Considérations sur les mœurs de ce siècle/Chapitre 05

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Œuvres complètesChez Colnet et FainTome I (p. 125-144).


CHAPITRE V.

Sur la réputation, la célébrité, la renommée et la considération.


Les hommes sont destinés à vivre en société, et de plus, ils y sont obligés par le besoin qu’ils ont les uns des autres : ils sont tous, à cet égard, dans une dépendance mutuelle. Mais ce ne sont pas uniquement les besoins matériels qui les lient ; ils ont une existence morale qui dépend de leur opinion réciproque.

Il y a peu d’hommes assez sûrs et assez satisfaits de l’opinion qu’ils ont d’eux-mêmes, pour être indifférens sur celle des autres ; et il y en a qui en sont plus tourmentés que des besoins de la vie.

Le désir d’occuper une place dans l’opinion des hommes, a donné naissance à la réputation, la célébrité et la renommée, ressorts puissans de la société qui partent du même principe, mais dont les moyens et les effets ne sont pas totalement les mêmes.

Plusieurs moyens servent également à la réputation et à la renommée, et ne diffèrent que par degrés ; d’autres sont exclusivement propres à l’une ou à l’autre.

Une réputation honnête est à la portée du commun des hommes : on l’obtient par les vertus sociales, et la pratique constante de ses devoirs. Cette espèce de réputation n’est, à la vérité, ni étendue, ni brillante ; mais elle est souvent la plus utile pour le bonheur.

L’esprit, les talens, le génie procurent la célébrité ; c’est le premier pas vers la renommée, qui n’en diffère que par plus d’étendue ; mais les avantages en sont peut-être moins réels que ceux d’une bonne réputation. Ce qui nous est vraiment utile nous coûte peu ; les choses rares et brillantes sont celles qui exigent le plus de travaux, et dont la jouissance n’est qu’idéale.

Deux sortes d’hommes sont faits pour la renommée. Les premiers, qui se rendent illustres par eux-mêmes, y ont droit ; les autres, qui sont les princes, y sont assujétis : ils ne peuvent échapper à la renommée. On remarque également dans la multitude celui qui est plus grand que les autres, et celui qui est placé sur un lieu plus élevé : on distingue en même temps si la supériorité de l’un et de l’autre vient de la personne, ou du lieu où elle est placée. Tels sont le rapport et la différence qui se trouvent entre les grands hommes et les princes qui ne sont que princes.

Mais laissant à part la foule des princes, sans les préférer ni les exclure à ce titre seul, ne considérons la renommée que par rapport aux hommes à qui elle est personnelle.

Les qualités qui sont uniquement propres à la renommée s’annoncent avec éclat. Telles sont les qualités des hommes d’état destinés à faire la gloire, le bonheur ou le malheur des peuples, soit par les armes, soit dans le gouvernement.

Les grands talens, les dons du génie procurent autant de renommée que les qualités de l’homme d’état, et ordinairement transmettent un nom à une postérité plus reculée.

Quelques-uns des talens qui font la renommée des hommes d’état, seroient inutiles, et quelquefois dangereux dans la vie privée. Tel a été un héros, qui, s’il fût né dans l’obscurité, n’eût été qu’un brigand, et, au lieu d’un triomphe, n’eût mérité qu’un supplice. Il y a eu dans tous les genres des grands hommes, qui, s’ils ne le fussent pas devenus, faute de quelques circonstances, n’auroient jamais pu être autre chose, et auroient paru incapables de tout.

La réputation et la renommée peuvent être fort différentes, et subsister ensemble.

Un homme d’état ne doit rien négliger pour sa réputation ; mais il ne doit compter que sur la renommée, qui peut seule le justifier contre ceux qui attaquent sa réputation. Il en est comptable au monde, et non pas à des particuliers intéressés, aveugles ou téméraires.

Ce n’est pas qu’on ne puisse mériter à la fois une grande renommée et une mauvaise réputation ; mais la renommée, portant principalement sur des faits connus, est ordinairement mieux fondée que la réputation, dont les principes peuvent être équivoques. La renommée est assez constante et uniforme ; la réputation ne l’est presque jamais.

Ce qui peut consoler les grands hommes sur les injustices qu’on fait à leur réputation, ne doit pas la leur faire sacrifier légèrement à la renommée, parce qu’elles se prêtent réciproquement beaucoup d’éclat. Quand on fait le sacrifice de la réputation par une circonstance forcée de son état, c’est un malheur qui doit se faire sentir, et qui exige tout le courage que peut inspirer l’amour du bien public. Ce seroit aimer bien généreusement l’humanité, que de la servir au mépris de la réputation ; ou ce seroit trop mépriser les hommes, que de ne tenir aucun compte de leurs jugemens ; et dans ce cas les serviroit-on ? Quand le sacrifice de la réputation à la renommée n’est pas forcé par le devoir, c’est une grande folie, parce qu’on jouit réellement plus de sa réputation que de sa renommée.

On ne jouit en effet de l’amitié, de l’estime, du respect et de la considération que de la part de ceux dont on est entouré, dont on est personnellement connu. Il est donc plus avantageux que la réputation soit honnête, que si elle n’étoit qu’étendue et brillante. La renommée n’est, dans bien des occasions, qu’un hommage rendu aux syllabes d’un nom.

Qu’un homme illustre se trouve au milieu de ceux qui, sans le connoître personnellement, célèbrent son nom en sa présence, il jouira avec plaisir de sa célébrité ; et s’il n’est pas tenté de se découvrir, c’est parce qu’il en a le pouvoir, et par un jeu libre de l’amour-propre. Mais s’il lui étoit absolument impossible de se faire connoître, son plaisir n’étant plus libre, peut-être sa situation seroit-elle pénible ; ce seroit presque entendre parler d’un autre que soi. On peut faire la même réflexion sur la situation contraire d’un homme dont le nom seroit dans le mépris, et qui en seroit témoin ignoré ; il ne se feroit pas connoître, et jouiroit, au milieu de son tourment, d’une sorte de consolation, qui seroit dans le rapport opposé à la peine du premier, que nous avons supposé contraint au silence.

Si l’on réduisoit la célébrité à sa valeur réelle, on lui feroit perdre bien des sectateurs. La réputation la plus étendue est toujours très-bornée ; la renommée même n’est jamais universelle. À prendre les hommes numériquement, combien y en a-t-il à qui le nom d’Alexandre n’est jamais parvenu ! Ce nombre surpasse, sans aucune proportion, ceux qui savent qu’il a été le conquérant de l’Asie. Combien y avoit-il d’hommes qui ignoroient l’existence de Kouli-Kam, dans le temps qu’il changeoit une partie de la face de la terre ! Elle a des bornes assez étroites, et la renommée peut toujours s’étendre sans jamais y atteindre. Quel caractère de foiblesse que de pouvoir croître continuellement, sans atteindre à un terme limité !

On se flatte du moins que l’admiration des hommes instruits doit dédommager de l’ignorance des autres. Mais le propre de la renommée est de compter, de multiplier les voix, et non pas de les apprécier. D’ailleurs, quel homme d’état osera se répondre de vivre dans l’histoire, quand on voit des médailles de plusieurs rois dont les noms ne se trouvent dans aucun historien ? L’état de ces princes[1] devoit cependant être considérable. Les arts y étoient florissans, à n’en juger que par la beauté de quelques-unes de ces médailles. Il y a des arts qui ne peuvent être portés à un certain degré de perfection, sans que beaucoup d’autres soient également cultivés. Il y avoit, sans doute, à la cour de ces rois, comme ailleurs, de petits seigneurs très-importans, faisant du fracas, s’imaginant occuper fort la renommée, avoir un jour place dans l’histoire ; et les maîtres, sous qui ils rampoient, n’y sont pas nommés ! Les antiquaires les mieux instruits de la science numismatique, exercent aujourd’hui leur sagacité à tâcher de deviner en quel pays ces monarques ont régné. Il paroît cependant par le sujet, le goût du travail, les types des médailles, par les légendes qui sont grecques, que ce n’étoit pas sur des peuples ignorés, et que l’époque n’en est pas de la plus haute antiquité. On conjecture que c’étoit en Sicile, en Illyrie, chez les Parthes, etc. Mais l’histoire n’en fait pas la moindre mention.

Cependant plusieurs ne plaignent ni travaux, ni peines, uniquement pour être connus. Ils veulent qu’on parle d’eux, qu’on en soit occupé ; ils aiment mieux être malheureux qu’ignorés. Celui dont les malheurs attirent l’attention, est à demi consolé.

Quand le désir de la célébrité n’est qu’un sentiment, il peut être, suivant son objet, honnête pour celui qui l’éprouve, et utile à la société ; mais si c’est une manie, elle est bientôt injuste, artificieuse et avilissante par les manœuvres qu’elle emploie : l’orgueil fait faire autant de bassesses que l’intérêt. Voilà ce qui produit tant de réputations usurpées et peu solides.

Rien ne rendroit plus indifférent sur la réputation, que de voir comment elle s’établit souvent, se détruit, se varie, et quels sont les auteurs de ces révolutions.

À peine un homme paroît-il dans quelque carrière que ce soit, pour peu qu’il montre de dispositions heureuses, quelquefois même sans cela, que chacun s’empresse de le servir, de l’annoncer, de l’exalter : c’est toujours en commençant qu’on est un prodige. D’où vient cet empressement ? Est-ce générosité, bonté ou justice ? Non, c’est envie, souvent ignorée de ceux qu’elle excite. Dans chaque carrière il se trouve toujours quelques hommes supérieurs. Les subalternes, ne pouvant aspirer aux premières places, cherchent à en écarter ceux qui les occupent en leur suscitant des rivaux.

On dira peut-être qu’il doit être indifférent par qui les premiers rangs soient occupés, à ceux qui n’y peuvent parvenir ; mais c’est bien peu connoître les passions que de les faire raisonner. Elles ont des motifs, et jamais de principes. L’envie sent et agit, ne réfléchit ni ne prévoit : si elle réussit dans son entreprise, elle cherche aussitôt à détruire son propre ouvrage. On tâche de précipiter du faîte celui à qui on a prêté la main pour faire les premiers pas : on ne lui pardonne point de n’avoir plus besoin de secours.

C’est ainsi que les réputations se forment et se détruisent. Quelquefois elles se soutiennent, soit par la solidité du mérite qui les affermit, soit par l’artifice de celui qui, ayant été élevé par la cabale, sait mieux qu’un autre les ressorts qui la font mouvoir, ou qui embarrassent son action.

Il arrive souvent que le public est étonné de certaines réputations qu’il a faites ; il en cherche la cause, et ne pouvant la découvrir, parce qu’elle n’existe pas, il n’en conçoit que plus d’admiration et de respect pour le fantôme qu’il a créé. Ces réputations ressemblent aux fortunes, qui, sans fonds réels, portent sur le crédit, et n’en sont que plus brillantes.

Comme le public fait des réputations par caprice, des particuliers en usurpent par manège, ou par une sorte d’impudence qu’on ne doit pas même honorer du nom d’amour-propre : Ils annoncent qu’ils ont beaucoup de mérite : on plaisante d’abord de leurs prétentions ; ils répètent les mêmes propos si souvent, et avec tant de confiance, qu’ils viennent à bout d’en imposer. On ne se souvient plus par qui on les a entendu tenir, et l’on finit par les croire ; cela se répète et se repand comme un bruit de ville qu’où n’approfondit point.

On fait même des associations pour ces sortes de manœuvres ; c’est ce qu’on appelle une cabale.

On entreprend de dessein formé de faire une réputation, et l’on en vient à bout.

Quelque brillante que soit une telle réputation, il n’y a quelquefois que celui qui en est le sujet qui en soit la dupe. Ceux qui l’ont créée savent à quoi s’en tenir, quoiqu’il y en ait aussi qui finissent par respecter leur propre ouvrage.

D’autres, frappés du contraste de la personne et de sa réputation, ne trouvant rien qui justifie l’opinion publique, n’osent manifester leur sentiment propre. Ils acquiescent au préjugé, par timidité, complaisance ou intérêt ; de sorte qu’il n’est pas rare d’entendre quantité de gens répéter le même propos, qu’ils désavouent tous intérieurement. La plupart des hommes n’osent ni blâmer ni louer seuls, et ne sont pas moins timides pour protéger que pour attaquer ; il y en a peu qui aient le courage de se passer de partisans ou de complices, je ne dis pas pour manifester leur sentiment, mais pour y persister ; ils tâchent de s’y affermir eux-mêmes en le suggérant à d’autres, sinon ils l’abandonnent.

Quoi qu’il en soit, les réputations usurpées qui produisent le plus d’illusions, ont toujours un côté ridicule qui devroit empêcher d’en être fort flatté. Cependant on voit quelquefois employer les mêmes manœuvres par ceux qui auroient assez de mérite pour s’en passer.

Quand le mérite sert de base à la réputation, c’est une grande maladresse que d’y joindre l’artifice, parce qu’il nuit plus à la réputation méritée, qu’il ne sert à celle qu’on ambitionne. Si le public vient à reconnoître ce manége dans un homme qui d’ailleurs a des talens, et tôt ou tard il le reconnoît, il se révolte, et dégrade la gloire la mieux acquise. C’est une injustice ; mais il ne faut pas le mettre en droit d’être injuste. L’envie, à qui les prétextes suffisent, s’applaudit d’avoir des motifs, les saisit avec ardeur, et les emploie avec adresse. Elle ne pardonne au mérite que lorsqu’elle est trompée par sa propre malignité, et qu’elle croit remarquer des défauts qui lui servent de pâture. Elle se console en croyant rabaisser d’un côté ce qu’elle est forcée d’admirer d’un autre ; elle cherche moins à détruire ce qu’elle se flatte d’outrager.

Une sorte d’indifférence sur son propre mérite est le plus sûr appui de la réputation ; on ne doit pas affecter d’ouvrir les yeux de ceux que la lumière éblouit. La modestie est le seul éclat qu’il soit permis d’ajouter à la gloire.

Si l’artifice est un moyen honteux pour la réputation, il y a un art, et même un art honnête qui naît de la prudence, de la sagesse, et qui n’est pas à dédaigner. Les gens d’esprit ont plus d’avantages que les autres, non-seulement pour la gloire, mais encore pour acquérir et mériter la réputation de vertu. Une intelligence fine, aussi contraire à la fausseté qu’à l’imprudence, un discernement prompt et sûr, fait qu’on place les bienfaits avec choix, qu’on parle, qu’on se tait et qu’on agit à propos. Il n’y a personne qui n’ait quelquefois occasion de faire une action honnête, courageuse, et toutefois sans danger. Le sot la laisse passer, faute de l’apercevoir ; l’homme d’esprit la sent et la saisit. L’expérience prouve cependant que l’esprit seul n’y suffit pas, et qu’il faut encore un cœur noble pour employer cet art heureux.

J’ai vu de ces succès brillans, et je suis persuadé que celui même qui étoit comblé d’éloges, sentoit combien il lui en avoit peu coûté pour les obtenir ; mais il n’en étoit pas moins louable.

J’en ai remarqué d’autres qui, avec la bienfaisance dans le cœur, avec les actes de vertus les plus fréquens, faute d’intelligence et d’à propos, n’étoient pas, à beaucoup près, aussi estimés qu’estimables. Leur mérite ne faisoit point de sensation ; à peine le soupçonnoit-on. Il est vrai que si, par un heureux hasard le mérite simple et uni vient à être remarqué, il acquiert l’éclat le plus subit. On le loue avec complaisance, on voudroit encore l’augmenter ; l’envie même y applaudit sans sortir de son caractère : elle en tire parti pour en humilier d’autres.

Si les réputations se forment et se détruisent avec facilité, il n’est pas étonnant qu’elles varient, et soient souvent contradictoires dans la même personne. Tel a une réputation dans un lieu, qui dans un autre en a une toute différente ; il a celle qu’il mérite le moins, et on lui refuse celle à laquelle il a le plus de droit. On en voit des exemples dans tous les ordres. Je ne puis me dispenser d’entrer ici dans quelques détails, qui rendront les principes plus sensibles par l’application que j’en vais faire.

Un homme est taxé d’avarice, parce qu’il méprise le faste, et se refuse le superflu pour fournir le nécessaire à des malheureux ignorés. On loue la générosité d’un autre qui répand avec ostentation ce qu’il ravit avec artifice ou violence ; il fait des présens, et refuse le payement de ses dettes : on admire sa magnificence, quand il est à la fois victime du faste et de l’avarice.

On accuse d’insolence un homme qui ne fléchit pas avec bassesse sous une autorité usurpée ou tyrannique : on reproche l’emportement à un autre, parce qu’il n’a pas porté la patience jusqu’à l’avilissement. Comme elle a ses bornes, les gens naturellement doux finissent souvent par avoir tort mal-à-propos, quand la mesure est comble. On ne sauroit croire combien il importe, pour le bien de la paix, de ne se pas laisser trop vexer, à moins que l’on ne consente à être avili.

On vante, au contraire, la douceur d’un homme entier, opiniâtre par caractère et poli par orgueil.

Une femme est déshonorée, parce qu’elle a constaté sa faute par l’éclat de sa douleur et de sa honte ; tandis qu’une autre se met à couvert de tout reproche par l’excès de son impudence ; celle-ci n’est pas même l’objet d’un mépris secret. Les hommes haïssent ce qu’ils n’oseroient punir ; mais ils méprisent ce qu’ils osent blâmer hautement. Leurs actions déterminent plus leurs jugemens, que leurs jugemens ne règlent leurs actions.

Si l’on passe des simples particuliers à ceux qui, paroissant sur un théâtre plus éclairé, sont à portée d’être mieux connus, on verra qu’on n’en juge pas avec plus de justice.

Un ministre est taxé de dureté, parce qu’il est juste, qu’il rejette des sollicitations payées, et refuse de se prêter à ce que les courtisans appellent des affaires : commerce injurieux au mérite, scandaleux pour le public, avilissant pour l’autorité, dangereux pour l’état, et malheureusement trop commun.

On loue la bonté d’un autre, parce qu’on peut le séduire, le tromper et le faire servir d’instrument à l’injustice.

Un prince passe pour sévère, parce qu’il aime mieux prévenir les fautes, que d’être obligé de les punir ; de cruauté, parce qu’il réprime les tyrannies subalternes, de toutes les plus odieuses. Les lois cruelles contre les oppresseurs sont les plus douces pour la société ; mais l’intérêt particulier se fait toujours le législateur de l’ordre public.

Louis XII, un des meilleurs, et par conséquent des plus grands rois que la France ait eus, fut accusé d’avarice, parce qu’il ne fouloit pas les peuples pour enrichir des favoris sans mérite. Le peuple doit être le favori d’un roi ; et les princes n’ont droit au superflu, que lorsque les peuples ont le nécessaire. Les reproches qu’on osoit lui faire ne prouvoient que sa bonté. On porta l’insolence jusqu’à le jouer sur le théâtre. J’aime mieux, dit ce prince honnête homme, que mon avarice les fasse rire, que si elle les faisoit pleurer. Il ajoutoit : Leurs plaisanteries prouvent ma bonté ; car ils n’oseroient pas les faire sous tout autre prince. Il avoit raison ; les reproches des courtisans valent souvent des éloges, et leurs éloges sont des piéges.

À l’égard des réputations de probité, il est étonnant qu’il n’y en ait pas plus d’établies, attendu la facilité avec laquelle on l’usurpe quelquefois. On ne voyoit jadis que des hypocrites de vertu ; on trouve aujourd’hui des hypocrites de vice. Des gens ayant remarqué qu’une vertu austère n’est pas toujours exempte d’un peu de dureté, parce qu’on est moins circonspect quand on est irréprochable, et qu’on s’observe moins quand on ne craint pas de se trahir ; ces gens tirent parti de leur férocité naturelle, et souvent la portent à l’excès, pour établir la sévérité de leur vertu : leurs déclarations contre l’impudence sont des preuves continuelles de la leur. Qu’il y a de ces gens dont la dureté fait toute la vertu ! L’étourderie est encore une preuve très-équivoque de la franchise ; on ne devroit se fier qu’à l’étourderie de ceux à qui elle est souvent préjudiciable.

La dureté et l’étourderie sont des défauts de caractère qui n’excluent pas absolument, et supposent encore moins la vertu ; mais qui la gâtent, quand ils s’y trouvent unis. Cependant combien de fois a-t-on été trompé par cet extérieur !

Si l’on souscrit légèrement à certaines réputations de probité, on en flétrit souvent avec une témérité encore plus blâmable, par passion, par intérêt. On abuse du malheur d’un homme pour attaquer sa probité. On s’élève contre la réputation des autres, uniquement pour donner opinion de sa vertu.

Si un homme a le courage de défendre une réputation qu’il croit injustement attaquée, on ne lui fait pas toujours l’honneur de le regarder comme une dupe ; ce soupçon seroit trop ridicule : on suppose qu’il a intérêt de soutenir une thèse extraordinaire. Qu’on se soit visiblement trompé en jugeant défavorablement, on n’est suspect que d’un excès de sagacité ; mais si c’est en jugeant trop favorablement, c’est, dit-on, le comble de l’imbécillité : cependant l’erreur est la même, et le caractère est très-différent.

Ces faux jugemens ne partent pas toujours de la malignité. Les hommes font beaucoup d’injustices sans méchanceté, par légèreté, précipitation, sottise, témérité, imprudence.

Les décisions hasardées avec le plus de confiance font le plus d’impression. Eh ! qui sont ceux qui jouissent du droit de prononcer ? Des gens qui, à force de braver le mépris, viennent à bout de se faire respecter, et de donner le ton ; qui n’ont que des opinions et jamais de sentimens ; qui en changent, les quittent, et les reprennent, sans le savoir ni s’en douter ; ou qui sont opiniâtres sans être constans.

Voilà cependant les juges des réputations ; voilà ceux dont on méprise le sentiment, et dont on recherche le suffrage ; ceux qui procurent la considération, sans en avoir eux-mêmes aucune.

La considération est différente de la célébrité. La renommée même ne la donne pas toujours, et l’on ne peut en avoir sans imposer par un grand éclat.

La considération est un sentiment d’estime mêlé d’une sorte de respect personnel qu’un homme inspire en sa faveur. On en peut jouir également parmi ses inférieurs, ses égaux et ses supérieurs en rang et en naissance. On peut, dans un rang élevé, ou avec une naissance illustre, avec un esprit supérieur ou des talens distingués, on peut même avec de la vertu, si elle est seule et dénuée de tous les autres avantages, être sans considération. On peut en avoir avec un esprit borné, ou malgré l’obscurité de la naissance et de l’état.

La considération ne suit pas nécessairement le grand homme ; l’homme de mérite y a toujours droit ; et l’homme de mérite est celui qui, ayant toutes les qualités et tous les avantages de son état, ne les ternit par aucun endroit. Pour donner enfin une idée plus précise de la considération, on l’obtient par la réunion du mérite, de la décence, du respect pour soi-même, par le pouvoir connu d’obliger et de nuire, et par l’usage éclairé qu’on fait du premier, en s’abstenant de l’autre.

L’espèce, terme nouveau, mais qui a un sens juste, est l’opposé de l’homme de considération. Il y en a de toutes classes. L’espèce est celui qui, n’ayant pas le mérite de son état, se prête encore de lui-même à son avilissement personnel : il manque plus à soi qu’aux autres. Un homme d’un haut rang peut être une espèce, un autre de bas état peut avoir de la considération.

Si l’on acquiert la considération, on l’usurpe aussi. Vous voyez des hommes dont on vante le mérite : si l’on veut examiner en quoi il consiste, on est étonné du vide ; on trouve que tout se borne à un air, un ton d’importance et de suffisance ; un peu d’impertinence n’y nuit pas ; et quelquefois le maintien suffit. Ils se sont portés pour respectables, et on les respecte : sans quoi, on n’iroit pas jusqu’à les estimer.

On doit conclure de l’analyse que nous venons de faire, et de la discussion dans laquelle nous sommes entrés, que la renommée est le prix des talens supérieurs, soutenus de grands efforts, dont l’effet s’étend sur les hommes en général, ou du moins sur une nation ; que la réputation a moins d’étendue que la renommée, et quelquefois d’autres principes ; que la réputation usurpée n’est jamais sûre ; que la plus honnête est toujours la plus utile ; et que chacun peut aspirer à la considération de son état.



  1. La reine Philistis, les rois Mostis, Samès, Memtès, Sarias, Abdissar, etc.