Constance Verrier/3

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Michel Lévy frères (p. 31-42).



III

HISTOIRE DE LA SOFIA MOZZELL


« Je suis née dans l’État de Modène, un petit pays superbe, opprimé par un petit despote fort méchant. Mon père était une manière de sculpteur, comme la plupart des tailleurs de marbre un peu adroits qui exploitent les carrières de Massa-Carrara. Ces braves gens savent imiter divers modèles anciens et modernes. Établissant des maisonnettes aux environs et même sur les flancs de la montagne, ils ont des ateliers en plein vent, où s’arrêtent volontiers les voyageurs, lesquels leur achètent des Cupidons ou des Enfants Jésus, des Flores ou des Madones, les uns croyant avoir à vil prix quelque chose de passable ; les autres, ne songeant qu’à emporter un échantillon travaillé de notre beau marbre blanc, en souvenir de leur promenade.

« Vous pensez bien que mon père était fort pauvre. Moi, j’étais une espèce de montagnarde aux pieds nus. Mes frères portaient des souliers.

« Ceci est un trait caractéristique qui commence bien la série de mes griefs contre le sexe masculin. Dans tout l’État de Modène, des frontières de la Toscane à celles du Piémont, les femmes du peuple et même les petites bourgeoises ne connaissent ni bas ni souliers. Et pourtant, le pays est âpre, les sentiers pierreux, et les hautes montagnes attirent des pluies torrentielles. Si jamais chaussure fût nécessaire à de pauvres petits pieds féminins, c’est là certainement. Mais on nous dit, dès l’enfance, que c’est beaucoup plus sain de n’en pas avoir ; que l’humidité sèche plus vite sur la peau que sur le cuir ; que le pied est beaucoup plus sûr dans les endroits dangereux quand il n’est pas emprisonné ; enfin, que c’est une économie : toutes raisons excellentes, mais qui se trouvent retournées en sens contraire quand il s’agit des mâles. Pour ceux-ci, l’eau est un élément qui enrhume, les pierres, des objets qui blessent, et les forts souliers ferrés, des préservatifs contre la glissade et les chutes mortelles.

— Bah ! dit en riant la duchesse, je ne sais pas de quoi vous vous plaignez ! Vous avez, quand même, un pied charmant, et les rhumes ne vous ont pas gâté la voix.

— C’est qu’il y a des grâces d’état, reprit la cantatrice ; car les pieds mouillés ne sont pas l’unique privilège des Modenaises. Il faut encore qu’elles trouvent moyen de vivre avec la tête exposée aux pluies, aux brouillards ou aux soleils enragés de la montagne ; par la même raison de santé ou d’économie qui les prive de chaussures, on les prive de coiffures aussi. On a seulement daigné condescendre aux besoins impérieux de la coquetterie en leur permettant un chapeau de paille pas beaucoup plus grand qu’une pièce de cent sous, qui se fixe sur le milieu du front ou sur la tempe gauche, au moyen d’un cordon de laine écarlate. Je vous laisse à penser comme cela nous préserve et nous protège ! Mais, en revanche, les hommes ont de bons chapeaux de paille ou de feutre à pleins bords.

« Ces rois de la création cultivent peu la terre ; ils se contentent d’exploiter le roc et de promener, sur des charrettes, de gigantesques morceaux de sucre qu’ils font passer pour du marbre. Les femmes s’occupent des produits de la campagne ; ce sont elles qui en trafiquent : mais, comme les torrents sont énormes, et que la bonne administration du souverain a jugé inutile de faire faire des chaussées et des ponts, chaque jour de marché, on voit, sur les rives de la Magra ou de toute autre rivière, habituellement débordée, les femmes de tout âge retrousser tranquillement leurs jupes, mettre leurs denrées sur leur tête et entrer dans l’eau jusqu’à la ceinture, parfois jusqu’au menton, à leurs risques et périls, et cela sur un parcours d’une heure et demie, car les torrents en prennent à leur aise et occupent souvent un lit d’une lieue de large. Le rivage est souvent plein d’étrangers avertis de cette exhibition, et qui viennent de loin pour assister à la franche et triste nudité de ces pauvres femmes.

— Eh bien ! dit la duchesse à Constance, vous ne faites pas gronder la basse ?

— Non, répondit Constance ; j’écoute et je suis triste ! Je trouve qu’il ne faut pas vouloir ignorer les misères et les injustices de ce monde.

— Bien ! reprit la Mozzelli ; vous y viendrez, à reconnaître que les hommes sont d’atroces créatures ! Savez-vous ce qu’ils font, ces riches voyageurs, ces majestueux Anglais et ces Français aimables qui viennent sur la rive de la Magra les jours de marché ? Ils regardent les jeunes filles avec des yeux libertins et des paroles indécentes ; et, quant aux pauvres vieilles, ils les raillent et rient aux éclats de leur maigreur effrayante. Dans tout cela, il n’y a pas un homme qui nous paierait un jupon de rechange, à moins que… si nous sommes jolies…

— Bien ! bien ! dit la duchesse sans se déconcerter ; c’est là comme ailleurs.

Constance soupira et quitta le piano.

La Mozzelli gardait le silence.

— Eh bien ? reprit la duchesse.

— Eh bien, répondit la Mozzelli en se levant et en faisant, pâle et les yeux ardents, quelques pas dans le salon, c’est pour des jupons, pour des souliers, pour des chapeaux que j’ai quitté ma montagne, mon père, et l’honnêteté de ma pauvre vie. Je n’avais pas quinze ans !

Il y eut un nouveau silence que la duchesse interrompit par cette question tranquille :

— Est-ce que réellement vous passiez ainsi la Magra ?

— Dès l’âge le plus tendre, répondit Sofia avec une gaieté amère.

— Eh bien, alors, reprit la duchesse, si vous n’aviez pas d’autre moyen de renoncer à cet état de naïade… vous avez manqué à la chasteté pour sauvegarder la pudeur ?

La cantatrice était habituée au ton railleur de madame d’Évereux ; elle la savait bonne au fond, sous son apparente sécheresse. Elle continua sans se troubler :

« Mon premier ami fut un beau peintre barbu et chevelu, que j’aimai à première vue et qui me persuada en peu de paroles. J’étais si enfant que je crus à un amour éternel. Il me disait que j’étais si jolie ! et moi, j’avais tant d’expérience et de raison que je n’en demandais pas davantage pour m’imaginer qu’il ne me quitterait jamais pour une moins belle.

« C’est pourtant ce qui arriva. Après m’avoir, pendant deux mois, comblée de petits présents, de bonne chère et de belles promenades en Piémont, il me tint à peu près ce langage : « Ma chère enfant, je suis forcé de te dire adieu. Je suis un fils de famille. J’ai des parents dans le commerce à Marseille, et une cousine fort laide que j’ai promis d’épouser parce qu’elle est très-riche. J’avais seulement demandé à mes parents de me laisser passer un an en Italie pour mon plaisir, avant de me mettre la corde au cou. La somme qu’ils m’ont donnée a été plus que suffisante : j’ai un beau reliquat que je te laisse. Je ne garde absolument que ce qu’il faut pour prendre ce soir le bateau à vapeur. Allons ! tu ne vas pas pleurer, j’espère ! Tu savais bien que nos amours ne pouvaient pas durer éternellement et que je me marierais un jour ! Tu comprends qu’ayant donné ma parole, je ne puis y manquer et tarde» davantage.

« — Et que deviendrai-je, moi ? lui dis-je en sanglotant.

« — Ça ne me regarde pas, répondit-il. Voilà trois mille francs, et je t’ai donné de la toilette pour trois ans. Tu n’as pas à te plaindre. »

« En effet, j’avais tort de me plaindre. Il faisait bien les choses, et ma chute facile et prompte, résultat d’une confiance aveugle et sotte, ne valait probablement pas tout cet argent-là.

« Mais moi, j’en jugeai autrement. Je ne sais quel orgueil, qui s’éveillait en moi pour la première fois de ma vie, me persuada que mon amour pour ce jeune homme était quelque chose de plus que tout son argent, et que vouloir payer cet amour était une insulte, J’avais gaiement et sans réflexion partagé son bien-être et accepté ses dons ; je me croyais sa compagne et son égale. Quand il me parla de salaire, je compris mon opprobre, et, sans ramasser son aumône, je le quittai pour courir du côté de la mer, où je me serais certainement jetée s’il n’eût couru après moi.

« Quand il vit que jamais je n’avais fait aucun calcul, et quand il comprit que je l’avais réellement aimé, il parut m’aimer à son tour, et il me consola en jurant qu’il ne me quitterait pas. Je crus encore en lui et même plus qu’auparavant. Il y a eu un malentendu entre nous, me disais-je. Il s’est imaginé que je ne l’avais suivi que pour être riche. — Et comme j’étais franche, je lui avais confessé imprudemment que, s’il eût été pauvre, je n’aurais pas voulu changer de misère en ajoutant la mienne à la sienne. Mais, en devenant sa compagne, j’avais senti l’amour dans toute sa plénitude, et il n’avait pas compris, lui, que mon cœur était plein du besoin et de la puissance d’aimer. Il m’avait crue cupide et stupide, capable enfin de le quitter pour un peu plus de cadeaux et de luxe. À présent qu’il voyait mon désespoir et mon dédain pour les secours qu’il m’avait offerts, il devait m’aimer autrement.

« Il me jura que je ne me trompais pas, qu’il en était ainsi, qu’il se sentait éperdument amoureux de moi, que toutes ses cousines pouvaient l’attendre et tous ses parents le maudire.

« Nous passâmes encore un mois à nous adorer. Il était beau, il ne manquait pas d’esprit, et son caractère était aimable ; à présent que j’ai traversé le monde et vu des hommes de toutes les conditions, je me rends compte de la vulgarité de ses sentiments et de ses manières ; mais je n’étais pas capable d’en juger dans ce temps-là, et je l’aimais avec une admiration sans bornes.

« Au bout de cette seconde lune de miel, je reçus de lui, à mon réveil, une petite lettre où il me disait à peu près ceci :

« Ma chère amie, je ne peux pas rester plus longtemps avec toi. Je sens que je m’attacherais trop à toi et que je ne pourrais plus te quitter. Ce serait la perte de mon avenir. J’ai dépensé, ce mois-ci, avec toi, mes derniers sous, et mon père, qui ne plaisante pas, me coupe les vivres. Mais, aussitôt rendu à Marseille, j’emprunterai sur ma dot, et je t’enverrai de quoi aviser à ton propre avenir sans retomber dans la misère. Tu as une jolie voix et du goût pour la musique. Tu devrais apprendre à chanter. Ça pourrait te servir un jour. Je te quitte la mort dans l’âme, mais je ne veux pas te tromper, et je compte sur ton courage et ton bon sens. »

« Je crus rêver. Je m’habillai, à demi folle ; j’interrogeai les gens de l’hôtel, qui, en riant, me montrèrent, à l’horizon, la fumée du bateau à vapeur. Il était parti, et moi je repris machinalement le chemin du rivage.

« J’entrai dans les jardins déserts, et abandonnés à tout venant, du palais Doria. La mer était là ; je n’avais qu’un pas à faire pour en finir.

« Mais la raison m’apparut, la froide raison dans toute sa laideur ! Ce jeune homme était dans son droit, dans le vrai, dans le réel. Il ne me devait pas plus qu’il n’avait fait pour moi en me donnant trois mois de bien-être et de plaisirs. Il n’était pas coupable de mes illusions sur l’amour. Il ne pouvait les partager : il avait vingt-cinq ans, il connaissait la vie, il avait des projets, un avenir, une famille. Il eût été insensé de me sacrifier tout cela, à moi, qui ne lui avais sacrifié que mon honneur.

« Ce mot d’honneur, qui errait amèrement sur mes lèvres, me glaça d’épouvante. Il est bien certain que je n’avais pas connu le prix du mien, puisque je l’avais livré sans examen et sans condition. Je me voyais avilie et dégradée sans avoir le droit de rejeter ma faute sur mon séducteur. Mon raisonnement et mon intelligence s’éveillaient dans les larmes, et le désespoir me révélait ma honte. Mon Dieu ! n’eût-il pas mieux valu rester stupide et prendre mon parti de tomber dans l’abjection au jour le jour ? Ce qui est horrible, c’est d’en venir à le comprendre, quand on ne peut pas en effacer la souillure !

« Je n’oublierai jamais les deux ou trois heures que je passai sous les arcades de la terrasse du jardin Doria, à regarder les vagues qui déferlaient à mes pieds. Il y faisait froid, le temps était à la pluie et le vent fouettait mes cheveux dénoués. Chose étrange, je ressentais une sorte de joie sombre en découvrant que j’avais une âme, et que la dure leçon de l’expérience pouvait la modifier, la détruire à jamais ou la relever pour toujours.

« Je cherchais ma volonté, et j’étais tout étonnée de la sentir naître. Mais qu’allait-elle me conseiller et quel usage saurais-je en faire ?

« Retourner chez mon père était impossible, il m’eût tuée. Il n’avait pas cherché à me revoir. Il avait pris chez lui une maîtresse qui ne m’eût pas cédé la place. Je le savais trop pauvre pour m’assister. J’étais persuadée que mon séducteur m’enverrait de l’argent, mais je ne voulais à aucun prix l’accepter, et la première résolution nette qui me vint fut de lui écrire pour lui signifier que je ne voulais rien et que je n’avais besoin de rien. C’est ce que je fis en effet, dès le lendemain.

« Quand j’eus arrêté dans ma tête cet acte de fierté, je me demandai de quoi j’allais vivre. Je n’avais qu’un parti à prendre, c’était de me faire servante, car je ne voulais garder de mon passé que les habits que j’avais sur le corps, jusqu’à ce que je pusse les échanger contre des vêtements conformes à ma véritable position. Tout cet orgueil qui me venait au cœur me donna une grande force et une singulière confiance en Dieu. Bah ! m’écriai-je tout d’un coup, en parlant haut sous les voûtes sonores de la terrasse, la madone n’abandonnera pas ici une pauvre fille de quinze ans, qui ne sait pas seulement si elle aura un morceau de pain aujourd’hui !

« Je ne me trompais pas. Je ne devais pas être abandonnée. Seulement, ce n’est pas la madone qui intervient en pareille affaire. La Providence, qui veille sur les jeunes filles, et qui fait qu’une jolie enfant ne reste pas un jour entier sans pain, c’est le vice qui la guette, la suit et l’écoute.

« Or, en me retournant, je vis que quelqu’un m’écoutait. C’était un vieillard à figure vénérable qui s’approcha de moi d’un air paternel. — Il y a longtemps que je vous observe, me dit-il ; il me semblait que vous aviez l’idée d’en finir avec la vie.

« — J’en ai eu la tentation, lui répondis-je avec confiance ; mais, à présent, c’est passé.

« — Et d’ailleurs, reprit-il, je suis là. Je vous en empêcherais. J’ai eu une bonne idée de venir me promener ici, car je vois que vous êtes désespérée, et peut-être viendrai-je à votre secours. Voyons, que vous est-il donc arrivé ? Je vous connais de vue : vous êtes la maîtresse d’un petit artiste français qui vous donne sans doute de la jalousie ?

« — Il est parti, monsieur, il m’abandonne !

« — Fort bien, répondit-il avec un sourire qui me fit paraître tout à coup effrayante sa figure douce et respectable.

« — Comment, fort bien ! m’écriai-je stupéfaite ; mais aussitôt sa physionomie changea et redevint ce qu’elle m’avait semblé d’abord.

« — Je dis fort bien, reprit-il, comme je dirais : j’en étais sûr. Ce jeune homme était un franc étourdi, indigne de l’attachement d’une charmante enfant comme vous. Je le savais bien, qu’il vous planterait là un beau matin ! Quand je vous voyais, au théâtre, ne chercher votre plaisir que dans ses yeux, et en barque ou en voiture, vous pencher sur lui avec une naïveté d’amour et de confiance adorable, je remarquais son air distrait, son attitude de sultan ennuyé. Ah ! voilà le malheur des jeunes filles ! Elles croient, elles aiment ; on les trompe et on les abandonne !

« Cet homme avait repris un air si bon, que je me laissai aller à causer avec lui : d’abord, j’aimais encore trop mon infidèle pour consentir à le laisser accuser trop sévèrement. Aussi, je me hâtai de le défendre en disant ce qu’il avait voulu, ce qu’il voulait faire pour moi. Et puis, j’éprouvai le besoin impérieux de me relever dans l’estime du premier venu, en exprimant mon dédain pour l’argent et ma résolution de travailler pour vivre. J’eusse mieux fait de me taire, de rentrer à l’hôtel, de vendre une partie de mes toilettes et d’accepter l’argent qui m’arriverait de Marseille. De cette façon, j’aurais pu aviser librement à mon avenir, tandis qu’en affichant mon dénûment volontaire, je me livrais, sans le savoir, à des embûches nouvelles. »

— Et c’est ainsi, dit la duchesse, que les résolutions héroïques sont les pires que l’on puisse prendre.

— C’est égal, dit Constance, quel que soit le résultat, je sais gré à la Sofia d’avoir pris cette résolution-là.