Constance Verrier/1

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Michel Lévy frères (p. 7-19).



PREMIERE PARTIE



I


Madame Ortolani était une femme charmante. Fille d’un riche gentilhomme de province, et mariée en premières noces au vieux marquis de Grions, elle avait épousé à quarante ans un économiste étranger, chargé autrefois de diverses missions diplomatiques ; homme d’esprit, de science, d’une très-belle figure, encore jeune, et d’un commerce agréable. Elle n’osa jamais avouer que ce fut un mariage d’amour, et pourtant ce n’était pas une affaire de convenances, car Ortolani n’avait ni naissance ni fortune. Ses talents et ses relations lui procuraient des occupations convenablement rétribuées et de l’aisance. Quant à son nom, qui était fort honorable, il ne le devait qu’à lui-même.

La noble famille de l’ex-marquise de Grions, celle du marquis défunt, et toutes les personnes titrées au milieu desquelles madame Ortolani avait passé sa vie, commencèrent par la blâmer et par s’éloigner d’elle ; mais, grâce à son caractère aimable et à un mélange de franchise et d’adresse qui avait un grand charme, elle sut empêcher les ruptures formulées, éviter les discussions, et, peu à peu, ramener à elle la meilleure partie de ses anciennes relations, la partie généreuse ou intelligente. Elle gagna donc à son changement de position de pouvoir faire un choix, une sorte d’épuration.

Elle aimait le monde, non pas précisément le grand monde, mais le monde en quantité. Les relations de son mari étaient nombreuses et variées. Dans sa double carrière diplomatique et scientifique, il avait côtoyé les sommités de l’influence et du talent. En outre, il était frère d’une pianiste célèbre, femme de beaucoup d’esprit et de savoir.

Madame Ortolani ouvrit donc sa maison à plusieurs amitiés sérieuses et à beaucoup de relations agréables. En fait de talents, elle reçut d’abord des artistes étrangers. Tout ce qui arrivait à Paris pour s’y produire était désireux de faire là une première épreuve, devant un certain nombre de personnes compétentes. Mademoiselle Ortolani, la musicienne, était chargée de choisir et d’amener à sa belle-sœur tout ce qui avait un certain mérite en fait de virtuoses.

Un peu plus tard, plusieurs artistes français éminents, appelés à venir juger et protéger leurs confrères des autres pays ou de la province, prirent tout naturellement l’habitude de cette maison confortable, animée, enjouée, dont la maîtresse avait l’art suprême de s’occuper de tous et de chacun, de mettre tout le monde à l’aise en ayant l’air de ne se tourmenter de rien et de s’amuser pour son propre compte.

Ce salon fut un des derniers vestiges de l’ancienne société française. De 1840 à 1855, en dépit des révolutions, il tint sans éclat, sans faste et sans prétentions une place choisie au milieu du monde. Il faut dire au milieu, parce que ce fut un petit point central où toutes les classes de la société furent simultanément représentées, et où les rangs et les opinions les plus contraires furent étonnés de se trouver face à face sans aigreur et sans querelles. On y venait par curiosité d’abord, et on y revenait par goût : dans la semaine, par petits groupes qui se questionnaient, se tâtaient pour ainsi dire, et se séparaient sans s’être entendus, mais sans s’être scandalisés ni haïs ; le lundi, par groupes plus nombreux qui arrivaient à faire masse, et que le plaisir d’entendre une bonne lecture ou d’excellente musique réunissait dans un sentiment commun d’approbation ou de plaisir.

Nous ne dirons rien de plus ici du couple Ortolani, sinon que le mari était estimé et la femme aimée. Celle-ci avait le cœur essentiellement bon et dévoué ; chez elle, l’art d’obliger était orné de toutes les grâces de l’esprit.

Le but de ce préambule est d’expliquer, sans fiction romanesque, comment une liaison romanesque put se former en plein Paris, sans motif d’intérêt et sans occasion d’intrigue quelconque, entre trois personnes que leurs positions, leurs caractères et leurs habitudes ne devaient pas naturellement rapprocher. C’étaient trois femmes : une duchesse, une bourgeoise et une artiste.

La duchesse était madame d’Évereux, son petit nom était Sibylle.

La bourgeoise s’appelait Constance Verrier. Son père avait fait honorablement des affaires lucratives.

L’artiste, c’était la charmante Mozzelli, une cantatrice de second ordre sur le théâtre, mais qui prenait souvent la première place dans les salons, devant un auditoire éclairé.

Toutes trois étaient riches : la duchesse, par droit de naissance ; la bourgeoise, par le talent et l’habileté de son père ; la cantatrice, par son propre travail et son propre talent.

Toutes trois étaient libres : la duchesse, jeune veuve de trente-cinq ans ; la bourgeoise, vieille fille de vingt-cinq ; la cantatrice, sans mari connu et sans âge déclaré ; mais, à la voir entre les deux autres, plus animée que la duchesse et moins fraîche que Constance Verrier, on pouvait juger qu’elle tenait le milieu entre leurs âges par la trentaine.

Toutes trois étaient charmantes : madame d’Évereux, blonde, assez grande, un peu grasse et d’un type des plus nobles avec une expression de bienveillance enjouée qui tempérait la fierté des lignes. Constance, la plus vraiment belle des trois, n’avait ni l’opulente élégance de la duchesse, ni la diaphanéité poétique de l’artiste ; mais elle était admirable de la tête aux pieds : cheveux bruns abondants, yeux et sourcils magnifiques, traits réguliers et d’un dessin achevé, teint pur et d’un coloris de santé morale et physique indubitable ; extrémités mignonnes avec une taille moyenne, de la grâce sans manières, du charme sans coquetterie, un ensemble presque divin, un type dont on cherchait les origines plus haut que celles de la duchesse, car il fallait remonter à quelque céleste influence pour les expliquer.

Sofia Mozzelli était moins belle que Constance et moins imposante que madame d’Évereux ; mais elle plaisait plus énergiquement. Sa pâleur brune et son œil intelligent et passionné faisaient oublier un peu d’épaisseur dans les lèvres et un peu d’exiguïté dans les formes. Elle était petite et d’une apparence fatiguée. Sa grâce, un peu développée par l’art et le travail, avait l’air de n’appartenir qu’à la nature. Sa voix n’était pas de la première fraîcheur, mais elle, avait des accents d’amour ou de douleur qui arrachaient des larmes.

Ces trois femmes avaient beaucoup d’intelligence : la cantatrice pour l’art, la duchesse pour le monde, la bourgeoise pour le monde et pour l’art.

Toutes trois avaient une existence mystérieuse ou problématique. La duchesse avait beaucoup d’amis ; on disait tout bas des amants, mais sans qu’on pût rien affirmer et prouver contre elle. On pouvait prouver davantage contre la Mozzelli, mais on s’accordait à dire qu’elle s’était beaucoup rangée et que d’ailleurs jamais ses sentiments n’avaient spéculé.

Quant à mademoiselle Verrier, on savait qu’elle était irréprochable, et cependant quelques esprits malveillants cherchaient à découvrir en elle une faute, une passion ou un travers, pour expliquer comment une personne riche, belle, aimable et bien posée dans le monde avait refusé tous les partis et tenait toutes les prétentions à distance.

Elle vivait très-retirée, avec une tante de soixante ans. Dès le printemps, elle disparaissait pour s’enfermer à la campagne jusqu’aux premiers jours de l’hiver. Elle allait peu dans le monde, et choisissait son milieu, en personne posée que rien n’entraîne.

Ce fut un étonnement pour quelques juges rigides de la voir apparaître, dans l’hiver de 1846, chez madame Ortolani, où, malgré le bon ton et les belles relations de celle-ci, on ne se piquait ni d’intolérance ni de roideur. C’était comme un terrain neutre où personne ne compromettait personne, et où l’aristocratie ne se scandalisait pas de voir de trop près des penseurs et des artistes sur le pied de l’égalité. Des mères y menaient leurs filles ; mais Constance, n’ayant pas de mère, eût semblé devoir y regarder de plus près. Elle répondit à ceux qui l’interrogèrent que M. Ortolani avait rendu un grand service à quelqu’un de sa famille, et que madame Ortolani ayant beaucoup insisté pour la voir venir chez elle, elle-même aurait cru montrer de l’ingratitude en s’y refusant. Elle ajouta qu’elle ne voyait rien que de bon autour de cette aimable femme, et toute cette explication était la vérité.

La Mozzelli était venue là pour se faire entendre. Mademoiselle Ortolani l’aimait beaucoup ; elle plut énormément dans ce petit monde choisi, elle s’y plut elle-même et y revint souvent. Comme elle n’avait pas encore d’engagement à Paris et que la duchesse, touchée de son beau talent, employait son influence (étendue à plusieurs sphères diverses) à lui en faire contracter un convenable aux Italiens, elle se trouva, vite et naturellement, en rapports de gratitude avec cette noble dame, et elle chanta plusieurs fois chez elle dans l’intimité. Elle y chanta même devant elle seule, et pour lui donner une heure de plaisir sérieux et profond. Madame d’Évereux, sans être artiste elle-même, aimait la musique et s’y connaissait.

Ce fut le hasard qui rapprocha Constance des deux premières. Un soir que l’on chantait au piano chez madame Ortolani, l’accompagnateur se trouva tout à coup malade, et mademoiselle Verrier prit sa place sans réflexion, sans hésitation, en bonne personne qui n’a aucune préoccupation d’elle-même et qui possède un grand fonds de dévouement pour les autres. Accompagner sans répétition préalable avec les chanteurs est un tour de force. La Mozzelli fronça son noir sourcil, et le vieux Lélio, qui chantait avec elle, lui dit en italien à l’oreille : « Il va falloir crier pour couvrir la déroute. » Mais Constance, qui avait entendu souvent l’un et l’autre, les accompagna en maître, les soutint, les devina et les fit si bien valoir qu’en finissant, l’étourdie et sincère Italienne la remercia par une poignée de main et un baiser tendre et respectueux sur ses bracelets. Constance ne s’effaroucha point de cet hommage mêlé de familiarité ; elle sourit, serra la main de la cantatrice, et alla se rasseoir entre sa tante et la duchesse. C’était une place qu’un second hasard lui avait assignée.

Naturellement, la Mozzelli vint recevoir les éloges de sa protectrice, et elle voulut en reporter la moitié sur mademoiselle Verrier. La duchesse loua le talent de la bourgeoise, et rendit délicatement justice à la bonne grâce simple et touchante de son premier mouvement.

— Oh ! le premier mouvement ! s’écria la Mozzelli, il n’y a que cela de bon au monde !

— Trouvez-vous ? dit la duchesse à Constance, avec un sourire de déférence aimable.

Je ne sais ce que répondit mademoiselle Verrier, mais la conversation s’engagea entre elles trois. Après le thé, quand les rangs se furent éclaircis, elles se plurent à la renouer, et la maîtresse de la maison y mêla sa grâce conciliante et son aimable enjouement. Elles se rencontrèrent en visite chez madame Ortolani peu de jours après ; puis le lundi suivant, en grande réunion, et ensuite fréquemment durant tout l’hiver, trouvant toujours du plaisir à se lier davantage. Constance accompagna souvent Sofia, et même elle consentit à faire une partie dans les morceaux d’ensemble. Elle avait une très-belle voix, toujours juste et sûre, et chantait sans regarder personne autour d’elle, les yeux sur son cahier, calme, dans une sorte de recueillement religieux. Madame Ortolani raffolait de cette obligeante et affable nature, qui inspirait à la fois la confiance et le respect. La Mozzelli en était enthousiasmée, et la duchesse regardait en philosophe bienveillant le contraste de ces deux types opposés, qui trouvaient dans l’amour de l’art un point de contact inattendu. La duchesse était une personne discrète et sans effusion, mais naturellement bonne, rarement jalouse des autres femmes, d’intelligence curieuse et chercheuse, étudiant avec calme le cœur humain autour d’elle. C’était là son goût et sa principale occupation ; quand elle rentrait chez elle, elle écrivait ce qui l’avait frappée et tâchait de résoudre, par le raisonnement, les problèmes qui avaient posé devant elle. Elle avait le style coulant, incorrect et souvent un peu vague des femmes d’esprit de l’ancien monde ; mais c’était gracieux, facile, souvent agréable, parfois incisif, généralement bienveillant et impartial. Elle jugeait bien tout ce qui n’était point la passion. Là, sa pénétration s’arrêtait, sa logique se trouvant tout à fait déroutée.

Un matin, vers la fin de l’hiver, la duchesse vint rendre une visite d’adieu à madame Ortolani. Elle allait passer quelques mois en Angleterre, où la crainte d’une révolution en France lui avait fait placer une partie de sa fortune.

Madame Ortolani était sortie, mais elle devait rentrer dans un quart d’heure, et son petit salon était ouvert. La Mozzelli, qui l’attendait, fredonnait devant le piano. La duchesse s’assit devant le feu, et la cantatrice vint l’y rejoindre.

— Eh bien ! ma chère petite, lui dit madame d’Évereux, j’ai échoué tout à fait pour votre engagement à Paris, mais je vous sais engagée à Londres, et je me réjouis d’y aller, puisque je vous entendrai enfin sur la scène.

— Vous allez à Londres, madame la duchesse ? s’écria Sofia avec effusion. Oh ! en ce cas, je n’ai aucun regret de quitter Paris !

— Ne nous dissimulons pas l’une à l’autre, reprit la duchesse, que, toutes deux, nous regretterons là cette charmante maison Ortolani, unique peut-être à Paris, et sans aucun analogue, que je sache, en Angleterre. Je m’étais habituée à cette liberté de l’âme qu’on respire dans ces petits salons, et une des personnes que je regretterai le plus, — en cela, je suis d’accord avec vous, j’en suis sûre, — c’est la belle et bonne Constance Verrier.

— La Costanza ! dit la cantatrice en soupirant, c’est comme un ange qui aura passé dans ma vie ! Je ne sais pas pourquoi je pense à elle à toute heure, comme si ma destinée était dans ses mains. Vous qui savez tout, ma grande duchesse, est-ce que vous pourriez m’expliquer cela ?

— C’est très-facile, répondit la duchesse : les extrêmes se cherchent.

— C’est vrai, mais pourquoi ?

— Pourquoi ? vous le demandez ? Parce que tous et toutes nous aspirons à compléter notre vie morale et intellectuelle par les dons et privilèges naturels qui nous manquent. De même qu’un avare aime beaucoup à vivre aux dépens d’un prodigue, et que, par contre, le prodigue sent souvent le besoin de faire intervenir l’influence d’un avare dans les embarras qu’il s’est créés, de même un homme violent et impétueux éprouve comme un repos réparateur dans la société d’un être doux et tranquille ; de même aussi une femme éprouvée et déçue par la passion aspire à la suave mansuétude d’une âme que les passions n’ont jamais troublée.

— Eh bien ! vous avez raison. Je comprends cela. Mademoiselle Verrier est pour moi un idéal d’innocence, de vertu, de raison et de simplicité. Je voudrais être elle !

— Sans pourtant cesser d’être vous ? dit mademoiselle Verrier en entrant dans le salon.

En se débarrassant de ses fourrures auprès de la porte, elle avait entendu les dernières paroles de la Mozzelli.

— Oh ! je vous demande pardon, répliqua celle-ci ; je voudrais bien cesser d’être moi ! Je ne m’aime pas ; je m’ennuie, je m’irrite, je me connais trop. J’ai besoin d’admirer, de vénérer, de prier quelqu’un, et je ne m’accorde à moi-même qu’un peu d’estime et beaucoup de pitié.

— La singulière créature ! dit la duchesse en s’adressant à Constance. On dirait qu’elle est humble pour tout de bon ; et, cependant, elle n’est pas toujours modeste, je le sais !

— Elle a l’orgueil de l’artiste, c’est son droit, répondit mademoiselle Verrier en souriant à la cantatrice, mais elle a l’humilité chrétienne très-avant dans le cœur, je vous en réponds.

— Vous croyez donc la bien connaître ? reprit la duchesse. Eh bien ! vous seriez plus avancée que moi, qui ne la comprends pas du tout.

— Et moi, est-ce que vous me comprenez ? dit Constance avec ingénuité.

— Vous ! ma chère ! s’écria la duchesse, oh ! très-bien ! c’est si différent !

— Définissez-moi en deux mots : je serais bien aise de me connaître.

— Sage pour cause de froideur : voilà !

— C’est possible, répondit mademoiselle Verrier avec une modeste insouciance ; mais le mot lui sembla risqué, car elle rougit.

— Entendons-nous, reprit madame d’Évereux, qui s’en aperçut. Je ne soulève jamais les voiles de la pudeur ; j’en ai moi-même, malgré mes trente ans passés ; je parle toujours des choses du cœur et de l’esprit. Vous n’aimez, vous n’admirez aucun homme ; vous n’avez pas besoin d’affections vives, et c’est pour cela que vous êtes si charmante et si aimable ; c’est pour cela que vous avez toujours l’esprit présent, les manières bienveillantes, l’âme ouverte à la tolérance ou à la compassion. Il n’y a rien de maussade comme une personne passionnée qui n’est jamais avec vous, ou qui veut vous forcer à monter avec elle sur le dada quinteux de son imagination.

— En ce cas-là, madame la duchesse, répondit Constance d’un ton naïf et sérieux, vous êtes sage aussi pour cause de froideur, car, à quelque moment que l’on vous rencontre, on vous trouve toujours parfaitement aimable.