Conspirateurs et Gens de police - Le Complot des libelles (1802)/03

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CONSPIRATEURS ET GENS DE POLICE

LE COMPLOT DES LIBELLES
(1802)

TROISIÈME PARTIE[1]


X. — MINISTRE ET PRÉFET

Le conseiller d’État, préfet de police, Louis-Nicolas Dubois, était, en 1802, figé de quarante-quatre ans. Choisi au mois de pluviôse an VIII, pour exercer de nouvelles et délicates fonctions, il était vite devenu une puissance détestée. « Police n’est pas Justice, » nous dit un vieil adage, et sans scrupules, Dubois le mettait en pratique. Ignorant sans doute une circulaire célèbre de Fouché, son « humanité, » pourvoyeuse de Pélagie ou de Bicêtre, négligeait, d’ordinaire, de revêtir « le voile des deuils, » et peu lui importait que ses commissaires fussent ou non proclamés « l’amour des hommes.. »

Un portrait d’apparat où il est représenté en grand uniforme nous a fait connaître quels étaient, vers 1806, le visage et la tournure de ce haut personnage. Sur le manteau de velours bleu, à chamarrures d’argent, la tête se dresse arrogante, maigre, osseuse, très pâle ; le nez se busque, fortement aquilin ; la figure s’allonge, fureteuse ; la bouche pincée dessine un sourire, mais le rictus de sa grimace est inquiétant : certes, cet homme que maudirent tant de misérables et qu’ont injurié tant de pamphlétaires ne devait pas être bon… Ancien procureur au Châtelet, le citoyen, — plus tard M. le comte Dubois, — était un des produits de la Révolution : elle avait choisi le maître chicanoux de 1783 pour en faire un de ses magistrats. Juge dans un des six tribunaux parisiens, puis président du tribunal criminel de la Seine, il avait longtemps porté ce chapeau à panache noir dont se coiffaient les Minos et les Brid’oison de la République. Or, à trop souvent juger les méfaits d’autrui, on se déforme la conscience, et tel était le cas de cet inlassable fournisseur de prisons. Spécialiste du crime, Dubois soupçonnait partout des criminels, — dangereux état d’âme pour un chef de police ! Avisé, d’ailleurs, et perspicace. Sans être un grand génie, il avait tout le génie de son emploi : la finesse et la divination. Ce long museau de fouine savait éventer à merveille, découvrir à souhait, et le Premier Consul avait pu l’admirer à l’œuvre, lors de l’attentat du 3 nivôse. Mais dur et sec dans le service, l’ancien procureur se montrait, affirmait-on, plaisant et galant en de certaines intimités. Tous ces hauts estafiers de la police étaient, du reste, en leur vie privée de fort joyeux drilles, et le gros Pâques lui-même, ce colosse, à la poigne si pesante, a laissé un renom légendaire de jovialité. Tel était Dubois, tour à tour grincheux ou badin comme un vieil avoué, et dans ces déjeuners à la fourchette où son ami Real aimait à rassembler une société de bons vivans, il avait la réputation d’un compagnon folâtre. Au demeurant, les mœurs de son époque. En ces jours de l’an X, le Français, né malin, raffolait assez peu du mariage : à l’épouse il préférait la maîtresse légitime, « l’amie, » pour employer le pudibond euphémisme à la mode. Ces sortes de liaisons étaient reçues partout, et partout respectées. Les plus vertueuses citoyennes, voire les plus illustres, ont été des « amies, » — les unes, comme Pauline de Beaumont, exclusives en leur amour ; les autres telles que cette Louise « à la chevelure de soie, » Mme de Custine, plus variées en leurs préférences. Ainsi vivait, pareil à un Chateaubriand ou un Constant de Rebecque, le conseiller d’État, préfet de police Dubois. Mais son amie n’aurait su inspirer Atala : c’était une ancienne femme de chambre. Le vieux garçon entretenait publiquement Lisette, et par surcroît la fille de Lisette, une jouvencelle qu’il devait épouser plus tard, barbon de cinquante ans. Un de ses contemporains, — son successeur, il est vrai, — l’austère, sévère et doctrinaire Etienne-Denis Pasquier, nous a laissé un croquis égrillard de ce ménage à trois personnes. Même, le futur chancelier, ce rigoriste à la simarre toujours collet-monté, s’égaie à ce propos, et nous raconte comment Dubois pratiquait une « amitié » en double. Pour subvenir aux frais des jeunes et des vieilles toilettes, il rançonnait les filles publiques, et l’argent des dispensaires se transformait ainsi en robes, chapeaux ou turbans de la bonne faiseuse… Tant d’ignobles tripotages causaient parfois de gros scandales, et pourtant Bonaparte, si dur aux prévaricateurs, laissait en place l’éhonté fonctionnaire. En son cruel mépris des hommes, il exigeait de sa police moins de morale que d’habileté, et Dubois paraissait habile. Toutes les flagorneries que susurraient ces lèvres si peu franches semblaient être au Consul des mots de dévouement ; la souplesse d’une pareille échine plaisait à sa superbe… Et puis il employait Dubois à surveiller Fouché.

Depuis quelque temps, une sournoise rivalité animait l’un contre l’autre les deux chefs de la police. Ils se détestaient, travaillaient à se desservir, et, en 1802, déjà leur haine avait jeté le masque. Le préfet jalousait son ministre, et le ministre accablait cet envieux sous les dédains et les humiliations. Toutefois, la partie engagée se jouait trop inégale, car c’était le combat d’une astuce sans génie contre le génie même de l’astuce… Pâles, maigres, secs tous les deux, et tous les deux retors, madrés, dépourvus de scrupules, ils se ressemblaient en apparence ; mais leur dépravation morale différait étrangement. Fouché voyait dans sa police un art des plus subtils, et la traitait en remarquable artiste ; Dubois, moins délicat, n’exerçait qu’un lucratif métier. Adroit, délié, fort laborieux sans doute, le préfet n’avait ni l’esprit de haute perversité, ni surtout les surprenantes hardiesses de son rival. Ici, un homme d’Etat, et là, un simple fonctionnaire. Chez l’un, la religion du mal érigeant le mal en système ; chez l’autre, une vulgaire ignorance du bien que n’éclairait aucune conscience. L’ambition de la toute-puissance et l’appétit des richesses emplissaient lame d’un Fouché ; le souci de l’avancement et le désir des sordides profits travaillaient seuls le cœur d’un Dubois ; Fouché haussait jusqu’au grandiose l’énormité de ses passions ; Dubois ravalait jusqu’au ridicule la mesquinerie de ses vices. Avides l’un et l’autre, ils pillaient sans vergogne ; mais, chez Fouché, c’était l’audace des multiples rapines, et alors, les hôtels, les châteaux, le domaine princier de Pont-Carré, bientôt dix-huit millions de fortune : de quoi pouvoir, sur le tard de la vie, épouser une demoiselle de Castellane. Chez Dubois, c’était plutôt le tour de main des honteux grappillages, des gains prélevés sur les tripots, les vidanges, les prostituées : à peine l’argent voulu pour entretenir une servante-maîtresse. Impitoyables tous deux ; mais l’un, avec un masque de bienveillance qui en imposait ; l’autre, avec un placide sourire qui paraissait féroce. Au jour de leurs disgrâces, lorsque tomba le ministre, d’aucuns le regrettèrent ; quand le préfet fut destitué, chacun ricana. Fouché, figure vraiment perverse, émerge de la mort, se dresse et vit dans l’Histoire ; Dubois, moins chargé de haines, reste enfoui tout entier dans la poussière de nos archives… Fit cependant leurs noms demeurent inséparables : trop de malédictions les ont à jamais unis l’un à l’autre.

L’inimitié qui divisait les chefs était passée au cœur des subalternes. A la préfecture, commissaires ou commis, chacun enviait les policiers du ministère, et s’employait à les duper. Pour les mieux engeigner, ils éventaient leurs ruses, traversaient leurs desseins, faisaient échouer les plus habiles combinaisons. Souvent, une trame savamment ourdie par les Desmarets, les Devilliers, ou les Patrice, ces confidens et disciples de Fouché, était détruite comme à plaisir par un Bertrand, un Bauve, ou un Santerre-Tersé, cette menue monnaie de Dubois. Alors, se rédigeaient, au quai Voltaire, de hargneuses récriminations, tandis qu’à la rue de Jérusalem on se gaudissait. Parfois cependant, un effronté coquin n’ayant pas même l’esprit de corps qui unissait les camarades, l’étonnant Veyrat, par exemple, allait d’un camp à l’autre, excitait les frères ennemis, les trahissait tour à tour, et avec impudence recevait des deux mains… Cette rivalité des polices officielles plaisait à Bonaparte : elle forme un amusant chapitre dans l’éclatante et romanesque épopée du Premier Empire.

Dubois, en ce moment, caressait d’ambitieuses illusions : conseiller d’État depuis vingt jours à peine, il convoitait déjà le portefeuille de son ministre. Tout semblait lui présager la capture de sa chimère, car sa rapide étoile montait sur l’horizon. A d’évidens indices il sentait qu’il pouvait devenir un homme de très grosse importance : le Conseil d’Etat, peu bienveillant d’ordinaire aux nouveaux venus, l’avait accueilli avec distinction ; dans la salle des Tuileries Dubois avait parlé, même fort adroitement parlé. On discutait, ce jour-là (20 floréal, 10 mai), la délicate affaire du Consulat à vie, et l’ancien procureur avait su déployer l’éloquence d’un bel avocat, exhiber l’artifice d’un subtil courtisan : « Les rapports de ma police m’annoncent qu’à Paris l’opinion publique s’est hautement prononcée. Elle réclame à grands cris la nomination à vie du Premier Consul ! » Si parfaite connaissance du mystérieux Paris avait charmé Bonaparte… Un garçon d’esprit, ce Dubois ; un précieux auxiliaire, bon à mettre en réserve pour remplacer Fouché !… Or, seul de tous les ministres, Fouché n’avait point été convoqué à la mémorable séance : injurieuse exclusion, symptôme inquiétant de méfiance et de disgrâce.

Pour des yeux clairvoyans, cette disgrâce s’annonçait prochaine : Fouché déplaisait. L’avidité de l’homme et ses déprédations, la duplicité du ministre et ses perpétuelles intrigues irritaient le Consul. D’ailleurs, on savait bien exacerber ses colères. Un des agens, trigauds payés par sa police particulière, le citoyen Dossonville, lui apportait souvent d’alarmantes révélations. Cet homme, royaliste déporté au 18 fructidor, exécrait les jacobins, et, dénonciateur redoutable, s’acharnait à leur perte. Longtemps dévoué aux Bourbons et, aujourd’hui encore, un de leurs émissaires, l’énigmatique personnage s’était fait policier amateur. Il opérait avec Davout, lui faisait fréquemment visite en sa maison de la terrasse des Feuillans, et le général soumettait au Consul les avis de « l’informateur. » Bonaparte écoutait beaucoup trop ces délations intéressées, et soldait très chèrement une agence interlope où travaillaient surtout des prêtres et des femmes… Pour l’instant, l’espion double poursuivait d’une haine furieuse le ministre de la Police, et l’accusait sans relâche. Fouché, à l’en croire, ami et conseiller de Bernadotte, préparait de souterraines manœuvres ; de plus, Fouché recevait secrètement Fresniôre, et Fresnière, c’était Morcau lui-même ; Fouché, enfin, recelait des anarchistes, conspirateurs dangereux condamnés à la déportation. Sa police, il est vrai, paraissait les poursuivre ; mais elle avait pour instruction de ne les pas trouver : .., des camarades et des complices !

Vérités ou mensonges, ces rapports inquiétaient Bonaparte. Il attribuait maintenant à un travail du perfide Fouché la sourde résistance que les projets de dictature rencontraient dans le Sénat. Et puis, toute la famille « Napoléone, » — ainsi la nommait Louis XVIII, — détestait le ministre ; Lucien et Joseph, cherchaient à miner son crédit ; Lebrun et Talleyrand venaient à la rescousse : c’était comme une coalition de rancunes ou de haines… Seule, toutefois, Joséphine défendait en pleurant « son cher Fouché, » un « loyal et sincère ami. » Le bon apôtre avait su conquérir ce cœur, à présent en détresse ; il était devenu le confident des jalousies conjugales, le complaisant des absurdes dépenses, le pourvoyeur des trop luxueuses toilettes. L’argent des fonds secrets, celui des jeux publics, servait souvent à payer la couturière et la modiste de la gaspilleuse créole, — les trente-huit chapeaux achetés chaque mois, un « esprit » coûtant huit cents livres, des « hérons » cotés à deux mille francs. Mais le mari qui ne connut jamais ces sortes de services voulait en finir avec un homme qu’il méprisait… Durant les quinze années de sa vie politique, Napoléon désira toujours « en finir » avec Fouché ; il le disgracia, par deux fois, et par deux fois dut le remettre en place ; il l’abreuva d’humiliations, et néanmoins le bourra d’argent, — jusqu’au jour où ce maître accompli en l’art de trahir perpétra, après Waterloo, sa trahison suprême. A vrai dire, Empereur ou bien Consul, le fataliste Bonaparte eut toujours peur de cette toujours souriante incarnation du Mal.

Pourtant, au mois de mai 1802, il ne lui cachait pas son aversion. Le temps n’était plus où Fouché venait, deux fois par jour, travailler avec le Consul ; où, très avant dans la nuit, ils discutaient ensemble sur les choses et sur les hommes. Aujourd’hui, le ministre devait expédier son rapport avant midi ; Bonaparte écoutait méfiant, contrôlait celle police officielle avec les avis de ses propres agens, et, maintes fois, la séance s’achevait par des emportemens et des reproches. Fouché ne souriait plus à ces colères ; dépité, il se faisait moins laborieux, et, par les soirées attiédies de prairial, quittait trop tôt le ministère, pour s’en aller à son château de Pont-Carré. Là, il déversait sa bile « au soin de la famille et de l’amitié, » près de sa très laide compagne, la Nantaise Jeanne-Bonne Coiquaud, une épouse en perpétuel état de grossesse amoureuse ; de leur nichée d’enfans, Joseph-Liberté, Armand et Athanase ; de vieux copains de l’Oratoire, Gaillard, Lecomte ou Maillocheau, ses partenaires de whist et ses dévots espions : une existence vertueuse de jeune patriarche… Oui, mais, pendant ces parties de cartes, Dubois besognait avec le Consul. Il entrait aux Tuileries, vers les six heures du soir, arrivait, un peu plus tard, à la Malmaison. Souvent, après quelque long tête-à-tête, Bonaparte le gardait à dîner, — dans cette étrange salle à manger aux fresques effarantes, toute peinte et décorée d’armures babyloniennes, de boucliers romains, de framées sicambres, de claymores ossianesques. Heureux homme, il plaisait ! « La faveur du prince, a dit un psychologue, n’exclut pas le mérite, et ne le suppose pas non plus… » Telle était la situation respective des deux grands maîtres de la police, quand, le 8 prairial, vers les cinq heures du soir, le citoyen Bertrand se présenta devant le préfet Dubois : il lui apportait les libelles qu’avait livrés Mlle ***.


C’était vraiment une belle affaire ! Outrage au chef de l’État, provocation au mépris du gouvernement, tentative de corrompre l’armée, appel à la révolte militaire, rien ne manquait à ces factums… Ainsi, une pareille œuvre d’infamie avait pu librement s’imprimer ! Une telle invite à la sédition se distribuait en toute impunité ! Voilà qui allait édifier le Premier Consul sur l’habileté ou la bonne foi de son ministre de la Police ! Et Dubois se sentait fort joyeux… Au reste, Bertrand ni lui ne croyaient au mensonge débité par Félicie ***, à l’histoire mirifique des pots de beurre, expédiés de Rennes. Non, pensèrent-ils, le complot avait été machiné à Paris, au profit de Moreau, dans son entourage, peut-être sous son regard. La délatrice n’avait-elle pas d’ailleurs prononcé le nom du général ?

L’examen des libelles corroborait leur hypothèse… « Eh ! oui, mystère facile à pénétrer !… Placards fabriqués à Paris,… dans quelque maison clandestine, imprimerie mal tenue ;… ouvrage d’un typographe marron !… Ils pullulaient, ces jacobins, au faubourg Saint-Antoine ; mais le ministre, leur ami, savait très bien ne les pas découvrir !… » Ces libelles, en effet, avaient été tirés sur un gros papier à journal, et dans l’en-tête du second on remarquait une éraflure. Au mot ARMEES, la lettre capitale R était fouillée par une encoche, tachée de blanc par l’usure du métal… Mais Dubois ni Bertrand n’attachèrent d’importance à ce détail.

L’heure pressait, le moment du travail quotidien avec le maître. Emportant les diatribes, Dubois se hâta de monter en voiture et gagna le château de la Malmaison.


XI. — A LA MALMAISON

Depuis environ deux semaines, le Premier Consul résidait à la Malmaison. Délaissant le palais des Tuileries, il était venu se recueillir dans ce bourgeois et bizarre ménil, où son âme, toujours en tourmente, trouvait parfois un peu de silence et de repos.

Napoléon Bonaparte traversait alors une des époques les plus agitées de sa courte vie d’agitation : il s’apprêtait à franchir la dernière étape qui le séparait d’un trône impérial. La question du Consulat à vie était posée à la nation française, le peuple allait se réunir dans ses comices ; des affiches convoquaient déjà les électeurs, et les registres de vote sollicitaient leurs suffrages. Tout était donc excitation dans les cent-deux départemens de la République continentale, tout y était aussi engouement pour le Grand Consul, enthousiasme de sa dictature. Lui, cependant, affectait l’indifférence, et rien ne semblait changé à ses habitudes quotidiennes. Travailleur opiniâtre, il recevait, comme à l’ordinaire, ses ministres, écoutait leurs rapports, les discutait, les annotait, — absorbant en lui seul le gouvernement tout entier. Il continuait à être la pensée, l’action, la vie même de cette France, éprise et de gloire et de paix, qui s’abandonnait affolée à son soldat pacificateur… Mais d’incessantes visites troublaient, à chaque instant, l’hypocrite recueillement de sa retraite. Ce n’était qu’un défilé sans fin de sénateurs, de conseillers d’Etat, de tribuns, de législateurs, de hauts fonctionnaires, accourus de Paris pour apporter des nouvelles. Elles étaient excellentes. « L’homme devant qui se taisait la terre, » — ainsi l’avait exalté Portalis, — allait remporter la plus éclatante de ses victoires : « le triomphe décerné par l’amour et la reconnaissance… » Et Bonaparte, très maître de soi-même, écoutait négligemment ces rumeurs lointaines, — pareil à un philosophe que les honneurs importunent, mais qui veut bien se résoudre à subir sa destinée… Jamais cette ambition surhumaine n’avait encore joué plus amusante comédie de désintéressement.

Joséphine Bonaparte affectionnait beaucoup l’ombreuse retraite du modeste châtel. Entichée, elle aussi, de littératures romantiques, émue comme son mari en écoutant tinter l’Angélus du soir, elle aimait la verte monotonie de ces pelouses, les profondeurs et les frissons de ces futaies, toutes ces mélancolies silencieuses qui s’étageaient sur les coteaux et se perdaient à l’horizon du ciel : — c’était une âme sensible et un cœur à la mode. Un peu de bruit, toutefois, lui rendait plus charmante l’oisiveté de ses rêvasseries, et elle s’ingéniait à peupler sa chère solitude. En mai 1802, la Cour consulaire était à peine formée ; les dames du Palais n’existaient pas ; aucune citoyenne Rémusat-Vergennes n’était encore là pour observer, écouter et satisfaire plus tard ses rancunes féminines ; le deuxième étage du vaste cottage appartenait donc aux invités de la « consulesse. » Sa fille Hortense, depuis six mois l’épouse du chef de brigade Louis Bonaparte, y logeait, en ce moment. L’aimable blondinette se trouvait déjà en état de grossesse apparente, très lasse, fort triste, car les absurdes frasques et la honteuse santé de son mari la chagrinaient. Aussi, pour la distraire, sa cousine germaine, Emilie, — Mme Beauharnais-Chamans-Lavalette, — l’était venue rejoindre. Les deux jeunes femmes étaient alors inséparables, et, l’année précédente, leurs exubérantes folies avaient quelque peu déridé la toujours grogneuse Mme Letizia. Mais, à la Malmaison, Hortense avait trouvé un visage plus morose encore que le sien, celui de Joséphine sa mère.

Jamais la fantasque créature ne s’était montrée moins maîtresse de ses nerfs, plus prodigue de larmes courroucées, ou de propos extravagans. La grave et délicate affaire du Consulat à vie, l’enthousiasme des courtisans, les critiques de quelques censeurs, affolaient sa futile cervelle, épouvantaient son âme timorée. Elle redoutait pour son mari les coups de poignard du jacobin, les machines infernales du royaliste ; mais surtout, personnelle et dolente, elle s’apitoyait sur elle-même. Agée bientôt de quarante ans, quoiqu’elle trichât largement sur ce chiffre, la « petite créole » se disait que Napoléon, « empereur des Gaules, » répudierait tôt ou tard une compagne vieillissante, fille de planteur et non lignée royale, ventre à présent stérile, et qu’en vain Corvisart droguait chaque mois. Le divorce et le remariage de Bonaparte lui apparaissaient menaçans ; on en parlait partout, en France et en Espagne ; on nommait la princesse, l’infante destinée à la couche impériale : les jours mauvais s’étaient levés, car la négresse-griotte avait jadis annoncé tout cela !… Haineux aux Beauharnais, le clan des Bonaparte prodiguait à « la vieille » les plus cruelles humiliations ; Jérôme lui décochait des insolences, et ce bellâtre de Lucien tenait à sa belle-sœur des propos de cynique :… « Tâchez donc de faire au plus vite un enfant, ou conseillez à votre époux d’en fabriquer à ses maîtresses ; vous adopteriez le bâtard, et auriez ainsi un héritier du sang ! » Outragée de la sorte, la plaintive Joséphine racontait ses chagrins à tout venant : au secrétaire Bourrienne, un faux ami, qui s’employait à l’exaspérer ; — même à des inconnus, à Thibaudeau, ce régicide qui croyait aux Cincinnatus, et soupirait après un Washington. Mais ses chères Beauharnais, sa fille Hortense et sa nièce Emilie, étaient les confidentes habituelles des secrètes douleurs. Par les tièdes après-midi de printemps, assise tantôt près de la source, de la naïade murmurante qui transformait en marécage la courbure du vallon, et tantôt allongée dans le coquet salon pompéien, sous les bergers couleur d’azur, et les déesses teintées de rose du peintre Gérard, Joséphine chuchotait les grands et petits mystères de l’alcôve conjugale. Alors, c’était chez elle une explosion de pleurs entrecoupés de rire, tout un pétulant désespoir… Ah ! si le « bon Fouché » avait pu se trouver là pour l’entendre et la consoler ! Mais l’excellent ami ne se risquait plus en de tels entretiens ; maintenant, au sortir de la Malmaison, il ne souriait guère ; son maigre visage était verdâtre et sa paupière injectée de sang.

Un homme, bien différent de Fouché par le moral et le caractère, exerçait aussi une action bienfaisante sur la névrose de Mme Bonaparte : le mari de sa nièce, Chamans-Lavalette, directeur général des postes. Ce soir-là, il se trouvait en visite au château. Le 8 prairial tombait un vendredi, l’un des trois jours où chaque semaine, le Consul recevait à sa table, et Lavalette était presque toujours des invités. Joséphine, d’ailleurs, et les deux cousines projetaient un second voyage à Plombières, et l’époux de la belle Emilie venait passer près d’elle quelques derniers momens… Bonaparte appréciait beaucoup ce parent par alliance, son ancien aide de camp dans les marais d’Arcole, un de ses camarades sous le soleil de l’Egypte. Lui qu’entouraient tant d’intrigans, estimait la droiture de cet homme et l’aimait pour sa fidélité. Parfois il ouvrait son âme tout entière à un compagnon des premières batailles, et lui dévoilait ses plus intimes desseins : il en recevait ainsi de sages conseils. Lavalette, au surplus, lui était un auxiliaire précieux. « Commissaire central du Gouvernement, près les Postes, » — tel était, en 1802, son titre officiel — ce personnage tenait à sa discrétion les secrets, l’honneur même de toutes les familles. Fort galant homme, il avait rendu moins odieuse l’improbe administration façonnée par le Directoire, bien que trop souvent il se fit le pourvoyeur contraint du « Cabinet noir… » En ce temps de crise politique, Lavalette venait donc, chaque soir, renseigner le Premier Consul, et le préfet Dubois devait le rencontrer à la Malmaison.

Par les radieuses journées de prairial fleuri, Bonaparte travaillait, d’habitude, en le silence de l’ermitage qu’on entrevoit, à droite, blotti dans les lilas, sous la parure des clématites grimpantes. Volontiers il préférait la simplicité de ce pavillon aux superbes lambris de sa bibliothèque, à ses colonnes doriques, ses incrustations de cuivre, ses caissons italiens, ses fresques pompéiennes. Ouvrant sous les ombreuses profondeurs d’une avenue de tilleuls, cet oratoire voué au labeur permettait au Consul de se livrer à son fiévreux et perpétuel besoin d’agitation. Fort jeune, droit et svelte en sa taille exiguë, n’étant pas encore alourdi par cette obésité impériale dont les premières menaces le chagrinaient déjà, il se complaisait à la marche, et, par les chauds après-midi d’été, l’habit vert à collet écarlate, les bottes à revers anglais, le petit chapeau à cocarde, passait et repassait avec lenteur sous les arceaux bleutés des hautes frondaisons. Dans le cabinet de travail, un secrétaire, — Bourrienne et plus tard Meneval, — attendait, au milieu des dossiers d’affaires, la brusque parole et le geste impérieux de ce maître exigeant. Et soudain, le promeneur faisait irruption dans la pièce, dictait d’un ton saccadé quinze ou vingt phrases de suite, puis reprenait aussitôt son va-et-vient méditatif. Les contemporains ont raconté quel supplice était, pour l’infortuné secrétaire, la transcription de ces commandemens prononcés à voix rapide, avec un accent corse, et dont les mots techniques ou les noms propres étaient dénaturés souvent… C’est là, dans le mystère de cette retraite, que Bonaparte écoutait d’ordinaire soit Fouché, soit Dubois ; et c’est là, sans doute, que le préfet de police lui remit les libelles.

Selon toute apparence, la colère du Consul dut éclater, furieuse. Jamais encore il ne s’était senti plus grossièrement offensé. « Embryon bâtarde de la Corse :… » on osait outrager, jusqu’à sa mère ! La blessure dut pénétrer jusqu’au plus profond de son cœur. Le descendant des « Anciens d’Ajaccio, » le fils de Charles Buonaparte, tenait saintement à l’honneur de sa maison ; lui aussi exerçait la vendette contre les insulteurs, et son implacable vengeance, c’était le Temple, les commissions militaires, la déportation.


Le complot que venait de révéler le préfet de police était une machination d’officiers « anarchistes. » Or, à ce moment même, une autre conspiration militaire causait un vif émoi aux familiers de la Malmaison… Quinze ou vingt jours auparavant, vers le milieu de floréal, un mouchard amateur, grand homme dans le jacobinisme, le citoyen La Chevardière, avait fait savoir à Bonaparte que plusieurs mécontens en voulaient à sa vie. L’histoire était tout un roman parsemé d’amourettes, de perfidies féminines, de félonies policières. Une fillette de seize ans, subornée et jalouse, avait raconté que son galant se proposait d’assassiner le « Grand Consul. » Ce galant, le chef d’escadron Donnadieu, — s’était juré, affirmait-elle, d’abattre le tyran à coups de pistolet, lors d’une revue au Carrousel. Des militaires, chefs de brigade et généraux, — le colonel de hussards Fournier, Delmas, l’ami, le compagnon, le commensal de Moreau, — approuvaient l’attentat. Tel était le récit de la gamine, et l’on avait sévi. Pour l’instant, Delmas se cachait ; Fournier, puis Donnadieu, venaient d’être enfermés au Temple, et Fouché commençait des poursuites. Mais il ne procédait qu’avec une insouciante mollesse, des lenteurs calculées, — et, dans l’entourage du Premier Consul, on criait à la trahison.

Le nom de Moreau revenant dans le rapport que lui faisait Dubois exaspéra Bonaparte : il ne douta pas que les deux affaires ne fussent une seule et même conjuration… Moreau !… Encore cet homme ! Il en était excédé. Depuis un an, tous les bulletins de sa police l’entretenaient de l’odieux « Breton, » de ses bravades impertinentes, de ses absurdes provocations. Les injurieux propos tenus à table, les lazzis débités au fumoir, les grossièretés de corps de garde outrageant Paulette ou Caroline, les mille quolibets sur la « gale du petit Corse, » les facéties brocardant la Légion d’honneur, — la casserole d’honneur décernée à un maître-queux, et le collier d’honneur fabriqué pour un chien, — toutes ces insultes d’une vanité souffrante étaient aussitôt répétées à Bonaparte. Oh ! comme il le détestait, ce « clabaudeur » crevant d’envie ! Avec quel bonheur il l’aurait, en champ clos, haché à coups de sabre, — ou plutôt traduit devant une commission militaire, fait dégrader, transporter fusiller ! Mais non, il fallait patienter encore ; Moreau était trop populaire chez les soldats ; on verrait à le frapper, plus tard !… Dans l’avenue de tilleuls, au long du rideau d’arbustes qui domine la cour de la Malmaison, Dubois dut assister à l’une de ces formidables scènes, monologues de fureur que Talleyrand trouvait si discourtois… « Moreau, toujours Moreau ! Si mauvais général, cependant ! L’horaire des retraites, le vaincu des archiducs, le soldat plus souvent en fuite que victorieux ! Comme il avait sottement mené ses entreprises ! Sa bataille de Hohenlinden n’était qu’un succès de raccroc ! D’ailleurs, chef improbe, voleur autant que ses amis ! Dans sa dernière campagne, il avait empoché des millions : le Consul en avait la preuve !… Et puis, si lâche de cœur, si faible de caractère : tenu en laisse par deux méchantes femmes ! Quoi ! c’était un pareil sire qui prétendait gouverner la France ?… Pauvre France ! »

Une autre affaire inquiétait aussi Bonaparte. L’espion du grenadier Davout, Dossonville, affirmait qu’un comité de généraux cabalait à Paris, sous l’œil bénévole du ministre de la Police… Donc, ces libelles étaient leur œuvre ! Adoptant l’avis de Dubois, le Consul les supposa fabriqués à Paris même, dans quelque imprimerie clandestine. Son ombrageuse colère s’en prenait à Fouché… Comment ignorait-il de telles manœuvres ?… On pouvait donc conspirer à présent, en pleine sécurité ! .. Le drôle était de connivence avec les anarchistes !… Misérable !

Oui, mais il fallait à tout prix empêcher l’appel à la révolte de pénétrer dans les casernes, d’arriver en Bretagne où les demi-brigades s’agitaient menaçantes… Bonaparte fit appeler Lavalette et, de sa voix tranchante, lui donna des instructions. « Saisissez tout envoi d’apparence suspecte : les lettres adressées en Bretagne devront fixer votre attention… Opération urgente ! travail à commencer sans délai, — avant le départ des courriers, — cette nuit même !… Dubois vous est adjoint, et seul conduira l’instruction… Surtout, pas de Fouché, dans cette affaire ! »

Deux heures plus tard, Dubois et Lavalette se mettaient au travail, dans la Maison des Postes.


Le courrier de Rennes ne partait que le lendemain matin ; mais le triage des lettres, exécuté d’abord dans les huit bureaux parisiens, devait être déjà terminé. Un nouvel examen de cette correspondance n’exigeait, cependant, un labeur long ni difficile : on écrivait si peu à cette époque. Du reste, une équipe d’habiles commis, dirigés par le citoyen Courcelle, se tenait en permanence à l’Hôtel contral. Experts à palper les enveloppes, ces messieurs possédaient à merveille la science délicate du décachetage et du rescellement. Parfois même, en cas d’erreur, ils s’épargnaient la peine de refermer l’épître suspectée, et l’expédiaient impudemment ouverte… Ce n’était point, toutefois, à la Maison des Postes que fonctionnait le redoutable et légendaire « Cabinet noir, » l’ancienne « commission inspectante » où s’était mis en verve Rétif de la Bretonne. Les employés de la « section des lettres » n’opéraient qu’au ministère de la Police, dans le « Bureau particulier, » sous l’œil de leur chef Desmarets, — mais Lavalette s’en faisait l’habituel fournisseur. A certains jours, il envoyait, rue des Saints-Pères, tout un courrier, et trop souvent papiers de négoce, confidences familiales, billets musqués d’amante étaient lus, scrutés, commentés par les maroufles de la police. Fouché, fort amoureux en ces jours-là de la blonde Custine, avait ainsi décacheté les poulets doux de sa chère Louise, et surpris en jaloux les galanteries de la perfide avec ce vaniteux Chateaubriand… Au ministère seulement, on pouvait travailler à loisir, prendre avec art l’empreinte d’un cachet, déchiffrer l’écriture sympathique, interpréter les noms de guerre, les mots de convention, deviner que « Gédéon » ou bien « Papa » voulait dire Georges Cadoudal ; « Balle de Coton, » fusil ; « Grande combinaison, » assassinat. Les Patrice, les Devilliers du Terrage, les Deseigne et autres farfouilleurs de secrets, ne besognaient qu’avec Fouché ; mais fréquemment ils exhibaient chez Lavalette leurs mines fureteuses et leurs sourires cafards. Ils rapportaient quelque lettre saisie, pour qu’on la pût timbrer, à date récente, et pratiquer un « amorçage. » D’ordinaire, il est vrai, la pièce accusatrice restait enfouie dans les réserves des mystérieux dossiers… Tout pela était monstrueux, et tout cela, ignoble !

Les neuf lettres rouges et bleues, glissées dans les boîtes par Rapatel, furent donc aisément découvertes. Le poids et les couleurs voyantes de leurs enveloppes les dénonçaient à première vue. Elles ne contenaient que des placards : une déception. Lavalette déposa la saisie entre les mains de son ami Dubois, et, nanti de ce butin, l’heureux préfet s’en retourna à son hôtel. L’un et l’autre se sentaient contents d’avoir mis en défaut l’incessante et furtive surveillance de Fouché…

Or, quelques heures plus tard, dans la matinée du 29 mai, on annonçait au Commissaire central une déplaisante visite. Un très haut employé du ministère de la Police demandait impérieusement à lui parler : affaire urgente ! L’homme au verbe cassant était le citoyen René Patrice de la Fuye, chef du « Bureau particulier, » l’alter ego de Desmarets, et fort gros personnage dans la maison de la rue des Saints-Pères. Lavalette le reçut aussitôt… Patrice lui apportait un billet de Fouché. Déjà, le ministre avait connaissance de l’opération clandestine, et réclamait les lettres interceptées. Même il savait, l’habile homme, qu’elles recelaient des placards séditieux.


XII. — FOUCHÉ INQUIET

Qui donc avait si bien avisé leur ennemi ? Sans aucun doute, l’un de ces discrets, fidèles et dévoués serviteurs en qui Lavalette plaçait une entière confiance. Desmarets et Patrice entretenaient maints « observateurs » parmi les employés des postes, et beaucoup de ces messieurs émargeaient aux fonds secrets. Au demeurant, ils n’étaient point seuls à faire ainsi de l’espionnage. Les administrations publiques regorgeaient toutes d’ « informateurs » variés ; les ministres ne l’ignoraient, et redoutaient toujours quelque trahison.

A la vive surprise de son ministre, Patrice ne rapporta qu’une sèche et laconique réponse du Commissaire central :… « Les lettres saisies ont été remises au préfet de police… » Qu’était cela ?… Lavalette et Dubois avaient-ils obéi à des instructions spéciales ?… Se méfiait-on de lui ?… Quelle était cette nouvelle et importante affaire qu’il ne soupçonnait pas ?… Et, durant deux jours, Fouché s’intrigua, ennuyé. A la Malmaison, il ne recevait que des rebuffades. Bonaparte se montrait injurieux, lui reprochait de la négligence, parlait même de forfaiture ; mais il n’avait pas communiqué les pamphlets… Oui, qu’était donc cela ?…. N’ayant pas la conscience bien nette, l’ami des jacobins pouvait tout appréhender. Il s’inquiétait. A de sûrs indices, il se rendait compte que Dubois avait contreminé le sol et lui voulait donner le camouflet. Il se sentait, aussi, espionné sans relâche… L’acharné Dossonville ! Cet homme désirait le prendre en faute, lui posait des traquenards, s’acharnait à sa perte. Il débauchait les meilleurs mouchards du ministère, et les faisait jaser. Chaque jour, ce barigel de Bonaparte recueillait quelques délations, — et elles étaient nombreuses, car il payait bien. Et cela, sans même se cacher, en toute effronterie, dans un café du Palais-Royal. Fouché savait ces choses, et cependant n’osait sévir. Avec quelle joie il aurait fait coffrer le drôle en quelque cabanon de Pélagie ! Mais non ; le Consul eût donné l’ordre de l’élargir !… Gredin !… Enfin, dans la journée du 11 prairial, cette angoissante incertitude cessa.

Le 31 mai, dans l’après-midi, le citoyen Lagarde, chef du secrétariat, remit à son ministre une importante dépêche. Elle arrivait de Tours, émanait du préfet d’Indre-et-Loire, et fournissait la clef de l’énigme. Ce préfet, le général de Pommereul, un ci-devant aristocrate, naguère jacobin sous le Directoire, bonapartiste avec Bonaparte, fonctionnaire pétulant, en guerre déjà avec son archevêque, et professant l’athéisme dans un département très catholique, racontait une plaisante aventure. Deux jours auparavant, son receveur général des finances, l’important citoyen Vaucquer, s’était vu mystifié de la belle manière. Le 9 prairial, à l’heure du déjeuner, un porteur des Messageries avait déposé à la « maison des recettes » un assez lourd paquet. Le colis venait de Rennes, par la correspondance d’Angers : envoi de la dame Leblanc. Quelle était cette citoyenne ? Nul ne la connaissait à la maison des recettes ; mais, « gastronome » sans doute, et financier délicat pour sa table, le receveur ne s’était inquiété d’un si minime détail. La manne ressemblait à une gresle bretonne ; elle paraissait contenir des friandises de La Prévalaye : Vaucquer l’avait fait éventrer sur-le-champ. O surprise ! pas un seul pot de beurre, — mais des placards, des diatribes contre le Premier Consul ! En outre, le panier contenait un paquet de soixante-quinze lettres, aux enveloppes rouges et bleues. Elles étaient cachetées, adressées à des inconnus, et, sur une feuille volante, on avait grossoyé cette charade : « Mettre à la poste en divers endroits. — Discrétion. — Célérité. — Communication. » Stupéfait d’un pareil cadeau, l’ahuri Vaucquer avait porté la gresle chez son préfet, et, tout aussi prudent, le citoyen Pommereul expédiait placards et enveloppes au ministre de la Police. « Il est probable, écrivait ce philosophe, que la manœuvre partie de Rennes n’aura pas été tentée uniquement à Tours. Puissent tous les paquets être tombés dans des mains aussi fidèles que les nôtres ! »

Grand merci !… Fouché les tenait donc ces mystérieux pamphlets ! Même, à présent mieux instruit, que le Premier Consul, il savait les noms de soixante-quinze destinataires. Tous officiers ! Des généraux, des chefs de brigade ou de bataillon, des conseils d’administration de régimens !… Ainsi, l’armée s’agitait tout entière ? On l’incitait à la révolte ?… Un menaçant et formidable complot !

Mais, si la connaissance des libelles fixait la pensée flottante de Fouché, elle aggravait son inquiétude. Moreau était évidemment l’instigateur de la conspiration ! Les généraux, adjudans-commandans, colonels, officiers supérieurs dont Pommereul avait transmis les noms appartenaient à toutes les garnisons de France ; les uns se trouvaient en Belgique, les autres, en Vendée, d’aucuns, en Italie. Beaucoup d’entre eux avaient servi dans les armées du Rhin, et Moreau seul savait s’en faire entendre. Quel autre que le vainqueur d’Engen et de Biberach, d’Hochstedt et de Hohenlinden pouvait avoir assez d’action pour renverser Bonaparte ?… Ainsi raisonnait Fouché, et il supposait que Dubois raisonnerait de même… Mais, Moreau compromis, quel contretemps et quel péril !… On allait arrêter le « Breton, » fouiller dans son hôtel, examiner tous ses papiers ! Que n’y devait-on pas découvrir ? Mille preuves évidentes des menées souterraines ou des complaisances policières du ministre ! Le jeune Fresnière, son ami clandestin et son entremetteur politique, saurait-il demeurer discret ?… Aventure alarmante ; disgrâce, destitution certaines !

Fouché, toutefois, n’était pas homme à quitter sans combat le somptueux hôtel du quai Voltaire. Il prétendait lutter, et brusquement ressaisit son audace. La dépêche venue de Tours lui apprenait que les placards avaient été expédiés de Rennes. Heureux avis, car Dubois, dès lors, allait s’agiter en vain : la recherche n’était plus circonscrite entre Paris et sa banlieue, les « naïades plaintives » de Saint-Cloud et les « vieux sylvains » de Bondy. Seul, le ministre de la Police avait l’autorité légale pour correspondre avec les préfets et leur tracer des règles de conduite. Recouvrant son terrain de bataille, Fouché se retrouvait soi-même. En peu d’instans, il eut dressé un plan de campagne : négliger Dubois, et, en dépit de Bonaparte, évoquer l’affaire, et l’instruire.

Tout d’abord, il fit appeler son fidèle Desmarets.

Fils d’un petit marchand de Compiègno, Pierre-Marie Desmarets était un ancien prêtre, jadis curé constitutionnel de Longueil, au diocèse de Beauvais. Un jureur, un voltairien, surtout. Dans ce clergé bizarre, façonné par Camus, se rencontraient de fort honnêtes gens, fervens chrétiens, jansénistes austères ; mais l’abbé Desmarets n’était point de ceux-là. Aussi, en 1792, dépouillant la soutane, et guéri des vaines superstitions, était-il devenu « riz-pain-sel, » c’est-à-dire commis dans les subsistances. Métier meilleur, assurément, que celui de « curé patriote, » — et durant nombre d’années, jacobin farouche, bien que poète égrillard, il avait grappillé dans les vivres militaires. Hélas ! sans grand profit, sans même devenir la monnaie d’un Ouvrard ! De la malchance, en dépit de ses habiletés, voire de son mariage ! — car il s’était marié, le jureur philosophe, marié ingénieusement à une bourgeoise royaliste… Mais enfin, aux temps du Directoire, la cruauté du sort s’était calmée. Certain jour, Desmarets avait rencontré, dans un tripot financier de la rue Taranne, un autre manieur d’argent, l’associé de la compagnie Ouen, le citoyen Joseph Fouché. Les deux hommes, — l’oratorien sans robe, et le curé sans calotte, — s’étaient appréciés aussitôt, et aussitôt convenus. A peine en possession de la Police, Fouché avait donc choisi le matois compère pour en faire un autre soi-même. Chef de la division des affaires secrètes, l’ex-desservant de Longueil était, en 1802, un personnage considérable. Dans les bureaux de la rue des Saints-Pères, on le redoutait, à l’égal du ministre. Pas très méchant, mais retors, fouilleur de vies privées, doué surtout d’une étonnante mémoire, il connaissait à fond les mille secrets de ses contemporains. Il avait aussi cette triste notion de l’âme humaine qu’un prêtre acquiert dans le confessionnal. Aujourd’hui, dévot à Bonaparte, qui le méprisait et ne s’en cachait guère, Desmarets ne ressentait plus de périlleuses tendresses pour les frères et amis des jours de la Terreur. Son ambition était de garder sa place ; son âme de prêtre parjuré observait la religion des émargemens. Toutefois, il se montrait dévoué à son ministre. Trop de mystères, d’abus de pouvoir, de vilenies, l’unissaient à son chef, pour qu’il n’en fût pas une âme damnée… « mêmes espérances et mêmes craintes, a dit Salluste, cimentent une amitié parfaite. »

Fouché donna des instructions à Desmarets : subtiles et compliquées, elles se résumaient en une formule :

Le complot des libelles était l’œuvre des royalistes.

C’était d’une stupéfiante fantaisie ; pourtant, avec beaucoup d’audace l’inventeur pouvait défendre son mensonge… Des bulletins de police annonçaient, en ce moment, la présence à Jersey d’un certain Prigent, compagnon de Georges Cadoudal, son émissaire et son porteur de lettres. Ce chouan, au dire des informateurs, débarquait fréquemment à la côte bretonne, et trouvait un refuge, tantôt chez des closiers de Saint-Briac, tantôt chez des bourgeois de Saint-Malo. D’autres rapports s’occupaient de Georges lui-même, et fournissaient de curieux renseignemens. Exécrant toujours le Bonaparte, « Gédéon » employait ses loisirs à lui décocher des pamphlets. Dans sa maison garnie de Londres, « Papa » était devenu feuilliste et théologien ; il allait écrire un libelle contre le Concordat, l’adresser aux mécontens jacobins, et leur proposer son alliance… Certains agens racontaient même de merveilleuses histoires… Georges se promenait tranquillement à travers la France ! Le terrible « Papa » était alors la hantise, le cauchemar de toutes les polices ; partout elles croyaient voir sa carrure gigantesque, sa tête poupine, ses cheveux frisés, les deux nageoires qui balafraient ses joues. On l’avait reconnu à Saumur ; rencontré à Grenoble ; entrevu dans un château de la Savoie : ce diable d’homme avait un don d’ubiquité.

Mais tant de beaux récits n’étaient que des sornettes, et Fouché n’en restait pas la dupe. Il savait que, fourbu de fatigue, Georges menait à Londres une existence oisive ; il savait surtout que ce balourd, cet illettré était fort incapable de rédiger des pamphlets. Un espion audacieux, familier et commensal de « M. Gédéon, » renseignait souvent la police. Ses dernières délations étaient récentes et ne faisaient prévoir aucun péril. Pensionné par le gouvernement anglais, créé lieutenant général et cordon rouge par Monsieur, frère du Roi, le fils du meunier de Kerléano trouvait que la vie était bonne et que la paix avait ses charmes. Dans son lodging de Broad-Street, n° 5, il préférait, aujourd’hui les brouillards de la Tamise aux brumes de la rivière d’Auray ; même, le jovial « Papa » menait la vie joyeuse. Infidèle à la petite Lucrèce Mercier, sa compagne aux heures dangereuses, l’« homme de granit » venait d’installer dans son home une vertu moins farouche, l’une de ces demoiselles qu’on ramassait dans les bagnos. L’ami Prigent suivait ce chaste exemple. Las de courir la brande, et installé près du camarade, il entretenait aussi une nymph of the pavement, sa beauté du trottoir… Les autres chouans terrés dans Londres se tenaient également tranquilles. Leur seule conspiration était de se réunir chez un coiffeur de Piccadilly pour y vitupérer contre le « Corse, » le « petit Caporal. » Ce perruquier et ses merlans, zélés mouchards, dénonçaient, il est vrai, un certain Picot, comme dangereux et capable des plus infâmes desseins ; or, le Picot appartenait lui-même à la police. Tout était donc, à Londres, accalmie et repos… Mais Fouché ne voulait, pour l’instant, paraître aussi bien renseigné ; il avait besoin d’un complot royaliste.

Drame ou comédie, l’action semblait s’être engagée à Rennes ; dès lors, il s’agissait d’endoctriner le préfet d’Ille-et-Vilaine… Oh ! celui-là, Fouché espérait bien en faire sa dupe, et le berner tout à son aise :… une belle âme, un Monsieur de 89, l’avocat Joseph Mounier, jadis président de l’Assemblée nationale, l’un de ces utopistes férus des théories anglaises, — « les libertés publiques, la dignité humaine, les droits du citoyen ; » — bref un philosopheur ingénu, un fayettiste ! Fouché le montagnard en avait tant connu, poursuivi, mitraillé, de ces naïfs ! Le songe-creux, grand homme de la Constituante, ne saurait, pensait-il, donner la moindre tablature !… Dûment stylé par son ministre, Desmarets écrivit sur l’heure une longue missive à ce préfet. Il lui révélait l’existence du complot et en racontait savamment la genèse… Un nouvel exploit des « brigands !… » Rien ne manquait à l’ingénieuse histoire : pamphlets écrits par Georges et imprimés à Londres, chaloupe anglaise les jetant à la côte, chouans embusqués pour recueillir l’envoi et le porter aux Messageries. Des argumens psychologiques étayaient pesamment l’édifice de mensonges :… « En lisant avec attention ces pièces, on voit qu’il y manque des choses que n’auraient pas manqué d’y mettre les anarchistes, plus accoutumés à parler aux passions du peuple ; ils auraient parlé, par exemple, de la cherté du pain… De plus, des militaires anarchistes auraient-ils dit que le but de nos guerres avait été la liberté illimitée… Rennes est-il vraiment un foyer d’anarchie ? Faut-il y voir le centre d’une opération aussi étendue, aussi audacieuse ? La ville n’est-elle pas connue, au contraire, pour son royalisme ?… » Évidemment !… La conclusion s’imposait donc d’elle-même : occupez-vous de Georges et découvrez-nous ses complices !… Leur recherche, affirmait Fouché, était facile ; la police, à Paris, les connaissait très bien : des gaillards d’autant plus royalistes qu’ils paraissaient plus jacobins ! Et Desmarets osait prononcer quelques noms : un citoyen Ulliac, « fou patriote, » mais le frère d’un « fou royaliste ; » le substitut Le Minihi, « exalté jacobin, » mais affligé d’une sœur mariée dans la chouannerie ; une dame, Desjourné-Gaillard, tout aussi mal apparentés. Enfin, avec une rare effronterie, il indiquait le chouan Achille Biget comme un brouillon « capable d’avoir travaillé dans l’affaire. » Nous dirons tout à l’heure, quel était cet Achille Biget.

Jamais imagination policière n’avait si bien amalgamé l’odieux avec le ridicule. Sa logique était amusante, et le raisonnement fameux : si ce n’est toi, c’est donc ton frère, y trouvait un magistral emploi. Est-il besoin de dire qu’aucun des malheureux, ainsi réservés aux cachots du Temple, ne soupçonnait l’existence du complot ? Mais Fouché s’inquiétait peu de pareilles bagatelles. Créateur d’un fort beau roman, il venait d’inventer un type inédit de conspirateur : le royaliste-jacobin. Sa formule allait obtenir bientôt un vif succès parmi les roués de son espèce.

Rédigée à la hâte, l’impudente dépêche partit sans retard. Un courrier extraordinaire l’emporta, dans la soirée du 11 prairial.


XIII. — LA TROUVAILLE DE MOUNIER

Fouché, qui se connaissait surtout en coquins, se1 trompait lourdement : très honnête, le préfet d’Ille-et-Vilaine n’était pas un naïf. Si le ministre de la Police eût mieux examiné ces lèvres menues, ce regard profond et narquois, cette frimousse dauphinoise où s’étalait une bonhomie finaude, il se fût méfié davantage. Mais Fouché n’avait pas étudié encore cette ingénuité raisonnante qu’il prétendait mystifier.

Le citoyen préfet Jean-Joseph Mounier pouvait se croire un personnage célèbre. Et, de fait, son nom avait eu son heure de gloire, sa minute de popularité ; mais déjà, en 1802, il n’était plus qu’un souvenir lointain pour l’oublieuse et volage mémoire du peuple de France. Né à Grenoble et fils d’un riche marchand de cette ville, sa famille avait d’abord destiné à l’Eglise le petit Jean-Joseph, neveu de chanoine ; mais l’enfant du drapier François avait préféré la robe de l’avocat à la perruque tapée, au manteau court, au petit collet de messieurs les abbés. Du reste, les écus paternels lui avaient acheté bien vite un titre honorifique : la sinécure de « juge royal. » C’était l’époque où la faveur populaire cajolait les gens de loi, leur attribuait un savoir infaillible, les parait de vertus catoniennes. Instruit et très intègre, le juge royal fut donc envoyé par le Tiers dauphinois aux États généraux de Versailles. Député, et ensuite président de l’Assemblée nationale, Mounier occupa une place d’honneur parmi les vaillans et les sages qui rêvèrent d’établir en France une royauté constitutionnelle, — c’est-à-dire, peut-être, la liberté. Tous les actes de l’Assemblée reçurent de lui une impulsion féconde, et l’on sait avec quelle sérénité de courage il demeura sur son fauteuil de président, lors des ignobles journées d’octobre 1789. « Levez la séance ou trouvez-vous mal ! ricanait Mirabeau… Quarante mille hommes armés arrivent de Paris ! » — « Eh bien, qu’ils nous égorgent ! Les affaires de leur République n’en iront que mieux ! » Il était monarchien, et redoutait la République. Pour lui, comme pour nos Constituans, l’étiquette d’un pareil mot ne recouvrait qu’une tyrannie, — la plus odieuse de toutes : le despotisme irresponsable des multitudes. Aussi, bientôt impopulaire en un pays où l’impopularité est un hommage, il s’était vu contraint d’émigrer. Durant douze années, il avait parcouru la voie douloureuse que suivirent, eux aussi, les Duport et les Lameth, les Montlosier et les Malouet, autres amans désabusés d’une France idéale. Mounier, chargé de famille, dut pratiquer, alors, bien des métiers, — tour à tour précepteur d’un Anglais, publiciste sans lecteurs, maître d’un pensionnat sans élèves. Bafoué, d’ailleurs, par les royalistes intransigeans, insulté par les « Coblentz » à vieilles ou jeunes perruques, l’insolente séquelle du Comte d’Artois : ces messieurs se faisaient plus féroces encore aux libéraux que les jacobins et leur guillotine. À ce jeu des outrages, le proscrit avait senti mourir ses illusions. Monarchien, il ne croyait plus aux Bourbons ; libéral, il désespérait de la liberté. Maintenant Mounier était de retour en sa patrie ; un haut renom de probité décorait sa misère, et, de cet émigré, le Premier Consul avait voulu faire un préfet. Bonaparte s’efforçait d’attirer à soi les grands honnêtes gens des temps passés ; sa gloire sera toujours d’avoir ennobli la France nouvelle par tout l’honneur de la France d’autrefois : moralisant la Révolution, il l’a su consacrer.

Installé dans sa préfecture, depuis dix jours environ, Mounier était à peine remis des émotions de son exil. Il se sentait dépaysé au vieil hôtel de l’Intendance, dans des fonctions, pour lui nouvelles, sous l’uniforme à broderies, livrée « anti-égalitaire. » Et puis, tous ces Bretons semblaient vouloir se gausser d’un débutant. A Rennes, on lui reprochait déjà une fâcheuse ladrerie. N’ayant plus de compagne pour tenir sa maison, mal consolé de son veuvage, il vivait chichement, près de son fils Edouard, de Victorine, sa fille, de Philippine son dernier-né. Rien ne rappelait en ses manières les insolentes splendeurs d’un duc d’Aiguillon : carrosses, cuisiniers, ni maîtresses, — mais l’existence parcimonieuse d’un petit avocat provincial, d’un bourgeois lésinant pour s’amasser du patrimoine : père de famille in abstracto, comme il eût dit jadis, au temps de ses plaidoiries… Rempli encore de ces idées humanitaires dont il s’était gavé à la Constituante, il ne soupçonnait rien de son nouveau métier. Les beautés administratives de la loi du 28 pluviôse lui échappaient, et son secrétaire général s’était vite emparé d’un fonctionnaire novice. Garçon intelligent, ce jeune Routhier partageait la manie de son époque, un goût désordonné pour les aventures policières. « Toute bonne administration consiste en une savante police, raisonnait ce logicien : prévenir vaut mieux que réprimer. » Il avait donc amené à l’apprenti préfet deux mouchards, ses meilleurs auxiliaires, l’un chouan, et l’autre jacobin. Le chouan se nommait Jean Bigot, dit Achille, dit aussi « Monsieur Achille. » Ce colonel de blancs avait naguère servi dans les états-majors de Georges ; mais dégoûté des chauffes au clair de lune, et redoutant le peloton d’exécution, il préférait aujourd’hui émarger aux fonds secrets. Beaucoup de fervens défenseurs du trône et de l’autel s’étaient fait le même raisonnement, et la police de Fouché recrutait parmi eux bien des « observateurs »… Le jacobin était un militaire, capitaine à la 79e demi-brigade, mais, depuis peu, mis en réforme : le citoyen Maffran. Un malin, aussi, bien que d’une autre malice. Se posant en victime de Bonaparte, ce personnage fréquentait les officiers de la garnison, écoutait leurs propos, les rapportait à son ami Routhier. Certes, les clabaudeurs de la 82e auraient fait sagement de se méfier d’un tel martyr.

Mounier avait mal accueilli les deux espions. Idéologue et moraliste, il professait, comme ses pareils, un imprudent dédain pour les choses de la police ; son cœur de philosophe croyait à la Vertu… En ce moment, la question religieuse l’absorbait tout entier. Très gallican, teinté même de jansénisme, il prévoyait une lutte prochaine avec son évêque, M. de Maillé-La Tour-Landry. Le citoyen-évêque de Rennes — un ci-devant, de haut parage, longtemps persécuté sous la Révolution, — prétendait sévir à son tour ; il commençait à tracasser les prêtres-jureurs ; le Constituant les défendait, et le conflit allait tourner à la querelle… Une bataille livrée à la mitre n’était point pour déplaire à ce franc-robin de Mounier. Déjà même, il se préparait au combat, quand tout à coup son attention dut se reporter sur une affaire urgente : on conspirait dans son département !


Dans la matinée du 31 mai (Desmarets, à cette heure, rédigeait encore sa dépêche), le général Delaborde était venu rendre visite à son préfet. D’ordinaire ils se fréquentaient peu, et les deux hommes ressentaient l’un pour l’autre une assez vive antipathie. Le commandant de la 13e division, l’ancien porte-sabots, volontaire de la Côte-d’Or, se montrait déplaisant avec un pékin d’avocat, un fuyard d’émigré ; mais son cœur, ce jour-là, battait la chamade. Il apportait à Mounier une liasse de pamphlets séditieux, diatribes dirigées contre le Premier Consul.

Expédiés de Rennes, — « envoi du citoyen Thomas, » — ces libelles y étaient retournés, après un long circuit. Quatre jours auparavant, le colonel Gauthier, chef de la 38e demi-brigade, à Vannes, avait reçu un panier contenant des placards et une centaine de lettres. Plusieurs adresses de ces missives dénotaient chez l’envoyeur une impudente effronterie ; deux libelles, notamment, étaient destinés à Berthier, ministre de la Guerre : ce Thomas s’égayait… Et toujours l’invariable formule : « Discrétion. — Communication ! » Mais le peu discret colonel avait communiqué le tout à ses chefs hiérarchiques. Delaborde, inscrit sur les envois, se disait furieux, et s’indignait… « Quel était le polisson qui s’avisait de compromettre ainsi de loyaux militaires ? Un misérable, un scélérat !… » De plus, le général fournissait quelques vagues renseignemens… Il racontait avoir couru vers les bureaux des Messageries pour y compulser les registres, et interroger les commis. Des imbéciles ! En deux jours, Thomas venait de faire partir six colis enregistrés, — pour Le Mans, Saint-Brieuc, Vannes, Dinan, Lorient, Saint-Jean-d’Angély ; — et ces niais d’employés n’avaient pas su l’apercevoir !… Chose étrange : Delaborde n’attira pas l’attention du préfet sur les couleurs voyantes des enveloppes. Pourtant, mieux que personne, il aurait pu prononcer certains noms et faire cesser bien des incertitudes.

Fort ému d’une pareille aventure, Mounier convoqua, sur-le-champ, le maire de Rennes, citoyen Guy Lorin, deux juges de paix de la ville et un commissaire de police. Alors, dans le huis clos de son cabinet, tout aussi solennel qu’autrefois à l’Assemblée nationale, il donna lecture des pamphlets, et recommanda la discrétion : « J’exige de vous, ô magistrats, un silence religieux sur cette affaire. Vous détenez un secret d’Etat : n’en parlez à personne, — pas même à vos épouses ! » Ils promirent de se taire, et la discussion s’engagea… Quels pouvaient être les coupables ? Des royalistes ou des jacobins ?… Sans hésiter, le maire de Rennes incrimina les royalistes. L’accusation étonna quelque peu le préfet : le style des libelles ne dénonçait la façon de penser, ni la manière d’écrire de l’émigré ; il ne fit, toutefois, aucune objection. Une autre question fut ensuite posée… Se trouvait-il à Rennes un typographe assez royaliste pour risquer les cachots du Temple ? On nomma un citoyen Front, mêlé jadis aux choses de la Chouannerie. Un plan de conduite fut adopté. On allait opérer une descente, rue de la Convention, à l’imprimerie suspecte ; on y ferait composer des épreuves : le papier et les caractères seraient alors comparés aux placards clandestins. «… Idée merveilleuse, citoyen préfet !… » Et les magistrats se mirent en campagne.

Royaliste autrefois militant, le citoyen Front n’était pas en honneur dans les bureaux de la mairie. On lui reprochait d’avoir, naguère, couru la brousse, parmi les Chasseurs de la Guerche, détrousseur de patauds. Il paraissait maintenant s’être fort assagi, menait une vie tranquille, tenait une papeterie à la mode, et gagnait même assez d’argent. Mais la police, — « Monsieur Achille, » en tête, — ne croyait guère à cette conversion commerciale, et supposait au vieux brigand les plus affreux desseins… A leur vive surprise, le chouan mal repenti reçut avec déférence les enquêteurs. Souriant et empressé, il les guida lui-même dans sa maison, ouvrit secrétaires et armoires, exhiba les multiples caractères de ses magasins, fit tirer tous les mots, toutes les phrases qu’on lui voulut dicter… Rien !… L’opération finie, alors l’aimable Front demanda la faveur d’examiner les placards qui lui valaient une si gracieuse visite : peut-être pourrait-il être de bon conseil… « Soit ! Regardez !… » — et tout aussitôt, le bon chouan se prit à rire : « Ma foi ! citoyens, une imprimerie fort mal tenue, ou bien un imprimeur dans la débine !… Voyez ! » Son doigt leur désignait la cause de cette hilarité. C’était, au mot « ARMEES, » l’éraflure, la coche qui entaillait en blanc le jambage d’un R capital : la lettre, usée par les tirages, aurait eu grand besoin d’être remplacée. Ignorant le métier de typographe, préfet, ni juges de paix n’avaient rien remarqué… Front, selon toute apparence, soupçonnait le nom du coupable ; on le pressa d’objurgations, mais, cette fois, il refusa de parler : « Non, il ne savait plus rien ! » Les instructeurs se retirèrent, déçus. La journée s’avançait : on prit donc rendez-vous pour le lendemain, puis chacun s’en retourna, emportant au logis le redoutable secret d’Etat… « Surtout, leur avait dit Mounier, soyez discrets, même avec vos épouses. » Or, quelques heures plus tard tous les bourgeois de Rennes ne parlaient plus que du complot.

Parmi les quatre chercheurs qui revenaient bredouille, se trouvait un homme de police, le commissaire Simoneau. Jeune encore, mais futé, sagace, ayant déjà le flair d’un Mengaud, de Boulogne, ou d’un Licquet, de Rouen, il était de ces limiers qui s’acharnent sur une piste, et ne l’abandonnent jamais. Les paroles prononcées par le chouan typographe n’étaient pas tombées dans une oreille de sourd, et Simoneau, confus, se reprochait son manque d’observation. Tout en ruminant ses pensées policières, il se dirigeait vers la préfecture : Mounier lui témoignait de la bienveillance, et l’excellent jeune homme en espérait de l’avancement… Soudain, il s’arrêta, intrigué :… les yeux de ces gens de police perçoivent toujours quelque chose qui les intrigue. L’objet qui l’avait ainsi fait tomber en arrêt semblait pourtant des plus futiles !… Une affiche de théâtre, mais flamboyante, mirifique, et qui sollicitait le regard du passant. Des officiers, des citadins stationnaient devant elle : non moins curieux que ces badauds, le commissaire s’approcha… L’affiche annonçait, pour le 14 prairial, une « représentation à bénéfice. » Désireux d’attirer « aux premières » et au « parquet » de la Comédie tous les dilettanti de la ville, l’entrepreneur du spectacle, un certain Douce, leur servait une nouveauté musicale : l’Irato, du célèbre Méhul. Un grand, grandissime succès parisien, une pièce jouée cinquante fois dans la capitale ! Représentée en pluviôse de l’année précédente, l’amusante bouffonnerie avait remporté, à Favart, un bruyant triomphe. Tous les adeptes du Suprême Bon Ton, — le beau, coiffé en « coup de vent, » et la merveilleuse dévêtue en Cérès, — s’étaient plusieurs mois durant ébaudis devant les burlesques fureurs de l’Emporté. Bonaparte, lui-même, de sa voix blanche et fausse, en avait fredonné les ariettes, et d’aucuns, déjà, les chantonnaient en province… Aussi le mot Irato s’étalait-il, en larges majuscules, au sommet de l’affiche, et, sans doute pour le faire mieux vibrer, l’imprimeur l’avait gratifié d’une faute d’orthographe : il avait composé IRRATO. Le spectacle, du reste, s’annonçait affriolant. Aux cœurs sensibles qui n’aimaient pas les pantalonnades italiennes, le citoyen Doucé offrait de la romance française : l’Enlèvement de l’Amour, opéra « orné d’évolutions militaires, combats, marches et d’une décoration analogue à la pièce… Vingt sols le parquet, trois livres les premières… » Toutefois, ce n’était pas l’annonce des « évolutions militaires » qui attirait, en ce moment, l’attention du commissaire de police. L’œil fixé sur le mot Irrato, il le regardait passionnément. Et il apercevait, coïncidence bizarre, — même il reconnaissait, — l’éraflure, l’encoche signalées tout à l’heure par le serviable Front :… le second des deux R, — la faute d’orthographe, — était piqué de blanc !… Simoneau se pencha sur l’affiche, prit le nom de l’imprimeur, et s’élança vers l’hôtel de la préfecture…

Une demi-heure plus tard, le préfet d’Ille-et-Vilaine savait pertinemment que l’éditeur des libelles n’était pas royaliste, — qu’il était jacobin, — qu’il se nommait Chausseblanche… C’était l’instant où le courrier extraordinaire de Fouché emportait ses instructions.

Le lendemain matin, sur les onze heures, le maire, les juges de paix, et Simoneau conférèrent derechef dans le cabinet préfectoral. Un nouveau personnage assistait à cette réunion, le citoyen Legraverend, substitut du commissaire criminel : — toute la Loi et toute sa forme ! Mounier, cœur pourtant généreux, se montrait irrité contre Chausseblanche ; il l’accusait de perfidie, voire d’ingratitude… Eh quoi ! n’avait-il pas lui-même averti, morigéné ce fauteur d’anarchie, l’admonestant avec douceur ? « Cessez, de grâce, vos escarmouches de plume ; le temps des folliculaires est passé ! » Le journaliste avait promis d’être sage, — et voilà comment il observait sa parole ! Un grand coupable !… Mais la violente sortie n’indignait pas les auditeurs ; ils formulaient des objections, et défendaient le pauvre hère… « Un brave homme, citoyen préfet ; plus malchanceux que criminel ! Malade, chargé de famille, criblé de dettes, il a peu de loisirs pour conspirer !… » Plaidoyer inutile : le furieux Mounier ne voulait rien entendre. Il enjoignit une perquisition minutieuse, ordonna une arrestation immédiate. « De grâce, agissons vite !… Pas un moment à perdre !… » Les magistrats promirent de faire diligence, et quittèrent en hâte la préfecture.

Mais, dans la rue, ils se consultèrent… « Chausseblanche était-il vraiment si coupable ? On mettait trop de hâte à l’accuser. Délicate et ennuyeuse histoire !… Au surplus, midi sonnait ; l’heure où l’on dîne. » Et, sur cette judicieuse réflexion, substitut, maire, juges de paix, chacun s’en alla dîner. Le temps s’écoula. Enfin, vers les trois heures du soir, ces gens de peu de zèle se trouvèrent à nouveau réunis sur la Place Egalité. Le commissaire Simoneau les attendait, accompagné de gendarmes, et l’on se dirigea vers la maison N° 5…. Aux coups heurtés contre la porte, un ouvrier, le corrigeur Crépeau, accourut sur le seuil.

— Le citoyen Chausseblanche ?

— Il est parti.

— Comment ! parti ?

— Oui, depuis un bon moment.

— Quand reviendra-t-il ?

— Je n’en sais rien….

En fuite !… Ils avaient manqué leur homme. La perquisition commença. Dans le cabinet de l’imprimeur, rien d’anormal : on passa dans l’atelier des typographes…

— Montrez-nous donc la planche en forme qui servit à composer l’affiche de l’Irato.

L’ouvrier se troubla : « Elle n’existe plus. » À d’autres !… et le fureteur Simoneau eut bien vite découvert le châssis, caché dans un placard. On en retira la lettre R : elle présentait une large cassure, toute une entaille accusatrice. Les derniers doutes se dissipèrent… Oui, mais ce coquin de Chausseblanche avait dû prendre le large : à quoi bon l’attendre plus longtemps ? Étonnés et penauds, les magistrats emportèrent leur trouvaille, et retournèrent à la préfecture. Quant au commissaire de police, il s’installa dans la maison, pour y pratiquer une souricière.

Le préfet reçut mal ces messagers de fâcheuse nouvelle… « En vérité, messieurs, anarchistes ou jacobins, tous les artisans de désordre comptent beaucoup trop d’amis parmi vous !… » Mounier, non sans raison peut-être, suspectait quelque trahison. Demeuré seul, il commença la rédaction d’un hargneux rapport au ministre de la Police. Il était ennuyé, honteux de sa déconvenue, et, pour se mieux défendre, accusait les autres. Connaissant bien son Fouché, il s’attendait à quelques représailles. Tout jacobin était, au quai Voltaire, personne sacro-sainte, et lui, un émigré, osait poursuivre un jacobin ! Aussi le futé Dauphinois s’efforçait-il, en beau langage, d’amadouer les colères du ministre : « Je surveille avec exactitude les chouans, les émigrés et les prêtres ; mais mon devoir est de comprimer également les partis qui tendent à troubler la tranquillité publique… J’ai toujours témoigné de l’intérêt à tous les amis de la Liberté, même à ceux chez qui l’enthousiasme fait oublier les principes de la Justice. » Bien dit, assurément ; noble antithèse de savante rhétorique ; — mais on n’apaisait point avec des mots les rancunes de Fouché… Et, tout en cadençant ses doléances craintives, Mounier se dépitait… Joli début, ma foi ! Qu’allait penser de lui le Premier Consul ?

L’arrivée soudaine de Simoneau coupa net la pénible élaboration du rapport : le commissaire amenait Chausseblanche. Mais dans quel état, risible et pitoyable ! Tirant une jambe goutteuse, l’échine pliant sous un lumbago, la face boursouffée par un érisypèle, — le prisonnier se traînait à grand’peine, suspendu au bras de son fidèle Crépeau. Le malheureux ! Il avait bien essayé de fuir ; mais où se réfugier, malade et sans argent ? Alors, pareil à ce gibier blessé qui s’en revient mourir au gîte, il était retourné dans sa maison. Simoneau l’y guettait, et l’avait empoigné… Le bonhomme, néanmoins, affectait une fière contenance, et faisait le bravache… « J’aurais pu me cacher, citoyen préfet, mais fort de mon innocence, j’ai préféré me remettre entre vos mains. »

Son innocence !… On écroua le pauvre hère à la prison de Rennes.


XIV. — LA DÉCOUVERTE DE DUBOIS

Bonaparte cependant s’impatientait. L’énigme du complot alarmait sa méfiance ; il prétendait la déchiffrer, et désirait surtout pouvoir frapper Moreau. Les libelles, d’ailleurs, continuaient à circuler en France ; on en signalait au Mans, à Angers, à Nantes, à Bordeaux, à Saint-Jean-d’Angély, à Lons-le-Saulnier, à Boulogne-sur-Mer ; des citoyens Jourdeuil, Leblanc, Thomas, Morland les expédiaient en toute impunité ; aux Messageries de Rennes, les commis effarés déclaraient n’y rien comprendre, et on les sermonnait, malmenait, cassait aux gages, sans obtenir le moindre renseignement. Chez les destinataires, l’arrivée des gresles bretonnes donnait lieu à maintes comédies d’amusante déception. Les uns, épouvantés par le ton des diatribes, pestaient et s’indignaient ; d’autres, au contraire, entraient en joie. Au Mans, le sous-inspecteur aux revues, Rostaing, avait trouvé un mot d’esprit : « Voilà bien le conseil tenu par les rats ! Qui de vous, mes amis, attachera le grelot ? » Fouché, maintenant, avait dans ses bureaux plusieurs centaines de lettres, toutes adressées à des généraux, des colonels, de moindres officiers : une entreprise exclusivement militaire. Mais le ministre s’obstinait en son système : Georges était le coupable ! Ses dépêches se succédaient, impudentes, racontant à Mounier des bourdes calculées, lui donnant des instructions dérisoires : « Remontez à la source du complot pour prévenir toute déviation dans l’opinion du Gouvernement. Vous verrez alors des hommes dont l’ignorance et l’exaltation sont exploitées par l’étranger… » Les royalistes !… Mauvaise foi et mauvais style, calomnies et lieux communs, — rien ne manquait à ces gabegies… Mais, tandis que Fouché combinait ses manœuvres, Dubois, son ennemi, s’ingéniait à produire des merveilles.

Il s’était, d’abord, occupé de la demoiselle *** et de sa délation amoureuse. On l’avait convoquée, entendue à nouveau, confrontée avec le terrible Bertrand, — et le drame passionnel avait tourné à la farce lugubre. Dans cette affaire où la police pataugeait en pleines ténèbres, la citoyenne indicatrice paraissait bien avoir vu clair, puisqu’elle avait parlé de Moreau. Toutefois il s’agissait de la contraindre à répéter ses dires et à compromettre le général. Ce fut le séduisant Piis qui se chargea de cette besogne.

Le citoyen Antoine-Auguste de Piis, un ci-devant noble, chevalier, fils de baron, était le secrétaire général de la préfecture de police. Comparé aux divers aigrefins qui peuplaient la rue de Jérusalem, ce royaliste accommodant aurait pu se croire honnête homme ; mais il avait trop d’esprit pour devenir sa propre dupe, et il tenait surtout à son renom de bon vivant. Chansonnier et vaudevilliste, il avait bien longtemps fabriqué des parodies, troussé le couplet « à la poissarde, » sans négliger la prose aphrodisiaque du conte libertin. Ses œuvres, — on en vendait de complètes et de choisies, — contenaient déjà, en 1802, une cinquantaine de comédies-parades, « divertissemens » ou « facéties, » des Cassandre oculiste, des Sabot perdu, des Gâteau à deux fèves, des Abbé vert, et autres joyeusetés. Il est vrai qu’aujourd’hui, fonctionnaire important, M. le chevalier n’agitait plus les grelots de Momus ; mais Comus (une belle rime !) et les repas friands le captivaient encore. Fondateur des « Dîners du Vaudeville, » et bientôt du « Caveau Moderne, » chaque semaine, ce quinquagénaire impénitent s’en allait, rue de Chartres, célébrer en folâtre compagnie le jus de la treille, les charmes de Catin, l’innocence de Fanchette, et aussi les gloires et vertus du Premier Consul. Gouffé, ou bien Népomucène, suivant le plat du jour !… Oui, mais passe-temps de soirées ! Dans les bureaux de Jérusalem, l’homme aux faridondaines travaillait autrement ; il y pratiquait l’interrogatoire, et landerirette, faisait empoigner son monde, pour le coffrer à Pélagie, landerira : … un aimable garçon !

Donc, le lundi 18 prairial, Mlle *** comparut devant Piis. L’auteur du Saint déniché lui donna lecture de sa déclaration première, l’extravagante histoire de beurre destiné à François Rapatel, « l’adjudant du général Moreau… » Maintenait-elle cette déclaration ? La voulait-elle signer ?… Bien stylé par Dubois, l’Anacréon de la police se montra d’une discrétion parfaite. Il savait, notamment, par le registre des Messageries, que la gresle, inscrite au départ « effets et linge, » ne pesait en tout que trois livres. À ce compte, chacun des six pots de grès aurait eu la légèreté d’une fiole d’apothicaire. Mais le galant Piis n’abusa pas de ses avantages ; M. le chevalier n’était pas homme à faire pleurer une belle, — et Mlle *** parapha et signa… Or, le soir dudit jour, le commissaire Comminges lui raflait son amant pour l’envoyer au Temple. A défaut de François, on enfermait Auguste : péripétie, monsieur de Piis, et situation !

Alors, commença une série de répugnantes pratiques. La police remit à Mlle *** un permis de pénétrer au Temple, pour y voir librement son « ami. » C’était l’habituel procédé, l’amorce coutumière : on obligeait une maîtresse à soutirer, pour les trahir, les confidences de son galant. Affolée de terreur, Félicie *** se prêta sans résistance à cet ignoble jeu : Dubois abusait sans vergogne d’un désespoir de femme. Elle remit en outre au préfet toute une correspondance des Rapatel : la malheureuse l’avait été chercher elle-même dans la maison meublée de la rue de la Michodière. Ces lettres personnelles et intimes n’étaient relatives qu’à la jeune femme, à sa liaison, à ses tristesses, aux espérances de son mariage ; mais le douloureux mystère de famille fut versé sans scrupule dans les cartons de la police : on peut l’y voir encore… Au surplus, tant de gredineries ne produisaient aucun résultat. Jamais la délatrice n’avait fréquenté chez Moreau ; ses racontages n’apprenaient rien d’intéressant, et, rentré en soi-même, le prisonnier du Temple ne parlait plus. Dubois, dans sa poursuite, ne trouvait donc que buisson creux, et sa vanité s’enrageait, — quand tout d’un coup il crut apercevoir une autre piste à suivre.

La police possédait à présent les noms de maints distributeurs de libelles ; mais un seul de ces inconnus, Jourdeuil, retenait l’attention des limiers en quête. Il venait d’expédier à Paris un autre envoi suspect, une caisse adressée à la demoiselle Duret, femme de chambre, au quartier de l’Oratoire. On arrêta cette fille, — même, avec elle, quelques douzaines d’autres Duret, — et, sous la menace des Madelonnettes, la chambrière dégoisa ce qu’elle savait : « Jourdeuil ?… Un bon jeune homme de son département, un brave garçon de la Haute-Marne ! Il était domestique à Rennes, brosseur d’un officier. Mais Jean-Pierre allait revenir à Paris, et d’avance y avait envoyé sa malle… Voilà ! » Pourtant, la « caisse cordée » du bon jeune homme était, pour lui, des plus compromettantes. Parmi les nippes et les fripes, elle recelait un exemplaire des placards, et des couplets contre le Premier Consul. La chanson, injurieuse et grossière, était écrite sur du papier rouge, — celui qui servait à fabriquer les enveloppes des libelles. En outre, on découvrit dans ce bagage une sorte de rébus qui intrigua vivement le soupçonneux Dubois : le chiffre 1205, sans autre indication… Qu’était cela ?…

Le préfet donna des instructions à la servante et à son maître… « Quand Jourdeuil viendra demander sa malle, vous l’enverrez à la Cour Neuve : dépôt des objets trouvés… » Le piège à rats !… Huit jours plus tard, un grand flandrin de paysan se présentait à la consigne : on l’empoigna. Aussitôt s’engagea une sinistre parade, joute émouvante entre l’astuce et la violence, le campagnard et l’estafier. Le préfet voulut interroger, lui-même, l’infime rustaud. Par deux fois, en un seul jour, il fit comparaître Jourdeuil, le harcelant de questions insidieuses, lui tendant des traquenards. Mais il avait affaire à forte partie : le blaisot de Champagne se montrait aussi matois qu’un Lorrain, plus franc conteur qu’un Franc-Comtois. De sa voix traînante il rusait, biaisait, niaisait, faisait son parfait imbécile… « Eh bien, quoi ! Que lui reprochait-on ? Il avait trouvé un papier rouge dans le ruisseau, et l’avait ramassé. Etait-ce un crime ? » Quant à la chanson, il en revendiquait la gloire : le gaillard se déclara poète… Dubois perdit patience… « Bouche cousue ?… A Bicêtre !… »

Bicêtre était alors une geôle redoutée, la plus infâme de ces atroces prisons qui étalaient leurs noirceurs délabrées dans les rues de Paris ou la campagne de sa banlieue. Elle était placée sous la surveillance de la préfecture de police, — huitième division, dirigée par le citoyen Parisot. Mais ce Parisot observait assez mal les règles de l’hygiène, car son Bicêtre passait pour une « guillotine sèche. » Bien humide cependant ! D’effroyables légendes circulaient dans le public sur les horreurs de ces cachots. On parlait surtout de certains cabanons où, dans les moisissures souterraines et les puanteurs ordurières, on déposait un prévenu. Ces légendes, d’ailleurs, n’étaient que vérités. Les cabanons existaient ; ils avaient pour emploi d’assagir les mauvaises têtes, ou de rendre loquace la muette obstination d’un inculpé. Destinés aussi aux conteurs de sornettes, aux fabricans de galbanum, l’argot de la police les avait baptisés galbanons. Quarante-huit heures passées dans leur obscurité fétide suffisaient, d’ordinaire, à raviver les mémoires, extirper les aveux, dénouer des lèvres trop bien closes… Dubois avait espéré en la puissance d’un tel remède, et son attente ne fut pas déçue. Deux jours après sa mise en galbanon, le facétieux Jean-Pierre se décida à parler. Il demanda du papier au « citoyen concierge, » et rédigea longuement sa confession : le gaillard mangeait le morceau.

En son langage de paysan, tantôt gouailleur, tantôt pleurard, il raconta une scène que nous avons déjà décrite… Domestique à Rennes, Jourdeuil y servait de brosseur à un officier de la garnison, le citoyen François Bertrand. Ce Bertrand, aujourd’hui sous-lieutenant à la 82e demi-brigade, avait longtemps été le vaguemestre de l’armée de l’Ouest. Un raté, un mécontent, un clabaudeur ! Certain jour de floréal, il avait envoyé son ordonnance chez un bourgeois de la ville, nommé Chausse-blanche, pour en recevoir une liasse d’imprimés… Les libelles !… Le brosseur, en fouillant dans les poches de son maître, avait dérobé l’un des placards : « Ah ! citoyen préfet, à cette lecture, je frissonnai d’horreur ! J’ai gardé néanmoins le pamphlet ; mais pour le livrer au gouvernement. » Puis, le dolent Jean-Pierre s’apitoyait sur soi-même… Malheureux garçon ! lui si dévoué au Grand Consul, comme il avait souffert ! Durant toute une décade, son lieutenant l’avait contraint de porter aux diligences des paniers, des ballots bourrés de toute espèce d’infamies ! Chaque fois, on l’obligeait à changer de nom : le Morland, le Thomas, la demoiselle Leblanc, — c’était lui, hélas ! lui, infortuné Jourdeuil ! Il protestait pourtant de son innocence : seul, l’officier vaguemestre était coupable ! Seul ? Non pas ; un autre conspirait, plus criminel encore, — un quidam inconnu qui se cachait à la campagne. Celui-là dirigeait le complot. Bertrand le fréquentait ; souvent il lui rendait visite ; même, il avait disparu de Rennes, pendant plusieurs jours. Quel nom portait le personnage ? Où se « muchait-il ? » Jourdeuil l’ignorait. Mais cet homme devait être un militaire, un grand chef, une épaulette à grosso torsade, une graine d’épinards ! Oui, certes ; peut-être bien un général, car il employait pour ses manigances des sapeurs et des charretiers de la République ! « Voilà, citoyen préfet, les faits qui sont à ma connaissance. Si je n’ai pas parlé plus tôt, c’est que je m’estimais innocent. Mes réflexions m’ont démontré le contraire. »

Bicêtre avait porté conseil, et cette confession était évidemment sincère. Le préfet, cependant, n’en fut pas satisfait… Plus il avançait dans l’instruction de cette affaire, plus les ténèbres y devenaient épaisses ! Quel pouvait être l’inconnu, le monsieur de grosse importance, qui préparait ses mauvais coups dans la campagne de Rennes ? Dubois fit, à nouveau, comparaître Jour-deuil ; mais le gars champenois avait narré tout ce qu’il savait. L’interrogant préfet lui posa donc d’autres questions… « François Bertrand avait-il de la fortune ? — Lui ?… Rien que des dettes. — Comment alors avait-il payé l’imprimeur ? » Le domestique de l’officier ne put répondre, et Dubois poursuivit ses demandes :

« — Pourquoi, Jourdeuil, avez-vous quitté Rennes ?

— Pour venir retrouver un de mes premiers maîtres, le capitaine Fourcart.

— Où demeure le capitaine Fourcart ?

— A Versailles.

— Un voyage qui a duré bien longtemps !

— Ah dame ! lorsqu’on mène des chevaux en laisse, on ne chemine qu’à petites journées… D’ailleurs, je me suis arrêté à Versailles.

— Chez Fourcart ?

— Oui, un jour durant.

— A qui appartiennent les chevaux ?

— Aux officiers Fourcart, Marbot et Maurin.

— Que signifie le chiffre 1205, trouvé dans votre malle ?

— C’est l’adresse du citoyen Marbot : 1205, rue de Miromesnil… »

Le cadet du Bassigny avait dévidé son histoire ; il parut devenir trop discret : on le ramena donc à ce Bicêtre, inspirateur des sages réflexions.

Ce nouvel interrogatoire avait passionnément intéressé Dubois. Jourdeuil, — il n’en pouvait douter, — arrivait à Paris, porteur de quelque message. Mais quels étaient ces officiers, Maurin, Marbot, Fourcart ?… Une note explicative du ministre de la Guerre renseigna promptement le curieux préfet. L’adjudant-commandant Maurin, le lieutenant d’infanterie Adolphe Marbot, le capitaine de grenadiers Fourcart appartenaient, tous trois, à l’état-major de Bernadotte… Etrange en vérité !… Ainsi, Bertrand, l’expéditeur des libelles, entretenait des relations suivies avec les familiers d’un parent, d’un allié du Premier Consul ? Et, soudain, l’avisé Dubois crut tenir le mot de l’inquiétante énigme : le passé de Marcellin Fourcart la faisait aisément deviner… Ardent républicain, protégé autrefois par des représentans de la Montagne, cet Ardennois, né à Mouzon, passait pour être un favori de Bernadotte. Il avait su, tout autant que Simon, gagner le cœur du « général en chef-conseiller d’État. » Son nom se lit souvent, cité avec éloges, dans la Correspondance de l’Armée de l’Ouest : plusieurs faits d’armes et des missions secrètes ; le grenadier, traqueur de Chouans, y apparaît aussi comme un acheteur de consciences royalistes. Et de fait, moitié soldat, moitié agent, le capitaine était de ces finauds qu’appréciait tant l’ancien sergent « Belle-Jambe. » Bernadotte, en ce moment, demandait pour sa créature un grade de chef de bataillon, sans pouvoir l’obtenir. Fourcart le jacobin, mal noté dans les bureaux de la Guerre, venait de recevoir l’ordre de partir pour Rouen, et de changer d’état-major. Il se montrait fort mécontent, se plaignait, et, de jour en jour, différait son départ. La lettre de service datait de floréal ; un long mois s’était écoulé, et cependant l’officier n’avait pas encore obéi… Pourquoi ?

Les indicateurs de la préfecture apportèrent bientôt à Dubois d’autres avis, fort importans. Le suspect Fourcart habitait, à présent, Versailles ; il y demeurait, en camp volant, à l’auberge, au Chariot d’Or, dans un quartier perdu de la ville. Versailles n’était, en ces jours-là, qu’une vaste solitude où la police fonctionnait mal. Le parc, aux murailles croulantes, les Trianons et leurs massifs servaient de champ d’asile à bien des malandrins ; même on avait pu voir, au temps du Directoire, des chauffeurs se clapir dans les bois des Gonards. À l’hôtellerie du Chariot d’Or, Fourcart n’avait donc pas de surveillance à redouter : un espion aurait été brûlé trop vite. Marié, et jeune encore, — il n’avait que trente-trois ans, — le citoyen menait pourtant une existence bien casanière ; sa femme et lui ne fréquentaient personne, sauf un commissaire de police. Pourquoi cette précaution ? Indice révélateur ! signe évident d’une mauvaise conscience !… On savait aussi que cet homme à mystères se rendait à Paris, pour travailler avec Bernadotte ; parfois même, il ne rentrait pas au logis… Pourquoi encore de telles absences ? Oui, pourquoi ?…

Ces divers renseignemens édifièrent tout à fait Dubois, et son fertile cerveau eut vite imaginé une hypothèse ingénieuse… Disposant de plusieurs chevaux, l’adjoint d’état-major, pensa-t-il, se transportait fréquemment dans la banlieue de Rennes : l’inconnu que Bertrand allait voir en cachette, — c’était Fourcart. L’intrigue paraissait bien ourdie ; les cabaleurs étaient nombreux. Ils devaient tenir leurs conciliabules dans quelque villa encore ignorée, mais qu’on découvrirait ; Fourcart, sinon Marbot, leur apportait des ordres, et l’envoi des libelles annonçait de prochaines révoltes… Sans aucun doute, l’Armée de l’Ouest allait se rebeller !

Très fier de sa puissance divinatoire, Dubois alla soumettre ses inductions à la clairvoyance de Bonaparte. Dans le recueillement de la Malmaison, sous la verdure et les senteurs des hauts tilleuls, il raconta sa découverte, et formula son accusation :

— L’instigateur du complot, Général-Consul, n’est pas Moreau : il se nomme Bernadotte.


GILBERT AUGUSTIN-THIERRY.

  1. Voyez la Revue des 15 octobre et 1er novembre.