Considérations sur les mœurs de ce siècle/Chapitre 07

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Œuvres complètesChez Colnet et FainTome I (p. 152-159).


CHAPITRE VII.

Sur le crédit.


Ce que je viens de dire sur les grands, me donne occasion d’examiner ce que c’est que le crédit, sa nature, ses principes et ses effets.

Le crédit est l’usage de la puissance d’autrui ; et il est plus ou moins grand à proportion que cet usage est plus ou moins fort, et plus ou moins fréquent[1]. Le crédit marque donc une sorte d’infériorité, du moins relativement à la puissance qu’on emploie, quelque supériorité qu’on eût à d’autres égards.

Aussi parle-t-on du crédit d’un simple particulier auprès d’un grand, de celui d’un grand auprès d’un ministre, de celui d’un ministre auprès du souverain ; et, sans que l’esprit y fasse attention, l’idée qu’on a du crédit est si déterminée, qu’il n’y a personne qui ne trouvât ridicule d’entendre parler du crédit du roi, à moins qu’on ne parlât de celui qu’il auroit dans l’Europe parmi les autres souverains, dont la réunion forme à son égard une espèce de supériorité.

Un prince, avec une puissance bornée, peut avoir plus de crédit dans l’Europe qu’un roi très grand par lui-même, et absolu chez lui. La puissance de celui-ci pourroit seule être un obstacle à ce crédit. Il n’y a point de siècle qui n’en ait fourni des exemples, et l’on a vu quelquefois des particuliers l’emporter à cet égard sur des souverains.

Heinsius, grand pensionnaire de Hollande, avoit autant ou plus de crédit que les princes de son temps, pendant la guerre de la succession d’Espagne. L’abus qu’il en fit ruina sa patrie.

Je n’entrerai pas là-dessus dans un détail étranger à mon sujet ; je ne veux considérer que ce qui a rapport à de simples particuliers.

Le crédit est donc la relation du besoin à la puissance, soit qu’on la réclame pour soi ou pour autrui ; avec la distinction, qu’obtenir un service pour autrui, c’est crédit ; l’obtenir pour soi-même, ce n’est que faveur.

Le crédit n’est donc pas extrêmement flatteur par sa nature ; mais il peut l’être par ses principes et par ses effets. Ses principes sont l’estime et la considération personnelle dont on jouit, l’inclination dont on est l’objet, l’intérêt qu’on présente, ou la crainte qu’on inspire.

Le crédit fondé sur l’estime est celui dont on devroit être le plus flatté, et il pourroit être regardé comme une justice rendue au mérite. Celui qu’on doit à l’inclination, moins honorable par lui-même, est ordinairement plus sûr que le premier. L’un et l’autre cèdent presque toujours à l’espérance ou à la crainte, c’est-à-dire à l’intérêt, puisque ce sont deux effets d’une même cause. Ainsi, quand ces différens motifs sont en concurrence, il est aisé de juger quel est celui qui doit prévaloir.

Les deux premiers ne sont pas communément fort puissans. On n’accorde qu’à regret au mérite ; cela ressemble trop à la justice, et l’amour-propre est plus flatté de faire des grâces. D’un autre côté, l’inclination détermine moins qu’on ne s’imagine à obliger, quoiqu’elle y fasse trouver du plaisir ; elle est souvent subordonnée à beaucoup d’autres motifs, à des plaisirs qui l’emportent sur celui de l’amitié, quoiqu’ils ne soient pas si honnêtes.

D’ailleurs, les hommes en place ont peu d’amis, et ne s’en embarrassent guère. L’ambition et les affaires les occupent trop pour laisser dans leur cœur place à l’amitié, et celle qu’on a pour eux, ressemble à un culte. Quand ils paroissent se livrer à leurs amis, ils ne cherchent qu’à se délasser par la dissipation. Ils deviennent des espèces d’enfans gâtés qui se laissent aimer sans reconnoissance, et qui s’irritent à la moindre contradiction qu’éprouvent leurs volontés ou leurs fantaisies. Il faut convenir qu’ils ont souvent occasion de connoître les hommes, d’apprendre à les estimer peu, et à ne pas compter sur eux. Ils savent qu’ils sont plus assiégés par intérêt, que recherchés par goût et par estime, même quand ils en sont dignes. Ils voient les manœuvres basses et criminelles que les concurrens emploient auprès d’eux les uns contre les autres, et jugent s’ils doivent être fort sensibles à leur attachement. Quoique l’adulation les flatte, comme si elle étoit sincère, le motif bas ne leur en échappe pas toujours, et ils ont l’expérience de la désertion que leurs pareils ont éprouvée dans la disgrâce. Un peu de défiance est donc pardonnable aux gens en place, et leur amitié doit être plus éclairée, plus circonspecte que celle des autres.

Si le mérite et l’amitié donnent si peu de part au crédit, il ne sera plus qu’un tribut payé à l’intérêt, un pur échange dont l’espérance et la crainte décident et sont la monnoie. On ne refuse guère ceux qu’on peut obliger avec gloire, et dont la reconnoissance honore le bienfaiteur : cette gloire est l’intérêt qu’il en retire. On refuse encore moins ceux dont on espère du retour, parce que cette espérance est un intérêt plus sensible à la plupart des hommes ; et l’on accorde presque tout à ceux dont on craint le ressentiment, sur-tout si l’on peut cacher cette crainte sous le masque de la prévenance. Mais, si l’on ne peut pas dissimuler son vrai motif, on prend facilement son parti. Il semble qu’on lise dans le cœur des hommes qu’ils approuveront intérieurement la conduite qu’ils auroient eux-mêmes.

La crainte qu’on dissimule le moins, est celle qu’inspirent certaines gens à la cour, dont on méprise l’état, mais que l’intimité domestique ou des circonstances peuvent rendre dangereux. On a pour eux des ménagemens qui donnent à la crainte un air de prudence ; c’est pourquoi on n’en rougit point, parce qu’il semble que le caractère ne sauroit être avili de ce qui fait honneur à l’esprit. Les sollicitations, les simples recommandations de ces sortes de gens l’emportent souvent sur celles des plus grands seigneurs, et toujours sur celles des amis, sur-tout s’ils sont anciens ; car les nouveaux ont plus d’avantages. On fait tout pour ceux qu’on veut gagner ou achever d’engager, et rien pour ceux dont on est sûr. Le privilége d’un ancien ami n’est guère que d’être refusé de préférence, et obligé d’approuver le refus, trop heureux si, par un excès de confiance, on lui fait part des motifs.

Tant de circonstances concourent et se croisent quelquefois dans les moindres grâces, qu’il seroit difficile de dire comment et par qui elles sont accordées. Il arrive delà qu’on donne sans générosité, et qu’on reçoit sans reconnoissance, parce qu’il est rare que le bienfait tombe sur le besoin, et encore plus rare qu’il le prévienne. On refuse durement le nécessaire, on accorde aisément le superflu ; on offre les services, on refuse les secours.

L’intérêt, la considération qu’on espère, et la générosité, sont donc les principaux moteurs des gens en crédit.

Ceux qui n’emploient le leur que par intérêt ne méritent pas même de passer pour avoir du crédit. Ce ne sont plus que de vils protégés, dont l’avilissement rejaillit sur les protecteurs. Une grâce payée avilit celui qui la reçoit, et déshonore celui qui la fait.

Quand on se propose la considération pour objet, on emploie communément son crédit pour le faire connoître et lui donner de l’éclat. La seule réputation d’en avoir est un des plus sûrs moyens de l’affermir, de l’étendre, et même de le procurer ; en tout cas, elle est un prix si flatteur, que bien des gens en sacrifieroient la réalité à l’apparence. Combien en voit-on qui sont accablés de sollicitations sur une fausse réputation de crédit, et qui, pour conserver la considération qu’ils tirent de cette erreur, se gardent bien d’écarter les importuns en les détrompant !

Cependant ceux qui, en obligeant, ne se proposent qu’un bien si frivole, doivent être persuadés, quelque crédit qu’ils aient, qu’ils ne sauroient rendre autant de services qu’ils font de mécontens.

Il ne seroit pas impossible qu’en ne s’occupant que du désir d’obliger, on se fît une réputation très-opposée, parce que le volume des bienfaits ne peut jamais égaler le volume des besoins. Il n’y a point de crédit qui ne soit au dessous de la réputation qu’il procure. Les moindres preuves de crédit multiplient les demandes.

Un homme qui a rendu plusieurs services par générosité, peut être regardé comme désobligeant, parce qu’il n’est pas en état de rendre tous ceux qu’on exige de lui. C’est par cette raison que les gens en place ne sauroient employer trop d’humanité pour adoucir les refus nécessaires.

On pourroit penser que la reconnoissance de ceux qu’ils obligent, doit les consoler de l’injustice de ceux qu’ils ont blessés par des refus forcés ; mais il n’est que trop ordinaire de voir des gens demander les grâces avec ardeur, et souvent avec bassesse, les recevoir comme une justice, avec froideur, et tâcher de persuader qu’ils n’avoient pas fait la moindre démarche, et qu’on a prévenu leurs désirs. Cette conduite n’est sûrement pas l’effet d’une reconnoissance délicate, qui veut laisser au bienfaiteur la gloire d’une justice éclairée.

Il s’en faut bien que je veuille dégoûter les bienfaiteurs ; je veux, au contraire, prévenir leurs dégoûts, en leur inspirant un sentiment désintéressé, noble, et dont le succès est toujours sûr ; c’est de n’obliger que par générosité, de ne chercher en obligeant que le plaisir d’obliger, salaire infaillible, et que l’ingratitude des hommes ne sauroit ravir. Mais si les bienfaiteurs sont sensibles à la reconnoissance, que leurs bienfaits cherchent le mérite, parce qu’il n’y a que le mérite de reconnoissant.



  1. Le crédit en commerce et en finance ne présente pas une autre idée ; c’est l’usage des fonds d’autrui.