Conspirateurs et Gens de police - Le Complot des libelles (1802)/02

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CONSPIRATEURS ET GENS DE POLICE

LE COMPLOT DES LIBELLES
(1802)

DEUXIÈME PARTIE[1]


IV. — UN PAUVRE HÈRE

La solennelle et vaste place du Palais, à Rennes, n’offrait pas, en 1802, cette symétrique magnificence qu’aujourd’hui elle présente aux regards. Le majestueux décor de pierre, dessiné par Jacques Gabriel, ses arceaux cannelés, ses pilastres à chapiteaux fleuris, ses gracieuses mansardes n’étaient point terminés encore. A l’est, — de la ruelle Saint-François à la rue Saint-Georges, — se dressait une rangée de sombres, tristes et ladres bâtisses, échappées par merveille à l’incendie de 1720 ; l’ancien couvent des Cordeliers et sa chapelle ; plus bas, quelques murailles enserraient des jardins. Très vivante, autrefois, et sans cesse animée par les chaises ou les carrosses de Nos Seigneurs du Parlement, cette place Égalité, — ainsi l’avaient dénommée les malins de 93, — allongeait, en l’an X, une attristante et morne solitude. Le Parlement n’existait plus ; donc, plus de Grand’Chambre, ni de Tournelle, de chambres d’enquêtes et de requêtes où, sous les peintures de Jouvenet et de Coypel, tant de puissans robins, présidens, conseillers, gens du Roi, étalaient la toge purpurine, le mortier, le chaperon, la perruque à marteaux. Détruit, émigré, « raccourci » tout cela ! Un simple Tribunal d’appel remplaçait à présent la cour souveraine ; mais ses trente-deux Catons en habits noirs et chapeaux à panaches n’avaient pu supplanter les Messieurs à hermines. Aussi le quartier du ci-devant Palais, où s’agitait jadis tout un peuple d’avocats, de procureurs, d’huissiers à verge, de bazochiens portant le sac, s’était fait à peu près désert ; maisons et logemens s’y louaient mal ; et sur la place Egalité l’herbe poussait à l’aise autour du piédestal d’où les mains patriotes avaient jeté bas le tyran Louis XIV. L’horreur d’une telle désolation pesait, d’ailleurs, sur la cité entière ; partout la ruine, la misère partout : l’Une et Indivisible, ses généraux, ses proconsuls, sa guillotine avaient passé par là. Ayant vécu longtemps la vie de ses Messieurs, « l’illustre ville et vicomte de Rennes » se mourait de leur mort : au recensement de l’an IX, à peine contenait-elle vingt-six mille habitans.

Or, au numéro 5 de la place du Palais, sous le cintre de la porte d’entrée, on lisait, en 1802, l’enseigne suivante : Journal du Nord-Ouest de la République française. — Imprimerie Chausse-blanche.

C’était un bien digne homme, le citoyen Michel Chausse-blanche, — fort apprécié, à Rennes, pour ses vertus domestiques, bien réputé aussi pour sa droiture dans les affaires. Propriétaire d’une imprimerie depuis l’an II, il se disait issu d’une très vieille bourgeoisie, et de fait, son nom bizarre, à tournure romantique, proclamait l’ancienneté de sa famille. Naguère, aux temps de la Convention, Chausseblanche avait connu des jours de gloire, sinon de prospérité. Il occupait alors, lui et ses presses, l’hôtel de Caradeuc, maison de robin confisquée, bien national dont le district lui avait accordé la jouissance. Rédigeant un journal patriote, il était en outre l’imprimeur officiel de l’Administration départementale. Mais la prose trop souvent prodiguée du directoire d’Ille-et-Vilaine n’avait guère argenté le cher homme ; travaillant à crédit, il avait toujours reçu plus de promesses que d’assignats : « La République est pauvre, citoyen ; elle sera riche, un jour : de la patience et du civisme ! » Il avait donc montré du civisme, tant et tant, qu’en germinal an VIII, le Trésor lui devait la bagatelle de deux cent mille francs. En revanche, son patrimoine était dissipé, sa signature ne trouvait plus aucun prêteur, de lourdes dettes écrasaient sa maison. Par surcroît d’infortune, il n’était plus maintenant imprimeur officiel : le préfet consulaire avait remplacé ce jacobin par un citoyen mieux pensant… Peut-être était-ce une injustice ; assurément, c’était la ruine[2].

Mais, à défaut d’écus, le malchanceux Chausseblanche s’était acquis un inquiétant dossier de police. Dans les bureaux de la préfecture, on le traitait de personnage dangereux, ami des anarchistes, des enragés, et autres « tigres altérés de sang. » Hélas ! l’ami de ces tigres n’était lui-même qu’une pauvre bête fourbue et réduite aux abois. Agé de cinquante ans, perclus de rhumatismes, harcelé par la goutte, il devait pourvoir aux besoins d’une nombreuse famille : sa mère, bonne vieille octogénaire, et cinq enfans en bas âge. De plus, la citoyenne Chausseblanche, son épouse, s’obstinait à aider au peuplement de la République : en 1802, dans cette maison de meurt-de-faim, elle allait mettre au monde un sixième nourrisson. L’imprimerie, jadis prospère, périclitait ; son maître l’avait dû transporter dans le désert de la place du Palais : deux ouvriers pour toute équipe, et le patron obligé de composer lui-même. Enfin, des créanciers intraitables, la meute des huissiers pendus à la sonnette, les protêts, les commandemens, la menace, la certitude de la faillite… Un pauvre hère !

Il conservait, toutefois, sa gazette, son Journal du Nord-Ouest de la République Française : à lui seul, il en était le directeur, le secrétaire et la rédaction… Oh ! une misérable feuille, format in-douze, et telle qu’en fabriquait alors la province, — détaillant le cours des mercuriales, annonçant les jours de foire et de marché, empruntant aux journaux parisiens des faits divers ou des banalités politiques. Mais Chausseblanche se piquait de littérature et s’estimait un philosophe. Censurant les hommes et les choses, il insérait des Moralités satiriques, parfois créées par son phébus, le plus souvent prises chez les autres : il compilait, démarquait, découpait : « De la Louange et de la Flatterie… Depuis « la publication de la paix, la louange est à l’ordre du jour. En « conséquence, toute la diplomatie est à la louange, tous les tribunaux sont à la louange, toutes les religions sont à la louange… Ah ! trop est trop. Une telle flatterie doit être insupportable à celui qui en est le patient. Elle le perdra : elle en a perdu tant d’autres !… » Ingénues et vieillottes malices ! De pareils coups d’épingle étaient bien anodins. Mais la gazette et le gazetier déplaisaient à la préfecture. Un nouveau magistrat, l’ancien constituant Joseph Mounier, venait d’y arriver, et, à peine installé dans l’ancienne Intendance, on l’avait circonvenu. Son secrétaire général, le citoyen Routhier, un excellent jeune homme, féru d’amour pour les choses de police, lui avait signalé le dangereux Chausseblanche. Le préfet avait donc convoqué devers lui cet incendiaire : « Ah çà ! Monsieur le journaliste, finirez-vous enfin votre guerre de plume ? Le temps des folliculaires est passé aujourd’hui !… » Tancé avec tant d’éloquence, le déconfit folliculaire avait promis de rester sage à l’avenir… Vaine assurance, propos de sectaire, serment de jacobin ! Il observait assez mal sa parole, — car, au moment où commence notre récit, le hargneux bonhomme s’attaquait à la Légion d’honneur… Incorrigible !

Ce jour-là donc, — jeudi, 30 floréal, — allongé sur une chaise longue, ses jambes goutteuses emmitouflées dans la flanelle, il découpait dans le Citoyen Français des brocards dirigés contre la sottise humaine et le goût des hochets, des rubans, des livrées… Parfois, cependant, une grimace désolée lui contractait le visage. Quelques jours auparavant, une traite de quatre cents francs s’était abattue sur sa caisse, — et cette caisse, hélas ! était vide. Il se voyait donc, en un mauvais rêve, assigné bientôt, mis en faillite, déshonoré… Ah ! combien, pauvre hère, lui semblait dur le mal de vivre !

De légers coups heurtés à la porte de son cabinet lui firent dresser la tête : un homme entra, jouvenceau en bourgeron. Il tenait une lettre à la main, et sur son épaule pendait un sac. Chausseblanche prit la lettre et la parcourut des yeux :

— Bien !… M’apportez-vous un peu d’argent ?

L’autre eut un geste vague : il n’apportait rien.

— Suivez-moi ! soupira l’imprimeur,… et, clopin-clopant, il monta l’escalier. Au deuxième étage, dans la salle de composition, travaillait un seul ouvrier, qui coula vers l’homme à la besace un regard soupçonneux. On arriva au grenier. Là, sur des cordes tendues, séchaient des placards récemment tirés. Chausseblanche en prit une liasse, l’entassa dans le sac, puis le ficela soigneusement :

— Portez ceci à votre maître. Vous lui direz que, dans peu de jours, je renouvellerai mon envoi… Mais, de pour Dieu, qu’il me donne un acompte ! J’ai tant besoin d’argent !

Le jeune garçon partit, et Chausseblanche s’en retourna à ses périodes… Il était devenu très pâle, très agité, le crève-misère. On eût dit qu’il flairait de loin toutes les puanteurs de la prison de Rennes, toutes les moisissures d’un cachot du Temple.


V. — LE CITOYEN JOURDEUIL[3]

Cependant, chargé de son fardeau, le porteur des placards avait traversé la place du Palais. Tournant alors sur sa droite, il s’engagea bientôt dans la rue de l’Horloge… Cette voie, aujourd’hui si passante, formait à cette époque une sorte de cul-de-sac qui s’enfonçait en un quartier misérable. Au nord, elle se terminait dans la sinueuse courbure du Champ-Jacquet ; au sud, et traversant la rue Volvire, elle se trouvait barrée par une poissonnerie et des maisons de tanneurs, qui bordaient la Vilaine. Au-delà de ces peausseries et dans leurs puanteurs, c’était tout un dédale de ruelles sordides, se croquant, se tordant au long des vieux remparts et des bastions moussus. Ces bas quartiers n’existent plus ; des quais de granit, des places, des statues de grands hommes ignorés, de trop modernes boulevards ont remplacé les fétides, mais pittoresques venelles ; prolongée par un pont, la rue de l’Horloge est fréquentée des allans et venans : elle présente une illusion de vie, au cœur de la toujours morose et souffretante cité.

Parvenu devant le n° 6 de cette façon d’impasse, le jeune garçon pénétra dans une des grisâtres bâtisses qui s’étiolaient sous l’ombre de l’ancien présidial. Un écriteau faisait savoir qu’on y logeait en garni. Au reste, ni concierge, ni bureau de location ; mais un couloir ouvert à tout passant, et, au bout de ce défilé, le roidillon, l’escarpement poudreux de l’escalier. L’homme à la besace monta, pour s’arrêter enfin sur le palier du dernier étage. Une porte était entre-bâillée : il entra.

Il se trouvait maintenant dans une chambre à mansarde, meublée d’un bric-à-brac d’hôtellerie : le lit d’acajou à rideaux jaunes, la bergère en velours d’Utrecht à têtes de cygne, les chaises de crin gaufré à dossier grec, — toutes les horreurs du bas style et de la camelote Directoire. Une armoire, fermée en ce moment, garnissait un des côtés de la muraille, et, sur le panneau lui faisant face, pendait une panoplie d’armes diverses, épées, sabres, pistolets, ainsi qu’un râtelier garni de pipes. Malgré les tiédeurs printanières de la saison, du feu flambait dans la cheminée où des papiers et des lettres achevaient de se réduire en cendres… Un homme vêtu de l’uniforme militaire se tenait assis dans le fauteuil. Bizarre et amusant personnage ! De haute et forte taille, avec ses épaules carrées, sa figure à la fois vulgaire, énergique et joviale, son nez trop court, sa bouche trop largement fendue, son teint rougeaud et bourgeonné, son front bombant et découvert, il n’avait rien d’un Adonis de garnison, d’un officier « belle-cuisse. » Sa dégaine était celle d’un tambour-major ; sa trogne, d’un vieux brave qu’aurait brûlée le soleil des grands chemins, enluminée aussi les « schnicks » de la cantine. Pas de moustaches à la hussarde, mais des favoris, de superbes « nageoires » qui lui balafraient les pommettes ; bref, un visage à l’ordonnance, la coupe de barbe du fantassin. Nippé d’une capote bleue, coiffé du bonnet de police, il portait la petite tenue d’officier d’infanterie, et son unique épaulette, placée à droite, indiquait un simple sous-lieutenant. Pourtant, cet homme n’était plus jeune, car ses cheveux châtains éclaircis déjà et déjà grisonnans dénonçaient les approches de la cinquantaine. Il devait être un de ces « durs à cuire, » de ces « brisquards, » qui, vieillis sans aucun avancement, grognaient et clabaudaient, dans la 82e demi-brigade.

A l’entrée du jeune garçon, il se leva. Celui-ci laissa tomber sa panetière, puis commença de raconter sa visite à Chausse-blanche : « L’imprimeur enverrait bientôt d’autres papiers, mais il réclamait de l’argent. » Grand et replet, très brun avec une face basanée, des yeux marrons clignotant de sournoise bêtise, des favoris et une coiffure « à la Titus, » le messager n’était pas un Breton. Il traînait et chantonnait ses mots, tel qu’un Champenois de la Haute-Marne, un indigène du Bassigny. Mais son bagou était familier, et sa plaisanterie, faubourienne : le gaillard avait dû habiter Paris… L’officier ouvrit le sac, en vérifia le contenu, puis, allumant une chandelle, cacheta l’ouverture de la besace :

— A présent, mon garçon, tu vas reprendre ton ballot et descendre dans la rue. Devant la maison, tu trouveras une voiture ; tu y déposeras ce paquet, puis tu pourras aller où tu voudras… Je te donne congé jusqu’à lundi.

L’autre le regarda, étonné. — Oui, je m’absente pour quatre jours : je vais à la campagne… Ne viens donc pas ici, durant ce temps ; tu n’y trouverais personne. Mais, lundi matin, tu me réveilleras avant la diane, au jour levant : j’aurai besoin de toi.

Le brosseur écoutait, ahuri : jamais encore son officier n’avait prolongé si longtemps une absence. « Du mystère !… » Il reprit son fardeau et regagna la rue. Une charrette attendait ; il y jeta la besace, tout en examinant le voiturier. Cet homme était vêtu d’une capote grise, à grand collet, — la tenue des convoyeurs de l’armée ; il portait des moustaches et ressemblait à un sapeur… Le curieux Champenois nota ces importans détails.

Le lundi, de très bon matin, le domestique, obéissant à la consigne, vint réveiller son maître. L’aube épandait à peine ses premières blancheurs, et l’officier paressait encore sous la couverture : il s’habilla prestement. Mais, tout en astiquant, frottant, fourbissant, le cadet du Bassigny s’ébahissait… Cette chambre, qu’il avait laissée, le jeudi soir, si bien rangée, se trouvait aujourd’hui dans un complet désordre. Au long des murs, plusieurs paniers, — des gresles, étaient amoncelés sur le carreau de la pièce. Déjà recouverts de paille, ficelés et cachetés, ils portaient leurs étiquettes d’envoi. Dans l’armoire, laissée ouverte, le brosseur aperçut aussi un monceau de lettres, d’apparence bizarre, aux enveloppes rouges ou bleues, et telles « qu’un galant en adresse à son amoureuse… » Tiens, tiens, qu’était cela ?… Des poulets doux ? Farceur de lieutenant !… Mais non, ce devait être de la poésie, des chansons que leur auteur destinait à des camarades. Car il commettait des chansons libertines, le sous-lieutenant à cheveux gris, des couplets contre les curés, des madrigaux à la « grivoise, » qui mettaient en gaîté la 82e : même notre Champenois savait par cœur les plus salées de ces bouffonneries. Et, tandis qu’il nettoyait habits et capotes, le matois compère en palpait délicatement les poches : c’était, — son dossier nous l’apprend, — une façon de jocrisse, mais rusé, menteur, très facétieux et connaissant des tours variés de maître-gonin… Soudain, il sentit entre ses doigts l’objet tant convoité, F un de ces papiers aux couleurs de printemps : « Fort bien ! » Tout à l’heure, après le départ de l’épaulette, il déroberait la calotine, en ferait une copie, et pourrait se divertir, en la fredonnant.

— Prends-moi ce panier, lui commanda son maître, et va le porter aux Messageries. Dépêche-toi : il faut qu’il parte, ce matin même. J’ai mis l’adresse : « Le capitaine Auguste Rapatel, rue de la Michodière, n° 9, à Paris… Envoi d’habits et de linge… » A propos ! Si les employés te demandent le nom de l’expéditeur, tu leur diras le tien : Jourdeuil, « le citoyen Jourdeuil… » Est-ce entendu ?… Oui… Tu réclameras un reçu.

Jourdeuil souleva la gresle, en regarda l’étiquette et se mit à sourire. Il connaissait bien l’écriture de son officier : une superbe calligraphie, ferme et droite, moulée à la française. Or, l’adresse du capitaine Rapatel avait été tracée par une autre main, la main d’une femme… « Des manigances ! »

Une demi-heure plus tard, le jeune gars était de retour… Dans la chambre, l’armoire avait été refermée, et le faiseur de poésies se promenait avec agitation.

— Ah ! mon lieutenant, quelle cohue, à ces diligences !… Un public impatient et des employés ahuris… Enfin, voici le reçu.

L’officier le prit et l’examina : il portait bien le nom du « citoyen Jourdeuil. »

— Parfait !… Es-tu connu dans ce pays ?

— Très peu : je n’y fréquente personne. Du reste, vous le savez, je pars dans douze jours.

Le sous-lieutenant, si énervé tout à l’heure, parut se calmer, et, gratifiant d’un écu le blaisot de Champagne :

— Maintenant, comprends-moi bien. Je vais t’envoyer souvent aux Messageries. N’y prononce pas mon nom… Après-demain, si l’on t’interroge, tu t’appelleras le « citoyen Thomas. »

— Thomas ?… Le médecin militaire ?

— Celui-là ou un autre, peu importe !

Il importait beaucoup, cependant, car l’innocent Thomas allait courir le risque d’être coffré à Pélagie.


VI. — UNE FAMILLE DE SOLDATS

La diligence qui faisait le service des transports, de Rennes à Paris, ne partait que cinq fois par décade, les « jours pairs » de chaque mois. D’ordinaire, c’était, ces matins-là, un amusant désordre dans les bureaux : colères de voyageurs exigeant de meilleures places, supplications d’expéditeurs en retard, impertinences des commis excédés. Le sous-lieutenant, envoyeur de choses clandestines, avait donc supposé qu’en une telle confusion son domestique passerait inaperçu. Bien raisonné, vraiment : aucun des employés n’avait fait attention à Jourdeuil.

Pour se rendre à Paris, la voiture devait suivre la route nationale n° 31 : un long ruban de queue, tout bossue de côtes et d’ardus roidillons, qui commençait à Brest, et s’allongeait jusqu’à Passy. Elle traversait Vitré, Laval, Alençon, Dreux et Versailles, — vingt-six relais, — dépensait quatre-vingt-seize heures pour franchir moins de cent lieues, et n’arrivait à destination qu’aux « jours impairs, » à la tombée de la nuit : une sage lenteur, surtout de longues traîneries dans les auberges… Pourtant, les administrateurs des Messageries exaltaient pompeusement la célérité, le confort, l’élégance de leurs véhicules. Le confort ! D’amusantes estampes nous ont fait connaître la gracieuse tournure de cette carrosserie : d’abord, le cabriolet en forme de proue, une sorte de coupé sans vitres où le vent et la pluie, le soleil et le gel cinglaient, brûlaient, marbraient la face du voyageur ; puis une caisse en rotonde, juchée sur quatre roues, épanouie comme une citrouille, pansue comme un baril, où six patiens se trouvaient entassés, coude à coude, côte à côte, jambe à jambe, sans pouvoir s’étendre ni se remuer ; derrière la diligence, un énorme panier, cloué à l’arrière-train, recevait les bagages. Et ce n’était pas tout ; le monumental édifice avait son couronnement : une plate-forme qui pliait, geignait, craquait sous l’amoncellement d’autres citoyens, vautrés parmi les malles et les colis. Parfois, souvent même, à la sortie d’une ville, des intrus y grimpaient « en lapins, » alourdissant encore la marche de la guimbarde. Quatre bidets menés en poste tiraient péniblement le branlant équipage : un monsieur d’importance le surveillait, un homme coiffé du chapeau militaire, — Mars et Bellone partout, en ces temps-là ! — le conducteur.

Donc, le lundi 4 prairial, à 6 heures du matin, la diligence des Messageries se mit en branle. Son conducteur était un nommé Desmazures, vieux chouan repenti, mais que la méfiante police surveillait avec soin. Le pauvre diable ne se doutait guère que, là-haut, sur l’impériale de sa voiture, certain panier tout habillé de paille allait lui mériter plusieurs mois de prison préventive. Quatre gendarmes, sabre au clair et mousqueton chargé, formaient escorte. La route était encore peu sûre, les voitures publiques y étaient souvent arrêtées ; même, quelques mois auparavant, dans un taillis du Perche, des « brigands, » beaux fils de famille, avaient dévalisé les voyageurs… Ces Messieurs travaillaient pour le « Roi. » Cette fois, pourtant, la diligence arriva sans encombre à Paris. Le jeudi, 7 prairial, — jour de l’Ascension, — elle franchissait, vers les six heures du soir, la barrière des Bons-Hommes, passait devant la Chaumière de Tallien, suivait l’Allée des Veuves, les Champs-Elysées, les rues de la Concorde, Saint-Honoré, Croix-des-Petits-Champs, Notre-Dame-des-Victoires, pour s’arrêter enfin près de la rue Joquelet, au quartier des Filles-Saint-Thomas.

Le lendemain, 8, au matin, un porteur de la Compagnie déposait chez le citoyen Rapatel, 9, rue de la Michodière, la gresle que lui adressait le joyeux sous-lieutenant. Le capitaine était déjà sorti ; mais son portier signa le registre, donna décharge et accepta « l’envoi du citoyen Jourdeuil… » Quelques momens plus tard, Auguste Rapatel rentrait chez lui.


Ce nom de Rapatel occupe une si large place en l’existence tourmentée de Moreau, il s’est acquis une telle notoriété aux heures de l’agonie du grand Empire, qu’il appartient, lui aussi, à l’histoire. On nous permettra donc de pénétrer des vies intimes et de révéler ici quelques faits ignorés. D’ailleurs, depuis 1802, tout un siècle a passé ; les hommes qui jouèrent alors un rôle dans la tragi-comédie humaine ont rendu leurs os à la terre, et l’historien ne ressent plus la crainte de se montrer indiscret. Non ! mais il a le devoir de pousser à fond son enquête, de connaître l’âme secrète des personnages qu’il met en scène, et d’expliquer le mystère de certains drames par la psychologie de leurs acteurs. Pareil au romancier, il doit posséder la divination des consciences, et savoir qu’en sa réalité la vie est toujours le plus romanesque des romans.

Le citoyen Marie-Augustin Rapatel avait, en 1802, vingt-sept ans. C’était un aimable garçon, doué d’esprit naturel, instruit et bien élevé, d’assez jolie tournure, et portant avec élégance le dolman vert de chasseur à cheval. Il était né, disait-on, sous une heureuse planète : peu de campagnes, aucune blessure, et capitaine depuis trois ans ! Ses états de service, fort honorables sans doute, n’annonçaient rien encore de magnifique. Brigadier en 1792, officier seulement en 1796, il était demeuré infirmier d’hôpital, tandis que les camarades jouaient du sabre dans les polders de la Batavie. Au reste, un jouvenceau, à cette époque, presque un enfant, et la surprise est grande, lorsqu’on examine son dossier, d’y voir titrer de « chirurgien-adjoint » un béjaune de dix-sept ans. Etranges esculapes, en vérité, les médecins militaires des armées de 93 !… Embarqué, plus tard, pour l’expédition d’Irlande, le carabin devenu lieutenant avait eu le malheur d’être capturé par l’Anglais. Mais la perfide Albion l’ayant, dans un échange, restitué à la République, la « chance » avait de nouveau souri à Rapatel ; en l’an VIII, le général Simon le choisissait pour capitaine aide de camp. « Je connais, citoyen, votre civisme et vos talens : je les apprécie. » Estime assurément glorieuse, qui pourtant avait dépité les envieux : tant d’officiers croyaient avoir mieux mérité de la patrie ! Mais Simon s’était moqué de ces malveillances : — trop heureux d’avoir à sa table un jeune homme que protégeait Moreau !

Toujours secourable aux Bretons, Moreau était une providence pour les Rapatel : il les traitait en chers compatriotes, en bons amis, presque en parens. Lorsque, en mai 1799, le général, alors dans Le Piémont, avait dû procéder au partage de sa fortune familiale, — « 811 fr. 80 de rente, chiffre de sa propre lotie, » — un Rapatel l’avait représenté à Morlaix. Un autre Rapatel, l’adjudant-commandant François-Marie, avait longtemps servi dans son état-major, et c’était encore un Rapatel, le chef d’escadron Jean-Baptiste, qu’il désirait avoir pour aide de camp. Mais le peu conciliant Bonaparte venait d’expédier Jean-Baptiste à Saint-Domingue… La famille de ces officiers était fort estimée, même influente à Rennes. Leur père, un habile médecin du quartier Saint-Sauveur, « maître en chirurgie, professeur et démonstrateur aux Ecoles, » avait jadis porté la robe ; il était mort aujourd’hui, et la gouverne de la maison appartenait à sa veuve, la citoyenne Jeanne-Françoise, née demoiselle Beauvais. Agée déjà, bientôt septuagénaire, c’était une respectable dame, un peu sèche, assez roche, économe, voire parcimonieuse, mais d’un caractère énergique. Volontiers, je me la représente, en son logis, rue de la Raison, vivotant comme on vivait à cette époque, vêtue de noir, poudrée à frimas, vaquant aux soins de son ménage, harcelant ses servantes : « Yvonne de-ci, Corentine de-là, » coupant les liards en quatre, amassant pour les siens, pensant » toujours à ses enfans dispersés, et leur adressant par les Messageries de bonnes friandises bretonnes : la poularde de Janzé ou le beurre de La Prévalaye… Elle avait dix garçons (en ces jours lointains, la bourgeoisie française était prolifique) et tous avaient porté ou portaient l’épaulette. La bonne dame se montrait fière d’une telle lignée de braves ; elle parlait avec orgueil de ses fils, et, jacobins ou royalistes, on vénérait cette autre Cornélie. Mais, bien que séparée de ses nombreux garçons, elle ne vivait pas solitaire. L’aîné de sa famille, ingénieur à Nantes, lui rendait de fréquentes visites ; Auguste, le capitaine, tenait garnison à Rennes, et près d’elle grandissait une jeune fille, Mlle Marie-Anne, que ses frères nommaient familièrement « Minon… » Une gracieuse petite personne, la citoyenne Minon ! Ses lettres (la police en a fait la rafle et ne les a jamais restituées) nous révèlent un cœur ingénu, délicat, sentimental, quelque peu romanesque. Le style en est charmant dans sa forme maniérée, et en dépit de son orthographe ; mais, vraiment, quelle femme de France possédait, en l’an X, tous les arcanes de l’orthographe ?… Auguste Rapatel était pour la jeune fille un frère préféré. Or, il se trouvait de passage à Paris, et très souvent « sa Minon » lui écrivait. Mentor n’aurait pas mieux morigéné Télémaque. Elle lui prodiguait les conseils, faisait de la morale, prêchait la sagesse, s’efforçait de prémunir le chasseur à cheval contre les séductions parisiennes… Hélas ! la pauvre fille ne se doutait pas que ce frère tant choyé subissait alors un de ces charmes qui trop souvent font délirer un homme et mettent en péril son honneur.

Depuis plusieurs mois, en effet, l’aide de camp du général Simon avait quitté la ville de Rennes. Deux motifs le retenaient à Paris : d’abord, une affaire de famille, et surtout une histoire d’amourette. De l’amourette, il n’avait soufflé mot à sa mère, que chagrinait vivement une bien déplaisante aventure. Le malheur venait de s’abattre sur ces très honnêtes gens : l’un des jeunes Rapatel, l’adjudant-commandant François, se mourait. Les fatigues de maintes campagnes et une blessure mal guérie avaient déterminé chez ce vaillant une consomption incurable ; les médecins ne gardaient plus d’espoir, et le pauvre anémié s’éteignait à vingt-neuf ans. Une femme s’était installée à son chevet. Oh ! celle-là n’était point de ces belles que Mme de Staël a qualifiées d’ « inexplicables, » et l’impertinent Chamfort lui eût octroyé « une case de plus dans le cerveau, » mais, dans le cœur, « une fibre de moins. » François l’avait rencontrée dans les bas-fonds de la galanterie parisienne, — une demoiselle de X…, fille d’émigrés, ou se donnant pour telle, — et le trop crédule soldat en avait bientôt fait son « amie :… » on avait l’euphémisme pudique en ces jours-là. Il vivait avec elle, même la prétendait épouser. Ce mariage à la Diderot ne plaisait guère à la famille ; Mme Rapatel se désolait ; dans toutes ses lettres, elle fulminait contre la « coquine, » et la gentille Minon parlait avec terreur de « la mauvaise femme. » Mais, mauvaise femme ou plus crûment coquine, la tendre amie tenait sa proie ; le malade était devenu sa chose ; elle l’avait emporté « au sein de la Nature, » c’est-à-dire dans la banlieue parisienne, chez un nourrisseur de Fontenay-aux-Roses. Là, elle séquestrait l’agonisant et lui avait dicté un testament… Un testament ! Aussitôt, obtenant un congé, Auguste Rapatel était accouru.

Le testament, toutefois, et les méfaits de la « coquine » n’avaient été pour l’officier qu’un prétexte à déplacement. Lui aussi, — nous le dirons tout à l’heure, — avait à Paris sa « bergère : » une jeune personne qui s’énervait et s’agitait dans l’Ile Saint-Louis. L’amoureuse intrigue s’était engagée à Rennes, sous le regard aveugle de Mme Rapatel, et, pareil à François, le galant Auguste, « né sensible, » mais très loyal, désirait dépêcher un mariage devenu nécessaire… Au surplus, voyage inutile, à Fontenay du moins. Le capitaine avait toujours trouvé porte close ou rencontré visage de bois : la « mauvaise femme » chambrait son moribond… Intolérable ! — et de guerre lasse, il s’était adressé au protecteur de sa famille, au général Moreau.

Moreau avait alors au cœur de bien autres soucis qu’une ridicule histoire de captation. Sa vie oisive, son innocence aussi, commençaient à lui peser. Chaque jour, son acariâtre belle-mère le harcelait d’objurgations, et la sentimentale Eugénie, son épouse, soupirait beaucoup trop souvent. Enervé par les fureurs ou par les larmes de ces deux femmes, jalousant lui-même et détestant Bonaparte, le malheureux s’était mis en tête de conspirer. Sous prétexte d’affaires d’intérêt, il venait d’ouvrir avec Barras, en surveillance à Bruxelles, une correspondance ambiguë et périlleuse. L’ancien directeur lui avait récemment vendu le château de Grosbois, et le prix d’achat n’en était qu’en partie soldé. Des lettres s’échangeaient donc, nombreuses, entre le débiteur et le créancier : belle occasion, vraiment, pour essayer quelque manigance ! Barras était, pourtant, un être tombé dans le mépris public ; mais l’ingénu Moreau supposait un reste d’influence à ce vaniteux, indolent et vénal personnage. Une cousine du vicomte régicide, « merveilleuse » aux jours de l’an V, la citoyenne de Montpezat, servait surtout d’intermédiaire… Jadis, cette femme avait trôné dans les salons du Luxembourg, et ses filles y avaient joué les princesses ; mais, réduite maintenant à tenir une agence de « radiation, » elle s’enrageait contre le Bonaparte. Dans son appartement, rue de La Ville-l’Evêque, on cabalait et l’on complotait… Un grand ami de Bernadotte, le citoyen Rousselin-Corbeau, homme d’esprit et d’entregent, y fréquentait, très assidu, pour s’en aller ensuite rue d’Anjou, à l’hôtel qu’habitait Moreau… De plus, un louche entremetteur, figaro de tous les métiers, tour à tour curé, riz-pain-sel, policier, publiciste, diplomate, secrétaire de préfecture, et à présent redevenu abbé, — le Limousin David avait circonvenu le trop naïf Breton. Courtier d’intrigues politiques, ce dangereux brouillon déjeunait souvent à Grosbois, et, charmé par ses flagorneries ; « le fameux capitaine » lui prêtait une oreille complaisante… Mais il y avait pis encore. En ce moment, un émissaire anglais, ce mauvais drôle de Fauche-Borel, bouclait à Londres sa valise, s’apprêtant à partir pour Paris. L’insigne fripon allait emporter des instructions secrètes : s’aboucher avec Moreau, lui faire d’alléchantes promesses et machiner une affaire d’où sortirait peut-être une révolution. En dépit de la paix d’Amiens, le ministère Addington conspirait contre Bonaparte ; la trame du sinistre complot de Georges, cette chose tissue de tant de fils, et que devait trancher la guillotine, allait bientôt s’ourdir.

La police officielle connaissait bien toutes ces cabales, mais faisait la frime de les ignorer. Depuis quelques mois, le ministre Fouché prenait des poses de mécontent, et tenait un langage de victime. Il se disait dégoûté de Bonaparte, excédé de ses incartades, fatigué de s’entendre chaque matin traiter comme un laquais : le futé renard flairait une disgrâce prochaine. Aussi, pour se rendre nécessaire, l’habile homme laissait aller les événemens, ne voulait voir, ni rien entendre, pratiquait même d’indélicates manœuvres, de bas tripotages d’aigrefin. Prudent et avisé, il ne risquait pas son blême visage dans l’hôtel de la rue d’Anjou ; mais il recevait souvent, par la porte secrète, le citoyen Fresnière, — encore un Breton ! — le secrétaire, le confident, l’âme damnée du général. Coutumier des petites perfidies, Fouché méditait quelque grosse trahison.

En revanche, les polices particulières du Premier Consul (elles étaient innombrables) se montraient moins discrètes. Elles avaient enveloppé Moreau dans les rets d’un incessant espionnage : valets, visiteurs, invités, convives même, chacun prenait à tâche de le moucharder. Les murs de son château, les portes de son hôtel, ayant ainsi des yeux et des oreilles, Moreau traitait, à présent, de ses affaires cachées dans le boudoir de sa belle-mère. Mais, là aussi, en la maison de la Petite rue Saint-Pierre, les « observateurs » pullulaient. Les plus tendres amies de Mme Hulot émargeaient aux fonds de la police consulaire, et parmi elles, la sémillante citoyenne Hamelin, l’Egérie créole, la conseillère aimée du colonel des gendarmes d’élite, ce peu scrupuleux Savary… Traqué de la sorte, l’affable et bienveillant Moreau était devenu soupçonneux et déplaisant. Sa correspondance, à cette époque, est pleine de billets où solliciteurs et quémandeurs d’audience sont brutalement éconduits. Pour parvenir jusqu’au maître, il fallait passer par l’examen du secrétaire, et, tout aussi matois qu’un limier de police, le futé Fresnière savait déshabiller une conscience.


Moreau fit néanmoins bon accueil au jeune Auguste Rapatel, et lui promit son assistance. Il appréciait beaucoup ses chers amis de Rennes,… de si honnêtes gens ! et l’aventure de la « coquine » l’avait chagriné. Lui-même en voulait maintenant à toutes les coquines, depuis ce jour où l’effrontée Ida, sa maîtresse, l’avait mystifié cruellement avec un beau mensonge de grossesse et d’enfant supposés. D’ailleurs, il tenait en haute estime le courage et les talens militaires de l’adjudant-commandant Rapatel ; François trouvait toujours son couvert mis à la table du général ; il avait ses petites entrées dans la maison, dans la famille : mieux qu’un sous-ordre, c’était un camarade… Aussi, pris de pitié pour cet amoureux si crédule, se souvenant sans doute de ses propres candeurs, le galant repenti de l’adorée Saint-Elme se montra vraiment affectueux. Un gros péril menaçait le pauvre François-Marie : la mise en réforme, comme impotent et inutile. Moreau voulut écrire à Berthier, son ennemi personnel : démarche qui dut coûter beaucoup à son orgueil. Il le pria de laisser en activité de service, à solde entière, l’agonisant. Sa requête était pressante, émue, quelque peu hautaine… « Cet officier mérite une exception,… la patrie ne peut se montrer ingrate ! » Moins formaliste qu’à l’ordinaire, le ministre ; exauça gracieusement la supplique.

Le protecteur des Rapatel ne savait pas à quel étrange danger il s’exposait… À ce moment, « l’envoi du citoyen Jourdeuil » arrivait à Paris.


VII. — L’ENVOI DU CITOYEN JOURDEUIL

Vers le milieu de la rue de la Michodière, à droite, en allant vers le carrefour Gaillon, s’élève une maison de style Directoire, aux fenêtres ornées de pilastres, à la sobre, bien que prétentieuse, décoration néo-grecque. Elle portait, en 1802, le n° 9, et c’était une hôtellerie où descendaient maints provinciaux de passage à Paris. L’adjudant-commandant François y avait demeuré quelque temps. Les boulevards et leur gaîté bruyante, les théâtres et Frascati, mais surtout une circonstance heureuse, avaient, sans doute, déterminé son choix. A quelques pas de la maison meublée, dans la rue de Hanovre nouvellement ouverte, habitait le Breton Fresnière, ce garçon d’esprit qui avait de l’esprit pour Moreau. Un pareil voisinage était à la fois commode et plaisant, car on politiquait et l’on s’amusait ferme en ce logis. Fresnière passait pour être peu bégueule, et, dans son entresol, recevait volontiers une joyeuse compagnie : Elleviou, le chanteur, de folâtres comédiennes, des sylphides, des zéphyrs de l’Opéra ; et c’est peut-être à l’un de ces raouts que l’imprudent François avait connu sa terrible maîtresse. Auguste Rapatel avait pris l’appartement de son frère. Mais lui, très différent de son aîné, menait une vie tranquille, tout édifiante pour son propriétaire et son portier… Pourtant, il recevait aussi d’amoureuses visites : une jeune femme d’allure modeste, aux toilettes peu tapageuses, — oh ! rien d’une nymphe de Tivoli, — mais une innocence de pastoure, une aimable vertu de citoyenne sensible. On la connaissait bien dans la maison, où elle avait ses plus discrètes entrées. Quand, d’aventure, le capitaine était absent, on confiait à cette ingénue la clef de la chambre qu’habitait l’officier ; elle y attendait sa venue, et lui montait ses lettres. Souvent encore, le concierge de la pension bourgeoise allait porter chez la demoiselle, quai de La Liberté, à l’ile-Saint-Louis, quelqu’une de ces friandises bretonnes que Mme Rapatel envoyait à son fils : les pots de miel ou le beurre de La Prévalaye… Bref, c’était la bien-aimée, c’était « la fleur, ornement du désert de la vie, » pour employer la galante, mais audacieuse image d’un poète, alors à la mode.

Or, il advint, dans la matinée du 8 prairial, que la mignonne idylle eut à subir de bien cruelles épreuves.

… Ce jour-là, le capitaine Rapatel, sorti dès son réveil, n’était rentré chez lui que pour changer de toilette. La matinée était fort avancée déjà ; dix heures venaient de sonner, sur le boulevard, à l’horloge carillonnante des Bains Chinois : le moment du déjeuner approchait. Remonté dans sa chambre, l’officier aperçut alors, cordée, cachetée, vêtue de paille, la « gresle » qu’en son absence avaient apportée les Messageries… Qu’était cela ?… « Habits et linge : envoi du citoyen Jourdeuil… » Une erreur évidente ! Rapatel n’attendait aucune harde, et le nom de l’expéditeur lui était tout à fait inconnu… Il ouvrit cependant… Du foin emplissait aux deux tiers le panier ; mais, ayant exploré cette litière, le chercheur découvrit enfin la chose que lui dépêchait ce Jourdeuil.

C’était, d’abord, une pancarte sur laquelle on avait écrit plusieurs mots, — des mots bizarres et d’un sens mystérieux :

Mettre à la poste, sans retard, et en divers endroits. Discrétion. Célérité. Communication.

Neuf lettres, formant un paquet, étaient ficelées ensemble, — des lettres à larges enveloppes, d’un papier rouge ou bleu. Scellées, mais sans cachet révélateur, elles étaient fort pesantes, et paraissaient contenir des prospectus de négociant. Les adresses s’y lisaient déjà mises, — tous noms de militaires habitant Rennes ou Saint-Brieuc : Lemaire, général de brigade ; Mignotte, colonel de gendarmerie (4e légion) ; Sénarmont, commandant la 6e demi-brigade d’artillerie à pied, et Faucher, la 6e à cheval ; Pinoteau et le Conseil d’administration de la 82e d’infanterie ; Mayeux, commandant d’armes à Rennes ; Gautier, capitaine de gendarmerie à Saint-Brieuc ; le général Simon…

Expédiées de Rennes, pour y être aussitôt retournées ? Fort étrange, vraiment !… Auguste Rapatel, toutefois, ne s’étonnait pas : évidemment il attendait cet envoi. Il aperçut encore, au fond de la manne, un amas de placards et de brochures. Prenant une des plaquettes, il se mit à la feuilleter. Le titre lui en parut piquant, et la prose alléchante : Les moines des ordres de saint François au Premier Consul Bonaparte… Une belle capucinade !… Sa lecture amusait le jeune homme ; son âme de petit voltairien se délectait. De l’esprit, dans cette « pétition ; » de la verve et de l’irrévérence ! Comme on y persiflait le moine et le curé, le froc avec la soutane ! Demain la plaisante « calotine » serait exhibée à Moreau : Fresnière, la commentant, y ajouterait des facéties, et le général serait charmé… Laissant alors sa brochure, l’amateur de badinages ramassa l’un des placards plies au fond de la gresle, — et soudain, il demeura saisi… « Oh ! mais voilà qui devenait grave ! »

Oui, c’était chose fort grave en effet, — une invite audacieuse à la sédition, un vibrant appel à la révolte. Sous forme de proclamation, l’auteur de ce libelle apostrophait l’armée. Il reprochait aux généraux une criminelle inertie, leur dénonçait Bonaparte comme un malfaiteur, les incitait à renverser un tyran, à délivrer enfin la République, seule « Patrie » désirable pour un Français :


APPEL AUX ARMÉES FRANÇAISES PAR LEURS CAMARADES

SOLDATS DE LA PATRIE ! — Est-elle enfin comble, la mesure d’ignominie que l’on déverse sur vous depuis plus de deux ans ? Êtes-vous assez abreuvés de dégoûts et d’amertume ? Jusqu’à quand souffrirez-vous qu’un TYRAN vous asservisse, et laisserez-vous entièrement river les fers dont vous êtes enchaînés ? Qu’est devenue votre gloire, à quoi ont servi vos triomphes ?… Est-ce pour rentrer sous le joug de la ROYAUTE que, pendant dix ans de la guerre la plus sanglante, vous avez prodigué vos veilles et vos travaux, que vous avez vu périra vos côtés plus d’un million de camarades… SOLDATS, vous n’avez plus de PATRIE : la République n’existe plus !…

Un TYRAN s’est emparé du pouvoir, et ce tyran, quel est-il ? BONAPARTE.

Lâche défenseur de nos drapeaux, infâme assassin de nos compagnons, tous les crimes lui sont familiers ! Consultez vos frères d’Egypte, ils vous diront à quels maux horribles il les a exposés en les abandonnant ; ils vous diront que sa main meurtrière a dirigé le poignard qui leur a enlevé Kléber, le chef le plus vertueux et le plus digne de les commander ; ils vous diront enfin que, tyran farouche, craignant que ses crimes ne soient dévoilés, il a fait circuler le poison jusque dans les veines de ceux que le fer de l’ennemi avait mis hors de combat…

Quel était notre but en combattant pour la République ? Anéantir toute caste noble ou religieuse, établir l’égalité la plus parfaite… Notre ouvrage ne subsiste plus ! Les émigrés sont rentrés de toutes parts ; les prêtres hypocrites sont salariés par le tyran. C’est en vain que vous avez vaincu !… Attendrez-vous que ceux qui ont partagé vos fatigues et votre gloire, qui vous ont constamment conduits dans le chemin de l’honneur, vivent décimés, chassés, exilés, déportés et plongés dans la misère, pour ouvrir les yeux ?… Attendrez-vous que des prêtres fanatiques aient porté la superstition, la déroute et l’épouvante dans le sein de vos familles, qu’ils aient aliéné contre vous l’esprit de vos parens et vous aient dépouillés de vos héritages ?… SOLDATS, vous n’avez pas un moment à perdre, si vous voulez conserver votre liberté, votre existence et votre honneur.

Et vous, OFFICIERS GÉNÉRAUX, qui vous êtes couverts de lauriers, qu’est devenue votre énergie ? Que sont devenus ces élans sublimes de patriotisme qui vous ont fait braver tant de dangers ? Êtes-vous devenus les amis du tyran ? Non, nous n’osons le croire… Pourquoi donc souffrez-vous que votre ouvrage soit détruit, que vos enfans soient proscrits, et que vos ennemis triomphent ? Le repos, les richesses, les rivalités ont-ils anéanti votre courage ? Grands dieux, serait-il possible que ceux qui ont fait de si grandes choses pour conquérir la liberté fussent devenus assez lâches pour croupir dans l’esclavage ?… Est-il besoin, pour ranimer vos forces et votre énergie, de retracer les maux auxquels votre faiblesse nous expose ?… Déjà plusieurs d’entre nous ont été proscrits, exilés, pour avoir osé élever la voix. Eh bien, le même sort nous menace, tôt ou tard ! Si l’on nous ménage encore, c’est qu’on nous craint ; mais nos dangers sont les mêmes, vous êtes tous proscrits. Si vous tardez plus longtemps, la honte et l’infamie seront votre partage ; vos noms ne rappelleront plus ces époques glorieuses de nos triomphes ; on ne les prodiguera plus qu’aux LACHES et aux ESCLAVES !


Pas de signature : la philippique était anonyme… Virulence de l’invective, atrocité dans la calomnie, éloquence même, rien ne manquait à cette œuvre de forcené. Bien que déclamatoire, la forme en était littéraire, annonçait un lecteur assidu de Rous seau, dénotait aussi une main experte à tenir la plume… Mais le furieux libelle était encore dépassé en violence par un autre pamphlet, un second placard qui lui donnait la réplique. S’adressant surtout aux soldats, et leur parlant une langue souvent triviale, celui-ci réclamait la mort de Bonaparte, et provoquait à son assassinat.


ADRESSE AUX ARMEES

AUX DIFFÉRENS CORPS ET MILITAIRES RÉFORMÉS

ÉPARS ET ISOLÉS DANS LA RÉPUBLIQUE

BRAVES FRERES D’ARMES !… Frémissez avec nous, vous qui avez combattu pour la liberté ! Nos plus cruels ennemis viennent, par la duplicité d’un traître, par la perfidie de BONAPARTE, de mettre la France à deux doigts de sa perte. Il vient de faire rentrer les émigrés ; il rétablit le clergé !… La République, ouvrage de vos soins, de votre courage, de votre constance, n’est plus qu’un vain mot ! Bientôt, un Bourbon sera sur le trône, ou bien Bonaparte lui-même se fera proclamer empereur ou roi.

Y a-t-il rien de plus dérisoire et de plus hypocrite que sa conduite à l’église de Notre-Dame, où il se fit accompagner par tous les généraux et toutes les troupes de Paris, pour assister à la messe du légat du pape ? Intérieurement il méprise cet homme et toutes les grimaces dont il l’a ennuyé durant la représentation de son spectacle mystique ; mais il en avait besoin pour affermir sa puissance. L’air faux d’un cagot devait donner du poids à sa conduite aux yeux du vulgaire, dès lors il ne vit plus que son ambition !… En Égypte, il se fit reconnaître cousin de Mahomet ; à Paris, s’il n’est pas le neveu de Jésus-Christ, il doit être au moins le frère de Pie VII, un pape de sa façon… Il s’est prosterné devant l’idole, il a baisé la patène ; mais, plus religieux que lui, nous ne nous humilierons jamais devant l’imposture : la Divinité seule aura notre hommage…

Un petit tyran nous dicte ses lois ; sa famille seule est puissante ; les généraux, ses beaux-frères, — cadets, mais très petits cadets des Moreau, des Bernadotte, des Jourdan, des Masséna, des Macdonald, des Richepanse, des Brune, des Lecourbe, — oublient qu’ils ont une patrie… Il semblerait aujourd’hui que les généraux et les armées qui ont vaincu en Italie, dans l’Helvétie et à Hohenlinden aient disparu, ou se soient dissipés comme de la fumée. Le Premier Consul, Lunéville et Amiens ; Amiens, Lunéville et le Premier Consul, — voilà donc ce qui constitue toute la gloire de la nation française ! ! !

Oh ! faiblesse de l’esprit humain, oh ! honte et humiliation de la raison et de la philosophie ! Quoi, dans le XIXe siècle, après douze ans de révolution et d’expérience, l’hypocrisie d’un homme est assez puissante pour en imposera l’énergie, à la justice et à la vertu ? Et de quel droit Bonaparte abuse-t-il de la faiblesse des Français ? De quel droit cet embryon bâtarde de la Corse, ce pygmée républicain, veut-il se transformer en Lycurgue et en Solon ? Factieux impudent et ambitieux, il ne veut qu’avilir la gloire des héros qui ont fondé la République. De quel droit ce lâche apostat du culte sacré de la liberté a-t-il voulu faire un être de raison de sa Constitution ?… Croit-il qu’on a oublié qu’il a déserté lâchement l’armée d’Égypte ?… Soldats, vous le savez, tout déserteur devant l’ennemi est puni de mort, — et cependant Bonaparte vit encore.

Il n’y a pas de temps à perdre ! Les arrestations partielles ne tarderont pas à se faire. Déjà plusieurs prescriptions ont eu lieu, et quelques individus ont été conduits à l’échafaud ; les militaires républicains ne manqueront pas sûrement d’être en butte à la perfidie et à la scélératesse du déloyal Chevalier de Saint-Cloud !… Formons donc une Fédération militaire ! Annonçons à nos chefs que nous leur ferons un rempart de nos corps ! Que nos généraux se montrent ; qu’ils fassent respecter leur gloire et celle des armées ! Nos baïonnettes sont prêtes à nous venger… Qu’ils disent un mot, et la République est sauvée !…


Telles étaient quelques-unes des aménités qui s’étalaient sur le second placard. Il insultait et menaçait, plus haineux encore que le premier libelle. Mais, diffuse, incorrecte et brutale, la prose de cet autre factum contenait moins de style que d’outrages : sa grossièreté sentait parfois le corps de garde.

… Devant la frénésie de pareilles injures, Rapatel se tenait interdit… Des chansons, une capucinade, — passe encore ! Il les eût distribuées avec plaisir : on en colportait tant et tant, sous le manteau ! Mais l’audace des deux proclamations l’ahurissait. « Manœuvre criminelle contre la sûreté de l’Etat ! » — comme on disait dans l’officine de la Police. Et le jeune protégé de Moreau hésitait ; il avait peur… « Mettre à la poste, sans retard et en divers endroits… » lui commandait le faux Jourdeuil… Quelle corvée déplaisante, malpropre, indigne d’un officier, et si grosse de périls !… Certes, il devait les bien connaître, ces enveloppes aux couleurs voyantes, et les connaître aussi, les écritures variées de leurs adresses, — celles-ci, larges, droites et fermes ; celle-là plus délicate et tracée par une main de femme… Oui, car il regardait, consterné. « Je ne m’attendais à rien de pareil, a-t-il déclaré plus tard… Je fus stupéfait ; je crus pourtant qu’il fallait obéir. »

… Brusquement Rapatel se leva, glissa dans sa poche les neuf lettres et quelques libelles, sortit de sa chambre et gagna les boulevards… Il allait « obéir. »

Discrétion et célérité !… Le courrier de Rennes partait les « jours impairs ; » or, ce vendredi, 8 prairial, était un octidi : les poulets bleus et rouges pourraient quitter Paris, le lendemain matin. Mais il fallait se dépêcher, car les règlemens exigeaient qu’une lettre adressée en province fût à la boîte avant midi et quart. D’ailleurs, d’après ses instructions, le capitaine devait disséminer ses envois, aller ainsi du quartier E au quartier B, de l’hôtel Sainte-Foix aux Jardins-Beaumarchais : l’enfilade entière des boulevards. Et combien de crochets à faire, durant ce chemin ! Les boîtes à lettres n’abondaient pas à cette époque, — deux cents à peine, en douze arrondissemens : le brave garçon eut donc à jouer vaillamment du jarret. Surtout, point de voiture, pour accomplir la périlleuse mission ! Assis dans le cabriolet près de son bourgeois, le cocher était souvent quelque mouchard de la Police… Aisément on s’imagine cet apprenti conspirateur, tel qu’il dut s’agiter en la matinée printanière. Il n’a que vingt-sept ans, et fait son mirliflore, son agréable, son beau ; il est vêtu, suivant la mode, d’un fringant « négligé de jeune homme : » bottes à revers, culotte gris perle, habit bleu à boutons d’or, gilet de nankin, jabot tuyauté, cravate de mousseline, et, sur l’oreille, il a campé le chapeau à cornes, coiffure « d’un fils de Mars, » du militaire français. Tondu à la Titus, rasé de frais, portant moustaches et « nageoires, » notre élégant observe l’ordonnance édictée par le « Suprême Bon Ton. » Des fentes de son gilet pendent les deux breloques annonçant les deux montres ; à pleins doigts il manie une badine dont il se caresse le mollet… Pourtant, ce merveilleux ne se dandine pas dans sa marche ; il ne tient pas, selon l’usage, la paume de sa main gauche sous une des basques de son habit ; non, car il est pressé ; il court, serpente, zigzague dans les rues sans trottoirs, et franchit par bonds la fétide cavée des ruisseaux. A onze heures, on peut le voir dans la rue du Mont-Blanc, devant la boîte à lettres n° 408, — cinquante minutes plus tard, le voici rue Saint-Antoine, devant la boîte n° 43 :… l’illustre Lépinard, lui-même, l’inlassable « trotteur parisien, » ne se fût pas montré puis ingambe… Mais quel drôle de métier, pour un chasseur à cheval !…

Enfin, il avait « obéi : » enveloppes, placards, capucinades, tout à présent était confié aux délicatesses de la poste… Midi et demi sonnait, — l’heure où l’on dîne, — et Rapatel avait « son rendez-vous bourgeois, » un galant tête-à-tête. Il prit donc sa course vers l’Ile Saint-Louis et le n° 12 du quai de la Liberté. C’est là qu’habitait « l’amie, » la « beauté, » sa bergère…, l’aimable citoyenne Félicie ***.

Dans sa poche, l’amoureux apportait plusieurs exemplaires des libelles.


VIII. — UNE IDYLLE EN L’AN X

La citoyenne Félicie ***, — ou plutôt Mademoiselle, car bien des mots en honneur sous « l’antique esclavage » revenaient à la mode, — était une jeune femme de vingt-six ans. La police nous en a tracé un portrait peu flatteur. Mais allez donc juger du charme d’un visage d’après la prose des policiers ! Ces Messieurs, en leur style, ont toujours manqué de délicatesse, et la galanterie fait défaut aux brutalités de leurs caricatures. Certes, le signalement d’une Notre-Dame de Thermidor serait chose amusante à lire, et la déesse Récamier, si olympienne sur son canapé grec, aurait gagné peu de prestige à être « mensurée. » Au surplus, qu’importe que Mlle *** ait paru peu jolie, si elle fut passionnément aimée ?… « Une femme sans beauté, affirme Saint-Simon, est souvent plus belle que les amours. »

Elle était Bretonne, et jadis sa famille, travailleuse lignée de maîtres-typographes, avait occupé un rang d’honneur dans la haute bourgeoisie de Rennes. Mais leur prospérité n’avait eu qu’un temps ; les heures mauvaises étaient trop tôt venues : en 1802, la maison d’imprimerie avait beaucoup perdu de son ancienne splendeur. Une jeune fille la gouvernait. Intelligente, instruite, fort laborieuse, elle dirigeait aussi l’éducation de ses frères, orphelins comme elle, et s’était fait la seconde mère de petits enfans sans fortune. La correspondance de la famille Rapatel ne tarit pas d’éloges sur l’énergie, le dévouement aux siens, les qualités morales de cette jeune femme : le poète-romancier de la vertu bourgeoise, Gœthe, l’aurait pu choisir pour son héroïne… Hélas ! non : cette autre Charlotte avait, de par le monde, rencontré un dangereux Werther, — non pas un soupirant mélancolique, cruellement respectueux, aimant par seul besoin d’aimer, et plus friand de suicide que de possession ; mais un officier de cavalerie, un chasseur à cheval, joyeux et bon vivant, appréciant peu le platonisme, et volontiers « houssardant » ses conquêtes : le capitaine Auguste Rapatel. Les doux familles se connaissaient de vieille date, et l’on se fréquentait. S’ennuyant en un logis trop solitaire, souvent Mlle *** s’en allait, rue de la Raison, rendre visite aux Rapatel. On dînait ensemble, dans l’après-midi ; le soir, on jouait au loto ou l’on maniait les cartes, et bientôt, sous le soleil comme sous le quinquet, le bel Auguste s’était follement épris. Mais cette romanesque passion ne plaisait guère aux parens de l’officier ; son grand frère, l’ingénieur, faisait la grimace, et Mme Rapatel voulait une bru moins dédorée. Seule, toutefois, la gentille Minon encourageait les amoureux. On venait elle-même de la fiancer, et, toute à son bonheur, elle désirait voir des heureux. La sentimentale petite personne raffolait de sa douce Félicie, un cœur d’élite, une femme « sensible… » Oui, certes, et très sensible…

Un beau jour, elle disparut : la jeune fille avait brusquement quitté Rennes. De méchans bruits coururent sur son compte, et la médisance jasa. Les bonnes âmes, pourtant, défendirent la fugitive, et prétendirent connaître le secret du mystère : elle était allée à Paris, implorer la police pour un de ses parens.

Ce parent, cousin très éloigné, et d’ailleurs ne portant pas le même nom, — le citoyen François-René Vatar-Dubignon, avait longtemps été un homme d’assez grosse importance. Austère physionomie de jacobin, figure énergique et farouche, ce personnage mériterait beaucoup mieux qu’une sommaire mention. Sa douloureuse aventure, racontée plus longuement, mettrait en pleine lumière l’âme ténébreuse de Fouché : elle forme un épisode infamant en l’infâme existence de l’éhonté ministre. Mais, étrangère au « complot des libelles, » une pareille étude ferait par trop dévier notre récit. Signalons toutefois, au passage, le « crime » d’un malheureux qu’avec raison nos jacobins révèrent comme un martyr.

Depuis tantôt dix mois, René Vatar avait son gîte dans la prison de Pélagie. Condamné sans jugement à la déportation, on le voulait expédier à Cayenne. Sa faute était, en apparence, d’avoir rédigé autrefois un journal montagnard, voire babouviste ; — ces fameux Hommes libres que d’aucuns nommaient plaisamment les « Hommes Tigres. » Bonaparte abominait les « feuillistes » de cette espèce, et les persécutait, comme à plaisir. La police accusait, en outre, ce jacobin d’ourdir des intrigues politiques et de machiner des complots. Mais les « observateurs » mentaient : l’atroce mesure avait surtout pour raison d’être une effrayante manœuvre de Fouché… Naguère, les deux Bretons s’étaient connus ; Vatar (de Rennes) et Fouché (de Nantes) avaient longtemps été de tendres amis, et, en Fan VIII, ce bon René avait vendu à l’excellent Joseph la propriété de son journal. Mais le prix d’achat n’était pas entièrement payé : aussi, pour solde de tout compte, la Guyane ! C’était Fouché lui-même qui, après l’attentat de nivôse, avait inscrit le nom du camarade sur les listes de transportation… Encagé à Pélagie, le misérable « homme tigre » s’y désespérait. Il écrivait lettres sur lettres à son ingrat compère, — tantôt furibondes et tantôt éplorées, risibles et touchantes à la fois.., « Oui, je m’adresse à vous, et ne crois pouvoir mieux m’adresser qu’à vous ! Je ne puis me faire à l’idée que vous m’ayez tout à fait oublié ! Je vous implore donc comme on supplie dans le malheur… Eh quoi ! c’est vous qui me traitez ainsi, vous à qui j’étais et suis encore peut-être plus qu’attaché ! Vous le savez pourtant, ma position est une erreur ! Et vous savez mieux encore le vrai, le véritable motif de mon arrestation, et du choix, comme à la fourchette, que l’on a fait de moi !… » Pauvre naïf !… Excédé de tant de doléances, Fouché pressait l’embarquement du cher ami : encore un peu de temps, et René Vatar allait s’acheminer vers Oléron, la frégate Cybèle et les palétuveraies de la Guyane… Il y devait mourir.

Si navrante infortune avait ému le cœur de Mlle ***. Et puis, l’abominable proscription menaçait de ruiner son besogneux commerce. Jadis imprimeur à Rennes, Vatar avait de l’argent placé dans la maison que dirigeait la jeune femme : un règlement de comptes allait donc s’imposer… La parente était accourue à Paris, où le capitaine, son ami, l’avait rejointe. Mais, les papiers de Vatar-Dubignon ayant été saisis par la police, l’apurement de ses affaires était chose malaisée. Aussi, Mlle *** passait-elle des journées entières dans les bureaux du citoyen Desmarets, chef de la division secrète, homme très doux, au visage souriant, aux airs de chattemite, — une soutane jetée aux orties, — et souvent Rapatel accompagnait la bien-aimée. Les deux jeunes gens faisaient alors de longues stations dans cette redoutable officine de la rue des Saints-Pères où se croisaient et se toisaient tant d’émargeurs, espions de diverse origine : l’ancien terroriste et le ci-devant aristocrate, un Barrère, par exemple, et un duc de Montmorency-Luxembourg. Par malheur, on jasait beaucoup trop dans l’entourage de Desmarets ; ses commis racontaient au dehors leurs plus secrètes histoires ; d’aucuns même trahissaient avec impudence. On apprit bientôt à Rennes ces fréquentes visites, et soudain Rapatel reçut une verte semonce. Son général Simon, — ce franc-maçon avait d’austères délicatesses, — lui reprocha de compromettre l’uniforme : « Vous n’obtiendrez rien du ministre de la Police. Je connais l’homme ! Il est inutile que vous alliez davantage chez lui ! »

La jeune femme, du reste, ne frayait pas seulement avec les gens de la rue des Saints-Pères ; on la rencontrait aussi dans les « méandres de Jérusalem, » de la « petite Judée, » à la préfecture de police. Le préfet Dubois, ennemi personnel de Fouché, avait naguère voulu protéger Vatar, et témoignait quelque intérêt à sa cousine. Dans les bureaux de la Cour Neuve, Mlle *** put ainsi entrevoir certains visages qu’elle devait, un jour, mieux connaître : le secrétaire général, Piis, un joyeux vaudevilliste, chansonnier du Caveau, et surtout ce redoutable et redouté Bertrand, l’homme aux poucettes.

Mais, démarches et audiences, tout cela n’était qu’un prétexte ; de plus lancinans soucis retenaient loin de Rennes Mlle *** :… la malheureuse allait devenir mère. Le séducteur, comme il advient toujours, se montrait ennuyé. L’idylle tournait trop vite à la comédie bourgeoise, des scènes attristaient le nid amoureux, et la douce amie se faisait acariâtre. Non seulement elle réclamait un mariage immédiat, mais encore exigeait l’impossible… Non, elle n’irait pas courir les garnisons : aujourd’hui, à Turin, demain à Berg-op-Zoom ! Son époux donnerait sa démission, il troquerait le panache contre le composteur :… la maison Rapatel !… » Rêves d’avenir sans doute, idéal d’un bonheur provincial, — mais le jeune officier pestait et rechignait : ce capitaine de vingt-sept ans prétendait garder sa dragonne. A la fin, toutefois, et sa passion l’endoctrinant, il céda. L’amoureux chasseur écrivit donc une lettre assez piteuse à l’aîné de ses frères, lui découvrant le pot au rose. La réponse ne se fit pas attendre. Ironique et grincheuse, elle peut se résumer en quelques mots : « Maladroit, épouse au plus vite, puisqu’il le faut ; mais ne donne pas ta démission : tu n’es pas fait pour le négoce… » Telles étaient les angoissantes tristesses de Mlle ***, au moment où, le 8 prairial, le bel Auguste arrivait enfin à son rendez-vous. Une heure avait sonné depuis longtemps, et la névrosée devait attendre avec impatience.


Maintenant, dans l’étroit logis du quai de la Liberté, en la solitude sommeillante de l’Ile Saint-Louis et le silence de mort qui enveloppe ses hôtels, les amans échangeaient leurs pensées. Nous connaissons leurs caractères, l’état morbide, l’agitation de leurs deux âmes : le drame qui s’engagea serait aisé à reconstruire… En tous les temps, toute passion humaine a raisonné, voulu, agi, suivant la logique et les conséquences de son principe. On la retrouve toujours soi-même, en dépit de la diversité des hommes, des lieux ou des époques, — et soi-même encore, dans les accidens ou les catastrophes qu’elle détermine. Aussi l’étude intime de ses personnages doit-elle être le premier souci de l’historien. La connaissance d’un état d’âme, normal ou passager, supplée souvent à bien des documens incomplets : elle fait comprendre ; partant, elle fait savoir… Durant le repas, Auguste Rapatel raconta, certainement, son aventure de la matinée : la venue de la gresle expédiée par Jourdeuil, la trouvaille des libelles, son rire, puis ses terreurs, son hésitation d’obéir, l’envoi des lettres et sa course à travers Paris. C’était, d’ailleurs, l’excuse d’un long retard. Il avait apporté des placards et en fit la lecture. Peut-être l’amant espérait-il égayer ainsi son aimée : il fut déçu dans son attente. La triste scène de comédie qui aussitôt se joua entre eux est bien facile à deviner. Tout d’abord, la jeune femme écouta, silencieuse ; mais soudain, éclatant en reproches : « Ah çà ! devenait-il fou ? il s’avisait de conspirer à présent ! Et son mariage, — cet hymen que rendait urgent une grossesse déclarée ? » Puis, ce furent les injustes colères, l’exaltation de la femme enceinte, toute l’hystérie d’une maternité commençante. « Avant huit jours, l’imbécile complot serait découvert. On coffrerait les conjurés ; Auguste serait mis au Temple, et, comme Vatar, déporté peut-être… Alors, moi malheureuse ; moi, que vais-je devenir ? »… Oui certes, un romancier, un psychologue, saurait reconstituer la scène douloureuse, et redire les paroles suppliantes qu’entrecoupaient des pleurs, des éclats de rire, des hoquets de sanglots. Décrivant un cas normal de pathologie, son hypothèse en sa divination serait une vérité. Mais l’histoire, inférieure ici au roman, ne se doit permettre d’aussi heureuses licences : elle ne peut qu’indiquer sèchement une situation…

Un fait est trop certain : la police connut l’existence du complot, le 8 prairial, vers quatre heures du soir, — et le révélateur fut Mlle Félicie ***… La jeune femme, la jeune mère, avait exigé que son amant lui remît les libelles…

Aux cris de révolte poussés par sa conscience, Auguste Rapatel dut résister longtemps. Mais, — son dossier le prouve, — c’était un doux, un faible de cœur. Vaillant devant la mort, il se troubla devant des larmes : il aimait…

La faiblesse de l’homme amoureux fut, ce jour-là, aux prises avec le despotisme de la femme adorée ; l’honneur chercha sans doute à convaincre l’amour ; mais l’amour, passion exclusive, ne veut comprendre que soi-même. La lutte était trop inégale ; la femme fut la plus forte, et, cette fois encore, l’honneur succomba.

L’après-midi était déjà fort avancée, quand Mlle *** pénétra dans les bureaux de la préfecture de police.


IX. — BEURRE DE LA PRÉVALAYE

Le citoyen préfet de police occupait près du Pont-Neuf l’hôtel qu’avaient empli de leurs hermines ces MM. les Premiers, un président d’Aligre ou un messire Lefèvre d’Ormesson. Construit par Achille de Harlay, ce pompeux édifice avait une entrée sur la Cour Neuve, derrière la place de Thionville, et allongeait vers la Seine le tapis vert d’un boulingrin. On pénétrait dans la Cour Neuve par un étroit passage, un porche dont les huis étaient fermés le soir ; on accédait aussi à la préfecture par le jardin s’ouvrant sur le quai des Orfèvres. Adossés à l’hôtel et dessinant l’équerre, s’étendaient des bureaux ; d’autres bureaux bordaient la rue de Jérusalem… Une venelle fameuse en les fastes de la Ville, cette rue de Jérusalem !… Jadis, aux temps des folies saintes, les pèlerins de Palestine y avaient trouvé un asile ; mais seuls la fréquentaient aujourd’hui le malandrin, la fille publique, le commis de la rousse ou le mouchard « observateur. » Etranglé entre de hautes bâtisses, serpentant sous l’ombre de l’ancienne Chambre des Comptes, se brisant à son extrémité pour devenir la rue de Nazareth, ce cul-de-sac était déjà l’effroi du Parisien. A ses côtés, d’ailleurs, se dressaient tous les épouvantemens de la Justice : le tribunal criminel et la Conciergerie. Un silence religieux s’épandait sur ce morose quartier où n’arrivait que lointaine la vaste rumeur de Paris :… un sanctuaire, le saint des saints de la « Petite Judée, » comme disait plaisamment l’argot du populaire… C’était là, dans cette enceinte, près du temple de « la Grande Boutique, » — le Palais, — qu’habitait le citoyen Louis-Nicolas Dubois, successeur à présent des Argenson et des Sartine.


Mlle *** eût désiré s’entretenir avec Dubois, car s’adresser au ministre Fouché effrayait cette âme en détresse. Le préfet s’était montré pour elle fort accueillant, et l’ombrageuse Félicie espérait trouver chez cet homme douceur et protection. Mais, ce jour-là, Dubois était absent. Nommé tout récemment conseiller d’Etat, il siégeait, en ce moment, aux Tuileries : ferveur de néophyte. Ce fut donc pour la malheureuse une première déception. L’huissier de service, — un tyranneau, déjà, — la voulut, sans doute, éconduire : « Le préfet ne recevait qu’une fois par semaine, le lundi, de midi à deux heures. Encore faudrait-il à la citoyenne une lettre d’audience. » Mais la citoyenne insistait, s’énervant et s’indignant ; de guerre lasse, on la conduisit dans le cabinet du chef de division Bertrand.

Depuis deux ans et quatre mois, le citoyen Bertrand exerçait à la préfecture d’arbitraires et formidables fonctions. L’Almanach national, ce Livre d’or de nos puissances administratives, nous a très amplement édifié sur les grandeurs du personnage et l’importance de son emploi :

PREMIERE DIVISION : G. Bertrand, chef. — Les affaires urgentes ; les affaires secrètes ; les émigrés ; les attroupemens, les réunions tumultueuses menaçant la tranquillité publique, les coalitions d’ouvriers,… la ratification des engagement, les marchandises prohibées par les lois,… les faux en écriture authentique,… les mandats d’amener, la chambre d’arrêt, et le dépôt près de la préfecture… » bref, le pouvoir discrétionnaire d’un potentat de la police.

Cet homme considérable — quinze lignes d’attributions dans l’Almanach ! — était un fonctionnaire intelligent, laborieux et intègre : un excellent sous-ordre… Dans le public, toutefois, il avait mauvais renom. Trop de conscience !… on lui reprochait d’employer souvent la torture. Et, de fait, cet ingénieux Bertrand possédait d’infaillibles secrets pour desceller des lèvres longtemps closes. Un misérable, quelque chouan par exemple, avait-il la malechance de comparaître devant lui, tout d’abord, l’habile homme faisait son bon apôtre, parlait d’honneur, et même offrait de l’argent. Mais, si l’inculpé s’obstinait en un fâcheux silence, aussitôt la comédie prenait lin. On apportait un fusil, et l’on plaçait les pouces du taciturne entre le chien et la batterie ; alors, deux ou trois tours de vis : les phalanges du patient craquaient et les révélations s’échappaient de sa bouche… Au demeurant, simples petits jeux de police, plaisanteries sans conséquence : Bonaparte lui-même recommandait le procédé.

Breton et sachant bien les choses de la Bretagne, Bertrand devait, sans aucun doute, connaître Mlle ***. Aussi l’émouvante saynète qui se joua derrière la porte close est encore facile à reconstituer. De la voix sèche, avec le sourire bridé de tout bon fonctionnaire, le chef de division invita la « citoyenne » à s’asseoir, et lui demanda le motif de sa visite. La jeune femme remit les placards qu’elle avait apportés ; l’homme des « affaires urgentes » les parcourut des yeux, en fut assurément indigné, et sur-le-champ commença un amusant et fort curieux interrogatoire : « Comment avait-elle entre les mains d’aussi infâmes libelles ? » La délatrice s’attendait à la question ; elle avait préparé ses réponses, mais quelles réponses !… un mensonge enfantin, absurde, impossible à croire ; perfide, et dangereux, cependant. « Les placards étaient venus de Rennes ; ils se trouvaient cachés dans des pots de beurre. »

— De Bennes ?… en des pots de beurre ?… Bah !… Un envoi de votre famille ?

Elle protesta : « Non ; c’était le cadeau d’un monsieur, l’attention d’un ami, du capitaine Auguste Rapatel… » Par quelle aberration morale avait-elle prononcé le nom de son amant ? Seule encore la pathologie pourrait expliquer ce nouvel acte de pure démence.

Mais l’affable Bertrand souriait :

— Un ami… intime ?

Il possédait évidemment toutes les finesses de l’euphémisme… et soudain, s’apercevant du péril, Mlle *** s’empressa d’ajouter :

— Mon ami ne soupçonne rien d’une aussi bizarre aventure… Ce matin, il a reçu un panier de La Prévalaye expédié par les messageries ; sans même l’ouvrir, il l’a fait porter chez moi ; et c’est moi seule qui ai découvert les libelles.

— Avez-vous conservé l’adresse ?

— Non ; elle était déchirée.

— Voilà qui est fâcheux !… Combien de pots contenait cet envoi ?

— Toute une demi-douzaine… Mais ils n’étaient pas destinés au capitaine.

— A qui donc, alors ?

— A son frère aîné, François Rapatel, l’adjudant du général Moreau.

Moreau !… Ce nom, jeté si brusquement dans le dialogue, parut à l’aigrefin Bertrand toute une révélation ; c’était aussi un coup de fortune. Sans même comprendre la gravité de son mensonge, Mlle *** offrait à Bonaparte une arme désirée : on allait pouvoir compromettre Moreau… Oui certes, fort importante « déclaration ! » — Et le pourvoyeur du Dépôt en rédigea le rapide sommaire. Il devinait sans peine que la révélatrice n’avait point dit la vérité : plus tard, demain, on saurait mieux provoquer sa franchise ; mais pour l’instant, ces premiers aveux suffisaient… D’ailleurs, le citoyen de la rue de Jérusalem avait son idée… Avec sa belle histoire de beurre et de pamphlets, la délatrice venait d’indiquer aux malins de la préfecture un bon tour de gibecière. Ces messieurs pouvaient enfin prendre en défaut la police de Fouché, la convaincre d’incurie, et lui donner la tablature. Quelle aubaine pour eux, dans leur conflit incessant de haines et de cautèles, de fourberies et de trahisons !…

Au surplus, une affaire aussi délicate devait être soumise à Dubois en personne : lui seul prendrait une décision. Bertrand enjoignit donc à Mlle *** de se tenir aux ordres du préfet de police : elle serait « invitée » bientôt à renouveler ses dires ; puis, doux, simple, bonasse, l’homme aux poucettes congédia la visiteuse… Inconsciente et rassurée, la faiseuse de contes le quitta, satisfaite : elle s’imaginait avoir préservé son amant.

Quelques instans plus tard, Dubois rentrait dans son hôtel.


GILBERT AUGUSTIN-THIERRY.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. Les comptes présentés par Chausseblanche à l’administration d’Ille-et-Vilaine offrent un curieux spécimen de la dépréciation où était tombé l’assignat à la fin du Directoire. Pour une somme de 192 000 livres due à l’imprimeur le préfet Borie propose 3 800 francs payés en numéraire. Et le malheureux Chausseblanche accepte !
  3. Interrogatoires et déclarations de Jourdeuil. — Je me suis efforcé de reproduire dans la mise en œuvre les expressions employées par Jourdeuil : « Je vis que… Il me dit que…, je lui répondis que…. » J’estime ce procédé licite, voire nécessaire, au point de vue de l’art essentiel du récit, quand il s’appuie sur un document : j’ai cru devoir fréquemment l’employer.