Considérations sur les mœurs de ce siècle/Chapitre 08

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Œuvres complètesChez Colnet et FainTome I (p. 160-172).


CHAPITRE VIII.

Sur les gens à la mode.


De tous les peuples, le François est celui dont le caractère a, dans tous les temps, éprouvé le moins d’altération ; on retrouve les François d’aujourd’hui dans ceux des croisades, et, en remontant jusqu’aux Gaulois, on y remarque encore beaucoup de ressemblance. Cette nation a toujours été vive, gaie, généreuse, brave, sincère, présomptueuse, inconstante, avantageuse et inconsidérée. Ses vertus partent du cœur, ses vices ne tiennent qu’à l’esprit, et ses bonnes qualités corrigeant ou balançant les mauvaises, toutes concourent peut-être également à rendre le François de tous les hommes le plus sociable. C’est-là son caractère propre, et c’en est un très-estimable ; mais je crains que depuis quelque temps on n’en ait abusé ; on ne s’est pas contenté d’être sociable, on a voulu être aimable, et je crois qu’on a pris l’abus pour la perfection. Ceci a besoin de preuves, c’est-à-dire d’explication.

Les qualités propres à la société, sont la politesse, la franchise sans rudesse, la prévenance sans bassesse, la complaisance sans flatterie, les égards sans contrainte, et sur-tout le cœur porté à la bienfaisance ; ainsi l’homme sociable est le citoyen par excellence.

L’homme aimable, du moins celui à qui l’on donne aujourd’hui ce titre, est fort indifférent sur le bien public : ardent à plaire à toutes les sociétés où son goût et le hasard le jettent, et prêt à en sacrifier chaque particulier, il n’aime personne, n’est aimé de qui que ce soit, plaît à tous, et souvent est méprisé et recherché par les mêmes gens.

Par un contraste assez bizarre, toujours occupé des autres, il n’est satisfait que de lui, et n’attend son bonheur que de leur opinion, sans songer précisément à leur estime qu’il suppose apparemment, ou dont il ignore la nature. Le désir immodéré d’amuser, l’engage à immoler l’absent qu’il estime le plus à la malignité de ceux dont il fait le moins de cas, mais qui l’écoutent. Aussi frivole que dangereux, il met presque de bonne foi la médisance et la calomnie au rang des amusemens, sans soupçonner qu’elles aient d’autres effets ; et, ce qu’il y a d’heureux et de plus honteux dans les mœurs, le jugement qu’il en porte se trouve quelquefois juste.

Les liaisons particulières de l’homme sociable l’attachent de plus en plus à l’état, à ses concitoyens ; celles de l’homme aimable ne font que l’écarter des devoirs essentiels. L’homme sociable inspire le désir de vivre avec lui ; on n’aime qu’à rencontrer l’homme aimable. Tel est enfin dans ce caractère l’assemblage de vices, de frivolités et d’inconvéniens, que l’homme aimable est souvent l’homme le moins digne d’être aimé.

Cependant l’ambition de parvenir à cette réputation devient de jour en jour une espèce de maladie épidémique : eh ! comment ne seroit-on pas flatté d’un titre qui éclipse la vertu et fait pardonner le vice ! Qu’un homme soit déshonoré au point qu’on en fasse des reproches à ceux qui vivent avec lui, ils conviennent de tout ; ce n’est pas en essayant de le justifier qu’ils se défendent eux-mêmes. Tout cela est vrai, vous dit-on ; mais il est fort aimable. Il faut que cette raison soit bonne, ou bien généralement admise ; car on n’y réplique pas. L’homme le plus dangereux dans nos mœurs, est celui qui est vicieux avec de la gaîté et des grâces ; il n’y a rien que cet extérieur ne fasse passer, et n’empêche d’être odieux.

Qu’arrive-t-il de là ? Tout le monde veut être aimable, et ne s’embarrasse pas d’être autre chose ; on y sacrifie ses devoirs, et je dirois la considération, si on la perdoit par là. Un des plus malheureux effets de cette manie futile est le mépris de son état, le dédain de la profession dont on est comptable, et dans laquelle on devroit toujours chercher sa première gloire.

Le magistrat regarde l’étude et le travail comme des soins obscurs, qui ne conviennent qu’à des hommes qui ne sont pas faits pour le monde. Il voit que ceux qui se livrent à leurs devoirs ne sont connus que par hasard de ceux qui en ont un besoin passager ; de sorte qu’il n’est pas rare de rencontrer de ces magistrats aimables qui, dans les affaires d’éclat, sont moins des juges que des solliciteurs qui recommandent à leurs confrères les intérêts des gens connus.

Le militaire d’une certaine classe croit que l’application au service doit être le partage des subalternes ; ainsi les grades ne seroient plus que des distinctions de rang, et non pas des emplois qui exigent des fonctions.

L’homme de lettres qui, par des ouvrages travaillés, aurait pu instruire son siècle, et faire passer son nom à la postérité, néglige ses talens, et les perd faute de les cultiver : il auroit été compté parmi les hommes illustres ; il reste un homme d’esprit de société.

L’ambition même, cette passion toujours si ardente, et autrefois si active, ne va plus à la fortune que par le manége et l’art de plaire. Les principes de l’ambitieux n’étoient pas autrefois plus justes qu’ils ne le sont aujourd’hui, ses motifs plus louables, ses démarches plus innocentes ; mais ses travaux pouvoient être utiles à l’état, et quelquefois inspirer l’émulation à la vertu.

On dira sans doute que la société est devenue, par le désir d’y être aimable, plus délicieuse qu’elle ne l’avoit jamais été : cela peut être ; mais il est certain que ce qu’elle a gagné, l’état l’a perdu, et cet échange n’est pas un avantage.

Que seroit-ce si la contagion venoit à gagner toutes les autres professions ? Et on peut le craindre, quand on voit qu’elle a percé dans un ordre uniquement destiné à l’édification, et pour lequel les qualités aimables de nos jours auroient été jadis pour le moins indécentes.

Les qualités aimables étant pour la plupart fondées sur des choses frivoles, l’estime que nous en faisons nous accoutume insensiblement à l’indifférence pour celles qui devroient nous intéresser le plus. Il semble que ce qui touche le bien public nous soit étranger.

Qu’un grand capitaine, qu’un homme d’état aient rendu les plus grands services, avant que de hasarder notre estime, nous demandons s’ils sont aimables, quels sont leurs agrémens, quoiqu’il y en ait peut-être qu’il ne sied pas toujours à un grand homme d’avoir à un degré supérieur.

Toute question importante, tout raisonnement suivi, tout sentiment raisonnable sont exclus des sociétés brillantes et sortent du bon ton. Il y a peu de temps que cette expression est inventée, et elle est déjà triviale, sans en être mieux éclaircie : je vais dire ce que j’en pense.

Le bon ton, dans ceux qui ont le plus d’esprit, consiste à dire agréablement des riens, et ne se pas permettre le moindre propos sensé, si l’on ne le fait excuser par les grâces du discours ; à voiler enfin la raison, quand on est obligé de la produire, avec autant de soin que la pudeur en exigeoit autrefois, quand il s’agissoit d’exprimer quelqu’idée libre. L’agrément est devenu si nécessaire, que la médisance même cesseroit de plaire, si elle en étoit dépourvue. Il ne suffit pas de nuire, il faut sur-tout amuser ; sans quoi le discours le plus méchant retombe plus sur son auteur que sur celui qui en est le sujet.

Ce prétendu bon ton, qui n’est qu’un abus de l’esprit, ne laisse pas d’en exiger beaucoup ; ainsi il devient dans les sots un jargon inintelligible pour eux-mêmes ; et, comme les sots font le grand nombre, ce jargon a prévalu. C’est ce qu’on appelle le persiflage, amas fatigant de paroles sans idées, volubilité de propos qui font rire les fous, scandalisent la raison, déconcertent les gens honnêtes ou timides, et rendent la société insupportable.

Ce mauvais genre est quelquefois moins extravagant, et alors il n’en est que plus dangereux. C’est lorsqu’on immole quelqu’un, sans qu’il s’en doute, à la malignité d’une assemblée, en le rendant tout à la fois instrument et victime de la plaisanterie commune, par les choses qu’on lui suggère, et les aveux ingénus qu’on en tire.

Les premiers essais de cette sorte d’esprit ont dû naturellement réussir ; et comme les inventions nouvelles vont toujours en se perfectionnant, c’est-à-dire, en augmentant de dépravation quand le principe en est vicieux, la méchanceté se trouve aujourd’hui l’âme de certaines sociétés, et a cessé d’être odieuse, sans même perdre son nom.

La méchanceté n’est aujourd’hui qu’une mode. Les plus éminentes qualités n’auroient pu jadis la faire pardonner, parce qu’elles ne peuvent jamais rendre autant à la société que la méchanceté lui fait perdre, puisqu’elle en sape les fondemens, et qu’elle est par là, sinon l’assemblage, du moins le résultat des vices. Aujourd’hui la méchanceté est réduite en art, elle tient lieu de mérite à ceux qui n’en ont point d’autre, et souvent leur donne de la considération.

Voilà ce qui produit cette foule de petits méchans subalternes et imitateurs, de caustiques fades, parmi lesquels il s’en trouve de si innocens ; leur caractère y est si opposé, ils auroient été de si bonnes gens, en suivant leur cœur, qu’on est quelquefois tenté d’en avoir compassion, tant le mal coûte à faire. Aussi en voit-on qui abandonnent leur rôle comme trop pénible ; d’autres persistent, flattés et corrompus par les progrès qu’ils ont faits. Les seuls qui aient gagné à ce travers de mode, sont ceux qui, nés avec le cœur dépravé, l’imagination déréglée, l’esprit faux, borné et sans principes, méprisant la vertu, et incapables de remords, ont le plaisir de se voir les héros d’une société dont ils devroient être l’horreur.

Un spectacle assez curieux est de voir la subordination qui règne entre ceux qui forment ces sortes d’associations. Il n’y a point d’état où elle soit mieux réglée. Ils se signalent ordinairement sur les étrangers que le hasard leur adresse, comme on sacrifioit autrefois dans quelques contrées ceux que leur mauvais sort y faisoit aborder. Mais lorsque les victimes nouvelles leur manquent, c’est alors que la guerre civile commence. Le chef conserve son empire, en immolant alternativement ses sujets les uns aux autres. Celui qui est la victime du jour est impitoyablement accablé par tous les autres, qui sont charmés d’écarter l’orage de dessus eux ; la cruauté est souvent l’effet de la crainte, c’est le courage des lâches. Les subalternes s’essaient cependant les uns contre les autres ; on cherche à ne se lancer que des traits fins ; on voudroit qu’ils fussent piquans sans être grossiers ; mais, comme l’esprit n’est pas toujours aussi léger que l’amour-propre est sensible, on en vient souvent à se dire des choses si outrageantes, qu’il n’y a que l’expérience qui empêche d’en craindre les suites. Si l’on pouvoit cependant imaginer quelque tempérament honnête entre le caractère ombrageux et l’avilissement volontaire, on ne vivroit pas avec moins d’agrément, et l’on auroit plus d’union et d’égards réciproques.

Les choses étant sur le pied où elles sont, l’homme le plus piqué n’a pas le droit de rien prendre au sérieux, ni d’y répondre avec dureté. On ne se donne, pour ainsi dire, que des cartels d’esprit ; il faudroit s’avouer vaincu, pour recourir à d’autres armes, et la gloire de l’esprit est le point d’honneur d’aujourd’hui.

On est cependant toujours étonné que de pareilles sociétés ne se désunissent point par la crainte, le mépris, l’indignation ou l’ennui. Il faut espérer qu’à force d’excès, elles finiront par faire prendre la méchanceté en ridicule ; et c’est l’unique moyen de la détruire. On remarque que la raison froide est la seule chose qui leur impose, et quelquefois les déconcerte.

On croiroit que l’habitude d’offenser rendroit ceux qui l’ont contractée incapables de se plier aux moyens de travailler à leur fortune. Point du tout ; il vaut mieux inspirer la crainte que l’estime. D’ailleurs, ces hommes qu’on prétend si singuliers, si caustiques, si méchans, si misanthropes, réussissent parfaitement auprès de ceux dont ils ont besoin. La réputation qu’ils se sont fabriquée, donne un très-grand poids à leurs prévenances ; ils descendent plus facilement qu’on ne croit à la flatterie basse. Celui qui en est l’objet, ne doute pas qu’il n’ait un mérite bien décidé, puisqu’il force de tels caractères à un style qui leur est si étranger.

Il faut convenir que les sociétés dont je parle sont rares ; il n’y a que la parfaitement bonne compagnie qui le soit davantage, et celle-ci n’est peut-être qu’une belle chimère dont on approche plus ou moins. Elle ressemble assez à une république dispersée ; on en trouve des membres dans toutes sortes de classes, il est très-difficile de les réunir en un corps. Il n’y a cependant personne qui n’en réclame le titre pour sa société : c’est un mot de ralliement. Je remarque seulement qu’il n’y a personne aussi qui ne croie qu’elle peut se trouver dans un ordre supérieur au sien, et jamais dans une classe inférieure. La haute magistrature la suppose à la cour comme chez elle ; mais elle ne la croit pas dans une certaine bourgeoisie, qui, à son tour, a des nuances d’orgueil.

Pour l’homme de la cour, sans vouloir entrer dans aucune composition sur cet article, il croit fermement que la bonne compagnie n’existe que parmi les gens de sa sorte. Il est vrai qu’à esprit égal ils ont un avantage sur le commun des hommes, c’est de s’exprimer en meilleurs termes, et avec des tours plus agréables. Le sot de la cour dit ses sottises plus élégamment que le sot de la ville ne dit les siennes. Dans un homme obscur, c’est une preuve d’esprit, ou du moins d’éducation, que de s’exprimer bien. Pour l’homme de la cour, c’est une nécessité ; il n’emploie pas de mauvaises expressions, parce qu’il n’en sait point. Un homme de la cour qui parleroit bassement, me paroîtroit presque avoir le mérite d’un savant dans les langues étrangères. En effet, tous les talens dépendent des facultés naturelles, et sur-tout de l’exercice qu’on en fait. Le talent de la parole, ou plutôt de la conversation, doit donc se perfectionner à la cour plus que partout ailleurs, puisqu’on est destiné à y parler et réduit à n’y rien dire : ainsi les tours se multiplient, les idées se rétrécissent. Je n’ai pas besoin, je crois, d’avertir que je ne parle ici que des courtisans oisifs, à qui Versailles est nécessaire, et qui y sont inutiles.

Il résulte de ce que j’ai dit, que les gens d’esprit de la cour, quand ils ont les qualités du cœur, sont les hommes dont le commerce est le plus aimable ; mais de telles sociétés sont rares. Le jeu sert à soulager les gens du monde du pénible fardeau de leur existence ; et les talens qu’ils appellent quelquefois à leur secours en cherchant le plaisir, prouvent le vide de leur âme, et ne le remplissent pas. Ces remèdes sont inutiles à ceux que le goût, la confiance et la liberté réunissent.

Les gens du monde seroient sans doute fort surpris qu’on leur préférât souvent certaines sociétés bourgeoises, où l’on trouve, sinon un plaisir délicat, du moins une joie contagieuse, souvent un peu de rudesse, mais on est trop heureux qu’il ne s’y glisse pas une demi-connoissance du monde, qui ne seroit qu’un ridicule de plus : encore ne se feroit-il pas sentir à ceux qui l’auroient ; ils ont le bonheur de ne connoître de ridicule que ce qui blesse la raison ou les mœurs.

À l’égard des sociétés, si l’on veut faire abstraction de quelques différences d’expressions, on trouvera que la classe générale des gens du monde et la bourgeoisie opulente se ressemblent plus au fond qu’on ne le suppose. Ce sont les mêmes tracasseries, le même vide, les mêmes misères. La petitesse dépend moins des objets que des hommes qui les envisagent. Quant au commerce habituel, en général, les gens du monde ne valent pas mieux, ne valent pas moins que la bourgeoisie. Celle-ci ne gagne ou ne perd guère à les imiter. À l’exception du bas peuple qui n’a que des idées relatives à ses besoins, et qui en est ordinairement privé sur tout autre sujet, le reste des hommes est partout le même. La bonne compagnie est indépendante de l’état et du rang, et ne se trouve que parmi ceux qui pensent et qui sentent, qui ont les idées justes et les sentimens honnêtes.