Conte gras (Verhaeren)

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J. Finck (p. 5-19).


CONTE GRAS.


À mon ami le docteur Victor Desmeth.





Cette scène s’est passée chez Ernest Vinckx, à Anvers.

Vinckx habitait au fond d’un vieux quartier une vieille maison récemment modernisée, ouverte à l’air et au soleil, où la lumière frappait crue et cinglante de grandes verandahs vertes et d’énormes corridors, plaqués de marbres pâles.

Seulement, du côté du jardin, il avait maintenu une aile entière dans le style primitif, et l’avait fait restaurer moulure par moulure et pierre par pierre. Et c’était là qu’il se cloîtrait dans la familiarité des choses aimées. Son cabinet de travail était superbe. Il y régnait le jour filtré des anciennes demeures. Par un vitrail découpé en petits carreaux, passaient des rayons d’or comme des cheveux roux à travers les mailles d’un filet. De lourdes draperies tenaient de la nuit suspendue ; des mares d’ombre noircissaient le parquet. Dans les coins, à peine apercevait-on remuer des ricochets de lumière parmi les pendeloques des girandoles.

Vinckx n’aimait que l’art gras, l’art que procure la paix d’une bonne digestion, et rougeoie de belle humeur ; il adorait tout ce qui est fort, lourd, pataud, gonflé de santé, incendié de splendeurs : les tableaux, les plâtres, les statues, les faïences, où flamboient dans l’émail, la pâte, le glacis et la couleur, les sensualités des vieux maîtres.

Les panneaux de l’appartement étaient tapissés de kermesses d’après Téniers. Sous la chaleur calmée des tons anciens, gars et gouges sautaient balourdement, en jupons bleus, en blouse rose, nouant avec leurs mains jointes par dessus la tête, d’interminables rondes autour d’une perche couronnée ; ou bien encore attablés, par bandes, le jour des mangeailles, des truands cagneux et lippus, grassement, marquaient le cou de leurs voisines d’un baiser plein.

Au plafond, sur un fond de nuages, était peinte une saturnale païenne, vieille de deux siècles. La fresque avait été mal retouchée, mais on distinguait encore des enlacements de jambes, des torses de femmes renversées, des lions et des tigres couchés sous des caresses de mains blanches ; des satyres cyniques sarabandant, les pattes tortues, dans une sauterie de bacchantes. De petits amours voletaient, effleurant de leurs pieds nus les nudités rouges. Et toute cette mythologie, en tas, dans une bousculade de graisse, sortait du plafond et tombait dans le vide.

Autour de la salle, sur les étagères, les dressoirs, la plinthe des lambris, les guéridons, s’appesantissaient des magots, des silènes et des bacchus, la bedaine étalée sur un tonneau, les rires déchirant les lèvres, le doigt tourné vers la fossette vermillonnée du nombril. Une tétonnière énorme bombait sa poitrine de faïence sur un socle de trumeau. Dans une encoignure, de petits cochons en terre cuite fouillaient l’auge, le groin soufflant, la queue ramassée en escargot.

Depuis dix ans, Vinckx ne quittait plus cette chambre. Il y mangeait, buvait, couchait, l’esprit gonflé de visions charnues. Pendant ses sommes après boire, sa tête roulait à travers des rêves pourpres : il se voyait amoureux d’une colossale Vénus de Jordaens, il lui baisait les paupières, il lui chauffait le torse d’étreintes formidables, il se noyait dans une marée de chairs. Et quand il tombait, les bras épuisés, la bouche sèche, le corps flasque, il la voyait encore, il la voyait toujours, là, devant lui, les deux seins frappés d’une lueur d’or comme des pitons de montagnes.

II



Vinckx, un jour recueillit par héritage un tableau gothique du quinzième siècle.

Sur une croix de sapin barrant le ciel, un long Christ osseux, bistre, le front déchiqueté d’épines, les yeux pourris, les mains béantes, pendait dans la mort. Les deux larrons râlaient à ses côtés. Marie, le front argenté d’auréoles, le regardait mourir. Madeleine, les lèvres ardentes, tenait la bouche plaquée aux trous de ses pieds verts.

Un ciel nocturne, lézardé d’éclairs, répandait à l’horizon son grand lac d’encre, où stagnait le soleil, comme une tache de sang caillé.

Vinckx ne goûtait guère le génie du moyen âge. Il avait placé le tableau dans une antichambre décidé à s’en défaire au plus tôt. Mais peu à peu cette peinture, toute d’horreur, l’avait attiré. Il se surprenait quelquefois immobile devant elle. À ces corps maigres, étiques, avec leurs tons de cadavres séchés et si raides qu’on les eût dit taillés dans des lattes, lui, l’exubérant artiste avait fini par découvrir une beauté malade, insoupçonnée. Et de jour en jour plus conquis, plus envahi, il avait résolu de placer l’œuvre dans son cabinet de travail afin de l’avoir sous les yeux aux différentes clartés du jour et d’analyser peu à peu son charme hantant.

Un soir, il la mit lui-même sur un chevalet, tout près de la tétonnière. Il l’examina longtemps, la disposa à recevoir en biais la lumière et vint s’asseoir à son pupitre pour juger de l’effet produit. La lampe pendue au-dessus de sa tête éclairait en plein la scène de torture. Les larrons semblaient sortir du cadre ; le nimbe de la Vierge faisait un plat d’émail ; le Christ pantelait.

Mais ce que Vinckx absorbé n’aperçut point, ce fut le trouble que jeta cette présence d’intrus parmi les hôtes immobiles de la chambre. Il se produisit un malaise général : des expressions de colères tremblèrent sur les visages ; des regards bienveillants d’ordinaire tombèrent du plafond tels que des lames d’épées ; d’autres s’obscurcirent, comme les astres s’éteignent doucement, avec une résignation de défaite et de martyre. Car les choses, elles aussi, obéissent à des sentiments humains. Elles s’aiment ou se haïssent, se comprennent ou se jalousent, se fondent ou se querellent. On ignore souvent à quels amours ou à quelles luttes, à quelles alliances ou à quels combats donnent lieu la juxtaposition de certaines couleurs, les assemblages de disparates beautés. Il y a en tout de mystérieuses lois d’attraction qui déterminent la beauté aussi bien que l’ordre. Les sympathies naissent comme les harmonies et les haines se déploient comme les désastres.

Au moment où Vinckx s’assit, une goutte large et grasse tomba sur un album ouvert devant lui. Le feuillet retourné, à peine fut-il examiné, que deux gouttes aussi grasses et aussi larges que la première tombèrent encore.

Vinckx se leva, étonné. Il regarda autour de lui ; l’appartement rempli d’ombre ne lui apparut qu’obscurément. Il crut que l’huile découlait de la lampe, et s’était tranquillisé quand se mit à tomber effrayamment une pluie lente.

Il leva les yeux et dans le cercle de clarté blanche tracé par la lampe il vit quelque chose découler des doigts d’une Vénus. Il courut sonner son domestique, mais brusquement la pluie devint averse : des plaques de graisse tachaient le bureau, de petites mares s’y formaient ; des grumeaux flasques s’aplatissaient sur les faïences, les bronzes, les meubles ; des baves stagnaient dans les jointures, inondaient les rainures des plinthes et coulaient sur les panneaux.

On entendait comme un bruit de ressorts qui se détendent, de bulles d’air qui crèvent. Des souffles mous passaient comme des soupirs exhalés. Parfois une plainte lente, et qui mourait dans un gémissement sourd, continu, lamentable.

Au plafond, sur les murs, les tapisseries et les fresques remuaient vaguement : des bras levés s’affaissaient, des gestes s’épuisaient, des enlacements se dénouaient.

Vinckx dans quelque coin qu’il se réfugiât se sentait atteint ; une pestilence lui coupait l’haleine — et toujours cette pluie tombait, graissant ses habits, l’aveuglant, collant à sa barbe, poissant ses mains.

Même l’averse devint plus dense. Elle se changea en coulée épaisse. Des douches volaient comme des soufflets. Les plaintes s’étaient changées en lamentations. On ne distinguait plus rien que de vertes reluisances coulant du mur, comme des miroirs. La salle entrait en décomposition, elle pourrissait toute entière avec des bruits visqueux, des détraquements de cadavre, des bouffées de putréfaction. Et toujours, et toujours, la graisse tombait.

Vinckx s’enfuit, poursuivi dans sa dégringolade de l’escalier par un immense bruit d’écroulement. La tête folle, les yeux sauvages, la peur à travers les moelles, il courait par la maison, claquant les portes après lui. Il criait de terreur, vaguait, butait contre les chaises, revenait vers l’escalier, s’élançait au jardin, poursuivi par l’aboiement d’un chien réveillé dans son trou. Et les jambes anéanties, mortes, il échoua sur un banc dans un amas de feuilles tombées.

Ses valets le trouvèrent là, les deux bras allongés sur le dossier, les regards fixes. Il fut long à reprendre parole ; des saccades de frissons l’ébranlaient.

Mais tout à coup comme violenté par une énergie soudaine, comme honteux de sa frayeur superstitieuse, croyant à une hallucination, il se précipita de nouveau vers la maison et monta. On le suivit avec des lumières.

L’escalier était glissant : des flaques partout ; des ruisselets découlés jusque là, par la porte restée ouverte.

Vinckx resta médusé sur le seuil.

Les chairs en fleurs de son Olympe apparaissaient toutes mortes, dans leur azur terni. Les gorges, les torses, les cambrures des bacchantes semblaient à jour ; des teintes jaunes, violettes, vertes plaquaient le plafond. Toute cette beauté rouge était fondue ; il la voyait à terre. Ses rayonnantes déesses évanouies ; leurs sourires tués ; leur gloire pourrie. Elles s’étaient désenlacées de l’étreinte charnelle où depuis deux siècles, elles s’abandonnaient aux bras des jeunes dieux. Leurs ossatures perdues dans une peau trop large, faisaient leurs corps vides.

Ses magots portaient leurs ventres dégonflés sur leurs jambes ; ils entrechoquaient leurs membres comme des squelettes dans les fêtes macabres. Sa tétonnière haletait d’asthme. Ses cochonnets agonisaient sur le flanc, les pattes raides.

Lui regardait toujours, voulant comprendre.

Il devina.

Et d’un bond, il sauta dans l’appartement, arracha le tableau gothique et le jeta dehors avec des gestes d’égaré. Enfin, il avait senti que les dieux et les déesses, et les joies et les bombances, et les gloires et les kermesses agonisaient à cause de cela.

Cette maigreur était contagieuse ; dans la lutte des choses, les grasses avaient été vaincues.

Vinckx espérait une refloraison de ses chairs. La nuit, il la passa dans sa chambre, à guetter cette résurrection. Il allait de son bureau à la fenêtre, de la fenêtre à la muraille causant avec ses bibelots aimés.

Rien n’y fit. Tout reprit sa tranquillité nocturne. Seulement pendant les longs silences, dans un anéantissement de tout autre bruit, quelques gouttes tombèrent encore.