilége de parler à son officier avec un ton grossièrement familier, n’est pas pour cela son égal. L’aristocratie des places, qu’on ne pouvoit apercevoir d’abord dans le bouleversement général, commence à se former ; la noblesse même reprend son indestructible influence. Les troupes de terre et de mer sont déjà commandées, en partie, par des gentilshommes, ou par des élèves que l’ancien régime avoit anoblis, en les agrégeant à une profession noble. La république a même obtenu par eux ses plus grands succès. Si la délicatesse, peut-être malheureuse, de la noblesse française, ne l’avoit pas écartée de la France, elle commanderait déjà partout ; et c’est une chose assez commune d’y entendre dire que si la noblesse avoit voulu, on lui auroit donné tous les emplois. Certes, au moment où j’écris (4 janvier 1797) la république voudrait bien avoir sur ses vaisseaux les nobles qu’elle a fait massacrer à Quiberon.

Le peuple, ou la masse des citoyens n’a donc rien à perdre ; et au contraire il a tout à gagner au rétablissement de la monarchie, qui ramènera une foule de distinctions réelles, lucratives et même héréditaires, à la place des emplois passagers et sans dignité que donne la république.

Je n’ai point insisté sur les émolumens attachés aux places, puisqu’il est notoire que la république ne paie point ou paie mal. Elle n’a produit que des fortunes scandaleuses : le vice seul s’est enrichi à son service.

Je terminerai cet article par des observations qui prouvent, clairement (ce me semble) que le danger qu’on voit dans la contre-révolution, se trouve précisément dans le retard de ce grand changement.

La famille des Bourbons ne peut être atteinte par les chefs de la république : elle existe ; ses droits sont visibles, et son silence parle plus haut, peut-être, que tous les manifestes possibles.

C’est une vérité qui saute aux yeux, que la république française, même depuis qu’elle semble avoir adouci ses maximes, ne peut avoir de véritables alliés. Par sa nature, elle est ennemie de tous les gouvernemens : elle tend à les détruire tous ; en sorte que tous ont un intérêt à la détruire. La politique peut sans doute donner des alliés à la république[3] ; mais ces alliances sont contre nature, ou, si l’on veut, la France a des alliés, mais la république française n’en a point.

Amis et ennemis s’accorderont toujours pour donner un Roi à la France. On cite souvent le succès de la révolution anglaise dans le dernier siècle ; mais quelle différence ! La monarchie n’étoit pas renversée en Angleterre. Le monarque seul avoit disparu pour faire place à un autre. Le sang même des Stuarts étoit sur le trône ; et c’étoit de lui que le nouveau Roi tenoit son droit. Ce Roi étoit de son chef un prince fort de toute la puissance de sa maison et de ses relations de famille. Le gouvernement d’Angleterre n’avoit d’ailleurs rien de dangereux pour les autres : c’étoit une monarchie comme avant la révolution : cependant, il s’en fallut de bien peu que Jacques II ne retînt le sceptre : et s’il avoit eu un peu plus de bonheur ou seulement un peu plus d’adresse, il ne lui auroit point échappé ; et quoique l’Angleterre eût un Roi ; quoique les préjugés religieux se réunissent aux préjugés politiques pour exclure le prétendant ; quoique la situation seule de ce royaume le défendît contre une invasion ; néanmoins, jusqu’au milieu de ce siècle, le danger d’une seconde révolution a pesé sur l’Angleterre. Tout a tenu, comme on sait, à la bataille de Culloden.

En France, au contraire, le gouvernement n’est pas monarchique ; il est même l’ennemi de toutes les monarchies environnantes ; ce n’est point un prince qui commande ; et si jamais l’état est attaqué, il n’y a pas d’apparence que les parens étrangers des pentarques lèvent des troupes pour les défendre. La France sera donc dans un danger habituel de guerre civile ; et ce danger aura deux causes constantes, car elle aura sans cesse à redouter les justes droits des Bourbons, ou la politique astucieuse des autres puissances qui pourroient essayer de mettre à profit les circonstances. Tant que le trône de France sera occupé par le souverain légitime, nul prince dans l’univers ne peut songer à s’en emparer ; mais tant qu’il est vacant, toutes les ambitions royales peuvent le convoiter et se heurter. D’ailleurs, le pouvoir est à la portée de tout le monde, depuis qu’il est placé dans la poussière. Le gouvernement régulier exclut une infinité de projets ; mais sous l’empire d’une souveraineté fausse, il n’y a point de projets chimériques ; toutes les passions sont déchaînées, et toutes ont des espérances fondées. Les poltrons qui repoussent le Roi, de peur de la guerre civile, en préparent justement les matériaux. C’est parce qu’ils veulent follement le repos et la constitution, qu’ils n’auront ni le repos ni la constitution. Il n’y a point de sécurité parfaite pour la France dans l’état où elle est. Le Roi seul, et le Roi légitime, en élevant du haut de son trône le sceptre de Charlemagne, peut éteindre ou désarmer toutes les haines, tromper tous les projets sinistres, classer les ambitions en classant les hommes, calmer les esprits agités, et créer subitement autour du pouvoir cette enceinte magique qui en est la véritable gardienne.

Il est encore une réflexion qui doit être sans cesse devant les yeux des Français qui font portion des autorités actuelles, et que leur position met à même d’influer sur le rétablissement de la monarchie. Les plus estimables de ces hommes ne doivent point oublier qu’ils seront entraînés, plus tôt ou plus tard, par la force des choses ; que le temps fuit, et que la gloire leur échappe. Celle dont ils peuvent jouir est une gloire de comparaison : ils ont fait cesser les massacres ; ils ont tâché de sécher les larmes de la nation : ils brillent, parce qu’ils ont succédé aux plus grands scélérats qui aient souillé ce globe ; mais lorsque cent causes réunies auront relevé le trône, l’amnistie, dans la force du terme, sera pour eux ; et leurs noms à jamais obscurs, demeureront ensevelis dans l’oubli. Qu’ils ne perdent donc jamais de vue l’auréole immortelle qui doit environner les noms des restaurateurs de la monarchie. Toute insurrection du peuple contre les nobles n’aboutissant jamais qu’à une création de nouveaux nobles, on voit déjà comment se formeront ces nouvelles races, dont les circonstances hâteront l’illustration ; et qui, dès leur berceau, pourront prétendre à tout.

§ II.
Des Biens nationaux.

On effraie les Français de la restitution des biens nationaux ; on accuse le Roi de n’avoir osé toucher, dans sa déclaration, à cet article délicat. On pourrait dire à une très-grande partie de la nation : Que vous importe ? et ce ne seroit peut-être pas tant mal répondre. Mais, pour n’avoir pas l’air d’éviter les difficultés, il vaut mieux observer que, l’intérêt visible de la France en général, à l’égard des biens nationaux, et même l’intérêt bien entendu des acquéreurs, de ces biens, en particulier, s’accorde avec le rétablissement de la monarchie. Le brigandage exercé à l’égard de ces biens frappe la conscience la plus insensible. Personne ne croit à la légitimité de ces acquisitions ; et celui même qui déclame le plus éloquemment sur ce sujet, dans le sens de la législation actuelle, s’empresse de revendre pour assurer son gain. On n’ose pas jouir pleinement ; et plus les esprits se refroidiront, moins on osera dépenser sur ces fonds, Les bâtimens dépériront, et l’on n’osera de long-temps en élever de nouveaux : les avarices seront foibles ; le capital de la France dépérira considérablement. Il y a déjà beaucoup de mal dans ce genre, et ceux qui ont pu réfléchir sur les abus des décrets, doivent comprendre ce que c’est qu’un décret jeté sur le tiers peut-être du plus puissant royaume de l’Europe.

Très-souvent, dans le sein du corps législatif, on a tracé des tableaux frappans de l’état déplorable de ces biens. Le mal ira toujours en augmentant, jusqu’à ce que la conscience publique n’ait plus de doute sur la solidité de ces acquisitions ; mais quel œil peut apercevoir cette époque ?

À ne considérer que les possesseurs, le premier danger pour eux vient du gouvernement. Qu’on ne s’y trompe pas, il ne lui est point égal de prendre ici ou là : le plus injuste qu’on puisse imaginer, ne demandera pas mieux que de remplir ses coffres en se faisant le moins d’ennemis possible. Or, on sait à quelles conditions les acheteurs ont acquis : on sait de quelles manœuvres infâmes, de quel agio scandaleux ces biens ont été l’objet. Le vice primitif et continué de l’acquisition est indélébile à tous les yeux ; ainsi le gouvernement français ne peut ignorer qu’en pressurant ces acquéreurs, il aura l’opinion publique pour lui, et qu’il ne sera injuste que pour eux ; d’ailleurs, dans les gouvernemens populaires, même légitimes, l’injustice n’a point de pudeur ; on peut juger de ce qu’elle sera en France, où le gouvernement, variable comme les personnes, et manquant d’identité, ne croit jamais revenir sur son propre ouvrage en renversant ce qui est fait.

Il tombera donc sur les biens nationaux dès qu’il le pourra. Fort de la conscience, et (ce qu’il ne faut pas oublier) de la jalousie de tous ceux qui n’en possèdent pas, il tourmentera les possesseurs, ou par de nouvelles ventes modifiées d’une certaine manière, ou par des appels généraux en supplément de prix, ou par des impôts extraordinaires ; en un mot, ils ne seront jamais tranquilles.

Mais tout est stable sous un gouvernement stable ; en sorte qu’il importe même aux acquéreurs des biens nationaux que la monarchie soit rétablie, pour savoir à quoi s’en tenir. C’est bien mal-à-propos qu’on a reproché au Roi de n’avoir pas parlé clair sur ce point dans sa déclaration : il ne pouvoit le faire sans une extrême imprudence. Une loi sur ce point, ne sera peut-être pas, quand il en sera temps, le tour de force de la législation.

Mais il faut se rappeler ici ce que j’ai dit dans le chapitre précédent ; les convenances de telle ou telle classe d’individus n’arrêteront point la contre-révolution. Tout ce que je prétends prouver, c’est qu’il leur importe que le petit nombre d’hommes qui peut influer sur ce grand événement, n’attende pas que les abus accumulés de l’anarchie le rendent inévitable, et l’amènent brusquement ; car plus le Roi sera nécessaire, et plus le sort de tous ceux qui ont gagné à la révolution doit être dur.

§ III.
Des Vengeances.

Un autre épouvantail dont on se sert pour faire redouter aux Français le retour de leur Roi, ce sont les vengeances dont ce retour doit être accompagné.

Cette objection, comme les autres, est surtout faite par des hommes d’esprit qui n’y croient point : il est cependant bon de la discuter en faveur des honnêtes gens qui la croient fondée.

Nombre d’écrivains royalistes ont repoussé, comme une insulte, ce désir de vengeance qu’on suppose à leur parti ; un seul va parler pour tous : je le cite pour mon plaisir et pour celui de mes lecteurs. On ne m’accusera pas de le choisir parmi les royalistes à la glace.

« Sous l’empire d’un pouvoir illégitime, les plus horribles vengeances sont à craindre ; car qui auroit le droit de les réprimer ? La victime ne peut invoquer à son aide l’autorité des lois qui n’existent pas, et d’un gouvernement qui n’est que l’œuvre du crime et de l’usurpation.

» Il en est tout autrement d’un gouvernement assis sur ses bases sacrées, antiques, légitimes ; il a le droit d’étouffer les plus justes vengeances, et de punir à, l’instant du glaive des lois quiconque se livre plus au sentiment de la nature qu’à celui de ses devoirs.

» Un gouvernement légitime a seul le droit de proclamer l’amnistie, et les moyens de la faire observer.

» Alors il est démontré que le plus parfait, le plus pur des royalistes, le plus grièvement outragé-dans ses parens, dans ses propriétés, doit être puni de mort, sous un gouvernement légitime, s’il ose venger lui-même ses propres injures, quand le Roi lui en a commandé le pardon.

» C’est donc sous un gouvernement fondé sur nos lois que l’amnistie peut être sûrement accordée, et qu’elle peut être sévèrement observée.

» Ah ! sans doute il seroit facile de discuter jusqu’à quel point le droit du Roi peut étendre une amnistie. Les exceptions que prescrit le premier de ses devoirs sont bien évidentes. Tout ce qui fut teint du sang de Louis XVI, n’a de grâce à espérer que de Dieu ; mais qui oserait ensuite tracer d’une main sûre les limites où doivent s’arrêter l’amnistie et la clémence du Roi ? Mon cœur et ma plume s’y refusent également. Si quelqu’un ose jamais écrire sur un pareil sujet, ce sera sans doute cet homme rare et unique peut-être, s’il existe, qui lui-même n’a jamais failli dans le cours de cette horrible révolution ; et dont le cœur, aussi pur que la conduite, n’eut jamais besoin de grâce[4]. »

La raison et le sentiment ne sauraient s’exprimer avec plus de noblesse. Il faudrait plaindre l’homme qui ne reconnoîtroit pas dans ce morceau l’accent de la conviction.

Dix mois après la date de cet écrit, le Roi a prononcé dans sa déclaration, ce mot si connu et si digne de l’être : Qui oseroit se venger quand le Roi pardonne ?

Il n’a excepté de l’amnistie que ceux qui votèrent la mort de Louis XVI, les coopérateurs, les instrumens directs et immédiats de son supplice, et les membres du tribunal révolutionnaire qui envoya à l’échafaud la Reine et madame Elisabeth. Cherchant même à restreindre l’anathème à l’égard des premiers, autant que la conscience et l’honneur le lui permettoient, il n’a point mis au rang des parricides ceux dont il est permis de croire qu’ils ne se mêlèrent aux assassins de Louis XVI que dans le dessein de le sauver.

À l’égard même de ces monstres que la postérité ne nommera qu’avec horreur, le Roi s’est contenté de dire, avec autant de mesure que de justice, que la France entière appelle sur leurs têtes le glaive de la justice.

Par cette phrase, il n’est point privé du droit de faire grâce en particulier : c’est aux coupables à voir ce qu’ils pourraient mettre dans la balance pour faire équilibre à leur forfait. Monk se servit d’Ingolsby pour arrêter Lambert. On peut faire encore mieux qu’Ingolsby.

J’observerai de plus, sans prétendre affoiblir la juste horreur qui est due aux meurtriers de Louis XVI, qu’aux yeux de la justice divine tous ne sont pas également coupables. Au moral comme au physique, la force de la fermentation est en raison des masses fermentantes. Les soixante-dix juges de Charles Ier étoient bien plus maîtres d’eux-mêmes que les juges de Louis XVI. Il y eut certainement parmi ceux-ci des coupables bien délibérés, qu’il est impossible de détester assez ; mais ces grands coupables avoient eu l’art d’exciter une telle terreur ; ils avoient fait sur les esprits moins vigoureux une telle impression, que plusieurs députés, je n’en doute nullement, furent privés d’une partie de leur libre arbitre. Il est difficile de se former une idée nette du délire indéfinissable et surnaturel qui s’empara de l’assemblée à l’époque du jugement de Louis XVI. Je suis persuadé que plusieurs des coupables, en se rappelant cette funeste époque, croient avoir fait un mauvais rêve ; qu’ils sont tentés de douter de ce qu’ils ont fait, et qu’ils s’expliquent moins à eux-mêmes que nous ne pouvons les expliquer.

Ces coupables, fâchés et supris de l’être, devraient tâcher de faire leur paix.

Au surplus, ceci ne regarde qu’eux ; car la nation serait bien vile, si elle regardoit comme un inconvénient de la contre-révolution, la punition de pareils hommes ; mais pour ceux même qui auraient cette foiblesse, on peut observer que la Providence a déjà commencé la punition des coupables : plus de soixante régicides, parmi les plus coupables, ont péri de mort violente ; d’autres périront sans doute, où quitteront l’Europe avant que la France ait un Roi ; très-peu tomberont entre les mains de la justice.

Les Français, parfaitement tranquilles sur les vengeances judiciaires, doivent l’être de même sur les vengeances particulières : ils ont à cet égard les protestations les plus solennelles ; ils ont la parole de leur Roi ; il ne leur est pas permis de craindre.

Mais comme il faut parler à tous les esprits, et prévenir toutes les objections ; comme il faut répondre même à ceux qui ne croient point à l’honneur et à la foi, il faut prouver que les vengeances particulières ne sont pas possibles.

Le souverain le plus puissant n’a que deux bras ; il n’est fort que par les instrumens qu’il emploie, et que l’opinion lui soumet. Or quoiqu’il soit évident que le Roi, après la restauration supposée, ne cherchera qu’à pardonner, faisons, pour mettre les choses au pis, une supposition toute contraire. Comment s’y prendroit-il s’il vouloit exercer des vengeances arbitraires ? L’armée française, telle que nous la connoissons, seroit-elle un instrument bien souple entre ses mains ? L’ignorance et la mauvaise foi se plaisent à représenter ce Roi futur comme un Louis XIV, qui, semblable au Jupiter d’Homère, n’avoit qu’à froncer le sourcil pour ébranler la France. On ose à peine prouver combien cette supposition est fausse. Le pouvoir de la souveraineté est tout moral ; elle commande vainement si ce pouvoir n’est pas pour elle ; et il faut le posséder dans sa plénitude pour en abuser. Le Roi de France qui montera sur le trône de ses ancêtres, n’aura sûrement pas l’envie de commencer par des abus ; et s’il l’avoit, elle seroit vaine, parce qu’il ne seroit pas assez fort pour la contenter. Le bonnet rouge, en touchant le front royal, a fait disparaître les traces de l’huile sainte : le charme est rompu ; de longues profanations ont détruit l’empire divin des préjugés nationaux ; et long-temps encore, pendant que la froide raison courbera les corps, les esprits resteront debout. On fait semblant de craindre que le nouveau Roi de France ne sévisse contre ses ennemis : l’infortuné ! pourra-t-il seulement récompenser ses amis[5] ?

Les Français ont donc deux garans infaillibles contre les prétendues vengeances dont on leur fait peur, l’intérêt du Roi et son impuissance[6].

Le retour des émigrés fournit encore aux adversaires de la monarchie un sujet intarissable de craintes imaginaires ; il importe de dissiper cette vision.

La première chose à remarquer, c’est qu’il est des propositions vraies dont la vérité n’a qu’une époque ; cependant on s’accoutume à les répéter long-temps après que le temps les a rendues fausses et même ridicules. Le parti attaché à la révolution pouvoit craindre le retour des émigrés peu de temps après la loi qui les proscrivit : je n’affirme point cependant qu’ils eussent raison ; mais qu’importe ? c’est là une question purement oiseuse, dont il seroit très-inutile de s’occuper. La question est de savoir si, dans ce moment, la rentrée des émigrés a quelque chose de dangereux pour la France.

La noblesse envoya 284 députés à ces états-généraux de funeste mémoire, qui ont produit tout ce que nous avons vu. Par un travail fait sur plusieurs bailliages, on n’a jamais trouvé plus de 80 électeurs pour un député. Il n’est pas absolument impossible que certains bailliages aient présenté un nombre plus fort ; mais il faut aussi tenir compte des individus qui ont opiné dans plus d’un bailliage.

Tout bien considéré, on peut évaluer à 25,000 le nombre des chefs de familles nobles qui députèrent aux états-généraux ; et en multipliant par 5, nombre commun attribué, comme on sait, à chaque famille, nous aurons 125,000 têtes nobles. Prenons 130,000 pour caver au plus fort : ôtons les femmes ; restent 65,000. Retranchons de ce dernier nombre, 1.° tes nobles qui ne sont jamais sortis ; 2.° ceux qui sont rentrés ; 3.° les vieillards ; 4.° les enfans ; 5.° les malades ; 6.° les prêtres ; 7.° tous ceux qui ont péri par la guerre, par les supplices, ou par l’ordre seul de la nature, il restera un nombre qu’il n’est pas aisé de déterminer au juste, mais qui, sous tous les points de vue possibles, ne saurait alarmer la France.

Un prince, digne de son nom, mène aux combats 5 ou 6000 hommes au plus ; ce corps, qui n’est pas même, à beaucoup près, tout composé de nobles, a fait preuve d’une valeur admirable sous des drapeaux étrangers ; mais, si on l’isole, il disparaît. Enfin, il est clair que, sous le rapport militaire, les émigrés ne sont rien et ne peuvent rien.

Il y a de plus une considération qui se rapporte plus particulièrement à l’esprit de cet ouvrage, et qui mérite d’être développée.

Il n’y a point de hasard dans le monde, et même dans un sens secondaire il n’y a point de désordre, en ce que le désordre est ordonné par une main souveraine qui le plie à la règle, et le force de concourir au but.

Une révolution n’est qu’un mouvement politique qui doit produire un certain effet dans un certain temps. Ce mouvement a ses lois ; et en les observant attentivement dans une certaine étendue de temps, on peut tirer des conjectures assez certaines pour l’avenir. Or, une des lois de la révolution française, c’est que les émigrés ne peuvent l’attaquer que pour leur malheur, et sont totalement exclus de l’œuvre quelconque qui s’opère.

Depuis les premières chimères de la contre-révolution jusqu’à l’entreprise à jamais lamentable de Quiberon, ils n’ont rien entrepris qui ait réussi, et même qui n’ait tourné contre eux. Non-seulement ils ne réussissent pas, mais tout ce qu’ils entreprennent est marqué d’un tel caractère d’impuissance et de nullité, que l’opinion s’est enfin accoutumée à les regarder comme des hommes qui s’obstinent à défendre un parti proscrit ; ce qui jette sur eux une défaveur dont leurs amis même s’aperçoivent.

Et cette défaveur surprendra peu les hommes qui pensent que la révolution française a pour cause principale la dégradation morale de la noblesse.

M. de Saint-Pierre a observé quelque part, dans ses Études de la Nature, que si l’on compare la figure des nobles français à celle de leurs ancêtres, dont la peinture et la sculpture nous ont transmis les traits, on voit à l’évidence que ces races ont dégénéré.

On peut le croire sur ce point mieux que sur les fusions polaires et sur la figure de la terre.

Il y a dans chaque état un certain nombre de familles qu’on pourroit appeler cosouveraines, même dans les monarchies ; car la noblesse, dans ces gouvernemens, n’est qu’un prolongement de la souveraineté. Ces familles sont les dépositaires du feu sacré ; il s’éteint lorsqu’elles cessent d’être vierges.

C’est une question de savoir si ces familles, une fois éteintes, peuvent être parfaitement remplacées. Il ne faut pas croire au moins si l’on veut s’exprimer exactement, que les souverains puissent anoblir. Il y a des familles nouvelles qui s’élancent, pour ainsi dire, dans l’administration de l’état ; qui se tirent de l’égalité d’une manière frappante, et s’élèvent entre les autres comme des baliveaux vigoureux au milieu d’un taillis. Les souverains peuvent sanctionner ces anoblissemens naturels, c’est à quoi se borne leur puissance. S’ils contrarient un trop grand nombre de ces anoblissemens, ou s’ils se permettent d’en faire trop de leur pleine puissance, ils travaillent à la destruction de leurs états. La fausse noblesse étoit une des grandes plaies de la France : d’autres empires moins éclatans en sont fatigués et déshonorés, en attendant d’autres malheurs.

La philosophie moderne, qui aime tant parler de hasard, parle surtout du hasard de la naissance ; c’est un de ses textes favoris : mais il n’y a pas plus de hasard sur ce point que sur d’autres : il y a des familles nobles comme il y a des familles souveraines. L’homme peut-il faire un souverain ? Tout au plus il peut servir d’instrument pour déposséder un souverain, et livrer ses états à un autre souverain déjà prince[7]. Du reste, il n’a jamais existé de famille souveraine dont on puisse assigner l’origine plébéienne : si ce phénomène paroissoit, ce seroit une époque du monde[8].

Proportion gardée, il en est de la noblesse comme de la souveraineté. Sans entrer dans de plus grands détails, contentons-nous d’observer que si la noblesse abjure les dogmes nationaux, l’état est perdu[9].

Le rôle joué par quelques nobles dans la révolution française, est mille fois, je ne dis pas plus horrible, mais plus terrible que tout ce qu’on a vu pendant cette révolution.

Il n’a pas existé de signe plus effrayant, plus décisif, de l’épouvantable jugement porté sur la monarchie française.

On demandera peut-être ce que ces fautes peuvent avoir de commun avec les émigrés qui les détestent. Je réponds que les individus qui composent les nations, les familles, et même les corps politiques, sont solidaires : c’est un fait. Je réponds, en second lieu, que les causes de ce que souffre la noblesse émigrée, sont bien antérieures à l’émigration. La différence que nous apercevons entre tels et tels nobles français, n’est, aux yeux de Dieu, qu’une différence de longitude, et de latitude : ce n’est pas parce qu’on est ici ou là, qu’on est ce qu’on doit être ; et tous ceux qui disent : Seigneur ! Seigneur ! n’entreront pas dans le royaume. Les hommes ne peuvent juger que par l’extérieur ; mais tel noble, à Coblentz, pouvoit avoir de plus grands reproches à se faire, que tel noble du côté gauche dans l’assemblée dite constituante. Enfin, la noblesse française ne doit s’en prendre qu’à elle-même de tous ses malheurs ; et lorsqu’elle en sera bien persuadée, elle aura fait un grand pas. Les exceptions, plus ou moins nombreuses, sont dignes des respects de l’univers ; mais on ne peut parler qu’en général. Aujourd’hui la noblesse malheureuse (qui ne peut souffrir qu’une éclipse) doit courber la tête et se résigner. Un jour elle doit embrasser de bonne grâce des enfans qu’en son sein elle n’a point portés : en attendant, elle ne doit plus faire d’efforts extérieurs ; peut-être même seroit-il à désirer qu’on ne l’eût jamais vue dans une attitude menaçante. En tout cas, l’émigration fut une erreur, et non un tort : le plus grand nombre croyoit obéir à l’honneur.

Numen abire jubet ; prohibent discedere leges.

Le Dieu devoit l’emporter.

Il y auroit bien d’autres réflexions à faire sur ce point ; tenons-nous-en au fait qui est évident. Les émigrés ne peuvent rien ; on peut même ajouter qu’ils ne sont rien ; car tous les jours le nombre en diminue, malgré le gouvernement, par une suite de cette loi invariable de la révolution française, qui veut que tout se fasse malgré les hommes, et contre toutes les probabilités. De longs malheurs ayant assouplit les émigrés, tous les jours ils se rapprochent de leurs concitoyens ; l’aigreur disparaît ; de part et d’autre on commence à se ressouvenir d’une patrie commune ; on se tend la main, et sur le champ de bataille même on reconnoît des frères. L’étrange amalgame que nous voyons depuis quelque temps n’a point de cause visible ; car ces lois sont les mêmes, mais il n’en est pas moins réel. Ainsi, il est constant que les émigrés ne sont rien par le nombre, qu’ils ne sont rien par la force, et que bientôt ils ne seront plus rien par la haine.

Quant aux passions plus robustes d’un petit nombre d’hommes, on peut négliger de s’en occuper.

Mais il est encore une réflexion importante que je ne dois point passer sous silence. On s’appuie de quelques discours imprudens, échappés à des hommes jeunes, inconsidérés ou aigris par le malheur, pour effrayer les Français sur le retour de ces hommes. J’accorde, pour mettre toutes les suppositions contre moi, que ces discours annoncent réellement des intentions bien arrêtées : croit-on que ceux qui les ont fussent en état de les exécuter après le rétablissement de la monarchie ? On se tromperait fort. Au moment même où le gouvernement légitime se rétablirait, ces hommes n’auraient plus de force que pour obéir. L’anarchie nécessite la vengeance ; l’ordre l’exclut sévèrement. Tel homme qui, dans ce moment, ne parle que de punir, se trouvera alors environné de circonstances qui le forceront à ne vouloir que ce que la loi veut ; et, pour son intérêt même, il sera citoyen tranquille, et laissera la vengeance aux tribunaux. On se laisse toujours éblouir par le même sophisme : Un parti a sévi lorsqu’il étoit dominateur ; donc le parti contraire sévira lorsqu’il dominera à son tour. Rien n’est plus faux. En premier lieu, ce sophisme suppose qu’il y a de part et d’autre la même somme de vices ; ce qui n’est pas assurément. Sans insister beaucoup sur les vertus des royalistes, je suis sûr au moins d’avoir pour moi la conscience universelle, lorsque j’affirmerai simplement qu’il y en a moins du côté de la république. D’ailleurs, les préjugés seuls, séparés des vertus, assureraient la France qu’elle ne peut souffrir, de la part des royalistes, rien de semblable à ce qu’elle a éprouvé de leurs ennemis.

L’expérience a déjà préludé sur ce point pour tranquilliser les Français : ils ont vu, dans plus d’une occasion, que le parti qui avoit tout souffert de la part de ses ennemis, n’a pas su s’en venger lorsqu’il les a tenus en son pouvoir. Un petit nombre de vengeances, qui ont fait un si grand bruit, prouvent la même proposition ; car on a vu que le déni de justice le plus scandaleux a pu seul amener ces vengeances, et que personne ne se seroit fait justice, si le gouvernement avoit pu ou voulu la faire.

Il est, en outre, de la plus grande évidence que l’intérêt le plus pressant du Roi sera d’empêcher les vengeances. Ce n’est pas en sortant des maux de l’anarchie, qu’il voudra la ramener ; l’idée même de la violence le fera pâlir, et ce crime sera le seul qu’il ne se croira pas en droit de pardonner.

La France, d’ailleurs, est bien lasse de convulsions et d’horreurs, elle ne veut plus de sang ; et puisque l’opinion est assez forte dans ce moment pour comprimer le parti qui en voudroit, on peut juger de sa force à l’époque où elle aura le gouvernement pour elle. Après des maux aussi longs et aussi terribles, les Français se reposeront avec délices dans les bras de la monarchie. Toute atteinte contre cette tranquillité seroit véritablement un crime de lèse-nation, que les tribunaux n’auraient peut-être pas le temps de punir.

Ces raisons sont si convaincantes, que personne ne peut s’y méprendre : aussi il ne faut point être la dupe de ces écrits où nous voyons une philantropie hypocrite passer condamnation sur les horreurs de la révolution, et s’appuyer sur ces excès pour établir la nécessité d’en prévenir une seconde. Dans le fait, ils ne condamnent cette révolution que pour ne pas exciter contre eux le cri universel ; mais ils l’aiment, ils en aiment les auteurs et les résultats ; et de tous les crimes qu’elle a enfantés, ils ne condamnent guère que ceux dont elle pouvoit se passer. Il n’est pas un de ces écrits où l’on ne trouve des preuves évidentes que les auteurs tiennent par inclination au parti qu’ils condamnent par pudeur.

Ainsi, les Français, toujours dupes, le sont dans cette occasion plus que jamais : ils ont peur pour eux en général, et ils n’ont rien à craindre ; et ils sacrifient leur bonheur pour contenter quelques misérables.

Que si les théories les plus évidentes ne peuvent convaincre les Français, et s’ils ne peuvent encore obtenir d’eux-mêmes de croire que la Providence est la gardienne de l’ordre, et qu’il n’est pas tout-à-fait égal d’agir contre elle ou avec elle, jugeons au moins de ce qu’elle fera par ce qu’elle a fait ; et si le raisonnement glisse sur nos esprits, croyons au moins à l’histoire, qui est la politique expérimentale. L’Angleterre donna, dans le siècle dernier, à peu près le même spectacle que la France a donné dans le nôtre. Le fanatisme de la liberté, échauffé par celui de la religion, y pénétra les ames bien plus profondément qu’il ne l’a fait en France, où le culte de la liberté s’appuie sur le néant. Quelle différence, d’ailleurs, dans le caractère des deux nations, et dans celui des acteurs qui ont joué un rôle sur les deux scènes ! Où sont, je ne dis pas les Hambem, mais les Cromwel de la France ! Et cependant, malgré le fanatisme brûlant des républicains, malgré la fermeté réfléchie du caractère national, malgré les terreurs trop motivées des nombreux coupables, et surtout de l’armée, le rétablissement de la monarchie causa-t-il, en Angleterre, des déchiremens semblables à ceux qu’avoit enfantés une révolution régicide ? Qu’on nous montre les vengeances atroces des royalistes. Quelques régicides périrent par l’autorité des lois ; du reste, il n’y eut ni combats, ni vengeances particulières. Le retour du Roi ne fut marqué que par un cri de joie, qui retentit dans toute l’Angleterre ; tous les ennemis s’embrassèrent. Le Roi, surpris de ce qu’il voyoit, s’écrioit avec attendrissement : N’est-ce pas ma faute, si j’ai été repoussé si longtemps par un si bon peuple ! L’illustre Clarendon, témoin et historien intègre de ces grands évènemens, nous dit qu’on ne savoit plus où étoit ce peuple qui avoit commis tant d’excès, et privé, pendant si long-temps, le Roi du bonheur de régner sur d’excellens sujets[10].

C’est-à-dire que le peuple ne reconnoissoit plus le peuple. On ne saurait mieux dire.

Mais ce grand changement, à quoi tenoit-il ? À rien, ou, pour mieux dire, à rien de visible : une année auparavant, personne ne le croyoit possible. On ne sait pas même s’il fut amené par un royaliste ; car c’est un problème insoluble de savoir à quelle époque Monk commença de bonne foi à servir la monarchie.

Etoient-ce au moins les forces des royalistes qui en imposoient au parti contraire ? Nullement : Monk n’avoit que six mille hommes ; les républicains en avoient cinq ou six fois davantage : ils occupoient tous les emplois, et ils possédoient militairement le royaume entier. Cependant Monk ne fut pas dans le cas de livrer un seul combat ; tout se fit sans effort et comme par enchantement : il en sera de même en France. Le retour à l’ordre ne peut être douloureux parce qu’il sera naturel, et parce qu’il sera favorisé par une force secrète, dont l’action est toute créatrice. On verra précisément le contraire de tout ce qu’on a vu. Au lieu de ces commotions violentes, de ces déchiremens douloureux, de ces oscillations perpétuelles et désespérantes, une certaine stabilité, un repos indéfinissable, un bien-aise universel, annonceront la présence de la souveraineté. Il n’y aura point de secousses, point de violences, point de supplices même, excepté ceux que la véritable nation approuvera : le crime même et les usurpations seront traités avec une sévérité mesurée, avec une justice calme qui n’appartient qu’au pouvoir légitime : le Roi touchera les plaies de l’état d’une main timide et paternelle. Enfin, c’est ici la grande vérité dont les Français, ne sauroient trop se pénétrer : le rétablissement de la monarchie, qu’on appelle contre-révolution, ne sera point une révolution contraire, mais le contraire de la révolution.


  1. Lettre du Roi au prince de Condé, du 3 janvier 1797, imprimée dans tous les papiers publics.
  2. La fameuse loi qui excluoit le tiers-état du service militaire, ne pouvoit être exécutée ; c’étoit simplement une gaucherie ministérielle, dont la passion a parlé comme d’une loi fondamentale.
  3. Scimus, et hanc veniam petimusque damusque vicissim ;
    Sed non ut placidis coeant immitia, non ut
    Serpentes avibus geminentur, tigribus agni.

    C’est ce que certains cabinets peuvent dire de mieux à l’Europe qui les interroge.

  4. Observations sur la conduite des puissances coalisées, par M le comte d’Antraigues ; avant-propos, p. XXXIV et suiv.
  5. On connoît la plaisanterie de Charles II sur le pléonasme de la formule anglaise, amnistie et oubli : Je comprends, dit-il ; amnistie pour mes ennemis, et oubli pour mes amis.
  6. Les évènemens ont justifié toutes ces prédictions du bon sens. Depuis que cet ouvrage est achevé, le gouvernement français a publié les pièces de deux conspirations découvertes, et qui se jugent d’une manière un peu différente : l’une jacobine, et l’autre royaliste. Dans le drapeau du jacobinisme il étoit écrit : Mort à tous nos ennemis ; et dans celui du royalisme : Grâce à tous ceux qui ne la refuseront pas. Pour empêcher le peuple de tirer les conséquences, on lui a dit que le parlement devoit annuller l’amnistie royale ; mais cette bêtise passe le maximum ; sûrement elle ne fera pas fortune.
  7. Et même la manière dont le pouvoir humain est employé dans ces circonstances, est toute propre à l’humilier. C’est ici surtout où l’on peut adresser à l’homme ces paroles de Rousseau : Montre-moi ta puissance, je te montrerai ta foiblesse.
  8. On entend dire assez souvent que si Richard Cromwel avoit eu le génie de son père il eût rendu le protectorat héréditaire dans sa famille. C’est fort bien dit !
  9. Un savant italien a fait une singulière remarque. Après avoir observé que la noblesse est gardienne naturelle et comme dépositaire de la religion nationale, et que ce caractère est plus frappant à mesure qu’on s’élève vers l’origine des nations et des choses, il ajoute : Talchè dee esser un grand segno che vada a finire une nazione ove i nobili disprezzano la religione natia. (Vico, Principi di Scienza nuova. Lib. II.)
    Lorsque le sacerdoce est membre politique de l’état, et que ses hautes dignités sont occupées, en général, par la haute noblesse, il en résulte la plus forte et la plus durable de toutes les constitutions possibles. Ainsi, le philosophisme, qui est le dissolvant universel, vient de faire son chef-d’œuvre sur la monarchie française.
  10. Hume, tom. X, chap. LXXII, an. 1660.