Contes, anecdotes et récits canadiens dans le langage du terroir/La Culotte à Baptiste

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LA CULOTTE À BAPTISTE



J’AI le bonheur de posséder, dans la personne d’un brave habitant de La Renouche, Baptiste Latrémouille, un ami sincère et dévoué, qui me conte toujours des peurs chaque fois que je le rencontre en ville. Je vous le présente sans cérémonie. La dernière anecdote qu’il m’a narrée est vraiment renversante, et je vous la donne telle quelle, en laissant à Baptiste la responsabilité de son récit.

Baptiste, quand il m’a raconté cette histoire, l’a mise sur le dos d’un de ses voisins, mais je suis persuadé qu’il ne disait pas la vérité sous ce rapport. C’est la raison pour laquelle je le mets en cause lui-même. Comme tous les habitants du Canada, il est rusé, ce qui ne l’empêche pas de se faire pincer de temps à autre. S’il m’a induit en erreur, tant pis pour lui, je le considère, toutefois, comme le véritable gaillard qui a été la victime de cette aventure.

Un lundi de juin, l’an dernier, Baptiste avait décidé de venir à Montréal pour affaires, mais il y avait une grave difficulté à surmonter. Le fessier de sa culotte était percé à jour, et il ne pouvait décemment entreprendre ce voyage dans ces conditions. Il s’adressa sa femme et lui demanda de faire ce raccommodage impératif.

— J’ai pas d’aiguille. Vas en chercher ane au village.

Pour tout avoir Baptiste n’avait qu’un billet de cinq piastres qu’il conservait précieusement pour ses dépenses de voyage.

— Donne-moé des coppes.

— J’en ai pas, mais prends un œuf et tu le changeras pour ane aiguille.

Baptiste prit un œuf dans l’armoire et se rendit au village, droit au magasin général, chez Joe Ladébauche.

— Dis donc, Joe, le fond de ma culotte est percé à jour, et ma femme a pas d’aiguille pour le raccommoder, veux-tu m’en changer ane pour un œuf ?

— Mais oui, mais oui, mon vieux Baptiste. Avec plaisir.

Joe prit l’œuf et le déposa sur une tablette.

Baptiste s’était accoudé sur le comptoir et semblait ruminer quelque chose. Tout à coup :

— Dis-donc, Joe, quand tu fais du commarce, des bargains, t’as pas l’habitude de payer la traite ?

— Eh oui. Quoi-ce que tu vas prendre ?

— Donne-moé un verre de brandy et un œuf.

Joe Ladébauche, qui trouvait ça drôle, s’empressa d’acquiescer à sa demande.

— Tiens, dit-il, voici le verre de brandy, et je te casse ton œuf dedans. Ça fait une « gobbe » de première classe.

Dans l’intervalle, Baptiste avait planté son aiguille dans le revers de son capot.

Écoute donc, veux-tu du laitte dans ton verre ?

— Non, marci, mais t’es pas pour me « bluffer ». Donne-moé une autre aiguille, parce qu’il y avait deux jaunes dans c’t’œuf-là. Amène-toé tout d’suite.

Baptiste revint à la maison avec ses deux aiguilles et sa femme lui raccommoda son fond de culotte en bouracan. Cette culotte était à la bavaroise. Le lendemain Baptiste partait pour la ville et logeait dans un hôtel du carré Chaboillers où deux escaliers à la suite, l’un de l’autre donnaient accès au deuxième étage. Au moment de se mettre au lit, Baptiste ôta sa culotte et la jeta négligemment sur une chaise. Vers trois heures du matin, un incendie se déclara dans les environs, et Baptiste fut réveillé en sursaut par le vacarme d’enfer causé par l’arrivée des pompiers. En effet, les pompes à vapeur, les échelles de sauvetage, les wagons, les dévidoirs, les voitures d’ambulance, enfin, tout le tremblement, étaient là. Baptiste, tout abasourdi, s’élança hors du lit et se jeta dans sa culotte, mais, par malheur, elle se trouvait sens devant derrière, de telle sorte que toute la devanture bombait. Dans sa précipitation, en arrivant à la tête de l’escalier supérieur, il manqua la première marche et descendit tête bêche les deux escaliers jusque sur le trottoir. On s’empressa de le relever et comme on lui demandait s’il s’était fait mal, il répondit ;

— C’est pas d’ce que j’m’su’ fait mal, mais en me r’gardant comme y faut, j’m’aperçois que j’su’ détord en bedeau !