Les Contes de Canterbury/Conte du pardonneur

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Traduction par Charles Clermont.
Texte établi par Émile LegouisFélix Alcan (p. 253-270).


Le Conte du Pardonneur.


Prologue du Conte du Pardonneur.


Ci suit le prologue du Conte du Pardonneur.


Radix malorum est cupiditas. (Ad Thimotheum, sexto.)


« Messeigneurs, (dit-il,) quand je prêche dans les églises
330je prends grand’peine d’avoir le verbe haut,
et de faire sonner ma voix aussi rondement qu’une cloche :
car je sais tout par cœur ce que je dis.
Mon texte est toujours le même et l’a toujours été :
« Radix malorum est cupiditas ».
D’abord j’annonce d’où je viens,
et puis je montre mes bulles de la première à la dernière.
Le sceau de notre seigneur lige sur mes lettres patentes,
je le montre d’abord, pour protéger ma personne,
pour que nul ne soit assez hardi, prêtre ou clerc,
340pour m’arracher au saint ministère du Christ ;
puis après ça lors je dis mes histoires ;
bulles de papes et de cardinaux,
de patriarches et d’évêques, voila ce que je montre ;
et je dis quelques mots en latin
pour en safraner mon prône,
et exciter les gens à la dévotion.
Lors je produis mes longues pierres de cristal,
toutes bourrées de chiffons et d’os ;
ce sont reliques à ce que chacun croit.
350Puis j’ai en une boite de cuivre une omoplate
ayant appartenu au mouton d’un saint Juif[1].
« Bonnes gens, dis-je, à mes paroles, prenez garde :
que si cet os est trempé dans un puits,
si vache, ou veau, ou mouton, ou bœuf enfle,
qu’un serpent a mordu ou qu’une vipère a piqué,

prenez l’eau de ce puits, et lavez lui la langue,
et le voici guéri ; puis en outre,
de pustules et de gale et de tout autre mal
sera guéri tout mouton qui en ce puits
360boira une gorgée ; prenez encore garde à ce que je vais dire :
que si le brave homme qui possède ces bêtes
veut chaque semaine, avant que le coq chante,
à jeun, boire une gorgée de ce puits
ainsi que ce saint Juif l’apprit à nos ancêtres,
ses bêtes et son fonds multiplieront ;
et, messires, son eau guérit aussi la jalousie ;
car un homme est-il pris de colère jalouse ?
qu’avec cette eau on fasse son potage,
et jamais plus de sa femme il n’aura méfiance,
370connût-il la vérité sur ses fautes,
eût-elle pris, de prêtres, deux ou trois.
Voici de plus une mitaine que vous pouvez voir :
qui passera sa main en cette mitaine
verra son grain multiplier
quand il aura semé, que ce soit froment ou avoine,
pourvu qu’il offre sols ou bien deniers.
Braves gens, hommes et femmes, d’une chose je vous avertis :
s’il est quelqu’un en cette église
380qui ait commis péché si horrible qu’il
n’ose point, de honte, s’en confesser,
ou s’il est quelque femme soit jeune ou vieille,
qui ait fait son mari cocu,
ceux-là n’auront ni le pouvoir ni la grâce
de faire offrande à mes reliques en ce lieu.
Et quiconque se trouve à l’abri d’un tel blâme,
s’avancera et fera offrande au nom de Dieu,
et je l’absous par l’autorité
qui m’a été accordée par bulle. »
Par ces tours, j’ai gagné, bon an mal an,
390cent marcs[2] depuis que je suis pardonneur.
Je me tiens comme un clerc en ma chaire,
et lorsque le peuple ignorant est assis,
je prêche, comme l’ai dit ci-devant,

et conte cent fausses balivernes encore.
Lors je peine pour bien tendre le col,
et à l’est et à l’ouest, au-dessus du peuple, je fais aller ma tête,
comme fait un pigeon perché sur une grange.
Mes mains et ma langue vont d’un tel train
que c’est joie de me voir besogner.
400C’est sur l’avarice et sur abominations de la sorte
que porte tout mon sermon, pour les engager
à bailler leurs sols, et principalement à moi.
Car mon seul dessein est de gagner
et non point de corriger les pécheurs.
Peu me chaut, lorsqu’ils seront enterrés,
que leurs âmes s’en aillent cueillir les mûres des haies[3].
Car, certes, plus d’un sermon
vient, souventes fois, de mauvaise intention :
certains pour plaire aux gens et les flatter,
410et se pousser en avant par l’hypocrisie ;
certains par vaine gloire, d’autres par haine ;
car, lorsque je n’ose quereller un homme d’autre façon,
alors je fais piqûre cuisante avec ma langue
en prêchant, de façon qu’il n’évite point
d’être faussement diffamé, s’il
a péché contre mes frères ou contre moi.
Car, bien que je ne dise point son nom propre,
les gens savent bien de qui je veux parler,
à certains signes et à d’autres circonstances.
420C’est la monnaie dont je paye qui nous fait déplaisir ;
c’est ainsi que je crache mon venin, sous couleur
de sainteté, pour paraître saint et honnête.
Mais, brièvement, je vais vous dire mon dessein :
je ne prêche jamais que par convoitise ;
et donc mon texte est toujours, et a toujours été :
« Radix malorum est cupiditas. »
Ainsi je puis prêcher contre le vice même
que je pratique, et qui est l’avarice.
Mais, si moi-même suis coupable de ce péché,
430je puis pourtant faire autrui se partir
de l’avarice et en avoir cuisant remords.

Mais ce n’est pas là mon dessein principal.
Je ne prêche jamais que par convoitise ;
sur ce sujet, en voilà bien assez.
Puis je leur donne maint et maint exemple
de vieilles histoires du temps jadis,
car ignorants aiment vieux contes ;
ce sont choses qu’ils savent bien rapporter et retenir.
Eh quoi ! pensez-vous, tant que je puis prêcher
440en gagnant or et argent par ce que j’enseigne,
que je vais vivre volontairement en pauvreté ?
Non, non ! de vrai, jamais je n’y ai songé.
Je veux prêcher et mendier en différents pays ;
je ne veux point faire œuvre de mes mains,
ni fabriquer des paniers et vivre de ce métier,
car je ne veux pas mendier pour rien.
Je ne veux imiter aucun des apôtres ;
je veux avoir argent, laine, fromage et blé,
fussent-ils donnés par le plus pauvre page,
450ou par la plus pauvre veuve d’un village,
dussent ses enfants mourir de faim.
Parbleu ! je veux boire le jus de la vigne,
avoir garce joyeuse en chaque ville.
Hais, oyez ! messeigneurs, pour conclure :
votre désir est que je dise un conte.
Or ça, j’ai bu un coup de bière forte ;
par Dieu, j’espère vous dire une chose,
qui, comme de juste, soit à votre goût.
Car, si moi-même suis homme très vicieux,
460je puis cependant vous dire un conte moral
que j’ai accoutumé de prêcher, pour le gain.
Or, faites silence ! je vais commencer mon conte. »



Conte du Pardonneur[4].


Ci commence le Conte du Pardonneur.


Dans les Flandres, il était une fois une bande
de jeunes gens adonnés aux folies,

comme orgies et jeu de hasard ; hantant bordels et tavernes,
où, au son des harpes, des luths et des guitares,
ils dansent et jouent aux dés, le jour et la nuit,
et mangent et boivent plus qu’ils n’en peuvent tenir ;
en quoi ils sacrifient au diable
le temple même du diable, de façon maudite,
par superfluité abominable.
Leurs jurements sont si grands et si damnables
que c’est terrible de les entendre sacrer ;
ils mettent en pièces le corps béni de Notre Seigneur ;
ils pensaient que les Juifs ne l’avaient pas assez déchiré !
et chacun d’eux riait du péché de l’autre.
Et tout aussitôt surviennent danseuses
jolies et menues, jeunes vendeuses de fruits,
chanteuses avec harpes, prostituées, vendeuses d’oublies,
480qui sont vraies servantes du diable
pour allumer et attiser le feu de la luxure,
laquelle est liée à la gloutonnerie ;
je prends à témoin la sainte Écriture
que la luxure est dans le vin et l’ivrognerie.
Voyez comme, en son ivresse, Loth, contre nature,
se coucha près de ses deux filles, sans le vouloir ;
tellement ivre il était qu’il ne savait ce qu’il faisait.
Hérode — si l’on lit bien les histoires —
lorsqu’à son festin il se fut gorgé de vin,
490à sa table même donna l’ordre
d’occire Jean le Baptiste tout innocent.
Sénèque dit aussi une parole sage, sûrement ;
il dit qu’il ne saurait trouver différence
entre homme ayant perdu l’esprit
et homme qui s’adonne à la boisson,
sauf que folie s’abattant sur un méchant
dure plus longtemps que l’ivrognerie.
Ô gloutonnerie, pleine de malédictions,
ô cause première de notre confusion,
500ô origine de notre damnation,

jusqu’au moment où Christ, de son sang, nous racheta !
Voyez, pour parler bref, de quel prix
fut payée cette maudite vilenie ;
corrompu fut ce monde entier par gloutonnerie.
Adam, notre père, et sa femme elle aussi.
loin du Paradis, vers le travail et la misère,
furent chassés pour ce vice, c’est chose certaine ;
car cependant qu’Adam jeûna, à ce que j’ai lu,
il fut en Paradis ; et dès lors qu’il eut
510mangé, sur l’arbre, du fruit défendu
aussitôt il fut banni dans le malheur et la souffrance.
Ô gloutonnerie ! il convient bien qu’on t’accuse !
Oh ! si l’homme savait combien de maladies
suivent les excès et les gloutonneries,
il serait plus modéré
en son régime, assis à sa table.
Hélas ! court gosier[5] et fine bouche
font qu’à l’est et à l’ouest, et au nord et au sud,
dans la terre, dans l’air et dans l’eau, des hommes peinent
520pour fournir au glouton viandes et boissons délicates !
Sur ce sujet, ô Paul, tu sais fort bien parler.
« Viandes pour le ventre, et ventre pour les viandes,
Dieu les détruira tous les deux », comme le dit saint Paul[6].
Hélas, c’est chose dégoûtante, par ma foi,
de prononcer ce mot, mais plus dégoûtant est l’acte lui-même ;
quand l’homme boit tant et de blanc et de rouge,
il fait de son gosier sa latrine
par une pareille abominable superfluité.
L’apôtre en pleurant dit fort piteusement :
530« Il en va beaucoup dont je vous ai parlé ;
je vous dis maintenant en pleurant et d’une voix pitoyable
qu’ils sont les ennemis de la croix de Christ ;
dont la fin sera la perdition, qui ont leur ventre pour dieu.
Ô ventre ! ô panse ! ô sac puant
empli de fumier et de corruption,
quel bruit empesté à chacun de tes bouts !
qu’il en coûte de labeur et d’argent pour te satisfaire !

Ces cuisiniers, voyez-les broyer et filtrer et moudre,
et changer la substance en accident[7]
540pour satisfaire à tous les appétits gloutons ;
des os durs ils extraient
la moelle, car ils ne gaspillent rien
de ce qui est doux et suave au gosier ;
d’épices, de feuilles et d’écorces et de racines
votre sauce doit être faite délicieusement
pour vous refaire un appétit tout neuf.
Mais, certes, qui poursuit pareilles délices
est mort, cependant qu’il vit en ces vices.
C’est chose lubrique que le vin et l’ivrognerie
550et pleine de querelles et de misères.
Ô ivrogne, tu as la face défigurée,
ton haleine sent l’aigre, tu es dégoûtant à embrasser,
et à travers ton nez d’ivrogne, ce semble que le son
que toujours on entend, c’est : samson, samson.
Et pourtant, Dieu le sait, Samson jamais ne but de vin.
Tu tombes comme un pourceau entravé ;
ta langue est perdue et tout souci d’honnêteté,
car l’ivrognerie est le vrai tombeau
de l’esprit de l’homme et de sa prudence.
560Qui se laisse dominer par la boisson
ne sait point garder de secret, c’est bien certain ;
or ça, gardez-vous et du blanc et du rouge,
et surtout du vin blanc de Lépé[8]
qu’on met en vente dans Fish Street ou Cheapside.
Ce vin d’Espagne se glisse subtilement
en d’autres vins poussant tout à côté[9] ;
il produit lors telles fumées
que lorsqu’un homme en a bu trois gorgées
et croit être chez soi à Cheapside,
570il est en Espagne en la ville même de Lépé,
non pas à la Rochelle, ou en la ville de Bordeaux ;
et c’est alors qu’il dira : samson, samson.

Mais, oyez, messeigneurs, un mot je vous en prie :
il est certain que les exploits glorieux
dans les victoires de l’Ancien Testament,
par la grâce du vrai Dieu qui est omnipotent,
furent accomplis en l’abstinence et la prière.
Voyez dans la Bible, c’est là que vous pourrez l’apprendre.
Voyez Attila, le grand conquérant,
580qui mourut dans son sommeil, avec honte et déshonneur,
sans fin saignant du nez en son ivresse :
un capitaine doit vivre sobrement.
Et par dessus tout considérez bien
ce qui fut ordonné à Lamuel, —
ce n’est pas Samuel, mais Lamuel que je dis, —
lisez la Bible[10] et vous verrez expressément
s’il faut donner du vin à ceux qui jugent.
Je n’en dis pas plus long car cela peut bien suffire.
Et maintenant que j’ai parlé de gloutonnerie,
590maintenant je vais vous interdire le jeu de hasard.
Le jeu, c’est le vrai père des mensonges,
des tromperies et des parjures maudits,
des blasphèmes contre le Christ, du meurtre et aussi de la perte
de bien et de temps ; et de plus
c’est une honte et un déshonneur
d’être considéré comme joueur vulgaire.
Et plus vous êtes haut placé
plus on ira vous évitant.
Que si un prince s’adonne au jeu,
600lors en tout acte de gouvernement et de politique,
d’après l’opinion commune
il perd d’autant sa réputation.
Stilbon[11], qui était sage ambassadeur,
fut envoyé à Corinthe, en très grande pompe,
de Lacédémone, pour y conclure alliance.
Et lorsqu’il arriva, il advint par fortune,
que les plus grands de ce pays
il les trouva jouant aux dés.
Ce pourquoi, aussitôt qu’il le put,

610secrètement il s’en revint dans son pays,
et dit : « Je ne veux point perdre mon nom là-bas,
ni ne veux prendre sur moi si grande honte
que de vous allier à des joueurs de dés.
Envoyez d’autres sages ambassadeurs,
Car, par ma foi, j’aimerais mieux mourir
que de vous allier à des joueurs de dés ;
car vous autres, qui avez tant de gloire et d’honneur,
ne vous allierez point à des joueurs de dés
de mon gré ou par traité dont je serais chargé. »
620Ce sage philosophe, c’est ainsi qu’il parla.
Oyez encore qu’au roi Démétrius
le roi des Parthes, à ce que dit le livre[12],
envoya par mépris une paire de dés en or,
pour ce qu’il avait joué auparavant,
ce pourquoi il considérait sa gloire et son renom
comme sans valeur et sans prix aucun.
Les seigneurs peuvent trouver d’autres sortes
de jeux assez honnêtes pour tuer la journée
    Maintenant vais-je parler des faux serments et des grands jurements,
630en dire un mot ou deux suivant les anciens livres.
Les grands jurements sont chose abominable,
et les faux serments sont encore plus condamnables.
Le Dieu puissant a défendu de jurer du tout,
témoin Mathieu ; mais en particulier
le saint Jérémie dit en parlant des serments :
« Que tes serments soient vrais et non menteurs,
et jurés avec justice et aussi avec droiture. »
Mais les jurements faits en vain sont une malédiction.
Considérez qu’en la première table
640des vénérables commandements du Très Haut,
le second commandement est comme suit :
« Ne prenez point mon nom en vain ou à tort. »
Oyez, il défend jurements de la sorte avant
l’homicide ou mainte autre chose maudite.
Cela vient bien dans l’ordre que je dis.
Ils savent bien ceux qui comprennent ces commandements
que le second commandement de Dieu est celui-là.

Et bien plus, je le dirai tout net :
le châtiment ne s’écartera pas de la maison
650de celui qui est trop outrageux dans ses jurements.
« Par le cœur précieux de Dieu, et par ses clous,
et par le sang du Christ qui est à Hailes[13],
ma chance est sept, et la tienne cinq et trois[14] ;
par les bras de Dieu, si tu triches au jeu
ce poignard te transperce le cœur. »
C’est là le fruit des deux dés de malheur :
parjure, colère, fausseté, homicide.
Or donc, pour l’amour de Christ qui mourut pour nous
quittez vos jurements, les grands et les petits.
660Mais, messires, je vais maintenant continuer mon histoire.


    Ces trois débauchés dont je parle,
bien avant que les cloches eussent sonné prime,
s’étaient assis dans une taverne pour boire ;
et comme ils étaient là ils entendirent une clochette tinter
devant un corps qu’on portait à sa tombe,
si bien que l’un d’eux se mit à appeler son valet :
« Va vite, (dit-il,) et demande sur-le-champ
quel corps passe par ici,
et vois à bien me rapporter son nom. »
670« Messire, (dit l’enfant,) il n’est mie besoin ;
on me l’a dit deux heures avant votre arrivée ici ;
c’était, pardieu, un vieux camarade à vous,
qui soudainement a été occis cette nuit ;
il était très ivre, couché de tout son long sur son banc,
quand vint un voleur furtif qu’on appelle Mort,
qui dans ce pays occit tous les gens,
qui de sa lance lui fendit le cœur en deux,
et alla son chemin sans un mot de plus.
Il en a tué mille pendant la peste,
680et, maître, avant que de venir en sa présence,
me semble qu’il serait nécessaire
de prendre bien garde à pareil adversaire :
soyez toujours prêts à le rencontrer,
c’est ce que m’a appris ma mère, je n’en dis pas plus. »

— « Par Sainte Marie, (dit le tavernier,)
cet enfant dit vrai, car il a tué cet an,
à plus d’un mille d’ici, dans un grand village,
homme, femme, enfant, manant et page.
Je crois qu’il habite par là.
690Être sur ses gardes serait grande sagesse
avant qu’il puisse faire malheur à quelqu’un. »
— « Quoi ! par les bras de Dieu, (dit notre débauché,)
est-ce un tel péril que de le rencontrer ?
je le chercherai par voie et par chemin,
j’en fais vœu par les os sacrés du Christ.
Écoutez, camarades, nous trois ne faisons qu’un ;
que chacun de nous tende la main à l’autre,
et que chacun soit un frère pour l’autre,
et nous tuerons ce traître félon de Mort.
700On le tuera, lui qui en a tant tué,
par la dignité de Dieu, et avant qu’il soit nuit. »
Et ensemble ces trois se jurèrent leur foi
de vivre et mourir l’un pour l’autre
comme s’ils étaient frères nés.
Et ils s’en furent tout ivres, dans leur colère,
et les voilà partis vers ce village
dont le tavernier avait parlé devant.
Ils juraient beaucoup d’horribles serments
et mettaient en pièces le corps béni du Christ :
710 « Ils mettront Mort à mort si seulement ils le prennent. »
Ils n’étaient pas allés tant qu’un demi-mille,
juste comme ils allaient franchir une barrière,
un homme vieil et pauvre ils rencontrèrent.
Ce vieux homme les salua bien humblement
et parla ainsi : « Or, seigneurs, Dieu vous garde ! »
Le plus hardi de ces trois débauchés
lui répartit : « Qu’est-ce ? vilain à la triste mine,
pourquoi es-tu tant enveloppé sauf la face ?
pourquoi vis-tu si longtemps en si grand âge ? »
720Ce vieil homme se mit à le regarder au visage
et dit ainsi : « C’est que je ne puis trouver
un homme, quand je marcherais jusqu’en Inde,
ni dans les cités ni dans aucun village,
qui voudrait troquer sa jeunesse contre mon âge,

et c’est pourquoi il faut bien que je garde mon âge
aussi longtemps que Dieu le voudra.
La mort même, hélas ! ne veut me prendre ma vie
je marche ainsi comme un captif sans repos,
et sur le sol qui est la porte de ma mère
730je frappe de mon bâton matin et soir,
et dis : « Chère mère, laisse moi entrer !
Vois comme je m’évanouis chair et sang et peau
Hélas, quand mes os seront-ils en repos ?
Mère, je voudrais que vous m’échangiez le coffre
qui est depuis longtemps en ma chambre[15],
oui-da ! pour un drap de haire où m’envelopper. »
Mais elle n’a pas encore voulu me faire cette grâce,
ce pour quoi ma face est toute pâle et flétrie.
Mais, messires, ce n’est point courtois à vous
740de parler à un vieil homme avec rudesse,
s’il ne vous manque en paroles ou en actions.
Dans la Sainte Écriture vous pouvez lire vous-même :
« Devant un vieillard à tête chenue
vous devez vous lever » ; aussi je vous donne ce conseil,
ne faites à un vieillard pas plus de mal maintenant
que vous ne voudriez qu’on en fît
à votre vieillesse, si vous durez jusque là ;
et Dieu soit avec vous, où que vous alliez à pied ou à cheval.
Pour moi, il faut que j’aille où je dois aller. »
750« Non pas, vieux rustre, pardieu tu n’iras pas,
(dit aussitôt l’autre joueur ;)
tu ne te partiras pas si facilement, par Saint Jean !
Tu parlais à l’instant de Mort, ce traître,
qui dans ce pays occit tous nos amis.
Je t’en baille ma foi, aussi vrai que tu es son espion,
dis où il est, ou bien il t’en cuira,
par Dieu et par le Saint Sacrement !
Car en vérité tu es d’accord avec lui
pour nous tuer tous, les jeunes gens, vieux voleur félon ! »
760« Eh ! bien, Messires, (dit l’autre,) si vous avez tel désir
de trouver Mort, tournez par ce chemin tortueux,
car dans ce petit bois je l’ai laissé, par ma foi,

sous un arbre et c’est là qu’il demeure ;
toutes vos bravades ne le feront pas se cacher.
Voyez-vous ce chêne ? c’est là même que vous le trouverez.
Dieu vous sauve qui a racheté le genre humain,
et vous amende ! » Ainsi parla ce vieil homme.
Et chacun de ces débauchés s’en courut,
jusqu’à ce qu’il arriva à cet arbre et y trouva
770en beaux florins d’or bien frappés
tout près de huit boisseaux à ce qu’il leur parut ;
alors plus ne se mirent en quête de Mort,
mais chacun d’eux fut si joyeux à cette vue,
car les florins étaient si beaux et si brillants,
qu’ils s’assirent auprès de ce précieux trésor.
Le pire des trois dit le premier mot :
« Mes frères, (dit-il,) prenez garde à ce que je dis ;
j’ai grand esprit bien que je plaisante et rie.
Ce trésor, la fortune nous l’a donné
780pour qu’en joie et liesse nous vivions notre vie,
et puisqu’il nous vint aisément le dépenserons de même.
Oh ! par la précieuse dignité de Dieu ! qui aurait pensé
aujourd’hui que nous aurions si bel heur ?
Si seulement cet or pouvait s’emporter de ce lieu
chez moi dans ma maison ou encore dans la vôtre
(car vous savez bien que c’est à nous qu’est tout cet or)
nous aurions alors grande félicité
Mais vraiment de jour on ne peut :
les gens diraient que nous sommes de fieffés voleurs,
790et pour ce trésor bien à nous ils nous pendraient.
Il faut emporter ce trésor de nuit
aussi habilement et secrètement qu’il se pourra.
Je conseille donc qu’on tire à la courte paille
entre nous trois et qu’on voie à qui écherra la paille ;
et qui l’aura, d’un cœur joyeux
courra à la ville et cela au plus tôt,
et nous apportera du vin et du pain en grand secret ;
et deux de nous garderont bien adroitement
ce trésor, et, si l’autre ne s’attarde pas,
800quand il fera nuit nous transporterons ce trésor
d’un commun accord là où nous le jugerons le meilleur. »
Un d’eux prit les pailles dans son poing

et leur dit de tirer pour voir où tombait le sort,
et il tomba sur le plus jeune d’eux tous ;
et vers la ville il partit sur-le-champ,
et, aussitôt qu’il fut parti,
le premier parla ainsi à l’autre :
« Tu sais bien que tu es mon frère juré ;
je vais te dire tout droit comment faire ton profit.
810Tu sais bien que notre camarade est parti ;
et voilà l’or, et il y en a grand planté
qui doit être réparti entre nous trois.
Mais pourtant si je pouvais faire en sorte
qu’il fût réparti entre nous deux,
ne t’aurais-je pas rendu un service d’ami ? »
L’autre répondit : « Ne sais comment cela se peut ;
il sait que l’or est avec nous deux ;
que ferons-nous, que lui dirons-nous ? »
« Sera-ce un secret ? (dit le premier coquin)
en ce cas je te dirai en peu de mots
830ce que nous ferons pour mener la chose à bien. »
« Je promets, (dit l’autre,) que certes,
sur ma foi, je ne te trahirai pas. »
« Or ça, (dit le premier,) tu sais bien que nous sommes deux
et que nous deux serons plus forts qu’un seul.
Prends garde quand il sera assis, et aussitôt
dresse toi comme si tu voulais jouer avec lui ;
et je le transpercerai de part en part
pendant que tu lutteras avec lui comme pour rire ;
830et avec ta dague pense à en faire autant ;
et alors tout cet or sera réparti,
mon cher ami, entre toi et moi ;
alors nous pourrons tous deux accomplir tous nos désirs
et jouer aux dés tout notre saoul. »
Ainsi s’accordèrent ces deux coquins
pour tuer le troisième, comme vous m’avez entendu dire.
Le plus jeune, qui s’en allait à la ville,
bien souvent en son cœur roule et retourne
la beauté de ces florins neufs et brillants.
840 « Ô Seigneur ! (disait-il,) s’il se pouvait être
que j’eusse le trésor pour moi tout seul,
il n’est homme vivant au-dessous du trône

de Dieu, qui vivrait aussi joyeux que moi ! »
Et enfin le démon, notre ennemi,
mit en sa pensée d’acheter du poison,
de quoi tuer ses deux camarades ;
car le démon le trouva en tel état de vie
qu’il eut permission de le mener à mal ;
et ainsi notre homme prit fermement la résolution
de les tuer tous deux et de ne jamais s’en repentir.
850Il va donc, ne voulant pas s’attarder,
jusqu’à la ville, chez un apothicaire,
et le pria qu’il voulût bien lui vendre
du poison pour tuer ses rats ;
et il y avait aussi un putois dans son enclos,
qui, disait-il, avait tué ses chapons,
et il aurait bien voulu se venger, s’il pouvait,
de la vermine qui lui faisait dommage la nuit.
L’apothicaire répondit : « Oui, tu auras
860telle chose que (sur mon âme que Dieu sauve !)
il n’est créature en le monde entier
qui mange ou boive de cette confiture,
ne serait-ce que la grosseur d’un grain de blé,
sans en perdre aussitôt la vie ;
oui, elle mourra, et en moins de temps
que tu ne feras un mille à pied
tant ce poison est fort et violent. »
Le maudit prit dans sa main
une botte de ce poison, et courut ensuite
870dans la rue voisine chez quelqu’un
pour lui emprunter trois grandes bouteilles ;
et, dans deux, il versa son poison,
la troisième il la garda pure pour sa propre boisson,
car, toute la nuit, il se préparait à suer
en transportant l’or loin de l’endroit.
Et quand ce débauché (Dieu lui donne male chance !)
eut empli de vin ses trois grandes bouteilles,
il retourna auprès de ses camarades.
Est-il besoin de sermonner davantage ?
880Car, tout comme ils avaient prémédité sa mort,
tout ainsi le tuèrent-ils aussitôt.
Et quand ce fut fait, l’un parla ainsi :

« Maintenant, seyons-nous, et buvons, et gaudissons-nous
et ensuite nous enterrerons son corps. »
El à ces mots il lui arriva par hasard
de prendre la bouteille où était le poison,
il but et offrit aussi à boire à son camarade,
de quoi aussitôt ils moururent tous les deux.
Mais, certes, je suppose qu’Avicennes
890ne décrivit jamais, dans un canon ni aucun fen[16],
de plus merveilleux signes d’empoisonnement
que n’en eurent ces deux misérables avant leur fin.
Ainsi finirent ces deux homicides
et pareillement le perfide empoisonneur aussi.


Ô péché maudit, plein de malédiction !
Ô traîtres homicides, ô méchanceté !
Ô gloutonnerie, luxure et jeu !
Ô toi qui blasphèmes le Christ avec vilenie
et avec de grands jurements, par habitude et par orgueil !
Ô péché maudit, plein de malédiction !
900Hélas ! genre humain, comment se peut-il
qu’envers ton créateur qui t’a façonné,
et du sang précieux de son cœur t’a racheté,
tu sois si félon et si méchant, hélas !
    Or, braves gens, Dieu vous pardonne vos fautes,
et vous garde du péché d’avarice.
Mon saint pardon peut vous guérir tous
pourvu que vous m’offriez des doubles d’or ou des esterlins,
ou encore des broches d’argent, des cuillers ou des anneaux ;
courbez la tête sous cette sainte bulle !
Venez, femmes, offrez de votre laine.
910J’inscris ici vos noms sur mon rôle tout de suite ;
à la béatitude céleste vous arriverez ;
je vous absous par mon grand pouvoir,
vous qui allez faire offrande, et vous rends aussi purs et nets
qu’à votre naissance. Et voilà, messires[17], comment je prêche ;
et Jésus-Christ, qui est le mire de nos âmes,
vous accorde ainsi de recevoir son pardon.

Car c’est le mieux, je ne veux pas vous tromper.
Mais, messires, j’oubliais un mot dans mon histoire :
920j’ai des reliques et des pardons dans mon sac,
aussi beaux qu’homme d’Angleterre,
qui me furent donnés par la main du pape.
Si quelqu’un de vous, par dévotion,
veut faire offrande et avoir mon absolution,
qu’il avance aussitôt et s’agenouille ici
et humblement reçoive mon pardon ;
ou encore prenez des pardons en route,
tout neufs et tout frais, au sortir de chaque village,
pourvu que vous offriez toujours de nouveaux et de nouveaux
930nobles d’or et des sols qui soient bons et de poids.
C’est un honneur pour tous ceux qui sont ici
que d’avoir un pardonneur autorisé
pour vous absoudre, cependant que vous chevauchez par le pays,
dans les aventures qui peuvent vous arriver :
d’aventure un ou deux peuvent tomber
de cheval et se rompre le col.
Songez quelle sécurité c’est pour vous tous
que je sois tombé dans votre compagnie,
moi qui puis vous absoudre, grands et petits,
quand votre âme quittera le corps.
940Je conseille que notre hôte que voici commence,
car il est des plus enfoncés dans le péché.
Avance, messire hôte, et fais d’abord quelque offrande,
et tu baiseras les reliques, toutes et chacune ;
oui, pour un denier, desserre vite ta bourse. »
— « Non, non, (dit l’autre,) que plutôt Christ me maudisse !
Laisse, dit-il, je n’en ferai rien, parbleu !
Tu voudrais me faire baiser tes vieilles chausses,
et me jurer que c’est une relique de saint,
fussent-elles barbouillées par ton fondement !
950Mais, par la croix qu’a trouvée Sainte Hélène,
j’aimerais mieux avoir tes couilles dans ma main
au lieu de reliques et de saintetés ;
laisse-les moi couper, je t’aiderai à les porter ;
on les enchâssera dans un étron de porc. »
Le pardonneur ne répondit pas un mot ;
il était si en colère qu’il ne voulut dire mot.

« Allons, (dit notre hôte), je ne veux plus plaisanter davantage
avec toi, ni avec aucun homme en colère. »
960Mais tout aussitôt le digne Chevalier se mit
à parler quand il vit que tout le monde riait :
« Finissons ceci, car c’en est bien assez ;
messire Pardonneur, soyez gai et de mine joyeuse,
et vous, messire hôte, qui m’êtes si cher,
je vous prie, donnez un baiser au Pardonneur ;
et, Pardonneur, je te prie, rapproche-toi,
et comme avant, rions et plaisantons. »
Aussitôt ils s’embrassèrent et la chevauchée reprit son chemin.


Ci finit le Conte du Pardonneur.



  1. Il existait une divination, au moyen d’une omoplate de mouton, appelée spatulamancia.
  2. Le marc valait alors environ 13 shillings 4 pence. Cent marcs feraient aujourd’hui plus de 17 000 francs.
  3. C’est-à-dire s’en aillent vagabonder, aillent à l’aventure.
  4. Ce conte se compose de deux parties ; tout d’abord une véritable digression sous forme de sermon, puis le conte lui-même, qui semble emprunté à un fabliau perdu. Le sujet de ce fabliau est conservé dans un recueil italien de la fin du XIIIe siècle, contenant des romans de chevalerie, des fabliaux et d’anciennes chroniques d’Italie, intitulé Cento Novelle Antiche. L’histoire contée par le Pardonneur est la quatre-vingt-deuxième du recueil. Il est à peu près démontré que le sujet du fabliau lui-même est d’origine orientale.
  5. Chaucer songe au De contemptu mundi du Pape Innocent : « Tam brevis est gulæ voluptas, ut spatio loci vix sil quatuor digitorum. » Lib. II, cap. 17.
  6. I Cor., VI, 13.
  7. De contemptu mundi, lib. II, cap. 17. Les termes sont pris à la scolastique. Les cuisiniers déguisent la substance sous des apparences de forme, de couleur ou de goût.
  8. Vin d’Espagne. Lépé est près de Cadix.
  9. Mr. Skeat suppose que Chaucer, dont le père était marchand de vin, raille ici les coupages pratiqués dans les caves malgré les règlements.
  10. Proverbes, XXXI, 4, 5.
  11. Appelé Chilon dans Jean de Salisbury à qui Chaucer emprunte cette anecdote. (Polycrat, lib. I, c. 5.)
  12. Jean de Salisbury, qui conte cette histoire à la suite de la précédente.
  13. Hayles, abbaye du comté de Gloucester.
  14. Termes techniques du jeu de hasard ou jeu de dés.
  15. Le coffre placé au pied du lit où l’on mettait jadis ses plus beaux vêtements et ses choses précieuses.
  16. Fen, de l’arabique fann, désigne les chapitres de la traduction latine du Canon de médecine d’Avicenne. Chaucer prend à tort le mot canon au sens de division du livre alors qu’il désigne le livre entier.
  17. Ceci et ce qui suit est adressé aux pèlerins.