Contes inédits (Poe)/Le Sphinx
VIII
LE SPHINX
Pendant le règne terrible du choléra à New-York, je m’étais rendu à l’invitation d’un parent qui m’avait engagé à passer une quinzaine de jours auprès de lui, dans une villa assez isolée, sur les bords de l’Hudson. Aucune des distractions dont les campagnards disposent pendant l’été ne nous fit défaut ; et, grâce aux promenades dans les bois, au dessin, aux courses en canot, à la pêche, à la natation, à la musique et aux livres, nous aurions été à même de tuer le temps d’une façon assez agréable, sans les lugubres dépêches qui nous arrivaient chaque matin de la populeuse cité. Pas un jour ne s’écoulait qui ne nous apportât la nouvelle de la mort de quelque connaissance. Puis, à mesure que le fléau étendait ses ravages, nous apprîmes à attendre sans cesse l’annonce de la perte d’un ami. Enfin, l’approche d’un messager suffisait pour nous faire trembler. La brise du sud nous semblait imprégnée d’une odeur cadavéreuse.
Cette pensée atterrante finit même par s’emparer de mon âme. Je ne pouvais plus parler d’autre chose ; je ne pouvais plus ni penser, ni rêver à autre chose. Mon hôte, doué d’un tempérament moins facile à émouvoir, bien qu’il fût très-abattu lui-même, s’efforçait de relever mon moral. Son esprit, éminemment philosophique, ne se laissait jamais troubler par les non-réalités. Un sujet de terreur palpable ne le trouvait pas insensible ; mais les fantômes du danger ne lui causaient aucune appréhension.
Ses tentatives pour me tirer de l’accablement anomal auquel je me laissais aller furent rendues presque vaines par l’effet de certains ouvrages que j’avais découverts dans sa bibliothèque. Ces ouvrages étaient de nature à faire germer en moi toute semence de superstition héréditaire qui avait pu rester cachée dans les recoins de mon esprit. Comme je faisais ces lectures à son insu, il avait souvent peine à se rendre compte des visions qui venaient troubler mon imagination.
Un des sujets de conversation que j’aimais surtout à aborder était la croyance populaire dans les présages, — croyance qu’à cette époque de ma vie, j’étais prêt à défendre sérieusement. Nous entamions là-dessus des discussions longues et animées, — mon ami soutenant qu’il fallait avoir le cerveau fêlé pour croire à de pareilles absurdités, tandis que je prétendais que tout sentiment populaire qui se déclare avec une spontanéité absolue, — c’est-à-dire sans aucune trace apparente de suggestion, porte en lui les éléments d’une vérité incontestable et mérite beaucoup de respect. Le fait est que peu de temps après mon arrivée à la maison de campagne, il m’était arrivé une aventure tellement inexplicable et d’un présage si funèbre, que je n’ai pas à m’excuser d’y avoir vu un signe de mauvais augure. Non-seulement cet incident m’épouvanta et me confondit ; mais le trouble que j’éprouvai fut tel, qu’il se passa plusieurs jours avant que je pusse me décider à en parler à mon hôte.
Vers la fin d’une journée accablante, j’étais assis, livre en main, devant une croisée ouverte, d’où l’on apercevait, par une longue échappée des rives du fleuve, une colline éloignée dont le versant, de mon côté, avait été dépouillé de la plupart de ses arbres par un éboulement. Depuis longtemps, ma pensée distraite avait abandonné le livre ouvert sur mes genoux pour rêver à la tristesse et à la désolation de la ville voisine.
Mon regard, en quittant la page inachevée, tomba sur le versant dépouillé dont j’ai parlé, et sur un objet, — ou plutôt sur un monstre vivant, d’une conformation hideuse, — qui descendit rapidement du sommet de la colline, et disparut dans l’épaisse forêt qui se trouvait au bas.
En apercevant d’abord cette horrible créature, je doutai de ma raison, — ou, tout au moins, j’eus de la peine à en croire mes yeux, et il me fallut plusieurs minutes pour m’assurer que je n’étais ni fou, ni sous l’influence d’un rêve. Cependant, lorsque j’aurai décrit le monstre (que je vis très-distinctement et que je contemplai avec calme pendant tout le temps qu’il mit à arriver au bas de la colline), mes lecteurs, je le crains, auront plus de difficulté que moi à se convaincre que je ne subissais ni l’une ni l’autre de ces influences.
En comparant la taille de cet affreux animal au diamètre des grands arbres auprès desquels il passa, — aux rares géants de la forêt que l’impétuosité de l’éboulement avait respectés, — je dus conclure qu’il surpassait de beaucoup le plus grand vaisseau de ligne qu’on ait encore construit. Je dis vaisseau de ligne, parce que la forme du monstre me suggéra cette comparaison, la coque d’un de nos navires de soixante-quatorze canons pouvant donner une idée assez exacte de ses contours.
La bouche de l’animal s’ouvrait à l’extrémité d’une trompe d’environ soixante ou soixante-dix pieds de long, et à peu près aussi large que le corps d’un éléphant ordinaire. Vers la racine de cette trompe, on voyait une immense quantité de poils noirs et rudes, — plus que n’en aurait fourni la peau d’une vingtaine de buffles ; du milieu de ces poils sortaient deux défenses latérales et brillantes, assez semblables à celles d’un sanglier, mais infiniment plus grandes. Parallèle à la trompe, et de chaque côté, une espèce de corne gigantesque, formée en apparence du cristal le plus pur, en forme d’un prisme parfait, réfléchissait dans toute leur splendeur les derniers rayons du soleil couchant.
Le corps ressemblait à un coin dont la pointe eût été tournée vers le sol. Au-dessus s’étendaient deux paires d’ailes superposées ; chaque aile pouvait avoir une centaine de mètres de long, et était recouverte d’écailles d’un aspect métallique, d’un diamètre de dix ou douze pieds. Je remarquai que les ailes supérieures étaient rattachées à celles de dessous par une forte chaîne.
Mais, ce qui me frappa le plus dans cet être hideux, ce fut l’image d’une tête de mort qui lui couvrait presque toute la superficie de la poitrine, ressortant en traits bien dessinés et d’une blancheur éclatante, sur le fond noir du corps, où elle paraissait avoir été tracée par une main d’artiste.
Tandis que je contemplais avec horreur et épouvante, — avec un sombre pressentiment qu’aucun effort de ma raison ne put calmer, — cette créature repoussante, et plus particulièrement l’image tracée sur sa poitrine, je vis les vastes mâchoires de l’animal s’ouvrir tout à coup. Il en sortit une plainte si perçante, si désolée, qu’elle agita mes nerfs comme eût fait un glas funèbre ; et au moment même ou le monstre disparaissait au pied de la colline, je perdis connaissance et tombai à la renverse.
Naturellement, lorsque je revins à moi, mon premier mouvement fut de parler à mon ami de ce que j’avais vu et entendu, et je ne puis guère expliquer le sentiment de répugnance qui m’en empêcha.
Enfin, trois ou quatre jours plus tard, un soir que nous étions assis dans la chambre où j’avais vu l’apparition, — moi occupant le même siége devant la même croisée, lui flânant sur un canapé, non loin de moi, — l’occasion favorable de l’heure et de l’endroit me poussa à lui faire la description du phénomène qui m’avait frappé. Il m’écouta jusqu’au bout ; — d’abord, il se prit à rire de bon cœur ; — mais il ne tarda pas à devenir très-sérieux, comme s’il ne lui était plus permis de douter de ma démence. Au même instant, j’aperçus de nouveau et très-distinctement le monstre. Je poussai un cri d’épouvante, en attirant son attention. Il s’empressa de regarder ; mais il affirma qu’il ne voyait rien, bien que je lui eusse exactement indiqué la route suivie par le monstre, en descendant le versant dépouillé de la colline.
J’étais alarmé au dernier degré ; car je ne pouvais plus regarder la vision que comme un présage de mort, ou, pis que cela, comme l’avant-coureur d’un accès de folie. Je me rejetai dans mon fauteuil et je me cachai le visage dans les mains. Lorsque je les retirai, l’apparition n’était plus visible.
Mon hôte, cependant, avait retrouvé son calme habituel ; il m’interrogea très-minutieusement sur la conformation de cette créature imaginaire. Lorsque j’eus répondu à toutes ses questions, il soupira comme un homme qui se sent allégé d’un poids intolérable, et se mit à causer, avec un sang-froid que je ne pus m’empêcher de trouver cruel, de divers points de philosophie spéculative que nous avions discutés les jours précédents. Je me rappelle qu’entre autres choses, il insista surtout sur l’idée que la plupart de nos erreurs viennent de la facilité avec laquelle notre esprit exagère ou déprécie l’importance d’un objet, parce qu’il ne sait pas se rendre un compte exact de l’éloignement ou du rapprochement relatif de cet objet.
« Par exemple, continua-t-il, si vous voulez estimer à sa juste valeur l’influence que le développement du principe démocratique doit exercer sur l’humanité en général, la date plus ou moins éloignée de ce développement devra certainement entrer pour beaucoup dans vos calculs. Eh bien, pouvez-vous me citer un seul écrivain qui ait pensé que ce point important méritât le moins du monde d’être discuté ? »
Puis, après un moment de silence, il se dirigea vers une bibliothèque et revint avec un petit manuel d’histoire naturelle, me priant de changer de place avec lui, afin qu’il pût mieux distinguer les caractères un peu fins du volume, il s’assit dans le fauteuil, devant la fenêtre, ouvrit le livre, et continua, à peu près sur le même ton qu’auparavant :
— Sans les renseignements détaillés que vous m’avez fournis sur le monstre, je n’aurais peut-être jamais pu vous démontrer ce que c’était. Laissez-moi, tout d’abord, vous lire une description à l’usage des colléges du genre Sphinx, famille des crépusculaires, ordre des lépidoptères, classe des insecta ou insectes :
« Quatre ailes membraneuses superposées, recouvertes de petites écailles colorées d’un aspect métallique : bouche en forme de trompe roulée, provenant d’une élongation des mâchoires, de chaque côté de laquelle se trouvent des rudiments de mandibules et des palpes hérissées de poils ; les ailes inférieures rattachées à celles de dessus par une soie roide ; antennes formant une massue prismatique allongée ; abdomen en pointe. Le Sphinx à la tête de mort a occasionné beaucoup de terreur parmi les ignorants par l’espèce de cri lugubre qu’il pousse, et les insignes de la mort tracés sur son corselet. »
Ici mon compagnon ferma le livre et se pencha en avant, dans la position que j’occupais au moment où j’avais aperçu le monstre.
— Et tenez, le voici ! s’écria-t-il au bout de quelques minutes ; il remonte la colline, et j’avoue franchement que c’est un animal d’un aspect très-remarquable. Seulement il est loin d’être aussi énorme et aussi éloigné que vous le supposiez ; je l’examine, tandis qu’il grimpe, en se tortillant, le long de ce fil qu’une araignée a tissé dans le châssis de la croisée, et je vois qu’en réalité il mesure environ un seizième de pouce dans sa plus grande longueur, et qu’il se trouve à une distance à peu près égale de la pupille de mon œil. »