Les Contes de Canterbury/Conte du médecin
Il était, à ce que Tite Live raconte,
un chevalier qu’on nommait Virginius,
homme plein d’honneur et de mérite,
ayant force amis et grande richesse.
Ce chevalier, de sa femme eut une fille ;
point d’autres enfants n’eut en toute sa vie.
C’était une damoiselle belle d’une beauté parfaite,
surpassant toute créature qu’homme puisse voir ;
car Nature, avec un soin suprême
l’a faite de si grande excellence
comme pour dire : « Voyez, c’est moi Nature
qui sais façonner et peindre ainsi une créature,
lorsqu’il me plaît ; qui saura m’imiter ?
Ce n’est point Pygmalion[2], dût-il sans cesse forger ou frapper
ou graver ou peindre ; car j’ose dire
qu’Appelles, Zanzis[3] travailleraient en vain
à graver ou à peindre, à forger ou frapper
s’ils avaient le front de vouloir m’imiter.
Car Celui qui est le Créateur souverain
a fait de moi son vicaire[4] général
pour façonner et peindre créatures terrestres
suivant mon bon plaisir, et tout être est en ma tutelle
sous la lune qui croit et décroît ;
pour l’œuvre que voici je ne demanderai rien ;
mon maître et moi nous sommes tout d’accord ;
je l’ai créée pour adorer mon maître.
J’en fais autant pour toutes mes autres créatures,
quelles que soient leur couleur ou bien leur forme. »
Ce me semble que Nature parlerait ainsi.
Cette damoiselle avait douze et deux années d’âge,
en laquelle Nature avait si grand délice ;
car tout comme celle-ci sait peindre un lys blanc
et rouge une rose, juste des mêmes couleurs
elle a peint cette noble créature[5],
dès avant qu’elle fût née, sur ses membres gracieux,
où il convient que pareilles couleurs soient mises ;
et Phébus a donné à ses longues tresses la teinte
des rayons de ses ardentes flammes.
Et si elle excellait par sa beauté,
elle était mille fois plus vertueuse encore.
Ne lui manquait aucune des qualités
qu’on doit louer en toute discrétion.
D’âme comme de corps elle était chaste,
ce pourquoi fleurissait en virginité
avec toute humilité et abstinence,
avec toute réserve et toute patience,
mesurée aussi en sa démarche et son ajustement.
Discrète en ses réponses on la trouvait toujours ;
bien qu’elle fût sage comme Pallas, je l’ose dire,
sa faconde cependant était toute féminine et simple ;
elle n’usait point de termes apprêtés
pour sembler sage ; mais c’est suivant sa condition
qu’elle parlait, et tous ses mots, du moindre au plus grand,
étaient conformes à la vertu et à la gentillesse.
Elle était pudique de la pudeur des vierges,
de cœur constant, et toujours au travail
pour s’arracher à la vaine indolence.
Bacchus sur sa bouche n’avait point d’empire,
car vin et jeunesse font grandir désirs d’amour :
tels les hommes qui sur le feu jettent huile ou graisse.
D’elle-même et n’écoutant que sa vertu
souventes fois elle a feint maladie,
pour ce qu’elle voulait fuir la compagnie
de ceux qui risquaient de dire des folies,
comme on le fait aux festins, réjouissances et danses,
qui sont occasions de libertinage ;
choses pareilles mûrissent les enfants
trop tôt et les font trop hardis, comme on peut voir,
et c’est fort dangereux et l’a toujours été.
Car ce n’est que trop tôt que fille pourra prendre leçon
de hardiesse quand elle sera devenue femme.
Et vous, gouvernantes sur vos vieux jours,
qui avez à élever filles de seigneurs,
point ne vous offensez de mes paroles.
Songez qu’on vous a faites gouvernantes
de filles de seigneurs pour deux raisons seulement :
soit pour ce que vous avez gardé votre honnêteté,
ou bien que vous fûtes de vertu fragile
et connaissez très bien la vieille danse,
mais avez abandonné complètement pareille conduite
pour toujours ; et donc au nom du Christ
gardez vous de manquer à leur enseigner la vertu.
Un voleur de gibier qui a renoncé
à ses appétits et à toutes ses vieilles ruses
sait garder une forêt mieux que quiconque.
Or ça, gardez les bien, car, si le voulez, le pouvez.
Veillez à n’assentir a aucun vice,
crainte d’être damnées pour vos mauvaises intentions ;
quiconque agit ainsi est traître, c’est certain.
Et prenez garde à ce que je vais dire :
de toutes les trahisons la pestilence souveraine
c’est pour un être humain de trahir l’innocence.
Et vous pères, et vous aussi mères,
si vous avez des enfants, soit un, soit deux,
c’est à vous qu’il revient de les surveiller toujours,
cependant qu’ils demeurent sous votre loi.
Veillez à ce que, par l’exemple de votre vie,
ou par votre négligence à les châtier
ils ne se perdent ; car, j’ose le dire,
s’il en arrive ainsi, vous le paierez bien cher.
Sous un berger, et mou et négligent,
le loup met en pièces force moutons et agneaux.
Que ce seul exemple suffise ici,
car il me faut revenir à mon sujet.
Cette damoiselle, dont je vais raconter l’histoire,
se comportait de façon à n’avoir point besoin de gouvernante ;
car en sa vie damoiselles pourraient lire
comme en un livre toutes bonnes paroles et actions
qui conviennent à fille vertueuse :
elle était si prudente et si bienfaisante.
C’est pourquoi la renommée issit de tous côtés
et de sa beauté et de sa bonté grande ;
et donc, par le pays, un chacun la louait
qui aimait la vertu, sauf l’envie toute seule
qui du bonheur d’autrui va se chagrinant
et s’éjouit de sa peine et de son malheur
(c’est le Docteur[6] qui fait cette description).
Cette damoiselle un jour s’en fut à la ville
en un temple avec sa mère chérie,
comme ont accoutumé les jeunes damoiselles.
Or il était un juge en cette ville,
lequel était gouverneur du pays.
Il advint que ce juge jeta les yeux
sur cette damoiselle, l’avisant bien vite
lors qu’elle vint à passer où se trouvait ce juge.
Tout aussitôt changèrent son cœur et sa pensée
tant il fut captivé par la beauté de la damoiselle ;
et en soi-même, très secrètement, il se dit :
« Cette fille sera mienne, en dépit de quiconque ».
Tout aussitôt le démon en son cœur accourut
et lui souffla soudain que, par ruse,
il pourrait gagner la damoiselle à ses projets.
Car, certes, ni par force ni par présent,
pensait-il, il n’était capable de réussir ;
car elle avait force amis, et, de plus, elle
était tellement affermie en sa vertu souveraine
qu’il savait bien que jamais il ne pourrait l’entraîner
à bailler son corps au péché.
Ce pourquoi, après mûre délibération,
[7] de la ville,
qu’il connaissait pour subtil et hardi.
Le juge à ce ribaud conta son histoire
en grand secret, et lui fit promettre
de ne la raconter à nulle créature :
car, à la raconter, il y allait de sa tête.
Lorsque leur plan maudit fut arrêté,
ce juge s’éjouit et lui fit grande chère
et lui donna présents de très grand prix.
Quand fut ourdi tout leur complot
de point en point, grâce auquel la luxure du juge
devait triompher fort ingénieusement,
comme plus tard vous l’apprendrez clairement,
le ribaud rentre chez soi ; il s’appelait Claudius.
Le juge félon, qui s’appelait Apius
(tel était son nom, car ceci n’est point une fable,
mais bien un fait historique et notable ;
le sujet en est véridique, sans doute aucun),
ce juge félon, se met vile a l’œuvre
pour hâter son plaisir, tant que faire se peut.
Et il advint bientôt après qu’un jour
ce juge félon, à ce que dit l’histoire,
comme il était accoutumé siégeait en son prétoire,
et rendait ses jugements sur diverses causes.
Le ribaud félon survint à fort grands pas
et dit : « Monseigneur, si tel est votre bon vouloir[8],
veuillez faire droit à ce piteux placet
en lequel je porte plainte contre Virginius.
Que s’il prétend qu’il n’en est point ainsi,
je ferai la preuve — et ce par bons témoins —
que c’est la vérité qu’exprime ma requête[9]. »
Le juge répondit : « Sur ceci, lui absent,
je ne puis rendre sentence définitive.
Qu’on le fasse appeler et volontiers j’écouterai ;
tu trouveras justice, et non injustice, en ce lieu. »
Virginius vint savoir ce que voulait le juge,
et aussitôt on lut la requête maudite ;
le contenu était ce que vous allez ouir :
« À vous, monseigneur, messire Apius si cher,
moi, votre pauvre serviteur Claudius, j’expose
comment un chevalier appelé Virginius,
à l’encontre de la loi et de toute équité,
retient, contre ma volonté expresse,
ma servante, qui par droit est mon esclave[10] ;
elle me fut volée chez moi, pendant la nuit,
lors qu’elle était toute jeune ; cela, je le prouverai
par témoins, monseigneur, s’il ne vous en déplaît ;
point n’est sa fille, quoiqu’il en die ;
c’est donc vous, seigneur juge, que je prie
de me bailler mon esclave, si telle est votre volonté. »
C’était là tout le contenu de la requête.
Virginius fixa les yeux sur le ribaud ;
mais, en toute hâte, avant que lui-même eût parlé
— et il aurait prouvé, comme le doit un chevalier,
et aussi par le témoignage de maint individu,
que le dire de son adversaire n’était que mensonge —
ce juge maudit ne voulut rien attendre,
ni écouter un mot de plus de Virginius,
mais il rendit son jugement, et dit ainsi :
« J’octroie à ce ribaud sa servante à l’instant ;
tu ne la garderas pas plus longtemps en ta demeure ;
va la chercher, mets-la sous notre garde ;
le ribaud aura son esclave ; telle est ma sentence. »
Lorsque ce digne chevalier Virginius[11],
par sentence de ce juge Apius,
doit, de force, remettre sa fille chérie
au juge, pour vivre dans la luxure,
il retourne chez soi, s’assied dans la grand’salle
et tout à l’instant fait appeler sa fille chérie ;
et, le visage mort comme des cendres froides,
il se mit à contempler son visage modeste,
et sa douleur de père lui transperçait le cœur.
Pourtant, point ne voulut renoncer à son dessein :
« Ma fille, dit-il, toi qu’on appelle Virginia,
il est deux voies, soit mort, soit honte,
pour toi de souffrir ; hélas ! pourquoi suis-je né ?
car jamais tu n’as mérité
de mourir par l’épée ou sous le couteau.
Ô fille chérie, avec toi finira ma vie,
toi que j’ai élevée avec tant de plaisir
que jamais tu n’étais hors de ma pensée.
Ô ma fille ! toi qui es ma douleur dernière,
et aussi la joie dernière de ma vie,
ô gemme de chasteté, en patience
prends ta mort ; car c’est là ma sentence.
C’est l’amour, non la haine, qui causera ta mort ;
ma main pitoyable doit trancher ta tête.
Hélas ! que jamais Apius t’ait vue !
Voici comme, félonnement, il t’a jugée cejourd’hui. »
Et il lui dit toute l’affaire, comme tout à l’heure
vous l’avez entendue ; point n’est besoin de la redire.
« Oh pitié ! père bien aimé, (dit la damoiselle,)
et avec ces mots elle lui mit les deux bras
autour du cou, comme elle était accoutumée ;
les larmes jaillirent de ses deux yeux
et elle dit : « Mon bon père, faut-il mourir ?
N’est-il point de grâce ? n’est-il point de remède ?
— « Non certes, ma fille chérie », dit-il.
— « Lors, donnez-moi loisir, mon père », dit-elle,
« de pleurer sur ma mort un bref moment ;
car, voyez, Jephté accorda à sa fille la grâce
de pleurer avant qu’il l’occît, hélas !
et Dieu le sait, sa seule faute fut
de courir vers son père pour le voir la première
et pour le bienvenir en grande solennité. »
Et, sur ce mot, elle tomba en pâmoison.
Puis, lorsque sa pâmoison est passée,
elle se lève, et puis dit à son père :
« Dieu soit béni que je meurs vierge ;
baillez-moi ma mort, plutôt que j’aie la honte ;
faites de votre enfant à votre gré, au nom du Ciel ! »
Et, sur ce mot, souventes fois elle le pria
que de son épée il voulût frapper doucement ;
et, sur ce mot, elle tomba en pamoison.
Son père, le cœur et la volonté tout affligés,
lui trancha la tête, la prit par les cheveux
et au juge vint l’apporter,
cependant qu’il siégeait encore en son prétoire.
Et lorsque le juge la vit, a ce que dit l’histoire,
il ordonna qu’on emmenât Virginius et le pendît bien vite ;
mais voilà que mille gens se précipitèrent
pour sauver le chevalier, par compassion et par pitié ;
car on connaissait la déloyale iniquité ;
le peuple aussitôt avait soupçonné,
d’après la requête du ribaud,
qu’il était d’accord avec Apius ;
on savait bien que ce dernier était un débauché.
C’est pourquoi vers le dit Apius on se porte,
et tout aussitôt on le jette en une prison,
en laquelle il se tua ; et Claudius,
qui était serviteur du dit Apius,
fut condamné à être pendu à un arbre ;
et sans Virginius qui, en sa merci,
intercéda si bien pour lui qu’on l’exila,
certes, il eût été mis à mort.
Les autres furent pendus, du premier au dernier,
qui avaient été complices de cet acte maudit[12].
Ci peut-on voir comment péché a récompense !
Soyez sur vos gardes, car, qui Dieu frappera, nul ne le sait
à nul degré, ni de quelle façon
le serpent de la conscience peut frémir
de votre vie perverse, fût-elle si secrète
que nul n’en sache rien, sauf Dieu et vous-même.
Que vous soyez ignorant ou instruit,
point ne savez quand vous devrez trembler.
Et donc, je vous avise d’écouter un conseil :
abandonnez le péché, avant que le péché vous abandonne.
Notre hôte se mit à jurer comme s’il eût été fou :
« Haro ! (dit-il,) par les clous et par le sang !
Quel ribaud félon et quel félon juge !
Que la mort la plus honteuse que le cœur puisse imaginer
frappe ces juges et leurs suppôts !
Pourtant, hélas, elle est occise la pauvre innocente !
Hélas ! sa beauté lui coûta trop cher.
C’est pourquoi je dis toujours, et tous peuvent le voir,
que les dons de fortune et de nature
sont causes de mort pour mainte créature.
Sa beauté fut sa mort, j’ose le dire.
Hélas ! comme piteusement elle fut occise !
De ces deux présents dont je parlais tout à l’heure,
l’homme tire bien souvent plus de mal que de bien.
Mais, en vérité, mon très cher maître,
c’est là une triste histoire à écouter.
Enfin, passons, il n’importe :
je prie Dieu qu’il ait en sa garde ton gentil corps,
et en même temps tes vases et tes urinaux,
tes Hypocras et les Galiens[13],
et toutes les boites emplies de tes électuaires ;
Dieu les bénisse, ainsi que notre Dame Sainte Marie.
Dieu me garde ! tu es un beau gaillard,
et tu ressembles à un prélat, par Saint Ronyan[14] !
N’ai-je pas bien dit ? Je ne sais parler en beaux termes ;
mais, ce que je sais, c’est que si bien tu m’as serré le cœur
que j’en ai presque pris mal cardiaque.
Par les os du Corpus ! si on ne me donne un triade[15]
ou autrement un coup de bière forte et fraîche ;
ou si à l’instant je n’entends un conte joyeux,
j’ai le cœur brisé de pitié pour cette damoiselle.
Eh ! toi ! bel ami le pardonneur, (dit-il,)
conte-nous quelque gaité ou drôlerie à l’instant »
— « Il en sera ainsi, (dit-il,) par Saint Ronyan ;
mais tout d’abord, dit ce dernier, à l’enseigne de cette taverne,
je veux boire, et casser la croûte. »
Mais aussitôt gens bien-nés de s’écrier :
« Non, qu’il ne nous dise point de ribauderies ;
fais-nous quelque récit moral, qu’on puisse apprendre
quelque sagesse ; lors, volontiers nous t’écouterons. » —
« D’accord, (dit-il,) mais il me faut m’aviser
d’un sujet honnête, tout en buvant. »
- ↑ L’histoire que va raconter le médecin se trouve, pour la première fois, chez Tite Live (livre III). Il est peu probable que Chaucer ait lu Tite Live lui-même ; il a emprunté son Conte au Roman de la Rose, dans lequel l’histoire de Virginia occupe soixante-dix vers (Cf. édition Méon, 5613-5683). Gower (Confessio Amantis 264-210) a brièvement traité le même sujet.
- ↑ 2. Ovide, Met., X, 247.
- ↑ Zanzis, pour Zeuxis.
- ↑ Ce mot, et la plupart des réflexions contenues dans ce passage, sont pris au Roman de la Rose, Ed. Meon, v. 16379-16970. passim
- ↑ V. 32-34. Cf. Roman de la Rose, 16443-16446.
- ↑ Saint Augustin.
- ↑ Chaucer emploie churl : rustre, être grossier, traduisant le sens latin de plébéien, client à travers li ribaus du Roman de la Rose.
- ↑ Cf. Roman de la Rose, 5623-5627.
- ↑ Cf. Roman de la Rose, 5636-5638.
- ↑ Cf. Roman de la Rose, 5628-5633.
- ↑ Cf. Roman de la Rose, 5648-5654.
- ↑ Cf. Roman de la Rose, 5660-5682.
- ↑ C’est-à-dire tes breuvages préparés selon les recettes d’Hippocrate et de Galien.
- ↑ Saint Ronyan, corruption de saint Renan, évêque d’Irlande au VIIIe siècle.
- ↑ Ou thériaque, c-a-d. antidote.