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Consuelo/Chapitre XC

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Michel Lévy (tome 3p. 192-202).

XC.

Un matin, Joseph, étant occupé à frotter l’antichambre du Porpora, oublia que la cloison était mince et le sommeil du maestro léger ; il se laissa aller machinalement à fredonner une phrase musicale qui lui venait à l’esprit, et qu’accompagnait rhythmiquement le mouvement de sa brosse sur le plancher. Le Porpora, mécontent d’être éveillé avant l’heure, s’agite dans son lit, essaie de se rendormir, et, poursuivi par cette voix belle et fraîche qui chante avec justesse et légèreté une phrase fort gracieuse et fort bien faite, il passe sa robe de chambre et va regarder par le trou de la serrure, moitié charmé de ce qu’il entend, moitié courroucé contre l’artiste qui vient sans façon composer chez lui avant son lever. Mais quelle surprise ! c’est Beppo qui chante et qui rêve, et qui poursuit son idée tout en vaquant d’un air préoccupé aux soins du ménage.

« Qu’est-ce que tu chantes là ? » dit le maestro d’une voix tonnante en ouvrant la porte brusquement.

Joseph, étourdi comme un homme éveillé en sursaut, faillit jeter balai et plumeau, et quitter la maison à toutes jambes ; mais s’il n’avait plus, depuis longtemps, l’espoir de devenir l’élève du Porpora, il s’estimait encore bien heureux d’entendre Consuelo travailler avec le maître et de recevoir les leçons de cette généreuse amie en cachette, quand le maître était absent. Pour rien au monde il n’eût donc voulu être chassé, et il se hâta de mentir pour éloigner les soupçons.

« Ce que je chante, dit-il tout décontenancé ; hélas ! maître, je l’ignore.

— Chante-t-on ce qu’on ignore ? Tu mens !

— Je vous assure, maître, que je ne sais ce que je chantais. Vous m’avez tant effrayé que je l’ai déjà oublié. Je sais bien que j’ai fait une grande faute de chanter auprès de votre chambre. Je suis distrait, je me croyais bien loin d’ici, tout seul ; je me disais : À présent tu peux chanter ; personne n’est là pour te dire : Tais-toi, ignorant, tu chantes faux. Tais-toi, brute, tu n’as pas pu apprendre la musique.

— Qui t’a dit que tu chantais faux ?

— Tout le monde.

— Et moi, je te dis, s’écria le maestro d’un ton sévère, que tu ne chantes pas faux. Et qui a essayé de t’enseigner la musique ?

— Mais… par exemple, maître Reuter, dont mon ami Keller fait la barbe, et qui m’a chassé de la leçon, disant que je ne serais jamais qu’un âne. »

Joseph connaissait déjà assez les antipathies du maestro pour savoir qu’il faisait peu de cas du Reuter, et même il avait compté sur ce dernier pour lui gagner les bonnes grâces du Porpora, la première fois qu’il essaierait de le desservir auprès de lui. Mais le Reuter, dans les rares visites qu’il avait rendues au maestro, n’avait pas daigné reconnaître son ancien élève dans l’antichambre.

« Maître Reuter est un âne lui-même, murmura le Porpora entre ses dents ; mais il ne s’agit pas de cela, reprit-il tout haut ; je veux que tu me dises où tu as pêché cette phrase. »

Et il chanta celle que Joseph lui avait fait entendre dix fois de suite par mégarde.

« Ah ! cela ? dit Haydn qui commençait à mieux augurer des dispositions du maître, mais qui ne s’y fiait pas encore ; c’est quelque chose que j’ai entendu chanter à la signora.

— À la Consuelo ? à ma fille ? Je ne connais pas cela. Ah çà, tu écoutes donc aux portes ?

— Oh non, monsieur ! mais la musique, cela arrive de chambre en chambre jusqu’à la cuisine, et on l’entend, malgré soi.

— Je n’aime pas à être servi par des gens qui ont tant de mémoire, et qui vont chanter nos idées inédites dans la rue. Vous ferez votre paquet aujourd’hui, et vous irez ce soir chercher une autre condition. »

Cet arrêt tomba comme un coup de foudre sur le pauvre Joseph, et il alla pleurer dans la cuisine où bientôt Consuelo vint écouter le récit de sa mésaventure, et le rassurer en lui promettant d’arranger ses affaires.

« Comment, maître, dit-elle au Porpora en lui présentant son café, tu veux chasser ce pauvre garçon, qui est laborieux et fidèle, parce que pour la première fois de sa vie il lui est arrivé de chanter juste !

— Je te dis que ce garçon-là est un intrigant et un menteur effronté ; qu’il a été envoyé chez moi par quelque ennemi qui veut surprendre le secret de mes compositions et se les approprier avant qu’elles aient vu le jour. Je gage que le drôle sait déjà par cœur mon nouvel opéra, et qu’il copie mes manuscrits quand j’ai le dos tourné ! Combien de fois n’ai-je pas été trahi ainsi ! Combien de mes idées n’ai-je pas retrouvées dans ces jolis opéras qui faisaient courir tout Venise, tandis qu’on bâillait aux miens et qu’on disait : Ce vieux radoteur de Porpora nous donne pour du neuf des motifs qui traînent dans les carrefours ! Tiens ! le sot s’est trahi ; il a chanté ce matin une phrase qui n’est certainement pas d’un autre que de meinherr Hasse, et que j’ai fort bien retenue ; j’en prendrai note, et, pour me venger, je la mettrai dans mon nouvel opéra, afin de lui rendre le tour qu’il m’a joué si souvent.

— Prenez garde, maître ! cette phrase-là n’est peut-être pas inédite. Vous ne savez pas par cœur toutes les productions contemporaines.

— Mais je les ai entendues, et je te dis que c’est une phrase trop remarquable pour qu’elle ne m’ait pas encore frappé.

— Eh bien, maître, grand merci ! je suis fière du compliment ; car la phrase est de moi. »

Consuelo mentait, la phrase en question était bien éclose le matin même dans le cerveau d’Haydn ; mais elle avait le mot, et déjà elle l’avait apprise par cœur, afin de n’être pas prise au dépourvu par les méfiantes investigations du maître. Le Porpora ne manqua pas de la lui demander. Elle la chanta sur-le-champ, et prétendit que la veille elle avait essayé de mettre en musique, pour complaire à l’abbé Métastase, les premières strophes de sa jolie pastorale :

Già riede la primavera
Col suo florito aspetto ;
Già il grato zeffiretto
Scherza fra l’erbe e i fior.
Tornan le frondi algli alberi,
L’herbette al prato tornano ;
Sol non ritorna a me
La pace del mio cor.

« J’avais répété ma première phrase bien des fois, ajouta-t-elle, lorsque j’ai entendu dans l’antichambre maître Beppo qui, comme un vrai serin des Canaries, s’égosillait à la répéter tout de travers ; cela m’impatientait, je l’ai prié de se taire. Mais, au bout d’une heure, il la répétait sur l’escalier, tellement défigurée, que cela m’a ôté l’envie de continuer mon air.

— Et d’où vient qu’il la chante si bien aujourd’hui ? que s’est-il passé durant son sommeil ?

— Je vais t’expliquer cela, mon maître ; je remarquais que ce garçon avait la voix belle et même juste, mais qu’il chantait faux, faute d’oreille, de raisonnement et de mémoire. Je me suis amusée à lui faire poser la voix et à chanter la gamme d’après ta méthode, pour voir si cela réussirait, même sur une pauvre organisation musicale.

— Cela doit réussir sur toutes les organisations, s’écria le Porpora. Il n’y a point de voix fausse, et jamais une oreille exercée…

— C’est ce que je me disais, interrompit Consuelo, qui avait hâte d’en venir à ses fins, et c’est ce qui est arrivé. J’ai réussi, avec le système de ta première leçon, à faire comprendre à ce butor ce que, dans toute sa vie, le Reuter et tous les Allemands ne lui eussent pas fait soupçonner. Après cela, je lui ai chanté ma phrase, et, pour la première fois, il l’a entendue exactement. Aussitôt il a pu la dire, et il en était si étonné, si émerveillé, qu’il a bien pu n’en pas dormir de la nuit ; c’était pour lui comme une révélation. Oh ! mademoiselle, me disait-il, si j’avais été enseigné ainsi, j’aurais pu apprendre peut-être aussi bien qu’un autre. Mais je vous avoue que je n’ai jamais rien pu comprendre de ce qu’on enseignait à la maîtrise de Saint-Étienne.

— Il a donc été à la maîtrise, réellement ?

— Et il en a été chassé honteusement ; tu n’as qu’à parler de lui à maître Reuter ! il te dira que c’est un mauvais sujet, et un sujet musical impossible à former.

— Viens ça, ici, toi ! cria le Porpora à Beppo qui pleurait derrière la porte ; et mets-toi près de moi : je veux voir si tu as compris la leçon que tu as reçue hier ».

Alors le malicieux maestro commença à enseigner les éléments de la musique à Joseph, de la manière diffuse, pédantesque et embrouillée qu’il attribuait ironiquement aux maîtres allemands.

Si Joseph, qui en savait trop pour ne pas comprendre ces éléments, en dépit du soin qu’il prenait pour les lui rendre obscurs, eût laissé voir son intelligence, il était perdu. Mais il était assez fin pour ne pas tomber dans le piège, et il montra résolument une stupidité qui, après une longue épreuve tentée avec obstination par le maître, rassura complètement ce dernier.

« Je vois bien que tu es fort borné, lui dit-il en se levant et en continuant une feinte dont les deux autres n’étaient pas dupes. Retourne à ton balai, et tâche de ne plus chanter, si tu veux rester à mon service. »

Mais, au bout de deux heures, n’y pouvant plus tenir, et se sentant aiguillonné par l’amour d’un métier qu’il négligeait après l’avoir exercé sans rivaux pendant si longtemps, le Porpora redevint professeur de chant, et rappela Joseph pour le remettre sur la sellette. Il lui expliqua les mêmes principes, mais cette fois avec cette clarté, cette logique puissante et profonde qui motive et classe toutes choses, en un mot, avec cette incroyable simplicité de moyens dont les hommes de génie s’avisent seuls.

Cette fois, Haydn comprit qu’il pouvait avoir l’air de comprendre ; et Porpora fut enchanté de son triomphe. Quoique le maître lui enseignât des choses qu’il avait longtemps étudiées et qu’il savait aussi bien que possible, cette leçon eut pour lui un puissant intérêt et une utilité bien certaine : il y apprit à enseigner ; et comme aux heures où le Porpora ne l’employait pas, il allait encore donner quelques leçons en ville pour ne pas perdre sa mince clientèle, il se promit de mettre à profit, sans tarder, cette excellence démonstration.

« À la bonne heure, monsieur le professeur ! dit-il au Porpora en continuant à jouer la niaiserie à la fin de la leçon ; j’aime mieux cette musique-là que l’autre, et je crois que je pourrais l’apprendre ; mais quant à celle de ce matin, j’aimerais mieux retourner à la maîtrise que d’essayer d’y mordre.

— Et c’est pourtant la même qu’on t’enseignait à la maîtrise. Est-ce qu’il y a deux musiques, benêt ! Il n’y a qu’une musique, comme il n’y a qu’un Dieu.

— Oh ! je vous demande bien pardon, monsieur ! il y a la musique de maître Reuter, qui m’ennuie, et la vôtre, qui ne m’ennuie pas.

— C’est bien de l’honneur pour moi, seigneur Beppo, » dit en riant le Porpora, à qui le compliment ne déplut point.

À partir de ce jour, Haydn reçut les leçons du Porpora, et bientôt ils arrivèrent aux études du chant italien et aux idées mères de la composition lyrique ; c’était ce que le noble jeune homme avait souhaité avec tant d’ardeur et poursuivi avec tant de courage. Il fit de si rapides progrès, que le maître était à la fois charmé, surpris, et parfois effrayé. Lorsque Consuelo voyait ses anciennes méfiances prêtes à renaître, elle dictait à son jeune ami la conduite qu’il fallait tenir pour les dissiper. Un peu de résistance, une préoccupation feinte, étaient parfois nécessaires pour que le génie et la passion de l’enseignement se réveillassent chez le Porpora, ainsi qu’il arrive toujours à l’exercice des hautes facultés, qu’un peu d’obstacle et de lutte rendent plus énergique et plus puissant. Il arriva souvent à Joseph d’être forcé de jouer la langueur et le dépit pour obtenir, en feignant de s’y traîner à regret, ces précieuses leçons, qu’il tremblait de voir négliger. Le plaisir de contrarier et le besoin de dompter émoustillaient alors l’âme taquine et guerroyante du vieux professeur ; et jamais Beppo ne reçut de meilleures notions que celles dont la déduction fut arrachée, claire, éloquente et chaude, à l’emportement et à l’ironie du maître.

Pendant que l’intérieur du Porpora était le théâtre de ces événements si frivoles en apparence, et dont les résultats pourtant jouèrent un si grand rôle dans l’histoire de l’art, puisque le génie d’un des plus féconds et des plus célèbres compositeurs du siècle dernier y reçut son développement et sa sanction, des événements d’une influence plus immédiate sur le roman de la vie de Consuelo se passaient au dehors. La Corilla, plus active pour discuter ses propres intérêts, plus habile à les faire prévaloir, gagnait chaque jour du terrain, et déjà, parfaitement remise de ses couches, négociait les conditions de son engagement au théâtre de la cour. Virtuose robuste et médiocre musicienne, elle plaisait beaucoup mieux que Consuelo à monsieur le directeur et à sa femme. On sentait bien que la savante Porporina jugerait de haut, ne fût-ce que dans le secret de ses pensées, les opéras de maître Holzbaüer et le talent de madame son épouse. On savait bien que les grands artistes, mal secondés et réduits à rendre de pauvres idées, ne conservent pas toujours, accablés qu’ils sont de cette violence faite à leur goût et à leur conscience, cet entrain routinier, cette verve confiante que les médiocrités portent cavalièrement dans la représentation des plus mauvais ouvrages, et à travers la douloureuse cacophonie des œuvres mal étudiées et mal comprises par leurs camarades.

Lors même que, grâce à des miracles de volonté et de puissance, ils parviennent à triompher de leur rôle et de leur entourage, cet entourage envieux ne leur en sait point gré ; le compositeur devine leur souffrance intérieure, et tremble sans cesse de voir cette inspiration factice se refroidir tout à coup et compromettre son succès ; le public lui-même, étonné et troublé sans savoir pourquoi, devine cette anomalie monstrueuse d’un génie asservi à une idée vulgaire, se débattant dans les liens étroits dont il s’est laissé charger, et c’est presque en soupirant qu’il applaudit à ses vaillants efforts. M. Holzbaüer se rendait fort bien compte, quant à lui, du peu de goût que Consuelo avait pour sa musique. Elle avait eu le malheur de le lui montrer, un jour que, déguisée en garçon et croyant avoir affaire à une de ces figures qu’on aborde en voyage pour la première et la dernière fois de sa vie, elle avait parlé franchement, sans se douter que bientôt sa destinée d’artiste allait être pour quelque temps à la merci de l’inconnu, ami du chanoine. Holzbaüer ne l’avait point oublié, et, piqué jusqu’au fond de l’âme, sous un air calme, discret et courtois, il s’était juré de lui fermer le chemin. Mais comme il ne voulait point que le Porpora et son élève, et ce qu’il appelait leur coterie, pussent l’accuser d’une vengeance mesquine et d’une lâche susceptibilité, il n’avait raconté qu’à sa femme sa rencontre avec Consuelo et l’aventure du déjeuner au presbytère. Cette rencontre paraissait donc n’avoir nullement frappé monsieur le directeur ; il semblait avoir oublié les traits du petit Bertoni, et ne pas se douter le moins du monde que ce chanteur ambulant et la Porporina fussent un seul et même personnage. Consuelo se perdait en commentaires sur la conduite de Holzbaüer à son égard.

« J’étais donc bien parfaitement déguisée en voyage, disait-elle en confidence à Beppo, et l’arrangement de mes cheveux changeait donc bien ma physionomie, pour que cet homme, qui me regardait là-bas avec des yeux si clairs et si perçants, ne me reconnaisse pas du tout ici ?

— Le comte Hoditz ne vous a pas reconnue non plus la première fois qu’il vous a revue chez l’ambassadeur, reprenait Joseph, et peut-être que s’il n’eût pas reçu votre billet, il ne vous eût jamais reconnue.

— Bien ! mais le comte Hoditz a une manière vague et nonchalamment superbe de regarder les gens, qui fait qu’il ne voit réellement point. Je suis sûre qu’il n’eût point pressenti mon sexe, à Passaw, si le baron de Trenck ne l’en eût avisé ; au lieu que le Holzbaüer, dès qu’il m’a revue ici, et chaque fois qu’il me rencontre, me regarde avec ces mêmes yeux attentifs et curieux que je lui ai trouvés au presbytère. Pour quel motif me garde-t-il généreusement le secret sur une folle aventure qui pourrait avoir pour ma réputation des suites fâcheuses s’il voulait l’interpréter à mal, et qui pourrait même me brouiller avec mon maître, puisqu’il croit que je suis venue à Vienne sans détresse, sans encombre et sans incidents romanesques, tandis que ce même Holzbaüer dénigre sous main ma voix et ma méthode, et me dessert le plus possible pour n’être point forcé à m’engager ! Il me hait et me repousse, et, ayant dans la main de plus fortes armes contre moi, il n’en fait point usage ! Je m’y perds ! »

Le mot de cette énigme fut bientôt révélé à Consuelo ; mais avant de lire ce qui lui arriva, il faut qu’on se rappelle qu’une nombreuse et puissante coterie travaillait contre elle ; que la Corilla était belle et galante ; que le grand ministre Kaunitz la voyait souvent ; qu’il aimait à se mêler au tripotage de coulisses, et que Marie-Thérèse, pour se délasser de ses graves travaux, s’amusait à le faire babiller sur ces matières, raillant intérieurement les petitesses de ce grand esprit, et prenant pour son compte un certain plaisir à ces commérages, qui lui montraient en petit, mais avec une franche effronterie, un spectacle analogue à celui que présentaient à cette époque les trois plus importantes cours de l’Europe, gouvernées par des intrigues de femmes : la sienne, celle de la czarine et celle de madame de Pompadour.