Constance Verrier/Préface

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Michel Lévy frères (p. 1-6).



Dans la préface de la Nouvelle Héloïse, il y a maintenant cent ans révolus, Jean-Jacques Rousseau disait : « Jamais fille chaste n’a lu de romans. Celle qui, malgré le titre du mien, en osera lire une seule page, est une fille perdue ; mais qu’elle n’impute point sa perte à ce livre : le mal était fait d’avance. »

Depuis un siècle, le roman s’est bien relevé de l’arrêt porté par Rousseau ; il n’est pas nécessairement pernicieux. C’est un instrument qui s’est beaucoup perfectionné. Des mains habiles et fécondes peuvent faire résonner toutes ses cordes. Il peut se prêter à l’enseignement de tous les âges et de toutes les situations ; il peut faire éclore chez l’enfant et développer chez l’adolescent le sens du beau et du bien ; il peut confirmer et consacrer cette notion chez l’homme mûr et chez le vieillard ; mais ce ne sera pas toujours par les mêmes moyens ni avec le même procédé, et il ne serait pas absolument juste de vouloir obliger l’artiste à chanter exclusivement et perpétuellement pour tel ou tel auditoire. Ce qu’il y a de certain, c’est que le roman est une forme qui permet d’écrire alternativement pour tous, au gré de l’inspiration et dans la mesure d’une puissance donnée.

Si Rousseau écrivait aujourd’hui sa préface, dirait-il : Nulle fille prudente n’a jamais lu de romans sans consulter sa mère ?

Non : la prudence étant le fruit de l’expérience, n’en attendons pas de la part des jeunes filles pures. Si elles pouvaient se méfier de ce qu’il leur est prescrit d’ignorer, c’est qu’apparemment elles en auraient déjà quelque notion et que leur candeur ne serait déjà plus très-complète. C’est donc aux parents des jeunes filles que l’auteur aurait à s’adresser, pour leur dire : Ne mettez pas de romans dans les mains de la jeunesse avant de les avoir lus vous-mêmes, et faites, s’il se peut, que vos enfants aient assez de conscience pour ne vouloir jamais rien lire sans votre permission.

Car cène sont pas seulement les romans qui, en s’introduisant dans nos maisons et en traînant sur vos tables, menacent la candeur de vos filles. Il y a beaucoup d’autres livres plus anciens, plus sérieux et beaucoup plus explicites. Il y a la Bible d’abord, livre sublime qui n’a pas été composé pour les jeunes filles, ni même pour les jeunes garçons. Il y a les Pères de l’Église et presque tous les ouvrages de théologie. Il y a Platon et presque tous les philosophes, historiens et poètes de l’antiquité et des temps modernes. IL y a Homère, Dante, Shakspeare, Molière, Gœthe, etc., etc. Il y a tous les livres d’histoire naturelle, de médecine et de chirurgie ; il y a tous les journaux, et surtout ceux qui rendent compte des réquisitoires de cours d’assises ; il y a tout enfin, ou presque tout, car rien ou presque rien n’a été ou n’est écrit pour les jeunes âmes dont ie bonheur et la pureté consistent à ignorer à peu près tout.

Faudra-t-il, parce qu’un ignorant peut en abuser, prohiber tous les médicaments qui, pris à haute dose et sans discernement, peuvent donner la mort ? Jean-Jacques Rousseau, tourmenté de l’idée de ce danger, s’est empressé de marquer son livre d’une étiquette, comme une fiole de pharmacie, déclarant qu’il lui a donné à dessein un titre propre à faire reculer les jeunes imprudentes. Dieu nous garde de railler l’austère naïveté d’un si beau génie, mais il nous est impossible de ne pas songer, en ce moment, à Cassandre, écrivant en grosses lettres sur sa bouteille de vin fin : Poison mortel, pour la préserver de l’ivrognerie de Pierrot, qui ne sait pas lire. Nous nous abstiendrons donc de changer le titre insignifiant de Constance Verrier, et nous espérons qu’il y a peu de parents assez stupides et assez négligents pour confier un livre quelconque aux petites demoiselles, avant d’avoir constaté que ce livre est un traité d’éducation à leur portée.

Nous disons avec intention les petites demoiselles, car, protestant toujours contre la préface de notre cher et grand Rousseau, nous ne croyons pas que le désir de s’éclairer soit, pour toute jeunesse, la pente qui conduise fatalement au mal. Il faut distinguer ce désir, sérieux chez une fille majeure, de la curiosité maladive d’une enfant. C’est pourquoi nous avons montré sans scrupule une vierge pure, arrivée à tout le développement de sa raison, ne reculant pas devant la connaissance des orages et des dangers de la vie, et trouvant là plus de forces pour s’en préserver. Une pareille situation n’est pas tellement exceptionnelle que nous ne soyons pas en droit de l’avoir prévue.

Du moment où l’on nous accordera ceci, nous ne voyons pas pourquoi les mères de famille se scandaliseraient du ton de franchise avec lequel ce livre a été écrit, et du sentiment de droiture qui l’a dicté. Nous savons qu’il traite sans détour des sujets les plus délicats de la vie des femmes : nous l’avons voulu ainsi, parce que la chasteté ne nous a jamais paru en sûreté sous les voiles du double sens. Selon nous, l’anatomie de la pensée doit être faite sans emblèmes gracieux et sans sourires maniérés. C’est dans les coquetteries de la parole que nous trouvons la véritable indécence. Voilà pourquoi, dans ce livre, nous avons touché sans crainte le vif de certaines situations, au risque de déplaire aux femmes qui pratiqueraient encore en secret la philosophie de l’amour au commencement du xvm e siècle. S’il en existe beaucoup, ce ne sont pas celles-là que nous espérons ramener à l’idéal de notre époque. L’utilité espérée de cet ouvrage consiste à montrer l’amour vrai triomphant du sophisme des sens et des paradoxes de l’imagination. Quant aux maris qui craignent la lecture des romans pour leurs femmes, nous les engageons fort, s’ils sont dans les idées de M. le duc d’Evereux, à ne leur laisser lire ni romans, ni mémoires, et nous déclarons être tout à fait ignorant de l’espèce de moralité qui pourrait ne pas blesser leur exquise délicatesse. Nous espérons que ces maris sont rares ; mais nous sommes toutefois persuadé d’une chose : c’est que ce livre sera beaucoup discuté par la plupart de ceux qui le liront, et nous croyons précisément très-utile de soulever ces discussions, dans un temps où l’on ne demande plus guère d’autre talent aux écrivains que celui de ménager beaucoup l’hypocrisie.

George Sand.

Nohant, 18 décembre 1859.