Constance Verrier/5

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Michel Lévy frères (p. 55-67).



V


Constance était muette d’indignation. La duchesse souriait moins gaiement que de coutume : mais sa curiosité l’emportant sur sa pitié :

— Je ne comprends guère, dit-elle, la fantaisie de cet horrible vieillard… au lieu de chercher à se faire aimer de vous…

— Il me confessa lui-même la bizarrerie de son système, répondit la Mozzelli, et même il l’avoua sans trop d’effort, avec plus d’esprit que de repentir. Il était fort éloquent, et rien ne l’embarrassait.

« — J’étais amoureux de vous, me dit-il, dès le temps où je vous rencontrai au bras de votre amant. Votre extrême jeunesse, votre figure d’enfant honnête et bon m’avaient gagné le cœur. Mais, à mon âge, l’amour est plus compliqué que vous ne pensez. Il s’y mêle un instinct de paternité, une adoration pour les grâces de l’innocence. J’avais donc besoin de restituer cette innocence à votre être moral et d’être aimé de vous, non pas comme un protecteur utile, mais comme un ami véritable. J’avais obtenu ce résultat, le reste ne vous regardait pas et n’eût rien enlevé à la pureté de votre âme, à la douceur élevée de nos relations. Vous avez eu tort de vous méfier. Vous avez veillé comme Psyché, et, comme elle, vous avez mis l’Amour en fuite. À présent nos rapports ne peuvent plus être les mêmes, vous recouvrerez la santé, mais vous ne me chérirez plus, je le sens bien. Vous allez peut-être vouloir me quitter…

« — Vous en doutez ! m’écriai-je. Quoi ! vous n’en n’êtes pas sûr ?…

« Je m’arrêtai, frappée de l’expression satanique qui reparaissait sur cette figure blême et fine. L’instinct de la conservation m’éclaira tout à coup, et, soit que ce fût une exagération de mon horreur pour cet homme, soit que mon raisonnement soudain fût logique, je m’avisai du péril où je me livrais si je faisais la moindre menace. Le comte devait craindre mes révélations, et il était peut-être capable de tout. Je feignis donc de croire que notre amitié, épurée par son repentir et ma vigilance, pouvait renaître après cette ignominie.

« Je consentis même à passer un instant pour une créature intéressée qui ne renonçait pas aux avantages de l’éducation et du bien-être. Je le laissai parler et même espérer qu’à force de soins et de bontés, il fermerait cette blessure. Il y eut, je dois l’avouer, quelque chose de grand, à ce moment-là, dans son âme maudite : vous allez voir.

« — Qu’espérez-vous donc de moi ? lui disais-je. Que je pourrais être votre maîtresse sans dégoût et sans avilissement, après que vous m’avez fait comprendre la beauté d’une affection pure ? Eh bien ! cela est impossible : je vous mépriserais !

« — Je le comprends, s’écria-t-il. Aussi je vous remercie et vous bénis de cette sainte colère où vous voilà. Être subi et trompé, c’est la destinée des vieillards, et j’y avais échappé jusqu’à ce jour. Je pourrais y tomber si vous étiez une fille vulgaire. Je vous aime si éperdument que je me contenterais de vos rares moments de pitié, si vous ne pouviez rien de plus pour moi. Mais vous conserveriez votre haine et votre ressentiment, et je serais le plus à plaindre de hommes. J’aime bien mieux que vous me rendiez votre amitié filiale, et si vous pouviez me la promettre, je vous jure sur tout ce qu’il y a de sacré au monde, sur votre propre cœur, où j’ai cultivé la candeur et la droiture, — vous ne pouvez pas nier cela, — que je vous respecterai, même dans ma pensée, et que vous dormirez réellement désormais sous mon toit comme sous celui d’un père.

« Ne croyez pas, ajouta-t-il, que celui de mes deux amours pour vous que vous maudissez et que vous méprisez, soit le principal à mes propres yeux. Non ! C’est l’amour paternel qui est le plus fort ; c’est lui qui est le but de mon dévouement, et la joie, la gloire de mon avenir. Vous deviendrez une grande artiste si vous restez près de moi ; c’est là mon rêve et mon ambition. L’autre amour… oubliez-le, soyez censée ignorer qu’il a existé. Tenez, il n’existe plus ; votre malédiction l’a fait disparaître ; j’en rougis, si vous exigez que j’en rougisse. Continuez à être ma fille, ma création, mon enfant, mon idéal, comme vous l’étiez dans votre conscience et dans vos chastes épanchements. Ne m’ôtez pas le seul bonheur qui me reste. J’ai une femme infirme et dévote, des enfants ambitieux et positifs. Je ne suis pas aimé dans ma maison. On m’accorde une certaine supériorité d’intelligence, mais on me reproche de n’avoir pas l’instruction lucrative et d’aimer mes rêves plus que la fortune. Soyez à vous seule toute ma famille. Ne me laissez pas désespéré, abandonné dans la vie. Songez que les années d’un vieillard sont comptées, et que c’est presque un crime de le délaisser et de marcher sur son dernier espoir. »

« Tout cela était mieux dit que je ne vous le rapporte, et sa jolie figure retrouvait des éclairs de sensibilité, à tel point que de vraies larmes semblaient couler de ses yeux pénétrants, tantôt doux comme le ciel, tantôt pétillants comme des étincelles. Je sentais que s’il ne m’eût pas indignement trompée et s’il n’eût pas été marié, son âge ne m’eût pas empêchée de l’aimer, de l’épouser s’il l’eût voulu, et de lui être fidèle.

« Mais cette demi-persuasion, à laquelle, malgré ma résolution de feindre, je me sentais entraînée, redoublait précisément ma terreur. Si je laisse cet homme s’emparer de ma confiance, je suis perdue probablement, me disais-je, et, quelque jour, j’aurai à me haïr moi-même étrangement. Je ne serai plus qu’une fille entretenue, ou une héritière de contrebande, ce qu’il y a de plus lâche au monde.

« Je lui laissai croire que j’étais calmée, rassurée, et je le priai de me laisser seule à mes réflexions pendant quelques jours. Mais, dès qu’il fut parti, je sentis ma résolution bien arrêtée.

« Malgré tous ses serments, ma méfiance était éveillée et ne pouvait plus se rendormir. J’avais exigé que l’affreuse vieille sortît de la maison à l’instant même : mais au bout d’une heure, elle rentra sous prétexte de faire ses paquets et d’emporter ses hardes. Je ne pouvais la chasser de force et elle essayait par mille câlineries de me désarmer, disant qu’elle ne devinait pas en quoi elle avait pu me déplaire. Je n’osais m’expliquer avec elle, bien qu’elle fût certainement la complice de son maître, et je craignais réellement qu’elle n’eût l’idée de m’empoisonner, soit par l’ordre de celui-ci, soit de son propre chef, pour ensevelir avec moi un secret qui n’était peut-être pas sans précédents du même genre.

« Aussi je refusai de manger et de boire quoi que ce soit à l’heure du déjeuner. Je sortis dans le jardin en lui disant que j’allais rentrer et en lui ordonnant de me faire du café.

« Je me glissai alors vers la petite porte de l’enclos ; mais je la trouvai fermée à double tour, et, revenant sur mes pas, je remarquai que le jardinier, sans en avoir l’air, veillait sur l’issue principale. J’étais donc gardée à vue, les murs et les fossés de l’enclos étaient difficiles à escalader ou à franchir, et j’étais si affaiblie que je ne pouvais plus compter sur mes forces de montagnarde sauvage.

« Je résolus d’attendre la nuit, et je passai la journée à travailler avec une apparente assiduité. Je fis encore un tour de promenade au soleil couchant. Je pris congé de mes fleurs, de mes oiseaux, de toutes ces choses pures que j’avais appris à aimer, et qui étaient aussi innocentes de ma honte qu’indifférentes à ma douleur.

« Quand tout fut bien sombre, je me glissai de nouveau au fond du petit parc, et j’y trouvai le jardinier bossu qui faisait bonne garde, tandis que la Rita préparait dans la maison un certain mets que j’avais paru désirer, afin de lui rendre la confiance. Ce jardinier était aussi assez sournois, mais très-poltron, je l’avais remarqué. Je me jetai sur lui à l’improviste et lui mis devant la figure un pistolet que j’avais pris dans la chambre du comte, et qui n’était peut-être pas chargé. Mais j’avais l’air si résolu à lui brûler la cervelle, qu’il me donna la clef sans hésiter. Je lui ordonnai d’ouvrir lui-même la porte, en le tenant toujours en joue, et je m’élançai dehors comme une flèche, comme un éclair, comme une folle.

« Je courus dans la direction de la route qui longe la grève, mais, faisant, avec assez de présence d’esprit, des zigzags dans la prairie ombragée, pour dérouter le bossu qui me suivait, et dont j’entendais les longues jambes craquer derrière moi comme celles d’un squelette. J’avais eu l’imprudence de jeter mon arme, et sans doute il s’en était aperçu.

« Je le sentis très-près de moi, au moment où je gagnai la route ; mais un voiturin arrivait sur nous, et mon persécuteur s’arrêta. Je compris que si je laissais passer cette voiture, il pourrait s’emparer de moi sur le chemin désert. Je me jetai à la tête des chevaux, en demandant une place. Le conducteur voulut me repousser, les voyageurs qu’il conduisait ayant loué son legno pour eux seuls.

« C’étaient des Anglais qui mirent le nez à la portière, et qui, entendant la voix d’une femme, m’offrirent de me faire monter dans l’intérieur avec eux. Je refusai, disant que je n’allais pas loin, et suppliant seulement qu’on me permît d’être sur le siège ou sur le marchepied. Cette faveur me fut octroyée. Le cocher me prit à côté de lui et fouetta ses chevaux. Où allions-nous ? je n’en savais rien, mais nous tournions le dos à Gênes, et j’étais sauvée.

« Cette fois, je n’avais pas fait la folie de partir les mains vides. Je ne voulais plus être à la merci du premier passant que la faim me forcerait d’implorer. J’avais emporté cent livres sur trois mille dont ma bourse avait été garnie par le comte. J’étais vêtue très-simplement, mais assez chaudement pour supporter le voyage au grand air ; on était en plein janvier. Quand nous arrivâmes, vers minuit, à Chiavari, où les voyageurs devaient coucher, je me reconnus. Je payai le conducteur, et je m’enfuis pour échapper à ses questions et à ses offres de services.

« Il m’avait dit qu’il conduisait ses trois Anglais à Florence par Lucques. Je ne voulais pas traverser mon pays. Je m’enquis d’une diligence pour Sarzana. J’arrivai à temps, cette diligence partait. À Sarzana, je ne pris que le temps de manger, car j’étais à jeun depuis vingt-quatre heures, et je partis pour Parme, où je me reposai un jour sans me montrer. De là, je gagnai Vérone, où la destinée m’arrêta.

« Je m’étais demandé, en voyage, de quoi j’allais subsister quand j’aurais dépensé la misérable somme dont je ne m’étais pas munie à d’autre intention que celle de pouvoir fuir. Au milieu des rêves qu’il m’était permis de faire, celui de continuer l’étude de la musique dominait tous les autres. Mais il me fallait gagner de quoi payer mes études, ou, au moins, de quoi vivre en étudiant seule, et je ne voyais que le théâtre qui pût accueillir un pauvre enfant perdu comme moi. Je n’en savais pas encore assez pour espérer le moindre succès. Mais là, du moins, j’entendrais les premiers sujets, et je pourrais peut-être me former par la seule audition, comme tant d’autres !

« Il s’agissait de savoir si j’étais capable de chanter les seconds rôles, ou même les troisièmes. Je me rendis au théâtre, et j’entendis outrageusement siffler la prima donna. Elle avait pourtant du talent, la pauvre fille, cent fois plus de talent que je n’en avais alors ; mais elle était vieille, fatiguée, et chantait tout son rôle un quart de ton trop haut. Dès le lendemain, j’allai m’offrir pour la remplacer. C’était un coup d’audace ; mais j’avais compris que le public tenait peu de compte de la science et ne demandait que des moyens.

« Le directeur de la troupe musicale, un vieux connaisseur très-ironique, se mit au piano et me fit chanter quelques phrases. — C’est bien, me dit-il mélancoliquement, vous avez tout ce qu’il faut pour réussir ici : une voix magnifique, une jolie figure et une ignorance effrontée !

« — Je le sais, lui répondis-je en riant, mais quand la pauvre fille, sifflée hier soir, a débuté, en savait-elle plus que moi ?

« — Non ! elle ne savait rien.

« — Eh bien, elle a appris, elle a réussi, et, à présent qu’elle en sait assez, elle ne réussit plus ; elle a fait son temps, laissez-moi faire le mien.

« Je débutai huit jours après dans la Gazza ladra, après trois répétitions et des journées entières consacrées à apprendre en secret mon rôle, que je ne m’étais pas vantée de ne pas savoir. Mais j’avais étudié les principaux airs avec un bon professeur, et je ne les disais pas trop mal ; je n’avais pas la moindre notion de l’art dramatique, ni de la mise en scène. Mais, en Italie, tout s’improvise, l’amour, la guerre, l’art et le succès. Le mien fut complet : ma gaucherie plut comme une grâce et ma jeunesse comme un mérite. Tout ce que je manquai ou estropiai misérablement fut accueilli par des rires pleins de bienveillance ; tout ce que je réussis fut applaudi avec enthousiasme. Enfin, le public véronais m’adopta comme un enfant que l’on veut gâter, et mon engagement fut signé après la représentation, non sans beaucoup de sarcasmes de la part du vieux directeur et de mes nouveaux camarades.

« Si j’eusse manqué d’intelligence et de volonté, j’étais perdue ; car on avait mis beaucoup de mes défauts sur le compte de l’émotion, et si j’avais dans le public une majorité de partisans bénévoles, je ne devais peut-être pas tarder à y trouver une réaction inquiétante. J’en étais parfois épouvantée, mais je me disais : Aide-toi, le ciel t’aidera ; et je fis si bien que, d’une représentation à l’autre, on put constater des progrès qui désarmèrent les auditeurs scrupuleux et le directeur lui-même.

« Au bout de trois mois, j’étais réellement une actrice passable et une cantatrice bien douée qui donnait de l’espoir.

« J’eus encore un prodige à obtenir du ciel. C’est, étant forcée d’embrasser ma carrière à un âge où les moyens mêmes ne sont pas complets, de ne pas perdre ces moyens par une fatigue prématurée. Je n’avais pas seize ans, et je grandissais encore. Mais à peine avais-je quitté la fatale maison où l’on s’était joué de ma santé et de ma vie, que ma bonne constitution avait repris le dessus. Je n’avais plus de migraines ni de langueurs. Les émotions du théâtre étaient une issue naturelle à mes besoins d’action. Je dormais comme une pierre et je mangeais comme un jeune loup. Ma voix acquérait de l’éclat sans perdre de sa fraîcheur. Moi-même, j’acquérais une certaine beauté, de la grâce et de l’élégance. J’étais bonne fille, excellente camarade. J’étais aimée, j’étais heureuse ! »

— Vous étiez aimée, dit en souriant la duchesse, dites-nous donc ça !

— J’entends, répondit la Mozzelli. Vous ne me demandez pas l’histoire de ma carrière artistique, mais celle de mon cœur ; aussi j’ai passé vite sur mes aventures de théâtre, et je reviens à celles qui vous intéressent.

« J’étais aimée, vous ai-je dit, aimée de mes camarades, de mon directeur et de mon public. Mais je l’étais plus particulièrement du signor Ardesi, le jeune basso-cantante, comme qui dirait le Tamburini en herbe de la troupe. C’était un beau garçon, brun, grand, maigre, des yeux superbes, une voix de tonnerre, un cœur excellent, un caractère gai, un artiste véritable. Il savait la musique, lui ; il savait chanter ; il donnait les plus belles espérances. Mais il ne devait pas vivre, par la raison que quand, par miracle, un homme est capable d’aimer, il faut qu’il meure bien vite, afin de laisser le monde à ceux qui n’aiment pas.

« Quand je le perdis… »

— Oh ! oh ! doucement ! s’écria madame d’Évereux, vous sautez au moins un chapitre.

— Pourquoi pas ? reprit la cantatrice. Je vous ai promis le récit de mes déceptions et rien de plus ; mais vous voulez tout savoir ! Eh bien ! j’y consens ; si je tombe dans la psychologie, nécessaire quelquefois pour expliquer les variations du cœur et de l’esprit, ce sera votre faute.

« Quand ce pauvre Ardesi m’entendit la première fois, il vint à moi dans l’entr’acte et me dit, me tutoyant d’emblée, comme c’est encore l’usage dans les troupes de province, en Italie : — Ma chère petite, tu devrais travailler, car tu as de l’avenir. — Fais-moi travailler, lui répondis-je, et je te devrai plus que la vie.

« Il me prit au mot et vint chez moi dès le lendemain. C’était un fort galant homme, et il ne voulut pas perdre le mérite de sa générosité en m’exprimant son amour. Mais cet amour était sincère et dévoué, et je ne fus pas longue à m’en apercevoir.

« Comment la reconnaissance me gagna, ne me le demandez pas trop ; je serais forcée d’avouer que je ne m’en souviens pas bien. Et que ceci ne vous paraisse pas le fait d’une fille trop légère. J’étais, à ce moment de ma vie, plus et moins que cela. J’étais ivre, j’abordais le théâtre et j’entrais dans l’art. J’avais du succès et de l’espérance ; je sortais d’un rêve affreux, d’un cauchemar et d’un effroi mortels ; je sentais le besoin impérieux de vivre, de rajeunir, c’est-à-dire de me retremper, par l’amour jeune et vrai, dans la foi qui me quittait. J’étais naturellement en réaction violente contre l’hypocrisie qui s’était jouée de moi, et tous mes doux souvenirs de la villetta de Recco étaient empoisonnés. J’étais pressée d’oublier ces joies perfides, cette amitié maudite. Tout ce qui pouvait me jeter bien vite dans un courant contraire m’appelait irrésistiblement. Je ne fis point de réflexions, je n’eus pas de repentir, je ne cherchai plus dans ma conscience le mot de ma destinée. J’étais artiste, Ardesi était mon initiateur, mon protecteur contre des rivalités dangereuses, mon conseil et mon ami. Je lui dois en grande partie ce que je suis. Je ne l’oublierai jamais, et je ne rougis pas de son souvenir. »