Noël blanc (Verhaeren)

La bibliothèque libre.
J. Finck (p. 21-33).


NOËL BLANC.


Au brave ami Émile Van Mons.





Doucement, lentement, la neige tombait, la neige de Noël. L’air en était pointillé ; elle floconnait, s’attardait dans un tour de valse au coin des rues où soufflait la bise. Dans la plaine, elle descendait d’aplomb, serrée.

C’était le 24 décembre, le soir. Les maisons étaient fermées, personne ne sortait plus. De longues lames jaunes perçaient encore les joints des volets ; mais bientôt ces filtrations de lumière tarirent toutes.

La neige fit alors son œuvre, silencieusement. Elle se mit à choir plus drue, plus brillantée, dans un clair de lune molletonné de nuages. Elle abandonna ses laines par poignées, comme si toutes les nuées du ciel eussent perdu leur toison.

Un petit village, blotti dans un trou de terrain, la recevait sur ses épaules. Il s’en couvrait, frileux, avec ses granges, ses étables, ses meules, ses fumiers, ses huttes, ses fours, ses auges, ses écuries. Il se dorlotait ; les demeures avaient l’air de s’emmitoufler, de se pelotonner, de se serrer les unes près des autres, comme une famille de marmottes blanches.

Des tourbillonnements follets, des soulèvements de poussière givrée, passaient comme une fumée que le vent lutine. Il y eut un instant de furie tempétueuse d’émeute hurlante à travers les mélancolies de la nuit. On eût dit des plaintes de forêt tordue par l’ouragan.

Vers onze heures la neige cessa. Dans l’apaisement nocturne et le ciel dévoilé, les étoiles perlèrent. Un glacis bleu de lune courut sur l’immensité blanche du paysage. Tout angle s’émoussait ! Les maisons faisaient le gros dos et des ombres en ronde bosse moutonnaient dans les rues. Au milieu du village, l’église, avec les deux pentes jumelles de son toit rabattues comme des ailes, semblait abriter une couvée de cygnes dans un site norvégien.

II



Alors, là bas, à l’extrémité de la rue, une petite vierge en bois, raide dans sa robe de soie argentée, sortit de sa chapelle pendue à l’arbre et se mit à marcher. Les chemins lui faisaient comme une jonchée d’aubépines. Son voile de tulle se soulevait par gonflements, son nimbe luisait d’un reflet stellaire. Elle passait avec une légèreté d’hirondelle, frisant l’eau de son vol.

Quand elle fut arrivée au prochain carrefour, deux anges qui tenaient croisées des palmes sur une tête de Christ, descendirent les agiter sur la sienne. Elle souriait à se voir couronnée au milieu de cette gelée d’hiver, des verdures chaudes du printemps ; les anges lui psalmodiaient des hymnes doux comme des échos lointains. Et pendant l’intermittence des chants, on entendait le glissement, sur la neige, de sa robe brodée.

Le cortège, minuit tintant, pénétra dans l’église qui s’apprêtait à fêter Noël. Au fond, dans le chœur, le sacristain avait disposé la crèche légendaire, où le petit Jésus mollet, lustré de graisse, la tête frisée, le pied sorti des langes, souriait d’un air poupin, dans un encadrement de fleurs retapées. Devant, une corbeille sous verre étalait des joufflues de fruits en cire ; deux chandeliers, cerclés de bobèches découpées aux ciseaux, effilaient le long des guirlandes leurs cierges fluets. Camélias de gaze, roses de tulle, pivoines en carton, s’ouvraient par touffes, décollés ci et là, et perdant les pétales gommées de leurs floraisons.

Sitôt entrée, la petite vierge s’en fut embrasser son fils, avec ferveur, à pleine tendresse, sur la fossette des joues.

Puis, à son geste, des niches de l’autel, des frises, des architraves, des culs de lampe, des voussures d’ogive, des enfoncements de stalle, des plinthes de lambris, descendirent saintes et saints : Joseph, front de patriarche, barbe longue et soyeuse, une tige de lys entre les doigts ; Barbe, appuyée sur sa tour crénelée ; Corneille, le pape ; Amand, le missionnaire ; tous les patrons des confréries et des associations dévotes, les évangélistes, les protecteurs de paroisse, les apôtres raidis dans des poses extatiques, avec des langues de feu sur la tête. Derrière, dans le vaisseau, sous la grande voûte, ce fut une procession de bienheureux, de martyrs, d’anachorètes, de pénitentes, dévalant des piédestaux et des bas-reliefs ; quelques-uns se dégageaient des mailles des vitraux ; des anges, qui soutenaient de leurs ailes éployées la poussée des voûtes, abandonnaient leur faix ; d’autres s’envolaient de l’orgue, où, sculptés dans le chêne, ils publiaient la gloire de Dieu à travers des buccins de cuivre.

Et tous, depuis l’autel jusqu’au fond de l’église, faisaient, dans leurs robes immaculées, une traînée de blancheurs où fourmillaient, par places, des scintillements embrasés comme dans les fleuves frappés de soleil. C’étaient des luisants de satin, des cassures de soie, des palmes dorées au feu des supplices, des couronnes de pureté, des cœurs embrasés, plaquant les poitrines, des rayons sortant des mains, des pieds, des yeux, des nimbes, courbant leurs orbes lumineux, comme des colliers étalés. C’était le déploiement des neigeuses étoles des confesseurs, la longue file des vêtements laineux des solitaires, avec leurs visages évidés de maigreur et pâles comme des hosties, le chœur des papes debout dans leur pose marmoréenne, et des vierges formant un parterre de grands lys en fleur, d’où sortait, comme une statue d’albâtre, un archange géant, les ailes grandioses.

Cette uniformité blanche aveuglait. On eût dit de l’argent en fusion. Ces fulgurances se croisaient, pénétraient les unes dans les autres ; il sortait d’elles une éruption de clarté si intense que pas un coin d’église n’échappait à la pénétration lumineuse. Toute ombre s’effaçait ; les murs avaient peine à contenir cette irradiation, qui cherchait une échappée pour monter jusqu’aux étoiles.

Mais la neige était là, bouchant toute ouverture, étamant les petits carreaux des fenêtres, étouffant le bruit musical qui s’élevait de cette adoration. Car si elle était tombée par couches si lourdes, si ensevelissantes, ce n’était pas uniquement pour faire tapis à la petite vierge, c’était encore pour étouffer tout chant, tout hymne, toute clarté trop flambante au dehors.

III



Tous les ans, pareille fête avait lieu. Elle commençait au coup de minuit et s’interrompait à minute précise, coupée net. Vers quatre heures, le jeune bedeau qui habitait au bout du village, sautait du lit pour s’en venir sonner matines. À l’occasion du saint jour, il se vêtait de ses plus beaux habits, de la belle culotte de drap paternelle, raccourcie à sa taille, du gilet en satin, à double rangée de boutons, du frac aux basques lourdes, ballant sur ses jambes comme des ailes de corbeau.

Dès qu’il sortait, il faisait une tache funèbre dans le paysage. Il troublait le calme glacé, la beauté vierge, l’unité blanche des couleurs claires.

La pureté des teintes cristallines se maculait d’une éclaboussure d’encre, l’hermine se crottait, la traîne de l’immaculé manteau se marquait d’une salissure de talon. Là où il passait, ses souliers laissaient d’énormes empreintes dans le chemin blanc. Son ombre dessinait des profils ironiques. À coups de pied, il soulevait une poussière, fine comme le givre. Et la neige craquait, geignait, souffrait. Ci et là, elle dévalait en petites avalanches, ou bien se liquéfiait subitement.

Au fur et à mesure qu’il approchait, dans l’église, l’adoration blanche cessait aussi. Les prières, les chants, les hymnes repliaient leurs ailes d’alcyon, les sourires mouraient avec l’extase sur les visages détendus. Le bruit retombant des encensoirs finit. Les cierges s’éteignirent d’eux-mêmes. Les anges s’envolèrent par des chemins lactés. Saints et saintes remontèrent sur leurs piédestaux, se refigeant dans leurs attitudes penchées sur les misères humaines. Les martyrs tinrent leurs palmes d’or levées, et la béatitude de souffrir pour leur Dieu retrempa leurs regards.

Tous ces vêtements de laine, toutes ces étoles, ces robes neigeuses, ces chasubles argentées, ces traînes solennelles, ces voiles de gaze sentirent l’approche du noir. Car rien n’est plus délicat, plus frileux que ces teintes célestes où toute la pureté de l’immatériel se reflète. Les tons voisins les torturent, le noir les tue. Il symbolise le deuil, la souffrance, la mort ; c’est l’insulte de la misère terrestre aux blancheurs divines.

De sorte qu’au seul grincement de la clef du bedeau dans les ferronneries de la serrure, tout s’était évanoui par crainte d’un contact impur. La petite vierge, avec ses compagnons, avait fui, trouvant à peine une crête de toit encore givrée, pour rentrer chez elle, aux sonneries des matines.

Lui, le bedeau, ne s’aperçut jamais de rien ; il allait, demi sommeillant, secouer sa cloche pleurarde pendant que remuaient encore, dans des coins éclairés par la lune, de longs voiles de pénitentes, cherchant à retrouver leurs anciens plis.