Constantinople (Gautier)/Chapitre XXII

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Fasquelle (p. 267-279).

XXII

SAINTE-SOPHIE. — LES MOSQUÉES


Il serait dangereux, pour un giaour, de pénétrer dans les mosquées pendant le Ramadan, même avec un firman et sous la protection des cawas ; les prédications des imans excitent chez les fidèles un redoublement de ferveur et de fanatisme ; l’exaltation du jeûne échauffe les cervelles vides, et la tolérance habituelle, amenée par les progrès de la civilisation, pourrait facilement s’oublier dans ces moments-là. J’attendis donc après le beïram pour faire cette visite obligatoire.

On commence ordinairement la tournée par Sainte-Sophie, le monument le plus ancien et le plus considérable de Constantinople, qui, avant d’être une mosquée, a été une église chrétienne dédiée, non à une sainte, comme son nom pourrait le faire croire, mais à la sagesse divine « Agia Sophia, » personnifiée par les Grecs, et, selon eux, mère des trois vertus théologales.

Quand on la regarde de la place qui s’étend devant Baba-Hummayoun (porte Auguste), le dos appuyé aux délicates ciselures et aux inscriptions sculptées de la fontaine d’Achmet III, Sainte-Sophie présente un amas incohérent de constructions difformes. Le plan primitif a disparu sous une agrégation de bâtisses après coup qui oblitèrent les lignes générales et les empêchent d’être aisément discernées. — Entre les contre-forts élevés par Amurat III pour soutenir les murailles ébranlées aux secousses des tremblements de terre, se sont accrochés, comme des agarics dans les nervures d’un chêne, des tombeaux, des écoles, des bains, des boutiques, des échoppes.

Au-dessus de ce tumulte s’élève, entre quatre minarets assez lourds, la grande coupole appuyée sur des murs aux assises alternativement blanches et roses, et entourée comme d’une tiare d’un cercle de fenêtres treillissées à jour ; les minarets n’ont pas l’élégante sveltesse des minarets arabes ; la coupole s’épate pesamment sur ce tas de masures désordonnées, et le voyageur, dont l’imagination avait involontairement travaillé à ce nom magique de Sainte-Sophie, qui fait penser au temple d’Éphèse et à celui de Salomon, éprouve une déception qui heureusement ne se continue pas quand il a pénétré dans l’intérieur. On doit dire, à l’excuse des Turcs, que la plupart des monuments chrétiens sont aussi misérablement obstrués, et que telle cathédrale célèbre et merveilleuse a ses flancs tout rugueux d’excroissances de plâtre et de bouts de planches, et que ses flèches uvrées en dentelle jaillissent la plupart du temps d’un chaos immonde de baraques.

Pour arriver à la porte de la mosquée, on suit une espèce de ruelle, bordée de sycomores et de turbés, dont les pierres peintes et dorées reluisent vaguement à travers les grilles, et l’on se trouve bientôt, après quelques détours, en face d’une porte de bronze dont un des battants garde encore l’empreinte d’une croix grecque. Cette porte latérale donne accès dans un vestibule percé de neuf portes. On échange ses chaussures contre des pantoufles, qu’il faut avoir soin de faire apporter par son drogman, car pénétrer avec des bottes dans une mosquée serait une inconvenance aussi grave que de garder son chapeau dans une église catholique, et qui pourrait avoir des suites beaucoup plus fâcheuses.

Au premier pas que je fis, j’éprouvai un mirage singulier, et il me sembla que j’étais à Venise, débouchant de la piazza sous la nef de Saint-Marc. Seulement les lignes s’étaient démesurément agrandies et tout avait pris des dimensions colossales ; les colonnes surgissaient immenses du pavé recouvert de nattes ; l’arc de la coupole s’évasait comme la sphère des cieux : les pendentifs, dans lesquels les quatre fleuves sacrés épanchent leurs flots de mosaïque, décrivaient des courbes géantes, les tribunes s’étaient élargies de manière à contenir un peuple : Saint-Marc, c’est Sainte-Sophie en miniature, une réduction sur l’échelle d’un pouce pour pied de la basilique de Justinien. Rien d’étonnant à cela, d’ailleurs : Venise, qu’une mer étroite sépare à peine de la Grèce, vécut toujours dans la familiarité de l’Orient, et ses architectes ont dû chercher à reproduire le type de l’Église qui passait pour la plus belle et la plus riche de la chrétienté. Saint-Marc a été commencé vers le dixième siècle, et ses constructeurs avaient pu voir Sainte-Sophie dans toute son intégrité et sa splendeur, bien avant qu’elle eût été profanée par Mahomet II, événement qui du reste n’arriva qu’en 1453.

La Sainte-Sophie actuelle fut élevée sur les cendres du temple consacré à la sagesse divine par Constantin le Grand, et consumé dans un incendie à la suite des troubles entre les factions des verts et des bleus ; son antiquité a pour fondement une antiquité plus profonde encore. Anthemius de Tralles et Isidore de Milet en tracèrent les plans, en dirigèrent la construction. Pour enrichir la nouvelle église, on dépouilla les vieux temples païens, et l’on fit supporter la coupole du Christ aux colonnes du temple de la Diane d’Éphèse, noires encore de la torche d’Erostrate, et aux piliers du temple du Soleil, à Palmyre, tout dorés des rayons de leur astre ; on prit aux ruines de Pergame deux urnes énormes de porphyre dont les eaux lustrales devinrent les eaux du baptême, puis celles des ablutions ; on tapissa les murs de mosaïques d’or et de pierres précieuses, et, lorsque tout fut fini, Justinien put s’écrier dans son ravissement : Gloire à Dieu, qui m’a jugé digne d’achever un si grand ouvrage ; ô Salomon ! je t’ai vaincu.

Quoique l’islamisme, ennemi des arts plastiques, l’ait dépouillée d’une grande partie de ses ornements, Sainte-Sophie est encore un magnifique temple. Les mosaïques à fond d’or, représentant des sujets bibliques, comme celles de Saint-Marc, ont disparu sous une couche de badigeon. On n’a conservé que les quatre gigantesques chérubins des pendantifs, dont les six ailes multicolores palpitent à travers le scintillement des cubes de cristal doré ; encore a-t-on caché les têtes qui forment le centre de ce tourbillon de plume sous une large rosace d’or, la reproduction du visage humain étant en horreur aux musulmans. Au fond du sanctuaire, sous la voûte du cul de four qui le termine, on aperçoit confusément les lignes d’une figure colossale que la couche de chaux n’a pu cacher tout à fait : c’est celle de la patrone de l’église, l’image de la Sagesse divine, ou plus exactement de la sainte Sagesse, Agia Sophia, et qui, sous ce voile à demi transparent, assiste impassible aux cérémonies d’un culte étranger.

Les statues ont été enlevées. — L’autel, fait d’un métal inconnu, résultant comme l’airain de Corinthe d’or, d’argent, de bronze, de fer et de pierres précieuses en fusion, est remplacé par une dalle de marbre rouge, indiquant la direction de la Mecque. Au-dessus pend un vieux tapis tout usé, guenille poussiéreuse qui a pour les Turcs ce mérite d’être un des quatre tapis sur lesquels Mahomet s’agenouillait pour faire sa prière.

D’immenses disques verts, donnés par différents sultans, sont appendus aux murailles et font reluire des surates du Koran ou des maximes pieuses écrites en énormes lettres d’or. — Un cartouche de porphyre contient les noms d’Allah, de Mahomet et des quatre premiers califes, Abu-Bekr, Omar, Osman et Ali. La chaire (nimbar) où le khetib se place pour réciter le Koran, est adossée à un des piliers qui surportent l’abside. On parvient par un escalier assez roide côtoyé de deux balustrades découpées à jour et d’un travail aussi précieux que celui de la plus fine guipure. Le khetib n’y monte que le livre de la loi d’une main et le sabre de l’autre, comme dans une mosquée conquise.

Des cordons, où pendent des houppes de soie et des œufs d’autruche, descendent des voûtes jusqu’à dix ou douze pieds du sol, soutenant des cercles de fils de fer, garnis de veilleuses, de manière à former lustre. Des pupitres croisés en X, pareils à ceux dont nous nous servons pour feuilleter les recueils de gravures, sont dispersés çà et là et soutiennent les manuscrits du Koran ; plusieurs sont ornés d’élégantes nielles et de délicates incrustations de nacre, de cuivre et de burgau. — Des nattes de jonc l’été, des tapis l’hiver, recouvrent le pavé formé de dalles de marbre, dont les veines ajustées avec art semblent couler, comme trois fleuves aux ondes figées, à travers l’édifice. — Ces nattes présentent une particularité singulière : elles sont posées obliquement et contrarient les lignes architecturales, — c’est comme un plancher placé de travers et ne cadrant pas avec les murailles qui le bordent. Cette bizarrerie s’explique : Sainte-Sophie n’était pas destinée à devenir une mosquée, et par conséquent n’est pas régulièrement orientée vers la Mecque.

On le voit, les mosquées ressemblent assez, à l’intérieur, aux églises protestantes. L’art ne peut y déployer ses pompes et ses magnificences. — Des inscriptions pieuses, une chaire, des pupitres, des nattes pour s’agenouiller, — voilà tout l’ornement permis. — L’idée seule de Dieu doit remplir son temple, et elle est assez grande pour cela. — Cependant, je l’avoue, le luxe artiste du catholicisme me paraît préférable, et le danger allégué d’idolâtrie n’est à craindre que pour des peuples barbares incapables de séparer la forme du fond, l’image de la pensée.

La coupole principale, un peu écrasée dans sa courbe, est entourée de plusieurs demi-dômes comme celle de Saint-Marc, à Venise ; elle est d’une hauteur immense et devait étinceler comme un ciel d’or et de mosaïque avant que la chaux musulmane eût éteint ses splendeurs. Telle qu’elle est, elle m’a produit une impression plus vive que celle du dôme de Saint-Pierre ; l’architecture byzantine est à coup sûr la forme nécessaire du catholicisme. L’architecture gothique même, quelle que soit sa valeur religieuse, ne s’y approprie pas si exactement ; malgré ses dégradations de toute sorte, Sainte-Sophie l’emporte encore sur toutes les églises chrétiennes que j’ai vues, et j’en ai visité beaucoup. — Rien n’égale la majesté de ces dômes, de ces tribunes portant sur des colonnes de jaspe, de porphyre, de vert antique aux chapiteaux d’un corinthien bizarre, où des animaux, des chimères, des croix, s’enlacent aux feuillages. — Le grand art de la Grèce, dégénéré, il est vrai, s’y fait encore sentir ; on comprend que lorsque le Christ est entré dans ce temple, Jupiter venait d’en sortir.

Il y a quelques années, Sainte-Sophie menaçait ruine ; les murailles faisaient ventre, des fissures lézardaient les dômes, le pavé ondulait, les colonnes, lasses de rester debout depuis si longtemps, chancelaient comme des hommes ivres ; rien n’était d’aplomb, tout l’édifice penchait visiblement à droite ; malgré les contre-forts d’Amurat, l’église-mosquée, tassée par les siècles, secouée par les tremblements de terre, semblait près de s’affaisser sur elle-même. — Un architecte tessinois très-habile, M. Fossati, accepta la tâche difficile de redresser et de raffermir l’antique monument, qu’il reprit en sous-œuvre, portion par portion, avec une prudence et une activité infatigables. Des bracelets d’airain cerclèrent les colonnes fendues, des armatures de fer maintinrent les arcades qui s’effondraient, des substructions solidifièrent les pans de murs fatigués ; les fentes par où s’infiltrait l’eau des pluies furent bouchées, toutes les pierres effritées cédèrent la place à des pierres neuves ; des masses de maçonnerie, adroitement dissimulées, allégèrent du poids de la coupole les piliers incapables de la soutenir, et, grâce à cette heureuse et complète restauration, Sainte-Sophie put se promettre encore quelques centaines d’années d’existence.

Pendant les travaux, M. Fossati a eu la curiosité de débarbouiller les mosaïques primitives de la couche de chaux qui les empâte, et avant de les recouvrir il les a copiées avec un soin pieux : il devrait bien faire graver et publier ces dessins d’un si haut intérêt pour l’art et qu’une occasion unique lui a permis de contempler.

Ces mosaïques sont celles de la coupole et des demi-dômes. Les autres, qui garnissaient les parois inférieures, sont dégradées et peuvent être considérées comme perdues. Les mollahs déracinent chaque jour avec leurs couteaux les petits cubes de cristal revêtu d’une feuille d’or et les vendent aux étrangers. J’en possède moi-même une demi-douzaine de morceaux détachés en ma présence ; quoique je ne sois pas de ces touristes qui cassent le nez des statues pour emporter un souvenir des monuments qu’ils visitent, je ne crus pas devoir tromper l’espoir d’un léger bacchich que caressait l’honnête osmanli.

Du haut de ces tribunes, où l’on parvient par des rampes à pentes douces comme celles qui serpentent dans l’intérieur de la Giralda et du Campanille, on embrasse admirablement l’ensemble de la mosquée. — En ce moment, quelques fidèles accroupis sur les nattes faisaient dévotement leurs prosternations. Deux ou trois femmes enveloppées de leurs feredgés se tenaient près d’une porte, et, la tête appuyée sur la base d’une colonne, un hammal dormait de tout son cœur ; un jour doux et tendre tombait des fenêtres élevées, et je voyais dans l’hémicycle, en face du nimbar, briller les grillages d’or de la tribune réservée au sultan.

Des espèces de plate-formes soutenues par des colonnes de marbre précieux, garnies de garde fous découpés à jour et faisant saillie sur les lignes générales, s’avancent à chaque point d’intersection des nefs. Dans les chapelles des bas-côtés, inutiles au culte musulman, s’entassent des malles, des coffres et des paquets de toutes formes ; car les mosquées, en Orient, servent de lieu de dépôt ; ceux qui voyagent ou qui craignent d’être volés chez eux y mettent leurs richesses sous la garde de Dieu, et il n’y a pas d’exemple qu’un aspre ou un para ait été détourné ; le vol se compliquerait alors du sacrilège ; la poussière se tamise sur des masses d’or et d’effets précieux à peine enveloppés d’une toile grossière ou d’un lambeau de vieux cuir ; l’araignée, si chère aux musulmans pour avoir tissé sa toile à l’entrée de la grotte où s’était réfugié Mahomet, tend paisiblement ses fils sur des serrures que personne ne touche.

Autour de la mosquée se groupent des imarets (hospices), des médressés (collèges), des bains, des cuisines pour les pauvres, car toute la vie musulmane gravite autour de la maison de Dieu ; les gens sans asile y dorment sous les arcades, où jamais police ne les dérange ; ils sont les hôtes d’Allah ; les fidèles y prient, les femmes y rêvent, les malades s’y font porter pour guérir ou pour mourir. En Orient, la vie réelle ne se sépare pas de la religion.

J’ai vainement cherché à Sainte-Sophie la trace de la main sanglante que Mahomet II, pénétrant à cheval dans ce sanctuaire, appuya contre le mur en signe de prise de possession, alors que les femmes et les vierges éperdues s’étaient réfugiées vers l’autel, comptant, pour être sauvées, sur un miracle qui ne se fit pas. Cette rouge empreinte est-elle un fait historique ou tout simplement une légende ?

Puisque je viens de prononcer le mot de légende, je vais en raconter une qui a cours dans Constantinople, et à laquelle les événements du jour donneront le mérite de l’à-propos. Lorsque les portes de Sainte-Sophie s’ouvrirent sous la pression des hordes barbares qui assiégeaient la ville de Constantin, un prêtre était à l’autel en train de dire la messe. Au bruit que firent sur les dalles de Justinien les sabots des chevaux tartares, aux hurlements de la soldatesque, au cri d’épouvante des fidèles, le prêtre interrompit le saint sacrifice, prit avec lui les vases sacrés et se dirigea vers une des nefs latérales d’un pas impassible et solennel. Les soldats brandissant leurs cimeterres allaient l’atteindre, lorsqu’il disparut dans un mur qui s’ouvrit et se referma ; on crut d’abord à quelque issue secrète, une porte masquée ; mais non : le mur sondé était solide, compacte, impénétrable. Le prêtre avait passé à travers un massif de maçonnerie.

Quelquefois, dit-on, l’on entend sortir de l’épaisseur de la muraille de vagues psalmodies. — C’est le prêtre toujours vivant, comme Barberousse du fond de sa caverne de Kyefhausen, qui marmotte en dormant les liturgies interrompues. Quand Sainte-Sophie sera rendue au culte chrétien, la muraille s’ouvrira d’elle-même, et le prêtre, sortant de sa retraite, viendra achever à l’autel la messe commencée il y a quatre cents ans.

Par la question d’Orient qui court, la légende, quelque invraisemblable qu’elle soit, pourrait fort bien se réaliser. 1853 verra-t-il le prêtre de 1453 traverser la nef de Sainte-Sophie et monter d’un pas de fantôme les degrés de l’autel de Justinien ?

En sortant de Sainte-Sophie, je visitai quelques mosquées. Celle du sultan Achmet, située près de l’Atmeidan, est une des plus remarquables ; elle offre cette particularité d’avoir six minarets, ce qui lui a fait donner en turc le nom d’Alty-Minareli-Djami. Je mentionne cette circonstance, parce qu’elle donna lieu, pendant la construction de l’édifice, à un débat entre le sultan et l’iman de la Mecque. — L’iman criait à l’impiété, à l’orgueil sacrilège, aucun temple de l’islam ne devant égaler en splendeur la sainte Kaaba, flanquée du même nombre de minarets. Les travaux furent interrompus, et la mosquée risquait de n’être jamais finie, lorsque le sultan Achmet, en homme d’esprit, trouva un subterfuge ingénieux pour fermer la bouche au fanatique iman : il fit élever un septième minaret à la Kaaba.

La mosquée d’Achmet coûta des sommes folles, et l’on calcula que chaque dragme de pierre y revint à trois aspres. — Quel que soit le total du devis, elle vaut ce qu’elle a coûté. Sa haute coupole s’arrondit majestueusement au milieu de plusieurs demi-dômes, entre ses six glorieux minarets cerclés de balcons ouvrés comme des bracelets. Elle est précédée d’une cour entourée de colonnes à chapiteaux noirs et blancs, à base de bronze, supportant des arcades qui forment un quadruple cloître ou portique, si le mot cloître sonne étrangement dans la description d’une mosquée. Au milieu de la cour s’élève une fontaine très-ornée, très-fleurie, très-compliquée d’arabesques, de rinceaux, d’entrelacs, et couverte d’une cage de treillis dorés, sans doute pour protéger la pureté des eaux destinées aux ablutions.

Le style de toute cette architecture est noble, pur, et rappelle les belles époques de l’art arabe, quoique la construction ne remonte pas plus loin que le commencement du dix-septième siècle. Une porte de bronze, où l’on arrive par deux ou trois marches, donne accès dans l’intérieur de la mosquée. Ce qui vous frappe d’abord, ce sont les quatre piliers énormes, ou plutôt les quatre tours cannelées qui portent le poids de la coupole principale. Ces piliers, à chapiteaux taillés en stalactites, sont entourés à mi-hauteur d’une bande plane couverte d’inscriptions en lettres turques ; ils ont un caractère de majesté robuste et de puissance indestructible d’un effet saisissant.

Les versets du Koran circulent aussi autour des coupoles et des dômes, le long des corniches ; motif d’ornementation imité de l’Alhambra, et auquel se prête admirablement l’écriture arabe avec ses caractères qui ressemblent à des dessins de châles de Cachemire. Des claveaux alternativement blancs et noirs bordent les voussures des arcades ; le mirahb, qui désigne l’orientation de la Mecque, et où repose le livre saint, est incrusté de lapis-lazuli, d’agate, de jaspe ; il s’y trouve même, dit-on, enchâssé, un fragment de la pierre noire de la Kaaba, relique aussi précieuse pour les musulmans qu’un morceau de la vraie croix pour les chrétiens ; c’est dans cette mosquée que l’on conserve l’étendard du prophète, qui ne se déploie, comme l’oriflamme sous la vieille monarchie française, qu’aux occasions solennelles et suprêmes. Mahmoud le fit déployer lorsque, entouré des imans, il annonça au peuple prosterné la sentence d’extermination des janissaires.

— Un nimbar coiffé de son abat-voix conique ; des mastachés ou plate-formes soutenues de colonnettes d’où les muezlims appellent les croyants à la prière ; des lustres garnis de boules de cristal et d’œufs d’autruche, complètent la décoration, qui est la même pour toutes les mosquées ; — comme à Sainte-Sophie, sous les voûtes des bas-côtés s’entassent des coffres, des malles, des paquets, dépôts placés là sous la sauvegarde divine par la piété musulmane.

Près de la mosquée est le turbé ou tombeau d’Achmet, le glorieux padischa qui dort dans sa chapelle funèbre, sous son cercueil en dos d’âne couvert des plus précieuses étoffes de la perse et de l’Inde, ayant à sa tête son turban à l’aigrette de pierreries, à ses pieds deux énormes cierges gros comme des mâts de navire. — Une trentaine de cercueils de moindre dimension l’entourent : ce sont ceux de ses enfants et de ses femmes favorites, qui l’accompagnent dans la mort comme dans la vie. — Au fond d’une armoire étincellent ses sabres, ses kandjars, ses armes constellées de diamants, de saphirs et de rubis.

Cette description me dispense d’entrer dans de grands détails sur la mosquée du sultan Bayezid, qui n’en diffère que par de légères particularités d’architecture plus faciles à faire comprendre au crayon qu’à la plume. On y remarque, à l’intérieur, de belles colonnes de jaspe et de porphyre africain ; — au-dessus du cloître qui l’accompagne voltigent perpétuellement des essaims de pigeons aussi familiers que ceux de la place Saint-Marc. — Un bon vieux Turc se tient sous les arcades avec des sacs de vesce ou de millet. On lui en achète une mesure, que l’on sème par poignées ; alors, des minarets, des dômes, des corniches, des chapiteaux s’abattent, par tourbillons diaprés, des milliers de colombes, qui se précipitent sous vos pieds, qui descendent sur vos épaules et vous fouettent la figure du vent de leurs ailes ; on se trouve subitement le centre d’une trombe emplumée. Au bout de quelques minutes, il ne reste plus un seul grain de mil sur les dalles, et l’essaim repu regagne ses gites aériens, attendant une autre bonne aubaine. Ces pigeons viennent de deux ramiers que le sultan Bayezid acheta jadis à une pauvresse qui implorait sa charité, et dont il fit don à la mosquée. — Ils ont prodigieusement pullulé.

Selon l’habitude des fondateurs de mosquées, Bayezid a son turbé près de celle à qui il a donné son nom. Il dort là, couvert d’un tapis d’or et d’argent, ayant sous la tête, par un trait digne de l’humilité chrétienne, une brique pétrie avec la poussière recueillie sur ses habits et ses chaussures, car il y a dans le Koran un verset ainsi conçu : « Celui qui s’est souillé de poussière dans les sentiers d’Allah n’a pas à redouter les feux de l’enfer. »

Nous ne pousserons pas plus loin cette revue des Mosquées, qui se ressemblent toutes, à de légères différences près. Nous mentionnerons seulement la Solymanieh, une des plus parfaites comme architecture, et près de laquelle se trouve un turbé où repose, à côté de Soliman Ier, le corps de la célèbre Roxelane, sous un cercueil recouvert de cachemires. — Non loin de cette mosquée gît un sarcophage de porphyre, qu’on dit être celui de Constantin.