Constantinople (Gautier)/Chapitre XIX

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Fasquelle (p. 230-239).

XIX

BALATA. — LE PHANAR. — BAIN TURC


Si je faisais un voyage d’antiquaire au lieu d’une tournée d’artiste, j’aurais pu, à grand renfort de bouquins, disserter longuement sur les emplacements probables des anciens édifices de Byzance, les reconstruire d’après quelques fragments douteux perdus sous des agrégations de baraques turques, et rapporter à ce sujet un certain nombre d’inscriptions grecques qui m’auraient donné l’air fort savant ; mais je préfère un croquis fait sur nature, une impression réelle, sincèrement rendue. Ainsi je n’entrerai pas dans le détail de chaque porte antique, et je ne chercherai pas l’endroit précis où tomba le malheureux Constantin-Dracosès, endroit marqué, dit-on, par un arbre gigantesque, poussé dans le rempart. Ces portes s’ouvrent à travers de grosses tours massives et sont ornées de quelques colonnes d’ordre composite sentant la décadence byzantine, et dont le fût est souvent emprunté à quelque temple antique, la Porte-Dorée dessine une arcade remplie d’une solide maçonnerie, car, d’après une vieille tradition, les vainqueurs futurs de Constantinople doivent pénétrer dans la ville par cette porte qui déjà vit passer triomphant Alexis Strategopolos, lieutenant de Michel Paléologue, lorsqu’il reconquit en une nuit Byzance sur Beaudoin II, et mit ainsi fin à l’empire français en Orient. — Ce mur va-t-il bientôt s’abattre, comme les Grecs s’y attendent, pour laisser entrer leurs coreligionnaires russes après les quatre cents ans d’intervalle fixés par une prophétie, à partir de la prise de Constantinople, date qui tombe justement le 20 mai prochain, et la messe sera-t-elle célébrée à Sainte-Sophie en présence du czar ? — C’est une question que je n’approfondirai pas ; mais la présence du prince Menschikoff, au cas où l’on supposerait à la Russie des intentions hostiles, ne pouvait concorder plus habilement avec les préjugés et les croyances populaires.

Près de la porte d’Andrinople, nous descendîmes de cheval pour prendre une tasse de café et fumer un chibouck dans un café peuplé d’une clientèle bigarrée, et nous continuâmes notre route, toujours accompagnés par le cimetière, qui n’en finissait pas ; mais nous trouvâmes enfin le bout de la muraille, et nous pûmes rentrer dans la ville en dirigeant avec prudence nos montures chancelantes, qui buttaient contre les turbans de marbre et les fragments de tombe dont les pentes glissantes étaient hérissées.

Nous arrivâmes ainsi dans un quartier étrange et d’une physionomie toute particulière : les baraques devenaient de plus en plus délabrées, pauvres et sales. Leurs façades rechignées, chassieuses, hagardes, se fendillaient, se déjetaient, se disloquaient, prêtes à tomber en putréfaction. Les toits semblaient avoir la teigne et les murailles la lèpre ; les écailles de l’enduit grisâtre se détachaient comme les pellicules d’une peau dartreuse. Quelques chiens saigneux réduits à l’état de squelette, rongés de vermine et de morsures, dormaient dans la boue noire et fétide ; d’ignobles loques pendillaient aux fenêtres, derrière lesquelles, haussés par nos montures, nous découvrions des têtes bizarres d’une lividité maladive, entre la cire et le citron, surmontées d’énormes bourrelets de linge blanc et emmanchées dans de petits corps fluets à poitrine plate, sur laquelle bridait une étoffe miroitante comme les feuilles d’un parapluie mouillé ; des yeux mornes, atones, aux regards accablés, pareils dans ces visages jaunes à des charbons tombés dans une omelette, se levaient lentement vers nous et retombaient sur quelque besogne ; des fantômes furtifs passaient le long des baraques le front ceint d’un chiffon blanc moucheté de noir, comme si l’usure y eût essuyé sa plume toute la journée, le corps perdu dans une souquenille vernie de crasse.

Nous étions à Balata, le quartier juif, le ghetto de Constantinople ; nous voyions là le résidu de quatre siècles d’oppression et d’avanie, le fumier sous lequel ce peuple, proscrit partout, se blottit comme certains insectes pour se dérober à ses persécuteurs ; il espère se sauver par le dégoût qu’il inspire, vit dans la fange et en prend les teintes. On imaginerait difficilement quelque chose de plus immonde, de plus infect et de plus purulent : la plique, les scrofules, la gale, la lèpre et toutes les impuretés bibliques, dont il ne s’est pas guéri depuis Moïse, le dévorent sans qu’il s’y oppose, tant l’idée du lucre le travaille exclusivement ; il ne fait même pas attention à la peste s’il peut faire un petit commerce sur les habits des morts. — Dans ce hideux quartier roulent pêle-mêle Aaron et Isaac, Abraham et Jacob ; ces malheureux, dont quelques-uns sont millionnaires, se nourrissent de têtes de poisson qu’on retranche comme venimeuses et qui développent chez eux certaines maladies particulières. Cet immonde aliment a pour eux l’avantage de ne coûter presque rien.

En face, de l’autre côté de la Corne-d’Or, sur une pente aride, pelée, poussiéreuse, s’étend le cimetière qui absorbe leurs générations malsaines. Le soleil brûle les pierres informes de leurs tombes où ne pousse pas un brin d’herbe et que n’abrite pas un seul arbre. Les Turcs n’ont pas voulu accorder cette douceur à leurs charognes proscrites et ont tenu à garder au Champ-des-Morts juif l’aspect d’une voirie : à peine leur est-il permis de graver quelque mystérieux caractère hébraïque sur les cubes qui mamelonnent de leurs rugosités cette colline désolée et maudite.

Quelle différence entre ces poupées souffreteuses dont on ne peut discerner l’âge et les splendides juives de Constantine, qui s’avancent belles comme la reine de Saba et parées comme elle dans leurs dalmatiques de damas mi-parti, avec leurs ceintures à plaque de métal, leurs chaînettes d’or et leur bandeau brodé de paillon ! — C’est pourtant la même race, mais on ne le dirait guère. Les unes pourraient poser pour les madones de Raphaël ; Rembrandt seul serait capable de faire figurer les autres dans quelque scène magique, en les dorant, sur un fond de bitume, de ces merveilleux tons de hareng saur dont Amsterdam lui a donné le secret.

Le même abaissement de race se remarque aussi chez les hommes : aucun n’a cette pureté de type commune chez les juifs d’Afrique, qui semblent avoir conservé le primitif cachet oriental.

Les Turcs, qui admettent Aïssa (Jésus) comme un prophète, font payer cruellement sa mort aux Juifs ; cependant il faut dire qu’on ne les maltraite plus comme autrefois, et que leurs vies et leurs fortunes sont à peu près en sûreté contre les avanies et les extorsions ; mais ce peuple immuable dans sa crasse ne s’est pas encore rassuré et continue sa comédie de misère ; il est toujours puant, sordide et bas, cachant de l’or sous des haillons. Il se venge des Chrétiens, des Grecs et des Turcs par l’usure. Au fond de ces huttes infectes, plus d’un Shylock, attendant l’échéance, repasse son couteau sur le cuir de son soulier, pour enlever la livre de chair à Bassanio ; plus d’un rabbin cabaliste se répand de la cendre sur la tête et fait des conjurations afin d’obtenir de Dieu le châtiment de peuples balayés de la face du monde depuis des siècles.

Nous sortîmes enfin de ce quartier ignoble, et nous entrâmes dans le Phanar, où habitent les Grecs de distinction, une espèce de West-End à côté d’une cour des Miracles ; les maisons en pierre font une bonne contenance architecturale. Plusieurs ont des balcons soutenus par des consoles découpées en escalier ou des modillons à volutes ; — d’autres plus anciennes rappellent les façades étroites des petits hôtels du moyen âge, moitié forteresses, moitié demeures civiles ; les murs ont une épaisseur à soutenir un siége, les volets de fer sont à l’épreuve de la balle, des grilles énormes défendent les croisées étrécies en barbacanes, les corniches se denticulent volontiers en créneaux et se projettent en moucharabys, luxe innocent de défense qui ne sert que contre l’incendie, dont les langues impuissantes lèchent en vain ce quartier de pierre.

Là s’est réfugiée l’antique Byzance, là vivent dans l’obscurité les descendants des Commènes, des Ducas, des Paléologues, des princes sans principautés dont les aïeux ont porté la pourpre et qui ont du sang impérial dans les veines ; leurs esclaves les traitent en rois, et ils se consolent entre eux de leur déchéance par ces simulacres de respect. Des richesses considérables sont entassées dans ces solides maisons, très-ornées à l’intérieur, quoique très-simples à l’extérieur ; car en Orient le luxe est craintif et ne se développe qu’à l’abri des regards. Les Phanariotes ont été longtemps célèbres pour leur habileté diplomatique : ils dirigèrent jadis toutes les affaires internationales de la Porte ; mais leur crédit semble avoir beaucoup baissé depuis la révolte de la Grèce.

Au bout du Phanar, l’on rentre dans les rues turques qui longent la Corne-d’Or, et où fourmille une active population commerciale. À chaque pas, l’on rencontre des hammals portant à deux un fardeau suspendu à une perche : des ânes liés entre deux longues planches dont ils supportent chacun un bout embarrassent la circulation et fauchent tout ce qui se trouve sur leur passage lorsqu’ils sont obligés de tourner pour prendre une rue transversale. Ces pauvres bêtes restent quelquefois bloquées contre les murailles de la ruelle trop étroite sans pouvoir avancer ni reculer, ce qui produit bientôt une agglomération de cavaliers, de piétons, de portefaix, de femmes, d’enfants, de chiens, qui maugréent, sacrent, piaillent et aboient sur tous les tons, jusqu’à ce que l’ânier tire sa bête par la queue et lève ainsi la digue de l’écluse. Alors la foule amassée s’écoule et le calme se rétablit, non sans quelques horions préalablement distribués, et dont les bourriques, cause innocente de la chose, empochent comme de raison la meilleure partie.

Le terrain monte en amphithéâtre de la mer jusqu’aux remparts que nous venions de longer extérieurement, et, par-dessus des toits tumultueux des maisons turques, l’œil saisit çà et là quelque fragment de muraille crénelée, quelque arcade d’aqueduc antique qui enjambe les chétives constructions modernes, bûchers tout préparés pour l’incendie et qu’une allumette suffit à enflammer. Combien de Constantinoples ont déjà vu tomber en cendres, à leurs bases, ces vieilles pierres noircies ! — Une maison turque de cent ans est une rareté à Stamboul.

Notre saïs, marchant la main appuyée sur la croupe de mon cheval, nous guidait, mon ami et moi, à travers cette foule et ce dédale, et nous eut bientôt amenés au second pont qui traverse la Corne-d’Or ; il nous fit regagner, à travers Kassim-Pacha, les pentes du petit Champs-des-Morts, et nous déposa à la porte de l’hôtel de France, sans paraître fatigué de cet énorme trajet.

Quant à moi, je m’assis sur mon divan, je m’accoudai à la fenêtre et je me livrai aux douceurs du kief, un peu étourdi par la fatigue et le tabac opiacé dont j’avais chargé le lulé de ma pipe, et le soir, après le souper, qui ne se fit pas attendre longtemps, je ne fus nullement tenté d’aller me promener selon mon habitude devant les cafés du petit Champ où se réunit la société pérote.

Le lendemain, j’étais un peu courbattu et je résolus d’aller prendre un bain turc, car rien ne délasse autant, et je me dirigeai vers les bains de Mahmoud, situés près du Bazar. Ce sont les plus beaux et les plus vastes de Constantinople.

La tradition des Thermes antiques, perdue chez nous, s’est conservée en Orient. — Le christianisme, en prêchant le mépris de la matière, a peu à peu fait tomber en désuétude les soins donnés au corps périssable comme sentant trop leur paganisme. Je ne sais plus quel moine espagnol, quelque temps après la conquête de Grenade, prêchait contre l’usage des bains maures et déclarait suspects de sensualisme et d’hérésie ceux qui n’y voudraient pas renoncer.

En Orient, où la propreté du corps est d’obligation religieuse, les bains ont gardé toutes les recherches grecques et romaines : ce sont de grands édifices d’apparence architecturale, avec coupole, dômes, colonnes, qui emploient le marbre, l’albâtre, les brèches de couleur dans leur construction, et sont desservis par une armée de baigneurs, de tellacks, d’étuvistes, rappelant les strigillaires, les malaxeurs et les aliptes de Rome et de Byzance.

Une grande salle ouvrant sur la rue et fermée par un pan de tapisserie reçoit d’abord le client. — Près de la porte, le maître du bain se tient accroupi entre une caisse renfermant la recette et un bahut où il serre l’argent, les bijoux et autres objets précieux qu’on dépose en entrant et dont il répond. Autour de cette salle, d’une température à peu près égale à celle du dehors, règnent deux espèces de galeries superposées garnies de lits de camp ; une fontaine darde son filet d’eau grésillant sur une double vasque au milieu du pavé de marbre miroitant d’eau. Autour de la fontaine sont rangés quelques pots de basilic, de menthe et autres plantes odoriférantes, dont les Turcs aiment beaucoup le parfum.

Des linges bleus, blancs, rayés de rose, sèchent sur des cordes ou pendent au plafond comme les drapeaux et les bannières à la voûte de Westminster ou des Invalides.

Dans les lits furent, boivent du café, prennent des sherbets, ou dorment enveloppés jusqu’au menton comme des enfants au maillot les baigneurs attendant qu’ils ne soient plus en transpiration pour reprendre leurs habits.

On me fit monter à la seconde galerie par un petit escalier de bois ; on m’indiqua un lit ; et, lorsque je fus débarrassé de mes vêtements, deux tellaks m’entortillèrent autour de la tête une serviette blanche en forme de turban et me revêtirent des reins aux chevilles d’une pièce de Guinée bridant comme le pagne des statues égyptiennes. Au bas de l’escalier, je trouvai une paire de patins de bois dans lesquels j’entrai mes pieds ; et, mes tellacks me soutenant par l’aisselle, je passai de la première pièce dans la seconde, chauffée à une température plus élevée ; on m’y laissa quelques minutes pour habituer mes poumons à l’atmosphère brûlante de la troisième salle, poussée jusqu’à trente-cinq ou quarante degrés.

Les étuves diffèrent de nos bains de vapeur : un feu continuel brûle sous leurs dalles de marbre, et l’eau qu’on y répand s’y volatilise en fumée blanche, mais n’y vient pas d’une chaudière par jets stridents. — Ce sont en quelque sorte des bains à sec, et l’extrême chaleur détermine seule la transpiration.

Sous une coupole éclairée par de grosses lentilles de verre verdâtre ne laissant filtrer qu’un jour vague, sept ou huit dalles en forme de tombeau sont disposées pour recevoir les corps des baigneurs, qui, étendus comme des cadavres sur une table de dissection, subissent la première préparation du bain turc : on leur pince légèrement l’insertion des muscles, on les malaxe comme une pâte molle jusqu’à ce qu’ils se couvrent d’une sueur perlée pareille à celle qui se forme autour du seau d’une bouteille de vin de Champagne trempée dans la glace, résultat qui ne se fait pas attendre.

Lorsque vos pores ouverts laissent ruisseler l’eau sur vos membres assouplis, on vous relève, on vous fait chausser de nouveau les patins pour épargner à la plante de vos pieds le contact torride du pavé, et l’on vous conduit à l’une des niches creusées autour de la rotonde.

Une fontaine de marbre blanc avec sa vasque où se dégorge à volonté un robinet d’eau chaude et d’eau froide occupe le fond de ces niches. Votre tellack vous fait asseoir près du bassin, arme sa main d’un gantelet en poil de chameau et vous étrille les bras d’abord, les jambes ensuite, puis le torse, de façon à vous amener le sang à la peau, sans vous écorcher cependant et sans vous faire le moindre mal, malgré l’apparente rudesse qu’il met à cet exercice.

Ensuite il puise dans le bassin, avec une sébile de cuivre jaune, plusieurs écuellées d’eau tiède, qu’il vous répand sur le corps. Quand vous êtes un peu séché, il vous reprend et vous polit avec la paume la main nue, chassant le long de vos bras de longs rouleaux grisâtres, qui surprennent beaucoup les Européens, convaincus de leur propreté ; d’un coup sec, le tellack fait tomber ces escarres et vous les montre d’un air de satisfaction.

Un nouveau déluge emporte ces copeaux balnéatoires, et le tellack vous flagelle doucement de longues étoupes imbibées de mousse savonneuse ; il sépare vos cheveux et vous nettoie la peau de la tête, opération suivie d’une autre cataracte d’eau fraîche pour éviter les congestions cérébrales que pourrait déterminer l’élévation de la température.

Mon baigneur était un jeune garçon macédonien de quinze à seize ans, dont la peau, macérée par une immersion continuelle, avait acquis un ton bistré uni et une finesse incroyable ; — il n’avait plus que les muscles, — tout son embonpoint s’était évaporé, — ce qui ne l’empêchait pas d’être vigoureux et bien portant.

Ces différentes cérémonies terminées, on m’embobelina de linges secs, et l’on me ramena à mon lit, où deux petits garçons me massèrent une dernière fois. — Je restai là une heure à peu près, dans une rêverie somnolente, prenant du café et des limonades à la neige ; et, quand je sortis, j’étais si léger, si dispos, si souple, si remis de ma fatigue, qu’il me semblait

Que les anges du ciel marchaient à mes côtés !