Considérations sur les mœurs de ce siècle/Chapitre 04

La bibliothèque libre.
Œuvres complètesChez Colnet et FainTome I (p. 103-124).


CHAPITRE IV.

Sur la probité, la vertu et l’honneur.


On n’entend parler que de probité, de vertu et d’honneur ; mais tous ceux qui emploient ces expressions en ont-ils des idées uniformes ? Tâchons de les distinguer. Il vaudroit mieux, sans doute, inspirer des sentimens dans une matière qui ne doit pas se borner à la spéculation ; mais il est toujours utile d’éclaircir et de fixer les principes de nos devoirs. Il y a bien des occasions où la pratique dépend de nos lumières.

Le premier devoir de la probité est l’observation des lois. Mais indépendamment de celles qui répriment les entreprises contre la société politique, il y a des sentimens et des procédés d’usage qui font la sûreté ou la douceur de la société civile, du commerce particulier des hommes, que les lois n’ont pu ni dû prescrire, et dont l’observation est d’autant plus indispensable, qu’elle est libre et volontaire ; au lieu que les lois ont pourvu à leur propre exécution. Qui n’auroit que la probité qu’elles exigent, et ne s’abstiendroit que de ce qu’elles punissent, seroit encore un assez malhonnête homme.

Les lois se sont prêtées à la foiblesse et aux passions, en ne réprimant que ce qui attaque ouvertement la société : si elles étoient entrées dans le détail de tout ce qui peut la blesser indirectement, elles n’auroient pas été universellement comprises, ni par conséquent suivies : il y auroit eu trop de criminels, qu’il eût quelquefois été dur, et souvent difficile de punir, attendu la proportion qui doit toujours être entre les fautes et les peines. Les lois auroient donc été illusoires ; et le plus grand vice qu’elles puissent avoir, c’est de rester sans exécution.

Les hommes venant à se polir et s’éclairer, ceux dont l’âme étoit la plus honnête, ont suppléé aux lois par la morale, en établissant, par une convention tacite, des procédés auxquels l’usage a donné force de loi parmi les honnêtes gens, et qui sont le supplément des lois positives. Il n’y a point, à la vérité, de punition prononcée contre les réfracteurs, mais elle n’en est pas moins réelle. Le mépris et la honte en sont le châtiment, et c’est le plus sensible pour ceux qui sont dignes de le ressentir. L’opinion publique, qui exerce la justice à cet égard, y met des proportions exactes, et fait des distinctions très-fines.

On juge les hommes sur leur état, leur éducation, leur situation, leurs lumières. Il semble qu’on soit convenu de différentes espèces de probités, qu’on ne soit obligé qu’à celle de son état, et qu’on ne puisse avoir que celle de son esprit. On est plus sévère à l’égard de ceux qui, étant exposés en vue, peuvent servir d’exemple, que sur ceux qui sont dans l’obscurité. Moins on exige d’un homme dont on devroit beaucoup prétendre, plus on lui fait injure. En fait de procédés, on est bien près du mépris, quand on a droit à l’indulgence.

L’opinion publique étant elle-même la peine des actions dont elle est juge, ne sauroit manquer d’être sévère sur les choses qu’elle condamne. Il y a telle action dont le soupçon fait la preuve, et la publicité le châtiment.

Il est assez étonnant que cette opinion, si sévère sur de simples procédés, se renferme quelquefois dans des bornes sur les crimes qui sont du ressort des lois. Ceux-ci ne deviennent complètement honteux que par le châtiment qui les suit.

Il n’y a point de maxime plus fausse dans nos mœurs, que celle qui dit : Le crime fait la honte, et non pas l’échafaud. Cela devroit être, et l’est effectivement en morale ; mais nullement dans les mœurs, car on se réhabilite d’un crime impuni : et qu’on ne dise pas que c’est parce que le châtiment le constate, et en fait seul une preuve suffisante, puisqu’un crime constaté par des lettres de grâce flétrit toujours moins que le châtiment. On le remarque principalement dans l’injustice et la bizarrerie du préjugé cruel qui fait rejaillir l’opprobre sur ceux que le sang unit à un criminel ; de sorte qu’il est peut-être moins malheureux d’appartenir à un coupable reconnu et impuni, qu’à un infortuné dont l’innocence n’a été reconnue qu’après le supplice.

La vraie raison vient de ce que l’impunité prouve toujours la considération qui suit la naissance, le rang, les dignités, le crédit ou les richesses. Une famille qui ne peut soustraire à la justice un parent coupable, est convaincue de n’avoir aucune considération, et par conséquent est méprisée. Le préjugé doit donc subsister ; mais il n’a pas lieu, ou du moins est plus foible, sous le despotisme absolu et chez un peuple libre ; par-tout où l’on peut dire : Tu es esclave comme moi, ou je suis libre comme toi. Le pouvoir arbitraire chez l’un, la justice chez l’autre ne faisant acception de personne, font des exemples dans des familles de toutes les classes, qui par conséquent ont besoin d’une compassion réciproque. Qu’il en soit ainsi parmi nous, les fautes deviendront personnelles, le préjugé disparoîtra : il n’y a pas d’autre moyen de l’éteindre.

Pourquoi ces nobles victimes qu’un crime d’état conduit sur l’échafaud, n’impriment-elles point de tache à leur famille ? C’est que ces criminels sont ordinairement d’un rang élevé. Le crime, et même le supplice prouvent également de quelle importance ils étoient dans l’état. Leur chute, inspirant la terreur, montre en même temps l’élévation d’où ils sont tombés, et où sont encore ceux à qui ils appartenoient. Tout ce qui saisit par quelque grandeur l’imagination des hommes, leur impose. Ils ne peuvent pas respecter et mépriser à la fois la même famille.

Je crois avoir remarqué une autre bizarrerie dans l’application de ce préjugé. On reproche plus aux enfans la honte de leur père, qu’aux pères celle de leurs enfans. Il me semble que le contraire seroit moins injuste, parce que ce seroit alors punir les pères de n’avoir pas rectifié les mauvaises inclinations de leurs enfans, par une éducation convenable. Si l’on pense autrement, est-ce par un sentiment de compassion pour la vieillesse, ou par le plaisir barbare d’empoisonner la vie de ceux qui ne font que commencer leur carrière ?

Pour éclaircir enfin ce qui concerne la probité, il s’agit de savoir si l’obéissance aux lois, et la pratique des procédés d’usage, suffisent pour constituer l’honnête homme. On verra, si l’on y réfléchit, que cela n’est pas encore suffisant pour la parfaite probité. En effet on peut, avec un cœur dur, un esprit malin, un caractère féroce, et des sentimens bas, avoir par intérêt, par orgueil ou par crainte, avoir, dis-je, cette probité qui met à couvert de tout reproche de la part des hommes.

Mais il y a un juge plus éclairé, plus sévère et plus juste que les lois et les mœurs ; c’est le sentiment intérieur qu’on appelle la conscience. Son empire s’étend plus loin que celui des lois et des mœurs, qui ne sont pas uniformes chez tous les peuples. La conscience parle à tous les hommes qui ne se sont pas, à force de dépravation, rendus indignes de l’entendre.

Les lois n’ont pas prononcé sur des fautes autant ou plus graves en elles-mêmes que plusieurs de celles qu’elles ont condamnées. Il n’y en a point contre l’ingratitude, la perfidie, et, en bien des cas, contre la calomnie, l’imposture, l’injustice, etc., sans parler de certains désordres qu’elles condamnent, et ne punissent guère, si l’on ne brave la honte, en les réclamant. Tel est le sort de toutes les législations. Celle des peuples que nous ne connoissons que par l’histoire, nous paroît un monument de leur sagesse, parce que nous ignorons en combien de circonstances les lois fléchissoient et restoient sans exécution. Cette ignorance des faits particuliers, des abus de détail, contribue beaucoup à notre admiration pour les gouvernemens anciens.

Cependant quand les lois deviennent indulgentes, les mœurs cessent d’être sévères, quoiqu’elles n’aient pas embrassé tout ce que les lois ont omis. Il y a même des excès condamnés par les lois, qui sont tolérés dans les mœurs, surtout à la cour et dans la capitale, où les mœurs s’écartent souvent de la morale. Combien ne tolèrent-elles pas de choses plus dangereuses que ce qu’elles ont proscrit ! Elles exigent des décences et pardonnent des vices : on est dans la société plus délicat que sévère.

Doit-on regarder comme innocent un trait de satire, ou même de plaisanterie de la part d’un supérieur, qui porte quelquefois un coup irréparable à celui qui en est l’objet ; un secours gratuit refusé par négligence à celui dont le sort en dépend ; tant d’autres fautes que tout le monde sent, et qu’on s’interdit si peu ?

Voilà cependant ce qu’une probité exacte doit s’interdire, et dont la conscience est le juge infaillible. Il est donc heureux que chacun ait dans son cœur un juge qui défend les autres, ou qui le condamne lui-même.

Je ne prétends point ici parler en homme religieux ; la religion est la perfection et non la base de la morale ; ce n’est point en métaphysicien subtil, c’est en philosophe, qui ne s’appuie que sur la raison, et ne procède que par le raisonnement. Je n’ai donc pas besoin d’examiner si cette conscience est ou n’est pas un sentiment inné ; il me suffiroit qu’elle fût une lumière acquise, et que les esprits les plus bornés eussent encore plus de connoissance du juste et de l’injuste par la conscience, que les lois et les mœurs ne leur en donnent.

Cette connoissance fait la mesure de nos obligations ; nous sommes tenus, à l’égard d’autrui, de tout ce qu’à sa place nous serions en droit de prétendre. Les hommes ont encore droit d’attendre de nous, non-seulement ce qu’ils regardent avec raison comme juste, mais ce que nous regardons nous-mêmes comme tel, quoique les autres ne l’aient ni exigé, ni prévu ; notre propre conscience fait l’étendue de leurs droits sur nous.

Plus on a de lumières, plus on a de devoirs à remplir ; si l’esprit n’en inspire pas le sentiment, il suggère les procédés, et démontre l’obligation d’y satisfaire.

Il y a un autre principe d’intelligence sur ce sujet, supérieur à l’esprit même ; c’est la sensibilité d’âme, qui donne une sorte de sagacité sur les choses honnêtes, et va plus loin que la pénétration de l’esprit seul.

On pourroit dire que le cœur a des idées qui lui sont propres. On remarque entre deux hommes dont l’esprit est également étendu, profond et pénétrant sur des matières purement intellectuelles, quelle supériorité gagne celui dont l’âme est sensible, sur les sujets qui sont de cette classe-là. Qu’il y a d’idées inaccessibles à ceux qui ont le sentiment froid ! Les âmes sensibles peuvent par vivacité et chaleur tomber dans des fautes que les hommes à procédés ne commettroient pas ; mais elles l’emportent de beaucoup par la quantité de biens qu’elles produisent.

Les âmes sensibles ont plus d’existence que les autres : les biens et les maux se multiplient à leur égard. Elles ont encore un avantage pour la société, c’est d’être persuadées des vérités dont l’esprit n’est que convaincu ; la conviction n’est souvent que passive, la persuasion est active, et il n’y a de ressort que ce qui fait agir. L’esprit seul peut et doit faire l’homme de probité ; la sensibilité prépare l’homme vertueux. Je vais m’expliquer.

Tout ce que les lois exigent, ce que les mœurs recommandent, ce que la conscience inspire, se trouve renfermé dans cet axiome si connu et si peu développé : Ne faites point à autrui ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait. Voilà la vertu. Sa nature, son caractère distinctif consiste dans un effort sur soi-même en faveur des autres. C’est par cet effort généreux qu’on fait un sacrifice de son bien-être à celui d’autrui. On trouve dans l’histoire quelques-uns de ces efforts héroïques. Tous les degrés de vertu morale se mesurent sur le plus ou le moins de sacrifices qu’on fait à la société.

Il semble, au premier coup-d’œil, que les législateurs étoient des homme bornés ou intéressés, qui, n’ayant pas besoin des autres, vouloient se garantir du mal, et se dispenser de faire du bien. Cette idée paroît d’autant plus vraisemblable, que les premiers législateurs ont été des princes, des chefs du peuple, ceux, en un mot, qui avoient le plus à perdre et le moins à gagner. Il faut avouer que les lois positives, qui ne devroient être qu’une émanation, un développement de la loi naturelle, loin de pouvoir toujours s’y rappeler, y sont quelquefois opposées, et favorisent plutôt l’intérêt des législateurs, des hommes puissans, que celui des foibles qui doit être l’objet principal de toute législation, puisque cet intérêt est celui du plus grand nombre, et constitue la société politique. L’examen des différentes lois confrontées au droit naturel, seroit un objet bien digne de la philosophie appliquée à la morale, à la politique, à la science du gouvernement.

Quoi qu’il en soit, les lois se bornent à défendre : en y faisant réflexion, nous avons vu que c’est par sagesse qu’elles en ont usé ainsi. Elles n’exigent que ce qui est possible à tous les hommes. Les mœurs sont allées plus loin que les lois ; mais c’est en partant du même principe ; les unes et les autres ne sont guère que prohibitives. La conscience même se borne à inspirer la répugnance pour le mal. Enfin la fidélité aux lois, aux mœurs et à la conscience, fait l’exacte probité. La vertu, supérieure à la probité, exige qu’on fasse le bien, et y détermine.

La probité défend, il faut obéir ; la vertu commande, mais l’obéissance est libre, à moins que la vertu n’emprunte la voix de la religion. On estime la probité ; on respecte la vertu. La probité consiste presque dans l’inaction ; la vertu agit. On doit de la reconnoissance à la vertu ; on pourroit s’en dispenser à l’égard de la probité, parce qu’un homme éclairé, n’eût-il que son intérêt pour objet, n’a pas, pour y parvenir, de moyen plus sûr que la probité.

Je n’ignore pas les objections qu’on peut tirer des crimes heureux ; mais je sais aussi qu’il y a différentes espèces de bonheur ; qu’on doit évaluer les probabilités du danger et du succès, les comparer avec le bonheur qu’on se propose et qu’il n’y en a aucun dont l’espérance la mieux fondée puisse contrebalancer la perte de l’honneur, ni même le simple danger de le perdre. Ainsi, en ne faisant d’une telle question qu’une affaire de calcul, le parti de la probité est toujours le meilleur qu’il y ait à prendre. Il ne seroit pas difficile de faire une démonstration morale de cette vérité ; mais il y a des principes qu’on ne doit pas mettre en question. Il est toujours à craindre que les vérités les plus évidentes ne contractent, par la discussion, un air de problème qu’elles ne doivent jamais avoir.

Quand la vertu est dans le cœur, et n’exige aucun effort, c’est un sentiment, une inclination au bien, un amour pour l’humanité ; elle est aux actions honnêtes ce que le vice est au crime ; c’est le rapport de la cause à l’effet.

En distinguant la vertu et la probité, en observant la différence de leur nature, il est encore nécessaire, pour connoître le prix de l’une et de l’autre, de faire attention aux personnes, aux temps et aux circonstances.

Il y a tel homme dont la probité mérite plus d’éloges que la vertu d’un autre. Ne doit-on attendre que les mêmes actions de ceux qui ont des moyens si différens ? Un homme au sein de l’opulence n’aura-t-il que les devoirs, les obligations de celui qui est assiégé par tous les besoins ? Cela ne seroit pas juste. La probité est la vertu des pauvres ; la vertu doit être la probité des riches.

On rapporte quelquefois à la vertu des actions où elle a peu de part. Un service offert par vanité, ou rendu par foiblesse, fait peu d’honneur à la vertu.

On retire un homme de son nom d’un état malheureux, dont on pouvoit partager la honte. Est-ce générosité ? C’est tout au plus décence, ou peut-être orgueil, intérêt réel et sensible.

D’un autre côté, on loue et on doit louer les actes de probité où l’on sent un principe de vertu, un effort de l’âme. Un homme pauvre remet un dépôt dont il avoit seul le secret ; il n’a fait que son devoir, puisque le contraire seroit un crime ; cependant son action lui fait honneur, et doit lui en faire. On juge que celui qui ne fait pas le mal dans certaines circonstances, est capable de faire le bien : dans un acte de simple probité, c’est la vertu qu’on loue.

Un malheureux pressé de besoins, humilié par la honte de la misère, résiste aux occasions les plus séduisantes. Un homme dans la prospérité n’oublie pas qu’il y a des malheureux, les cherche et prévient leurs demandes. Je chéris sa bienfaisance. Je les estime, je les loue tous deux ; mais c’est le premier que j’admire. J’y vois de la vertu.

Les éloges qu’on donne à de certaines probités, à de certaines vertus, ne font que le blâme du commun des hommes. Cependant on ne doit pas les refuser ; il ne faut pas rechercher avec trop de sévérité le principe des actions quand elle tendent au bien de la société. Il est toujours sage et avantageux d’encourager les hommes aux actes honnêtes : ils sont capables de prendre le pli de la vertu comme du vice.

On acquiert de la vertu par la gloire de la pratiquer. Si l’on commence par amour-propre, on continue par honneur, on persévère par habitude. Que l’homme le moins porté à la bienfaisance vienne par hasard, ou par un effort qu’il fera sur lui-même, à faire quelqu’action de générosité, il éprouvera ensuite une sorte de satisfaction, qui lui rendra une seconde action moins pénible : bientôt il se portera de lui-même à une troisième, et dans peu la bonté fera son caractère. On contracte le sentiment des actions qui se répètent.

D’ailleurs, quand on chercheroit à rapporter des actions vertueuses à un système d’esprit et de conduite plutôt qu’au sentiment, l’avantage des autres seroit égal, et la gloire qu’on voudroit rabaisser ne seroit peut-être pas moindre. Heureuse alternative, que de réduire les censeurs à l’admiration, au défaut de l’estime !

Outre la vertu et la probité, qui doivent être les principes de nos actions, il y en a un troisième très-digne d’être examiné ; c’est l’honneur : il est différent de la probité, peut-être ne l’est-il pas de la vertu, mais il lui donne de l’éclat, et me paroît être une qualité de plus.

L’homme de probité se conduit par éducation, par habitude, par intérêt, ou par crainte. L’homme vertueux agit avec bonté.

L’homme d’honneur pense et sent avec noblesse. Ce n’est pas aux lois qu’il obéit ; ce n’est pas la réflexion, encore moins l’imitation qui le dirigent : il pense, parle et agit avec une sorte de hauteur, et semble être son propre législateur à lui-même.

On s’affranchit des lois par la puissance, on s’y soustrait par le crédit, on les élude par adresse ; on remplace le sentiment, et l’on supplée aux mœurs par la politesse ; on imite la vertu par l’hypocrisie. L’honneur est distinct de la vertu, et il en fait le courage. Il n’examine point, il agit sans feinte, même sans prudence, et ne connoît point cette timidité ou cette fausse honte qui étouffe tant de vertus dans les âmes foibles ; car les caractères foibles ont le double inconvénient de ne pouvoir se répondre de leurs vertus, et de servir d’instruments aux vices de tous ceux qui les gouvernent.

Quoique l’honneur soit une qualité naturelle, il se développe par l’éducation, se soutient par les principes, et se fortifie par les exemples. On ne sauroit donc trop en réveiller les idées, en réchauffer le sentiment, en relever les avantages et la gloire, et attaquer tout ce qui peut y porter atteinte.

Les réflexions sur cette matière peuvent servir de préservatif contre la corruption des mœurs qui se relâchent de plus en plus. Je n’ai pas dessein de renouveler les reproches que de tout temps on a fait à son siècle, et dont la répétition fait croire qu’ils ne sont pas mieux fondés dans un temps que dans un autre. Je suis persuadé qu’il y a toujours dans le monde une distribution de vertus et de vices à peu près égale ; mais il peut y avoir, en différens âges, des partages inégaux de nation à nation, de peuple à peuple. Il y a des âges plus ou moins brillans, et le nôtre ne paroît pas être celui de l’honneur, du moins autant qu’il l’a été. Je ne doute pas que les causes de cette altération ne soient un jour développées dans l’histoire de ce siècle. Ce n’en sera pas l’article le moins curieux ni le moins utile.

On n’est certainement pas aussi délicat, aussi scrupuleux sur les liaisons, qu’on l’a été. Quand un homme avoit jadis de ces procédés tolérés ou impunis par les lois, et condamnés par l’honneur, le ressentiment ne se bornoit pas à l’offense ; tous les honnêtes gens prenoient parti, et faisoient justice par un mépris général et public.

Aujourd’hui on a des ménagemens, même sans vue d’intérêt, pour l’homme le plus décrié. Je n’ai pas, vous dit-on, sujet de m’en plaindre personnellement, je n’irai pas me faire le réparateur des torts. Quelle foiblesse ! C’est bien mal entendre les intérêts de la société, et, par conséquent, les siens propres. Pourquoi les malhonnêtes gens rougiroient-ils de l’être, quand on ne rougit pas de leur faire accueil ? Si les honnêtes gens s’avisoient de faire cause commune, leur ligue seroit bien forte. Quand les gens d’esprit et d’honneur s’entendront, les sots et les fripons joueront un bien petit rôle. Il n’y a malheureusement que les fripons qui fassent des ligues, les honnêtes gens se tiennent isolés. Mais la probité sans courage n’est digne d’aucune considération ; elle ressemble assez à l’attrition qui n’a pour principe qu’une crainte servile.

On se cachoit autrefois de certains procédés, et l’on en rougissoit s’ils venoient à se découvrir. Il me semble qu’on les a aujourd’hui trop ouvertement, et dès-là il doit s’en trouver davantage, parce que la contrainte et la honte retenoient bien des hommes.

Je ne sache que l’infidélité au jeu qui soit plus décriée aujourd’hui que dans le siècle passé ; encore voit-on des gens suspects, à cet égard, qui n’en sont pas moins accueillis d’ailleurs. La seule justice qu’on en fasse, est d’employer beaucoup de politesses et de détours pour se dispenser de jouer avec eux ; cela ressemble moins au mépris qu’à la prudence. Mais un homme du monde, qui est irréprochable par cet endroit et par la valeur, est homme d’honneur décidé. Quoiqu’il fasse profession d’être de vos amis, n’ayez rien à démêler avec lui sur l’intérêt, l’ambition ou l’amour-propre. S’il craint seulement d’user son crédit, il vous manquera sans scrupule dans une occasion essentielle, et ne sera blâmé de personne. Vous vous croyez en droit de lui faire des reproches ; mais il en est plus surpris que confus : il reste homme d’honneur. Il ne conçoit pas que vous ayez pu regarder comme un engagement de simples propos de politesse ; car cette politesse, si recommandée, sauve bien des bassesses ; on seroit trop heureux qu’elle ne couvrît que des platitudes.

Il y a, à la vérité, telle action si blâmable, que l’interprétation ne sauroit en être équivoque. Un homme d’un caractère leste trouve encore alors le secret de n’être pas déshonoré, s’il a le courage d’être le premier à la publier, et de plaisanter ceux qui seroient tentés de le blâmer. On n’ose plus la lui reprocher, quand on le voit en faire gloire. L’audace fait sa justification, et le reproche qu’on lui feroit seroit un ridicule auquel on n’ose s’exposer. On commence alors à douter qu’il ait tort ; on craint de l’avoir. Dans la façon commune de penser, prévoir une objection, c’est la réfuter sans être obligé d’y répondre ; dans les mœurs, prévenir un reproche, c’est le détruire.

Un homme qui en a trompe un autre par l’artifice le plus adroit et le plus criminel, loin d’en avoir des remords ou de la honte, se félicite sur son habileté ; il se cache pour réussir, et non pas d’avoir réussi ; il s’imagine simplement avoir gagné une belle partie d’échecs, et celui qui est sa dupe ne pense guère autre chose, sinon qu’il l’a perdue par sa faute : c’est de lui-même qu’il se plaint. Le ressentiment est déjà devenu un sentiment trop noble, à peine est-on digne de haïr, et la vengeance n’est plus qu’une revanche utile ; on la prend comme un moyen de réussir, et pour l’avantage qui en résulte.

Cette manière de penser, cette négligence des mœurs avilit ceux mêmes qu’elle ne déshonore pas, et devient de plus en plus dangereuse pour la société. Ceux qui pourroient prétendre à la gloire de donner l’exemple par leur rang ou par leurs lumières, paroissent avoir trop peu de respect pour les principes, même quand ils ne les violent pas. Ils ignorent qu’indépendamment des actions, la légèreté de leurs propos, les sentimens qu’ils laissent apercevoir, sont des exemples qu’ils donnent. Le bas peuple n’ayant aucun principe, faute d’éducation, n’a d’autre frein que la crainte, et d’autre guide que l’imitation. C’est dans l’état mitoyen que la probité est encore le plus en honneur.

Le relâchement des mœurs n’empêche pas qu’on ne vante beaucoup l’honneur et la vertu ; ceux qui en ont le moins, savent combien il leur importe que les autres en aient. On auroit rougi autrefois d’avancer de certaines maximes, si on les eût contredites par ses actions : les discours formoient un préjugé favorable sur les sentimens. Aujourd’hui les discours tirent si peu à conséquence, qu’on pourroit quelquefois dire d’un homme qu’il a de la probité, quoiqu’il en fasse l’éloge. Cependant les discours honnêtes peuvent toujours être utiles à la société ; mais on ne se fait vraiment honneur, et l’on ne se rend digne de les tenir que par sa conduite. C’est un engagement de plus, et l’on ne doit pas craindre d’en prendre, quand il est avantageux de les remplir.

On prétend qu’il a régné autrefois parmi nous un fanatisme d’honneur, et l’on rapporte cette heureuse manie à un siècle encore barbare. Il seroit à désirer qu’elle se renouvelât de nos jours : les lumières que nous avons acquises serviroient à régler cet engouement, sans le refroidir. D’ailleurs, on ne doit pas craindre l’excès en cette matière : la probité a ses limites, et pour le commun des hommes, c’est beaucoup que de les atteindre ; mais la vertu et l’honneur peuvent s’étendre et s’élever à l’infini ; on peut toujours en reculer les bornes ; on ne les passe jamais.

Il faut avouer que, si d’un côté l’honneur a perdu, on a aussi sur certains articles des délicatesses ignorées dans le siècle passé. En voici un trait :

Lorsque le surintendant Fouquet donna à Louis XIV cette fête si superbe dans le château de Vaux, le surintendant porta l’attention jusqu’à faire mettre dans la chambre de chaque courtisan de la suite du roi une bourse remplie d’or, pour fournir au jeu de ceux qui pouvoient manquer d’argent, ou n’en avoir pas assez. Aucun ne s’en trouva offensé ; tous admirèrent la magnificence de ce procédé. Ils tâchèrent peut-être de croire que c’étoit au nom du roi, ou du moins à ses dépens, et ne se trompoient pas sur ce dernier article. Quoi qu’il en soit, ils en usèrent sans plus d’information. Si un ministre des finances s’avisoit aujourd’hui d’en faire autant, la délicatesse de ses hôtes en seroit blessée avec raison ; tous refuseroient avec hauteur et dignité. Jusque-là il n’y a rien à dire. Mais je craindrois fort que quelques-uns de ceux qui rejeteroient avec le plus d’éclat le présent du ministre, ne lui empruntassent une somme pareille ou plus forte, avec un très-ferme dessein de ne jamais la rendre. Il peut y avoir là de la délicatesse ; mais je ne crois pas que ce soit de l’honneur.

Le surintendant de Bullion avoit déjà donné un exemple de ce magnifique scandale. Ayant fait frapper, en 1640, les premiers louis qui aient paru en France, il imagina de donner un dîner à cinq seigneurs de ses courtisans, fit servir au dessert trois bassins pleins des nouvelles espèces, et leur dit d’en prendre autant qu’ils voudroient. Chacun se jeta avidement sur ce fruit nouveau, en emplit ses poches, et s’enfuit avec sa proie sans attendre son carrosse ; de sorte que le surintendant rioit beaucoup de la peine qu’ils avoient à marcher. Le payement de quelques dettes de l’état eût également pu donner cours à ces premières espèces ; mais ce moyen n’eût pas été si noble au jugement de Bullion et de ses convives, que je ne crois pas devoir nommer par égard pour leurs petits-fils, qui, peut-être, loin de me savoir gré de ma discrétion, en rougiroient eux-mêmes, si je nommois leurs pères.