Consuelo/Chapitre LXXXIX

La bibliothèque libre.
Michel Lévy (tome 3p. 181-192).

LXXXIX.

Dans l’incertitude de sa destinée, Consuelo, croyant trouver peut-être une excuse ou un motif à celle de son cœur, se décida enfin à écrire au comte Christian de Rudolstadt, pour lui faire part de sa position vis-à-vis du Porpora, des efforts que ce dernier tentait pour la faire rentrer au théâtre, et de l’espérance qu’elle nourrissait encore de les voir échouer. Elle lui parla sincèrement, lui exposa tout ce qu’elle devait de reconnaissance, de dévouement et de soumission à son vieux maître, et, lui confiant les craintes qu’elle éprouvait à l’égard d’Albert, elle le priait instamment de lui dicter la lettre qu’elle devait écrire à ce dernier pour le maintenir dans un état de confiance et de calme. Elle terminait en disant : « J’ai demandé du temps à Vos Seigneuries pour m’interroger moi-même et me décider. Je suis résolue à tenir ma parole, et je puis jurer devant Dieu que je me sens la force de fermer mon cœur et mon esprit à toute fantaisie contraire, comme à toute nouvelle affection. Et cependant, si je rentre au théâtre, j’adopte un parti qui est, en apparence, une infraction à mes promesses, un renoncement formel à l’espérance de les tenir. Que Votre Seigneurie me juge, ou plutôt qu’elle juge le destin qui me commande et le devoir qui me gouverne. Je ne vois aucun moyen de m’y soustraire sans crime. J’attends d’elle un conseil supérieur à celui de ma propre raison ; mais pourra-t-il être contraire à celui de ma conscience ? »

Lorsque cette lettre fut cachetée et confiée à Joseph pour qu’il la fit partir, Consuelo se sentit plus tranquille, ainsi qu’il arrive dans une situation funeste, lorsqu’on a trouvé un moyen de gagner du temps et de reculer le moment de la crise. Elle se disposa donc à rendre avec Porpora une visite, considérée par celui-ci comme importante et décisive, au très-renommé et très-vanté poëte impérial, M. l’abbé Métastase.

Ce personnage illustre avait alors environ cinquante ans ; il était d’une belle figure, d’un abord gracieux, d’une conversation charmante, et Consuelo eût ressenti pour lui une vive sympathie, si elle n’eût eu, en se rendant à la maison qu’habitaient, à différents étages, le poëte impérial et le perruquier Keller, la conversation suivante avec Porpora :

« Consuelo (c’est le Porpora qui parle), tu vas voir un homme de bonne mine, à l’œil vif et noir, au teint vermeil, à la bouche fraîche et souriante, qui veut, à toute force, être en proie à une maladie lente, cruelle et dangereuse ; un homme qui mange, dort, travaille et engraisse tout comme un autre, et qui prétend être livré à l’insomnie, à la diète, à l’accablement, au marasme. N’aie pas la maladresse, lorsqu’il va se plaindre devant toi de ses maux, de lui dire qu’il n’y paraît point, qu’il a fort bon visage, ou toute autre platitude semblable ; car il veut qu’on le plaigne, qu’on s’inquiète et qu’on le pleure d’avance. N’aie pas le malheur non plus de lui parler de la mort, ou d’une personne morte ; il a peur de la mort, et ne veut pas mourir. Et cependant ne commets pas la balourdise de lui dire en le quittant : « J’espère que votre précieuse santé sera bientôt meilleure » ; car il veut qu’on le croie mourant, et, s’il pouvait persuader aux autres qu’il est mort, il en serait fort content, à condition toutefois qu’il ne le crût pas lui-même.

— Voilà une sotte manie pour un grand homme, répondit Consuelo. Que faudra-t-il donc lui dire, s’il ne faut lui parler ni de guérison, ni de mort ?

— Il faut lui parler de sa maladie, lui faire mille questions, écouter tout le détail de ses souffrances et de ses incommodités, et, pour conclure, lui dire qu’il ne se soigne pas assez, qu’il s’oublie lui-même, qu’il ne se ménage point, qu’il travaille trop. De cette façon, nous le disposerons en notre faveur.

— N’allons-nous pas lui demander pourtant de faire un poëme et de vous le faire mettre en musique, afin que je puisse le chanter ? Comment pouvons-nous à la fois lui conseiller de ne point écrire et le conjurer d’écrire pour nous au plus vite ?

— Tout cela s’arrange dans la conversation ; il ne s’agit que de placer les choses à propos. »

Le maestro voulait que son élève sût se rendre agréable au poëte ; mais, sa causticité naturelle ne lui permettant point de dissimuler les ridicules d’autrui, il commettait lui-même la maladresse de disposer Consuelo à l’examen clairvoyant, et à cette sorte de mépris intérieur qui nous rend peu aimables et peu sympathiques à ceux dont le besoin est d’être flattés et admirés sans réserve. Incapable d’adulation et de tromperie, elle souffrit d’entendre le Porpora caresser les misères du poëte, et le railler cruellement sous les dehors d’une pieuse commisération pour des maux imaginaires. Elle en rougit plusieurs fois, et ne put que garder un silence pénible, en dépit des signes que lui faisait son maître pour qu’elle le secondât.

La réputation de Consuelo commençait à se répandre à Vienne ; elle avait chanté dans plusieurs salons, et son admission au théâtre italien était une hypothèse qui agitait un peu la coterie musicale. Métastase était tout-puissant ; que Consuelo gagnât sa sympathie en caressant à propos son amour-propre, et il pouvait confier au Porpora le soin de mettre en musique son Attilio Regolo, qu’il gardait en portefeuille depuis plusieurs années. Il était donc bien nécessaire que l’élève plaidât pour le maître, car le maître ne plaisait nullement au poëte impérial. Métastase n’était pas Italien pour rien, et les Italiens ne se trompent pas aisément les uns les autres. Il avait trop de finesse et de pénétration pour ne point savoir que Porpora avait une médiocre admiration pour son génie dramatique, et qu’il avait censuré plus d’une fois avec rudesse (à tort ou à raison) son caractère craintif, son égoïsme et sa fausse sensibilité. La réserve glaciale de Consuelo, le peu d’intérêt qu’elle semblait prendre à sa maladie, ne lui parurent point ce qu’ils étaient en effet, le malaise d’une respectueuse pitié. Il y vit presque une insulte, et s’il n’eût été esclave de la politesse et du savoir-faire, il eût refusé net de l’entendre chanter ; il y consentit pourtant après quelques minauderies, alléguant l’excitation de ses nerfs et la crainte qu’il avait d’être ému. Il avait entendu Consuelo chanter son oratorio de Judith ; mais il fallait qu’il prît une idée d’elle dans le genre scénique, et Porpora insistait beaucoup.

« Mais que faire, et comment chanter, lui dit tout bas Consuelo, s’il faut craindre de l’émouvoir ?

— Il faut l’émouvoir, au contraire, répondit de même le maestro. Il aime beaucoup à être arraché à sa torpeur, parce que, quand il est bien agité, il se sent en veine d’écrire. »

Consuelo chanta un air d’Achille in Sciro, la meilleure œuvre dramatique de Métastase, qui avait été mise en musique par Caldara, en 1736, et représentée aux fêtes du mariage de Marie-Thérèse. Métastase fut aussi frappé de sa voix et de sa méthode qu’il l’avait été à la première audition ; mais il était résolu à se renfermer dans le même silence froid et gêné qu’elle avait gardé durant le récit de sa maladie. Il n’y réussit point ; car il était artiste en dépit de tout, le digne homme, et quand un noble interprète fait vibrer dans l’âme du poëte les accents de sa muse et le souvenir de ses triomphes, il n’est guère de rancune qui tienne.

L’abbé Métastase essaya de se défendre contre ce charme tout-puissant. Il toussa beaucoup, s’agita sur son fauteuil comme un homme distrait par la souffrance, et puis, tout à coup reporté à des souvenirs plus émouvants encore que ceux de sa gloire, il cacha son visage dans son mouchoir et se mit à sangloter. Le Porpora, caché derrière son fauteuil, faisait signe à Consuelo de ne pas le ménager, et se frottait les mains d’un air malicieux.

Ces larmes, qui coulaient abondantes et sincères, réconcilièrent tout à coup la jeune fille avec le pusillanime abbé. Aussitôt qu’elle eut fini son air, elle s’approcha pour lui baiser la main et pour lui dire cette fois avec une effusion convaincante :

« Hélas ! monsieur, que je serais fière et heureuse de vous avoir ému ainsi, s’il ne m’en coûtait un remords ! La crainte de vous avoir fait du mal empoisonne ma joie !

— Ah ! ma chère enfant, s’écria l’abbé tout à fait gagné, vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir le bien et le mal que vous m’avez fait. Jamais jusqu’ici je n’avais entendu une voix de femme qui me rappelât celle de ma chère Marianna ! et vous me l’avez tellement rappelée, ainsi que sa manière et son expression, que j’ai cru l’entendre elle-même. Ah ! vous m’avez brisé le cœur ! »

Et il recommença à sangloter.

« Sa Seigneurie parle d’une personne bien illustre, et que tu dois te proposer constamment pour modèle, dit le Porpora à son élève, la célèbre et incomparable Marianna Bulgarini.

— La Romanina ? s’écria Consuelo ; ah ! je l’ai entendue dans mon enfance à Venise ; c’est mon premier grand souvenir, et je ne l’oublierai jamais.

— Je vois bien que vous l’avez entendue, et qu’elle vous a laissé une impression ineffaçable, reprit le Métastase. Ah ! jeune fille, imitez-la en tout, dans son jeu comme dans son chant, dans sa bonté comme dans sa grandeur, dans sa puissance comme dans son dévouement ! Ah ! qu’elle était belle lorsqu’elle représentait la divine Vénus, dans le premier opéra que je fis à Rome ! C’est à elle que je dus mon premier triomphe.

— Et c’est à Votre Seigneurie qu’elle a dû ses plus beaux succès, dit le Porpora.

— Il est vrai que nous avons contribué à la fortune l’un de l’autre. Mais rien n’a pu m’acquitter assez envers elle. Jamais tant d’affection, jamais tant d’héroïque persévérance et de soins délicats n’ont habité l’âme d’une mortelle. Ange de ma vie, je te pleurerai éternellement, et je n’aspire qu’à te rejoindre ! »

Ici l’abbé pleura encore. Consuelo était fort émue, Porpora affecta de l’être ; mais, en dépit de lui-même, sa physionomie restait ironique et dédaigneuse. Consuelo le remarqua et se promit de lui reprocher cette méfiance ou cette dureté. Quant à Métastase, il ne vit que l’effet qu’il souhaitait produire, l’attendrissement et l’admiration de la bonne Consuelo. Il était de la véritable espèce des poëtes : c’est-à-dire qu’il pleurait plus volontiers devant les autres que dans le secret de sa chambre, et qu’il ne sentait jamais si bien ses affections et ses douleurs que quand il les racontait avec éloquence. Entraîné par l’occasion, il fit à Consuelo le récit de cette partie de sa jeunesse où la Romanina a joué un si grand rôle ; les services que cette généreuse amie lui rendit, le soin filial qu’elle prit de ses vieux parents, le sacrifice maternel qu’elle accomplit en se séparant de lui pour l’envoyer faire fortune à Vienne ; et quand il en fut à la scène des adieux, quand il eut dit, dans les termes les plus choisis et les plus tendres, de quelle manière sa chère Marianna, le cœur déchiré et la poitrine gonflée de sanglots, l’avait exhorté à l’abandonner pour ne songer qu’à lui-même, il s’écria :

« Oh ! que si elle eût deviné l’avenir qui m’attendait loin d’elle, que si elle eût prévu les douleurs, les combats, les terreurs, les angoisses, les revers et jusqu’à l’affreuse maladie qui devaient être mon partage ici, elle se fût bien épargné ainsi qu’à moi une si affreuse immolation ! Hélas ! j’étais loin de croire que nous nous faisions d’éternels adieux, et que nous ne devions jamais nous rencontrer sur la terre !

— Comment ! vous ne vous êtes point revus ? dit Consuelo dont les yeux étaient baignés de larmes, car la parole du Métastase avait un charme extraordinaire : elle n’est point venue à Vienne ?

— Elle n’y est jamais venue ! répondit l’abbé d’un air accablé.

— Après tant de dévouement, elle n’a pas eu le courage de venir ici vous retrouver ? reprit Consuelo, à qui le Porpora faisait en vain des yeux terribles. »

Le Métastase ne répondit rien : il paraissait absorbé dans ses pensées.

« Mais elle pourrait y venir encore ? poursuivit Consuelo avec candeur, et elle y viendra certainement. Cet heureux événement vous rendra la santé. »

L’abbé pâlit et fit un geste de terreur. Le maestro toussa de toute sa force, et Consuelo, se rappelant tout à coup que la Romanina était morte depuis plus de dix ans, s’aperçut de l’énorme maladresse qu’elle commettait en rappelant l’idée de la mort à cet ami, qui n’aspirait, selon lui, qu’à rejoindre sa bien-aimée dans la tombe. Elle se mordit les lèvres, et se retira bientôt avec son maître, lequel n’emportait de cette visite que de vagues promesses et force civilités, comme à l’ordinaire.

« Qu’as-tu fait, tête de linote ? dit-il à Consuelo dès qu’ils furent dehors.

— Une grande sottise, je le vois bien. J’ai oublié que la Romanina ne vivait plus ; mais croyez-vous bien, maître, que cet homme si aimant et si désolé soit attaché à la vie autant qu’il vous plaît de le dire ? Je m’imagine, au contraire, que le regret d’avoir perdu son amie est la seule cause de son mal, et que si quelque terreur superstitieuse lui fait redouter l’heure suprême, il n’en est pas moins horriblement et sincèrement las de vivre.

— Enfant ! dit le Porpora, on n’est jamais las de vivre quand on est riche, honoré, adulé et bien portant ; et quand on n’a jamais eu d’autres soucis et d’autres passions que celle-là, on ment et on joue la comédie quand on maudit l’existence.

— Ne dites pas qu’il n’a jamais eu d’autres passions. Il a aimé la Marianna, et je m’explique pourquoi il a donné ce nom chéri à sa filleule et à sa nièce Marianna Martiez… »

Consuelo avait failli dire l’élève de Joseph ; mais elle s’arrêta brusquement.

« Achève, dit le Porpora, sa filleule, sa nièce ou sa fille.

— On le dit ; mais que m’importe ?

— Cela prouverait, du moins, que le cher abbé s’est consolé assez vite de l’absence de sa bien-aimée ; mais lorsque tu lui demandais (que Dieu confonde ta stupidité ! ) pourquoi sa chère Marianna n’était pas venue le rejoindre ici, il ne t’a pas répondu, et je vais répondre à sa place. La Romanina lui avait bien, en effet, rendu les plus grands services qu’un homme puisse accepter d’une femme. Elle l’avait bien nourri, logé, habillé, secouru, soutenu en toute occasion ; elle l’avait bien aidé à se faire nommer poeta cesareo. Elle s’était bien faite la servante, l’amie, la garde-malade, la bienfaitrice de ses vieux parents. Tout cela est exact. La Marianna avait un grand cœur : je l’ai beaucoup connue ; mais ce qu’il y a de vrai aussi, c’est qu’elle désirait ardemment se réunir à lui, en se faisant admettre au théâtre de la cour. Et ce qu’il y a de plus vrai encore, c’est que monsieur l’abbé ne s’en souciait pas du tout et ne le permit jamais. Il y avait bien entre eux un commerce de lettres les plus tendres du monde. Je ne doute pas que celles du poëte ne fussent des chefs-d’œuvre. On les imprimera : il le savait bien. Mais tout en disant à sa dilettissima amica qu’il soupirait après le jour de leur réunion, et qu’il travaillait sans cesse à faire luire ce jour heureux sur leur existence, le maître renard arrangeait les choses de manière à ce que la malencontreuse cantatrice ne vînt pas tomber au beau milieu de ses illustres et lucratives amours avec une troisième Marianna (car ce nom-là est une heureuse fatalité dans sa vie), la noble et toute-puissante comtesse d’Althan, favorite du dernier César. On dit qu’il en est résulté un mariage secret ; je le trouve donc fort mal venu à s’arracher les cheveux pour cette pauvre Romanina, qu’il a laissée mourir de chagrin tandis qu’il faisait des madrigaux dans les bras des dames de la cour.

— Vous commentez et vous jugez tout cela avec un cynisme cruel, mon cher maître, reprit Consuelo attristée.

— Je parle comme tout le monde ; je n’invente rien ; c’est la voix publique qui affirme tout cela. Va, tous les comédiens ne sont pas au théâtre ; c’est un vieux proverbe.

— La voix publique n’est pas toujours la plus éclairée, et, en tous cas, ce n’est jamais la plus charitable. Tiens, maître, je ne puis pas croire qu’un homme de ce renom et de ce talent ne soit rien de plus qu’un comédien en scène. Je l’ai vu pleurer des larmes véritables, et quand même il aurait à se reprocher d’avoir trop vite oublié sa première Marianna, ses remords ne feraient qu’ajouter à la sincérité de ses regrets d’aujourd’hui. En tout ceci, j’aime mieux le croire faible que lâche. On l’avait fait abbé, on le comblait de bienfaits ; la cour était dévote ; ses amours avec une comédienne y eussent fait grand scandale. Il n’a pas voulu précisément trahir et tromper la Bulgarini : il a eu peur, il a hésité, il a gagné du temps… elle est morte…

— Et il en a remercié la Providence, ajouta l’impitoyable maestro. Et maintenant notre impératrice lui envoie des boîtes et des bagues avec son chiffre en brillants ; des plumes de lapis avec des lauriers en brillants ; des pots en or massif remplis de tabac d’Espagne, des cachets faits d’un seul gros brillant, et tout cela brille si fort, que les yeux du poëte sont toujours baignés de larmes.

— Et tout cela peut-il le consoler d’avoir brisé le cœur de la Romanina ?

— Il se peut bien que non. Mais le désir de ces choses l’a décidé à le faire.

— Triste vanité ! Pour moi, j’ai eu bien de la peine à m’empêcher de rire quand il nous a montré son chandelier d’or à chapiteau d’or, avec la devise ingénieuse que l’impératrice y a fait graver :

Perchè possa risparmiare i suoi occhi !

Voilà, en effet, qui est bien délicat et qui le faisait s’écrier avec emphase : Affettuosa espressione valutabile più assai dell’oro ! Oh ! le pauvre homme !

— Ô l’homme malheureux ! » dit Consuelo en soupirant.

Et elle rentra fort triste, car elle avait fait involontairement un rapprochement terrible entre la situation de Métastase à l’égard de Marianna et la sienne propre à l’égard d’Albert. « Attendre et mourir ! se disait-elle : est-ce donc là le sort de ceux qui aiment passionnément ? Faire attendre et faire mourir, est-ce donc là la destinée de ceux qui poursuivent la chimère de la gloire ? »

« Qu’as-tu à rêver ainsi ? lui dit le maestro ; il me semble que tout va bien, et que, malgré tes gaucheries, tu as conquis le Métastase.

— C’est une maigre conquête que celle d’une âme faible, répondit-elle, et je ne crois pas que celui qui a manqué de courage pour faire admettre Marianna au théâtre impérial en retrouve un peu pour moi.

— Le Métastase, en fait d’art, gouverne désormais l’impératrice.

— Le Métastase, en fait d’art, ne conseillera jamais à l’impératrice que ce qu’elle paraîtra désirer, et on a beau parler des favoris et des conseillers de Sa Majesté… J’ai vu les traits de Marie-Thérèse, et je vous le dis, mon maître, Marie-Thérèse est trop politique pour avoir des amants, trop absolue pour avoir des amis.

— Eh bien, dit le Porpora soucieux, il faut gagner l’impératrice elle-même, il faut que tu chantes dans ses appartements un matin, et qu’elle te parle, qu’elle cause avec toi. On dit qu’elle n’aime que les personnes vertueuses. Si elle a ce regard d’aigle qu’on lui prête, elle te jugera et te préférera. Je vais tout mettre en œuvre pour qu’elle te voie en tête-à-tête. »