Contes (Louÿs)/12
LA DÉSESPÉRÉE
Ce logement d’ouvriers comprenait deux pièces et une toute petite cuisine, mais aucune des chambres n’était assez large pour contenir à la fois les deux lits de la famille. Dans la première couchaient les parents avec le dernier-né. Dans la seconde était l’autre lit, pour le fils et les petites filles : Julien, dix-huit ans ; Berthe, quatorze, et Sylvanie, neuf ou dix.
Depuis plus d’une heure tous étaient couchés. Dix heures venaient de sonner à l’église de Grenelle. L’air lumineux et doux de la lune et de la nuit descendait, par la fenêtre ouverte, dans la chambre des « enfants ». Tous trois reposaient sur le côté, Julien tournant le dos à la petite qui dormait au bord du matelas, et Berthe s’allongeait en face de son frère, la joue sur le bras, les yeux grands ouverts.
Julien lui toucha la jambe :
— Tu ne dors pas ?
Elle fit nerveusement :
— Et toi ?
Il fixa quelque temps ses yeux sur les siens et reprit en lui serrant le genou dans sa main affectueuse :
— Tu penses à lui ?
Elle ricana :
— Et toi, tu penses à elle ?
Soulevé sur un coude, il secoua très doucement la tête avec un regard plein de pitié aimante, un regard de grand frère qui a déjà vécu et qui sait ce que c’est qu’un premier amour. Berthe, serrant les dents pour ne plus parler, avait pris le bout de sa natte entre ses doigts et elle ajustait machinalement le petit nœud, fait d’une ganse noire, qui étranglait la mèche blonde.
— Pauvre gosse, reprit-il, pauvre petite gosse, sais-tu comme tu as changé depuis l’autre mois ? Tu ne dors plus de la nuit, tu ne manges plus, tu n’as plus de couleurs ni de santé. Est-ce que ça va durer longtemps, cette vie-là ?
Elle répondit avec tranquillité :
— Probable que non. Je me suicide demain.
D’un seul mouvement, il l’empoigna par les épaules et la maintint en tremblant des deux bras :
— Tu te… Qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que tu as dit ? Es-tu folle ?
D’abord, elle se blottit la tête, comme si elle craignait d’être giflée ; puis, perdant soudain toute contenance, elle ne put retenir ses joues de se contracter, ses larmes de jaillir, et ce fut en sanglotant qu’elle répéta tout bas dans le silence de la chambre :
— Oui, je me tue, Julien ; oui, je me tue… On n’entendra plus parler de moi… Ça sera fini de Berthe une bonne fois et maman sera contente, puisque je suis si vicieuse, qu’elle dit, si portée à mal tourner… Le bon Dieu sait pourtant que c’est pas vrai, que j’ai rien fait de mal avec personne, même avec mon petit ami… Je me tue comme ça, je ne peux plus durer, j’ai trop de malheurs dans la vie… Depuis que je suis au monde, j’ai eu que des coups, tout le temps des coups, et des mots comme à la dernière des dernières… Je travaille mes douze heures par jour, je fais tout ce que je peux d’ouvrage, et le samedi, quand je rapporte mes quatre francs cinquante de ma semaine, maman ne rate pas de me dire que ça ne paie pas ma nourriture et les bottines que j’use en courses… Eh bien ! voilà, quand je serai noyée, je ne coûterai plus rien à personne et ça sera tout débarras. J’irai demain à l’île des Cygnes, on n’a qu’à se laisser glisser, j’aurai plus de courage qu’à me jeter d’un pont. C’est bien décidé, va, Julien, on peut se dire adieu jusqu’à demain la Morgue.
Julien comprit que cette grande douleur devait avoir une autre cause. Il prit sa petite sœur dans ses bras, et quand sa propre émotion lui permit d’articuler deux mots, il lui dit à l’oreille :
— Et Jean ?
Alors les sanglots redoublèrent.
— Mon petit Jeannot, mon petit Jean, pleurait-elle ; mon beau petit Jean !
— Voyons, raconte-moi, Berthe, il faut dire tout, maintenant ; depuis quand vous connaissez-vous ?
— Depuis le 14 de l’autre mois.
— Où est-ce que tu l’as rencontré ?
— Boulevard Montparnasse.
— Comment ça ?
— Sur un banc.
Et, de question en question, il parvint à savoir, mais lentement et à grand effort, tout le secret de cette pauvre petite existence qui voulait déjà s’anéantir.
« Jean » était un ouvrier de seize ans, à peine sorti de l’apprentissage et bon ouvrier, autant qu’on pouvait croire celle qui parlait de lui. (Il avait toutes les qualités.) Lui et elle s’étaient rencontrés par un de ces hasards de Paris, qui, parmi trois millions d’hommes, réunissent deux amoureux. Il l’avait trouvée gentille, elle était devenue folle de lui et tout de suite ils étaient montés jusqu’à ces grandes passions sentimentales qui transforment si vite deux enfants en personnages de tragédie.
Le jeune homme n’avait nullement essayé de séduire cette modiste de quatorze ans à la façon d’un bourgeois qui l’eût suivie sur le trottoir. Très honnêtement il lui avait demandé sa main, comme on la demande dans le peuple de Paris, entre fiancés qui ont déjà l’âge du travail indépendant, sans avoir atteint l’âge des noces. C’est-à-dire qu’il lui avait offert la vie commune, l’entrée en ménage et le serment de s’aimer toujours. Plusieurs soirs de suite il vint la prendre à la sortie de l’atelier pour causer avec elle tout le long du chemin sans trop retarder l’heure de son retour, et tout fut décidé entre eux, jusqu’à la chambre qu’ils loueraient, jusqu’au budget de leur avenir. Il gagnait quatre francs par jour, elle soixante-quinze centimes ; c’était assez pour vivre tranquillement, et même pour avoir un bébé. Une fois ou deux ils s’attardèrent dans les squares écartés, derrière les massifs, sans échanger d’autres voluptés que celles du bras autour de la taille et de la bouche sur la bouche ; mais cela seul suffisait bien à les empêcher de dormir la nuit suivante.
Ils en étaient là, quand la petite Berthe commit l’imprudence de se laisser surprendre par une voisine, à la limite de son quartier. La mère en fut vite avertie ; la scène qui suivit, je la laisse à penser. La pauvre fillette fut battue pendant vingt minutes, et, à chaque coup, sa mère lui criait un des innombrables mots qui désignent les prostituées, ou une des phrases qui expriment le plus crûment l’emploi de leur temps. À dater de là, elle alla chaque soir prendre sa fille à l’atelier, quitte à lui reprocher le long de la route l’heure que cela lui faisait perdre ; et ce fut, entre Berthe et Jean, la séparation brutale.
Julien écoutait la petite désespérée qui pleurait à chaque mot, à chaque souvenir, et frémissait de la bouche comme une agonisante. Il y avait des larmes partout, sur le traversin, sur la chemise, au bord du drap, tout le long du bras et des mains.
Gronder les fillettes qui parlent de suicide, les traiter de sottes et les intimider par la menace ou la violence, c’est la première idée qui vient à l’esprit. Mais Julien connaissait bien le caractère de sa petite sœur ; il savait qu’elle ferait comme elle avait dit et qu’il n’y avait pas deux moyens de lui rendre le goût à la vie.
— Tu le reverras, dit-il, je m’en charge. Tu le reverras, demain, et pas pour un moment. File avec lui, ma Berthe, ils ne vous trouveront pas quand vous serez montés à Belleville…
De nouveaux sanglots l’interrompirent :
— On se reverra plus… Il part, demain, au matin… Il m’a écrit à l’atelier… Il s’est mis dans l’idée que j’ai un autre amoureux, parce que j’ai pas trouvé moyen qu’on soit ensemble depuis quinze jours… Il me dit qu’il m’attendra ce soir à l’île des Cygnes jusqu’à minuit, sous le pont du chemin de fer en cas qu’il pleuvrait, et que si je n’arrive pas, qu’il part à Saint-Étienne où que son oncle l’emploiera… Je peux pas sortir d’ici la nuit, mais j’irai demain à la même place et je serai contente de mourir juste à l’endroit qu’il m’attendait.
Julien sauta du lit :
— Veux-tu bien t’habiller tout de suite ! voilà des histoires de l’autre monde pour une nuit de plus ou de moins que tu resteras chez nous ! Les onze heures ne sont pas sonnées. Tu vas te nipper en cinq minutes, et, comme je ne veux pas te laisser seule faire la rue de Javel à cette heure-ci, je descends avec toi, ma gosse, on ne te dira pas de boniments.
Berthe, égarée de surprise et soulevée de joie, se laissa glisser du lit, courut vers la chaise, prit ses bas, ses jarretières, sa chemise… Elle ne quittait pas son frère du regard, et se frottait les yeux, l’un après l’autre, un peu pour essuyer ses larmes, mais surtout pour être sûre qu’elle avait bien vu, bien compris, que son Julien ne se moquait pas d’elle, qu’elle allait sortir, partir, ne plus se tuer, ne plus avoir de peines et entrer de toutes ses forces dans tous les bonheurs de la vie.
Elle était haletante et légère ; un sourire continuel lui laissait la bouche ouverte dans un épanouissement de joie. Elle ne savait plus bien ce qu’elle faisait ; après avoir mis ses bas, elle les jeta, en prit d’autres, atteignit dans l’armoire sa belle chemise avec un petit pantalon neuf qu’elle s’était festonné elle-même. Avant de s’habiller, elle empoigna une éponge humide, la frotta sur son corps, de la tête aux pieds, et s’essuya d’un torchon propre. Elle avait caché au fond d’un tiroir pour un sou de poudre de riz ; elle s’en mit sur le bout du nez, sur le front et sur les joues. Se coiffer, maintenant ! elle avait oublié. En trois tours de doigts sa tresse fut dénattée, peignée d’un coup de peigne si hâtif qu’elle arracha quarante cheveux ; les épingles de fer et de celluloïd étaient là au coin de la cheminée : bien vite, tout fut relevé, fixé, bouffé, lustré, arrondi. Elle attrapa sa jupe du dimanche, sa chemisette à pois rouges toute fraîche empesée, sa ceinture de cuir et sa cravate rose, puis son unique paire de bottines, son canotier, son parapluie, tout ce qu’elle possédait enfin.
— Tu n’es pas prêt encore ! dit-elle à Julien.
Il ne s’en fallait que d’un instant.
Comme ils allaient franchir la porte, elle aperçut, dormant toujours au bord du matelas, sa petite sœur Sylvanie que rien n’avait éveillée.
— Pauvre Ninie, dit Berthe en penchant la tête. Il n’y a qu’elle que je regrette le jour que je pars d’ici. Toi, tu viendras me voir, dis, Julien ? On s’écrira, poste restante ?… Mais qu’est-ce que maman va te dire, quand elle verra que je suis filée ? Tu n’as pas fini d’en entendre !
— Je ne rentrerai pas non plus, fit Julien plus tristement. Tu avais raison, tout à l’heure. Si tu penses à Lui, je pense à Elle.