Constance Verrier/8

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Michel Lévy frères (p. 81-106).



VII


— La Mozzelli est arrivée, n’importe comment, au scepticisme, répondit mademoiselle Verrier. Que ce soit sa faute ou celle des autres, nous ne sommes pas ici pour faire son procès. Elle a vécu dans un méchant monde, et peut-être y a-t-elle vécu aussi bonne et aussi sage que cela était possible, relativement.

— Ainsi, vous me donnez l’absolution ? dit la cantatrice à mademoiselle Verrier. Vous, le bel ange des cieux, vous ne me damnez pas ?

— Je ne damne personne, et je vous excuse particulièrement ; cependant je ne vous absous pas autant que vous le prétendez. Je crois au libre arbitre, et, tout en mettant les fautes et les égarements de votre vie en grande partie sur le compte d’une certaine fatalité, je regrette que vous ne soyez pas arrivée à une meilleure solution en terminant votre récit. J’espérais mieux de vous.

— Qu’espériez-vous d’elle ? demanda la duchesse.

— J’espérais, reprit Constance, ou son humble réconciliation avec le genre humain, qu’elle n’a peut-être pas le droit de tant mépriser, ou une sorte de soumission religieuse aux misères de ce monde.

— Bien ! je comprends. Voilà mon arrêt, dit la Mozzelli un peu blessée et fort triste. Vous êtes sévère comme la vertu. Mais savez-vous ce que je pourrais vous répondre ?

— Répondez, ma chère, ne vous gênez pas, dit Constance.

— Eh bien, je vous répondrai que la vertu n’est peut-être pas souvent autre chose que l’ignorance du mal, et que, si on vous eût jetée dès l’enfance dans le même milieu que le mien, vous ne vaudriez peut-être pas mieux que moi à l’heure qu’il est.

— Oh ! cela est fort possible ! répondit Constance avec bonté. Laissez-moi justement partir de là pour vous dire que vous n’êtes pas ce que vous pourriez être. Vous avez une très-grande intelligence et des forces réelles, des forces étonnantes pour opérer des révolutions dans votre existence. Tout ce que vous nous avez dit en est la preuve. Je ne sais pas si, dans les mêmes situations, j’eusse trouvé autant de ressources dans ma volonté et de courage dans mon caractère. Voilà pourquoi je ne veux pas que vous ayez le droit de rester en chemin et de vous arrêter à ce paradoxe, — car c’en est encore un, croyez-moi ! — qu’une moitié du genre humain a le monopole de l’amour vrai, tandis que l’autre sexe est relégué dans le cercle de la brute. Cette belle maxime me paraît dictée par l’amertume du cœur et par un reste de maladie de l’intelligence. Après des années de suicide moral, il est naturel que vous ayez encore de ces plaintes-là sur les lèvres, par habitude ! Mais vous devriez, je crois, vous raisonner encore et très-souvent, afin d’arriver à l’esprit de justice, sans lequel il n’y a ni raison ni bonté sérieuses. À mon tour, j’ai dit.

— Eh bien, mais ! c’est fort bien dit, s’écria la duchesse, qui écoutait Constance avec beaucoup d’attention, et qui avait eu les yeux fixés sur elle pendant presque tout le récit de la cantatrice. Je vois que nous sommes parfaitement d’accord toutes deux, parce que nous sommes logiques et calmes. Quant à cette chère exaltée, voilà qu’enfin je me l’explique : elle a le cerveau malade. Pardon, Sofia ; mais, vous voyant si charmante, je ne pouvais pas croire que vous fussiez folle ; vous l’êtes, tout est dit.

— Comment ! je suis folle ? Pourquoi ?

— Parce que vous demandez l’amour que vous n’êtes plus capable de ressentir. Vous voyez, je me répète.

— Vous croyez cela ? dit la Mozzelli piquée au vif.

— Oui, je le crois, dit la duchesse. Vous n’avez réellement aimé qu’une fois, à savoir, la première, quand vous sentiez l’amour sans le raisonner. Du moment que vous l’avez analysé et disséqué, votre imagination seule a été éprise de ses propres chimères, et aujourd’hui, n’ayant plus que de l’imagination à donner, vous exigez un cœur en échange. Ce n’est pas juste, et l’homme qui vous donnerait le sien serait fort à plaindre. N’est-ce pas ce que vous pensez aussi, Constance ?

— Peut-être avez-vous raison, répondit mademoiselle Verrier ; mais je n’ai pas été aussi loin. Je ne suis pas tout à fait compétente. C’est la première fois de ma vie qu’une situation de ce genre est offerte à mon examen. J’aurais besoin d’y réfléchir, et, en tout cas, je vous avoue que je ne suis jamais bien pressée de condamner les gens et de leur dire : Vous êtes perdus !

— Merci, Constance ! s’écria la Sofia, vous me laissez l’espoir de guérir, vous ! Je déclare que vous êtes bonne, et que madame la duchesse est très-dure.

— Non, mon enfant, reprit madame d’Évereux. Je crois que l’on guérit de tout, même de la folie. Écoutez beaucoup mademoiselle Verrier, questionnez-la sur ce qu’elle entend par l’amour vrai. Je suis certaine qu’elle vous donnera une de ces définitions que les grands esprits savent trouver, et qui nous frappent au point de faire époque et même révolution dans notre vie morale. Voulez-vous, Constance ? Voyons, j’ai peut-être besoin aussi d’une synthèse, moi qui parle. Si vous nous racontiez votre histoire ?

— Moi ! répondit Constance en rougissant ; mais je n’ai pas d’histoire, et ce que je pourrais raconter serait fort insipide. C’est vous, madame la duchesse, qui pourriez nous donner un sage enseignement, si vous ne nous trouviez pas indignes de l’entendre. Vous avez beaucoup réfléchi, beaucoup écrit, à ce qu’on assure, et pour vous seule, malheureusement, ou pour un petit nombre d’amis privilégiés.

— Si je vous raconte ma vie, dit la duchesse, me promettez-vous toutes deux, et vous surtout, Constance, de la juger franchement, et de ne me ménager la critique en aucune façon ?

— Si vous l’exigez… dit Constance.

— Oh ! quant à moi, dit la Mozzelli, je vous promets d’être fort sévère, et si je vous trouve… illogique, je ne me permettrais pas de dire folle, je déclare que je le dirai sans ambages.

— Soit ! dit la duchesse. Eh bien, je commence et je dis : Deuxième partie… de notre veillée : Histoire de la duchesse d’Êvereux.

« Vous savez d’où je sors ; je n’ai pas besoin de vous ennuyer de mes quartiers de noblesse. Je n’en ai jamais été plus infatuée que vous ne me voyez ; mais je dois vous dire que mes parents en étaient affolés, et que l’on m’apprit le blason avant de m’apprendre à lire.

« Ce que l’on m’apprit, du reste, ne fatigua pas la cervelle de ma gouvernante. Ma mère trouvait qu’une fille de qualité doit savoir rédiger des billets d’invitation, chanter une petite romance et monter à cheval pour suivre un jour, au besoin, les chasses de la cour ; de plus, avoir de grandes manières, c’est-à-dire une certaine façon de regarder, de remuer les bras, de s’asseoir et de tenir chacun à sa place ; abominer certaines locutions, comme la bonne société, battre les cartes, etc. ; juger les gens sur ces graves indices avant tout ; ne pas pardonner un manque de savoir-vivre ; enfin, parquer, dans un certain enclos de certaines convenances, la seule portion saine et intéressante du genre humain ; regarder tout le reste comme une tourbe, et ne dire mes semblables qu’à un point de vue religieux et chrétien, sans application réelle à la vie pratique.

« Ma mère avait été belle du temps de l’empereur, mais elle se vantait de ne l’avoir jamais vu, et même d’avoir quitté sa fenêtre, un jour qu’il passait. C’était en Allemagne ; ma famille avait émigré et ne rentra en France qu’avec les Bourbons.

« Mon père n’avait aucune initiative dans le caractère. C’était un homme d’esprit qui ne voyait pas par les yeux de sa femme, mais qui, par crainte d’une lutte quelconque, ne marchait que par son ordre ou avec sa permission. Il se vengeait de son esclavage par le sarcasme ; ma mère ne comprenait pas ou ne voulait pas comprendre. Pourvu qu’elle fut le chef actif de la famille, le plus ou moins d’adhésion ou de satisfaction personnelle du mari ou des enfants ne l’embarrassait guère.

« C’était, au demeurant, une excellente femme, charitable, juste et enjouée. Dès mes premiers ans, je vis l’ordre et l’union régner autour de moi ; mais je dois à la vérité de dire que la tendresse n’y était pour rien, et que le verbe aimer ne frappa jamais mes oreilles. Mes parents ne semblaient pas croire que l’affection fût nécessaire au bonheur. Ils avaient placé leur contentement dans des choses tout extérieures : la fortune, la considération, l’opinion, les relations, les alliances, que sais-je ? C’était une serre froide où je grandissais tranquillement, sans soleil et sans orages.

« J’avais à peine seize ans quand on me maria à ce charmant duc d’Évereux, le plus aimable, le moins aimant des beaux. C’était tout à fait l’homme qui convenait à ma famille. On ne me demanda pas s’il me convenait. Au reste, si on me l’eût demandé, j’eusse répondu affirmativement. Il était le plus élégant, le mieux mis et le mieux élevé des jeunes gens de notre monde. J’étais une grande niaise confiante, un peu opprimée par les puérilités systématiques de notre intérieur, avide de l’inconnu, ne doutant de rien, fière d’être appelée madame : une table rase, en un mot.

« Les chiffons, les voitures, les diamants, les armoiries remplirent ma cervelle et mes journées pendant deux mois. Après quoi, on me couvrit de perles et de guipures, et l’on m’ordonna de répondre oui à tout ce que me demanderaient M. le maire et M. le curé. Je répondis oui sans émotion ; je n’avais pas écouté les demandes.

« Ne croyez pas cependant que je fusse une créature stupide. J’avais ma petite critique intérieure sur toutes ces choses auxquelles j’appartenais, et je sentais bien qu’elles eussent plutôt dû m’appartenir ; que le cadre est fait pour le tableau et non le tableau pour le cadre ; mais, avec l’esprit de mon père, j’avais hérité de son horreur pour la lutte ; le seul précepte qu’il m’eût donné, — mais il me l’avait donné à propos de tout et dix fois par jour, — était : Tâchons d’avoir la paix ! — et quand il était un peu en colère, il disait cavalièrement, mais avec une grâce charmante : Tâchons qu’on nous flanque la paix ! — Il n’alla jamais plus loin dans son courroux, et la docilité extérieure, avec ou sans conviction, passa dans mon sang à l’état chronique.

« Huit jours après mon mariage, je fus fort étonnée de m’éveiller, un beau matin, avec je ne sais quelle flamme dans le cœur. Ma nonchalance en fut comme éblouie. J’étais ravie et troublée en même temps. J’éprouvais de la honte et de la joie. Le cher duc s’étonna de l’animation de ma physionomie, et, tout ce jour-là, il me regarda d’un air inquiet.

« — Qu’est-ce que vous avez donc ? me dit-il quand nous fûmes seuls.

« — Je ne sais pas, répondis-je.

« — Mais moi, je voudrais le savoir. Tâchez d’expliquer ça !

« — Expliquer quoi ?

« — Une gaucherie que je n’avais pas encore remarquée chez vous : des yeux humides, des frissons de fièvre, des éclats de rire forcés, et tout à coup une rêverie accablée. Êtes-vous souffrante ? vous ennuyez-vous ?

« — Laissez-moi chercher, lui répondis-je. Et quand j’eus un peu rêvé, les pieds allongés sur un coussin, les cheveux dénoués, et mes épaules de seize ans nues sous ses yeux tranquilles ; — je crois que j’ai trouvé, lui dis-je ; du moins, je ne trouve que ça : Je vous aime !

« Toute mon âme, tout mon être, toute ma vie étaient dans ce mot !…

« Le duc trouva le mot charmant. Il me baisa les mains en déclarant que j’étais une ravissante personne.

« — Et vous ? m’aimez-vous ? lui demandai-je avec un peu d’inquiétude.

« Il ne répondit pas ; cette fois, le mot lui paraissait dangereux ou ridicule. Il me fit de jolies phrases et de gracieuses caresses. L’effroi entra dans mon cœur, et je ne pus dormir.

« Quand il s’éveilla, il me surprit à genoux et tout en larmes. Il devint alors tout de glace.

« — Qu’est-ce que cela signifie ? me dit-il en me faisant asseoir ; vous allez être ainsi ? vous avez donc lu des romans ?

« — Jamais !

« — Eh bien, qu’est-ce que vous rêviez donc avant le mariage ?

« — Vous !

« — Cela n’est pas vrai, puisque je suis là et que vous avez l’air de pleurer un absent.

« — Je pleure peut-être un beau rêve, qui serait d’être aimée de vous.

« Et vous trouvez que je ne vous aime pas ?

« — Il me semble.

« — À quoi voyez-vous cela ?

« — À rien et à tout.

« — Vous rêvez : je vous aime beaucoup !

« — Beaucoup, voilà tout ?

« — Ah ! vous voulez que je dise éperdument, passionnément ?

« — Ces mots-là, dits comme vous les dites, me semblent un froid badinage ; mais si vous les disiez autrement, peut-être qu’ils me rendraient folle de joie : qui sait ?

« — Ma chère enfant, répondit le duc, je vois ce que c’est. Vous n’avez pas lu de romans, je veux bien vous croire, mais vous êtes romanesque. Peut-être que vous êtes venue au monde comme ça ! Eh bien ! il faut vous corriger d’une maladie qui ne sied pas à une femme mariée, et que je ne tolérerai jamais chez celle qui porte mon nom. Je vous prie de rester dans la mesure de l’affection que nous nous devons l’un à l’autre, et de ne pas exiger des extases de poëte et des simagrées de théâtre. Soyez naturelle, restez enfant et insouciante, ça vous allait si bien ! Je vous avertis que je ne vous ai épousée que pour avoir une vie tranquille. J’ai eu beaucoup de maîtresses. J’ai inspiré de belles passions. J’en avais par-dessus les yeux. Tout cela est affectation, mensonge ou fumée du cerveau. Je désire être aimé tout de bon, sincèrement, avec confiance, et je vous dirai comme votre père, qui est spirituel et raisonnable : Tâchons d’avoir la paix ! C’est là tout l’idéal du mariage, voyez-vous ! Il n’y en a pas d’autre. Certains transports n’ont pour but que le devoir de perpétuer la famille : votre beauté rend ce devoir très-agréable. Mais les grimaces et les tirades, les reproches et les pleurs sont les fléaux de l’hyménée et les assassins du repos domestique : n’oubliez pas l’avertissement !

« Tout cela fut dit avec douceur, mais avec tant de précision, que je me le tins pour bien dit, et promis de ne point m’en affecter.

« Me voilà donc, à seize ans, amoureuse d’un mari qui me défend de le faire paraître, d’être émue et attendrie dans ses bras, de rêver de lui en son absence, de m’affliger de son air distrait, et de pleurer quand il me raille.

« Je l’aimai pourtant plus d’une année, avec la certitude que j’aimais seule, et ce ne fut pas un petit martyre, croyez-le bien. J’étais si éprise que je craignais, avant tout, de déplaire à mon idole. Je veillais à mes regards, à mes paroles, à mon attitude. S’il me surprenait affaissée dans une rêverie douloureuse, je me levais, je courais au piano, et je jouais une valse ou une fanfare de chasse. Si, profitant de ce qu’il ne me voyait pas, je m’oubliais à le contempler, dès qu’il tournait les yeux vers moi, j’affectais d’admirer mon éventail ou d’arranger mes rubans. Quand, malgré moi, j’avais pleuré, je me cachais comme un enfant coupable. Enfin, je me défendais de trop penser à lui comme si c’eût été une infraction au devoir que d’adorer mon mari.

« Je le redoutais comme un tyran, bien qu’il fût d’un caractère égal et d’une parfaite politesse à tous les moments de la vie. Je ne pouvais me confier à personne ; ma mère m’eût grondée, mon père m’eût raillée. Mes frères et sœurs, tous établis et occupés de leur propre existence, m’eussent engagée à me contenter de la mienne, qui leur paraissait splendide ; mes sœurs m’enviaient mon titre. Je vivais donc dans la solitude de l’âme la plus effrayante, avec un secret dont l’aveu eût achevé d’éloigner et de refroidir l’objet de mon culte. »

— Eh bien ! dit la Mozzelli en interrompant la duchesse, je trouve votre histoire plus navrante et plus sombre que la mienne ! Est-il possible qu’après un pareil mariage, vous qui avez trouvé cela au faîte de la société, vous défendiez les hommes contre mes reproches ?

— Prenez patience, répondit la duchesse ; je vous prouverai peut-être que j’avais tort et que mon mari avait raison.

— Vraiment ? dit Constance d’un air de doute.

— Laissez-moi raconter, et vous conclurez. Mon duc n’était pas une âme de glace. Il aimait. Seulement, ce n’est pas moi qu’il aimait, et ceci ne dépendait pas de lui.

« Il aimait une danseuse de l’Opéra, une créature charmante, une déesse : vous voyez, Sofia, que toutes les grandes dames ne sont pas injustes envers leurs rivales, même quand elles sont au théâtre. La première fois que je vis danser cette péri, je l’admirai sans réserve et je me retournai instinctivement vers le duc. Il se retenait d’applaudir, mais il était horriblement ému ; un tremblement convulsif agitait ses mains gantées ; des larmes, de vraies larmes coulaient de ses beaux yeux noyés dans l’ivresse… Que voulez-vous ? cette divinité avait fait une si étonnante pirouette ! »

— Étiez-vous déjà philosophe à ce point-là ? dit mademoiselle Verrier.

— Non, à coup sûr, répondit la duchesse, mais j’étais douce et résignée, habituée d’ailleurs à me vaincre et parfaitement rangée au joug des convenances. Je ne fis paraître aucune surprise, aucun dépit, et le duc ne se douta pas de ma découverte.

« — Vous êtes-vous ennuyée à l’Opéra ? me dit-il quand nous fûmes en voiture.

« — Je ne m’ennuie jamais où vous êtes, lui répondis-je, et, d’ailleurs, c’est très-beau, l’opéra de ce soir. Mademoiselle *** est un type de grâce et de poésie, ne trouvez-vous pas ?

« — Je ne sais trop ; est-ce qu’elle a bien dansé aujourd’hui ?

« Cette dissimulation acheva de m’éclairer, et je n’eus pas besoin de chercher d’autres preuves.




VIII


« Ma douleur fut immense, mais elle resta à peu près muette. Je n’eus d’épanchement que deux ou trois mois plus tard, c’est-à-dire après la naissance de ma fille. La froideur que mon mari témoigna à cette pauvre enfant, me jeta dans une sorte d’exaspération dont je faillis mourir. C’est alors que j’ouvris mon cœur à une vieille amie, assez négligés jusque-là, mais qui sut provoquer et gagner ma confiance à propos.

« C’était la marquise de… (il est convenu que nous ne nommons personne). Elle m’avait tenue sur les fonts ; c’est à elle que je dois le singulier prénom de Sibylle, et, comme elle était fort cassée, petite, sèche, laide, mais active et futée, quand on nous voyait causer ensemble, on disait que la princesse Gracieuse consultait la vieille fée sa marraine.

« Quand elle m’eut arraché l’aveu de mes peines : — Eh bien ! me dit-elle, où en êtes-vous maintenant avec ce perfide ? l’aimez-vous encore ?

« Je lui racontai fidèlement tout ce qui s’était passé en moi depuis le jour funeste où j’avais saisi la vérité. D’abord, je n’avais eu que du chagrin et point de colère contre ma rivale. Je m’étais défendue de la maudire et de la mépriser. C’était un effet de la crainte que m’inspirait encore mon mari. Je m’imaginais qu’il lisait mes pensées à travers mon cerveau, et que s’il y surprenait de l’aversion contre sa maîtresse, il commencerait à me haïr franchement. Je ne voulais pas compromettre la bonne petite amitié qu’il me témoignait.

« Peu à peu je me fis une telle idée de la puissance de cette femme, que je ne pensai plus à elle sans terreur. Je me sentais l’ennemie et le fléau de ces deux êtres, et je me faisais toute petite pour échapper à leur aversion. Je tremblais quand j’entendais nommer cette danseuse en présence du duc, et je croyais sentir ses yeux sur les miens, bien qu’il n’eût aucun soupçon de mon malaise.

« Puis, cette souffrance comprimée devint si vive qu’elle tourna à l’amertume. Durant la fin de ma grossesse, qui fut assez pénible, ne sortant plus et passant beaucoup d’heures dans ma chambre, je m’avisai de lire des romans. C’était comme une première vengeance que j’exerçais en cachette contre mon mari. Je dévorai Balzac et plusieurs autres ; je ne m’intéressais qu’à ce qui avait du rapport avec ma situation, mais je m’y intéressais si vivement que j’arrivais à m’oublier moi-même pour pleurer sur le sort des femmes trompées.

« En racontant ces détails à la marquise, je conclus par un aveu qui arrivait à mes lèvres sans que mon cœur eût encore osé le formuler ; et cet aveu, c’est que je n’aimais plus le duc, et que même je craignais d’arriver bientôt à le haïr autant que je l’avais aimé.

« — Ah ! voilà justement ce que je prévoyais ! répondit ma vieille marraine. Vous vous jetez dans les extrêmes, et vous tombez dans le faux pour ne pas dire dans le mal ! Le duc avait raison, vous êtes née romanesque, et vos lectures vont achever de vous perdre, à moins que vous ne suiviez mes conseils.

« — Quels conseils ? dites, j’essaierai !

« — Eh bien ! voilà ! Prenez-moi M. de Balzac, M. Dumas, M. Alphonse Karr, M. Eugène Sue, M. Frédéric Soulié, e tutti quanti, et jetez-moi au feu tout ce monde-là. Ce sont des exaltés, des fous, des amants de l’impossible, des abstracteurs de quintessence. Lisez-moi de bons vieux livres, non pas les romans jacobins du siècle dernier, qui sont encore pis que ceux d’aujourd’hui ; mais des mémoires de l’ancienne cour, les faits et gestes de la saine galanterie depuis Louis XIII jusqu’à la fin de Louis XV le Bien-Aimé. Je ne vous dis pas de suivre à la lettre le système des trop promptes et des trop nombreuses consolations ; vous êtes vertueuse et vous le serez peut-être longtemps ; mais, puisque vous avez besoin, pour oublier vos ennuis actuels, de vous nourrir le cerveau d’aventures, lisez au moins des aventures arrivées, et non pas rêvées ou arrangées par vos écrivains à la mode. Connaissez le monde réel et le cœur humain tel qu’il est. Quand vous saurez que les plus belles et les plus nobles femmes de tous les temps ont été trompées ou délaissées pour des péronnelles, qu’elles en ont souffert comme vous en souffrez, mais qu’elles n’en sont pas plus mortes que vous n’en mourrez, et même qu’après s’être beaucoup consolées, — quelques-unes un peu trop ! — elles ont encore été trahies ; qu’elles s’y sont habituées, qu’elles ont fini par en rire et par jouer le même jeu par droit de représailles : enfin, quand le roman véritable, le roman de l’histoire vous montrera les reines, les princesses, toutes les héroïnes du vrai grand monde combattre bravement, tantôt avec prudence, tantôt à leurs risques et périls, pour conserver, à travers toutes les trahisons de l’amour, les seuls avantages sérieux de la femme, à savoir, la beauté, l’éclat de la position, les triomphes d’un juste orgueil et surtout la jeunesse le plus longtemps possible, vous réfléchirez, vous comparerez, vous choisirez votre modèle et vous vous ferez une philosophie.

« Je priai la marquise de résumer d’avance cette philosophie, dont elle avait sans doute fait usage pour son propre compte, et qui, énoncée clairement, serait pour moi un fil conducteur dans le labyrinthe de mes lectures.

« — Non, non, dit-elle, ce que vous demandez n’est pas possible. Chacun puise dans la lecture et dans la réflexion la dose de sagesse dont il a besoin, pour tirer ensuite de l’expérience la dose de hardiesse ou de prudence dont il est capable. Je n’ai jamais été belle, et vous l’êtes. Je n’ai été que piquante et fine ; vous êtes imposante et sentimentale. Ce qui m’a servi ne vous serait bon à rien. C’est à vous de trouver ce qui convient à vos penchants et à votre manière d’être. Soyez tranquille ! cette découverte se fera d’elle-même à mesure que vous vous instruirez.

« Je commentai l’oracle mystérieux de ma vieille sibylle. Mais j’étais encore trop jeune et trop naïve pour le pénétrer. Je suivis son conseil ; je lus tous les pamphlets, tous les mémoires, toute l’histoire secrète des anciennes cours, et, chose remarquable, mon mari, qui eût jeté par la fenêtre les romans modernes comme une funeste apologie de l’amour idéal, me vit sans inquiétude creuser les annales de l’audacieuse galanterie de nos aïeules. Il approuva même cette étude, et je pus m’y plonger sans cacher les volumes au fond de ma chiffonnière lorsque j’entendais sa voix dans l’antichambre.

« Tout ceci m’effraya d’abord, et je faillis jeter là ces livres effrontément véridiques, destructeurs de toute poésie, contempteurs de tout enthousiasme. Il me fallut bien de la volonté pour accepter les poëmes et les héros de la réalité. Il me semblait, au commencement, que tout cela était mensonge ou commérage ; c’est qu’en effet le vrai n’est pas le vraisemblable, et que, pour trouver le beau en ce monde, il faut fermer les yeux et regarder des ombres chinoises dans sa propre imagination.

« On se fait à toute nécessité. Pour moi, c’en était une impérieuse que de connaître la vie comme elle est ; car, malgré tout ce qu’on nous dit du progrès de notre siècle, je suis de ceux qui croient que les mœurs n’ont pas changé. On est plus hypocrite, voilà tout. Franchise ou malice, le règne des passions est absolu et fatal. Il n’y a que la manière de s’en servir qui varie. »

Ici la duchesse s’interrompit pour rire de la figure de mademoiselle Verrier, qui était encore plus étonnée et plus soucieuse qu’elle ne l’avait été durant le récit de la Mozzelli.

— Si vous me faites cette moue-là, lui dit-elle, je ne serai qu’à moitié sincère dans ma narration, tandis que je l’eusse été aux trois quarts, si vous n’aviez fait aucune objection.

— Je n’en fais pas, j’écoute, répondit Constance ; vous n’en êtes qu’aux préliminaires, et j’aurais mauvaise grâce à protester d’avance.

« Quand je revis ma marraine, reprit madame d’Évereux, qui se tint dès lors pour avertie, j’étais résignée sur nouveaux frais. Je lui avouai que mon instruction m’avait coûté beaucoup, puisqu’il avait fallu sacrifier de riantes chimères et renoncer à rencontrer des hommes parfaits dans la vie ; mais je convins aussi de l’effet salutaire de mon désenchantement. Je ne haïssais plus le duc, il n’était plus à mes yeux un ingrat, un despote, un fléau ; c’était un homme comme les autres, ou tout au moins comme la plupart des autres, et même infiniment meilleur que beaucoup de ceux qui composent cette majorité d’emportés, de blasés ou de curieux.

« L’égoïsme était la loi du monde, je le voyais bien et je la subissais aussi, moi qui ne me réjouissais pas du plaisir que mon mari goûtait dans les bras d’une autre. Si j’avais été dévouée dans toute l’acception du mot, je n’aurais pas souffert de son infidélité ; or, ne pouvant me flatter de vaincre en moi la nature au point de chérir la belle personne qui le rendait heureux, je devais prendre mon parti, tuer dans mon cœur un amour inutile et importun, rendre justice aux bonnes qualités de M. le duc, me contenter de son amitié et m’abstenir de tout reproche qui eût amené la discorde dans notre intérieur.

« — Vous voilà enfin dans le vrai, s’écria un jour ma marraine enchantée ; je savais bien que, dans un bon esprit comme le vôtre, les idées saines prendraient le dessus. Si vous eussiez suivi la mauvaise pente du roman, vous étiez perdue, vous querelliez le duc, vous le forciez de quitter sa maison, vous cherchiez la vengeance, vous vous jetiez dans le scandale des procès ou dans les bras d’un exalté qui vous compromettait bien vite, comme font tous ces gens-là ; votre mari se battait avec son rival ; on vous le rapportait mort ou blessé, ou bien il tuait votre amant et vous faisait enfermer dans quelque monastère. Voilà une famille décriée, des enfants abandonnés, une réputation perdue ! Oui, voilà où vous conduisaient les fables, et voilà de quoi vous a préservée l’histoire !

« — Eh bien, maintenant, dis-je à la marquise, me voilà soumise, me voilà calmée ; mais qu’est-ce que je vas devenir, moi ?

« — Ma chère enfant, répondit-elle d’un air pincé, et avec un sourire profond, vous allez élever avec amour votre petite fille, et surtout lui enseigner la raison ! Vous allez conserver une excellente renommée ; que dis-je ? vous allez l’acquérir ; car le monde sait bien que votre époux dédaigne vos perfections pour s’abrutir dans les ronds de jambe, et votre sagesse brille d’autant plus qu’elle est moins appréciée par lui. Vous allez être en vue pour cela, et on vous trouvera d’autant plus charmante que votre rivale est marquée de la petite vérole et plus âgée que vous de dix ans. Enfin, vous allez être belle, vraiment belle, comme le sont les femmes qui ont un peu aimé, un peu souffert, un peu pleuré, et qui se sont arrêtées à temps. Ne vous eussé-je pas rendu d’autre service que celui de conserver vos yeux purs et votre teint uni, je serais encore une bonne fée pour vous, puisque le premier don des marraines à baguette, c’est toujours la beauté.

« La beauté, ma chère ! Vous me demandez ce que vous allez devenir, et vous avez le premier des biens ! Une femme belle est toujours heureuse, croyez-moi, soit qu’elle enchaîne mystérieusement à ses pieds quelques hommes de mérite, soit qu’elle se contente de faire enrager les autres femmes et d’absorber tous les regards. N’attendez pas de moi de mauvais conseils ; je ne vous en donnerai qu’un, qui est bon, à quelque sauce qu’on le mette : c’est d’être fort prudente, parfaitement maîtresse de vous-même, et de respecter les convenances, les apparences si vous voulez, comme l’arche sainte de notre bonheur et de notre liberté. Je ne veux pas sonder les besoins de votre cœur, j’ai la main trop vieille et tremblotante : je ne saurais pas bien distinguer les sentiments secrets qui couvent là sous les ailes du silence. Ne m’en dites pas un mot, et s’il y a, tôt ou tard, éclosion, cachez bien, même à moi, ces indiscrets petits amours que l’on ne doit jamais mettre en nourrice. Ne vous fiez à la discrétion de personne, et souvenez-vous que la Sibylle est votre marraine.

« Je suivis ce bon conseil, je le suis encore, et voilà pourquoi mon histoire est finie. »

— Finie ! déjà ? s’écria la Mozzelli ; finie avant d’être commencée ?

— C’est une histoire d’amour que vous vouliez ? reprit la duchesse. Eh bien ! il me semble qu’elle a été complète. Si je n’ai eu qu’un amour dans ma vie, — c’est peu, j’en conviens, — ce n’est pas ma faute. J’ai aimé mon mari, lui seul, et pourtant…

— Pourtant, dit la cantatrice, vous avez essayé d’en aimer au moins un autre ?

— J’ai essayé d’en aimer plusieurs autres. Je ne suis pas forcée de vous dire si j’ai poussé loin l’expérience. Ceci ne regarde que moi, et je trouve conforme à la pudeur de mon rang et de mon état dans le monde qu’une femme ne raconte pas si son cœur a battu plus ou moins de désir ou de joie, à moins qu’il ne s’agisse de son mari ; et, sur ce point, j’ai été aussi explicite que vous pouviez le désirer. Je vous ai raconté l’invasion d’un trouble mortel et délicieux qui prit d’autant plus d’énergie, qu’à peine avoué, il fut repoussé et froissé. Donc, moi aussi, j’ai connu l’amour, ses langueurs, ses jalousies, ses larmes et ses rêves sans fin. Mais j’ai reconnu à temps que ce prétendu bienfait du ciel était une effroyable maladie de l’âme, et si j’ai une obligation quelconque envers la mémoire de mon cher duc, c’est que cet homme raisonnable et courageux ne m’ait point leurrée d’un faux espoir. Dès le début, il a eu l’esprit et la loyauté de me dire : « Arrêtez-vous, je ne veux pas d’amour dans ma maison. » Bien que l’arrêt fût fort cruel, il a chassé le mal de mon cœur et m’a préservée des passions auxquelles, toute duchesse que j’étais, je me sentais aussi disposée et aussi exposée alors que la première venue.

— Donc, j’avais raison, dit la cantatrice, les hommes ne savent point aimer. Il y a toujours, dans la vie d’une femme, un homme qui remplit l’horrible mission de tuer l’amour dans son cœur. Dans ma vie à moi, il y a eu un lâche assassin, le vieux patricien de Gênes ; et dans la vôtre, madame la duchesse, il y a eu un meurtrier brutal, M. le duc d’Évereux.

— Ou une empoisonneuse comme la Rita de Recco, ajouta Constance ; je veux dire la vieille marquise !

— Bah ! bah ! bah ! répondit la belle Sibylle en se renversant nonchalamment sur son fauteuil avec un rire superbe ; ces meurtriers-là sont peut-être d’habiles médecins qui nous délivrent d’un parasite funeste. L’amour, tel que vous l’entendez, chères belles, est une espèce de champignon vénéneux, produit d’une civilisation malade. Lisez certains raisonneurs modernes, et vous verrez que les lyristes de l’amour sont les vrais empoisonneurs qu’il faut pendre. L’aphorisme est brutal, j’en conviens. Moi, je ne suis pas si en colère que ces messieurs-là, contre les pauvres croyants qui se trompent de siècle, et je ne les exilerais que dans les planètes où règne l’âge d’or, s’il y a encore de ces planètes-là dans l’azur du ciel. Je n’ai pas de raison pour haïr ceux qui rêvent et ceux qui chantent : cela prouve qu’ils vivent. Je ne suis pas non plus pour ou contre les morts ou les impuissants ; je ne les plains ni ne les envie. Ils sont ce qu’ils sont. Destinés à dire non, ils représentent, dans la création, l’antithèse nécessaire du oui. Je ris de tous les systèmes et je tolère toutes les manières de voir et d’exister. Mais je vous dis, avec connaissance de cause, qu’il n’y en a qu’une bonne : c’est celle qui chasse l’inconnu de son sanctuaire, et qui ne demande à la vie que ce qu’elle peut donner sans anomalie et sans cataclysmes.

— Quoi donc ? dit Constance attentive.

— Eh ! mon Dieu ! l’amour… je ne veux pas dire l’amour vrai, puisque les poètes du désespoir attachent à ce mot-là une idée superbe et fantastique, mais l’amour réel, toujours vieux et toujours jeune, riant, tranquille, point trompeur et point dupe, nullement despote, assez vif et assez naïf pour être un peu jaloux dans la possession, mais assez philosophe et assez éclairé pour se retirer sans vengeance d’une situation épuisée, et pour se rattacher à des liens nouveaux. Avec cet amour-là dans la pensée, une femme d’esprit et de cœur pourrait être fort heureuse, si elle savait s’entourer d’amis sûrs et choisis, jaloux de respecter la dignité de sa position, jaloux aussi d’obtenir sa préférence à un jour donné, mais trop peu romanesques, c’est-à-dire trop bien élevés pour la compromettre en s’égorgeant les uns les autres, quand elle les rappelle à l’amitié calme encadrée dans le charme du souvenir.

— Ce que vous nous dépeignez là, dit Constance d’un ton sévère, qu’elle s’efforçait en vain d’adoucir par un air de badinage, c’est l’amour philosophique, ce sont les mœurs de la régence !

— Il me semble aussi, à moi ! dit la cantatrice avec un mouvement d’orgueil : il y a de bien méchantes et de bien folles passions, je le sais ; je n’ai pas toujours su m’en garantir ; mais la tranquille galanterie… cela m’a toujours fait peur. Tuer l’amour dans un jour d’ivresse furieuse, c’est un grand crime ; mais le tuer de sang-froid, à coups d’épingles, avec préméditation… qu’est-ce que c’est donc, mademoiselle Verrier ?

— C’est, je crois, répondit Constance avec une fière rougeur au front, ce que l’on appelle la sensualité.

— Allons ! allons ! reprit la duchesse, ne voilez point vos faces augustes, prêtresses de l’idéal ! Je ne vous ai rien dit de moi, et peut-être mon apothéose de feu Cupidon n’était-elle ici qu’une fiction pour vous exciter à parler. Voyons, chère Constance, donnez-nous donc enfin une bonne définition de Sa Majesté l’Amour au xixe siècle !