Contes (Louÿs)/8

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Slatkine reprints (p. 143-153).

UNE ASCENSION AU VENUSBERG


Au mois d’août 1891, comme je venais d’entendre à Bayreuth Tannhäuser, Tristan et, pour la neuvième fois, Parsifal, je vécus une quinzaine de jours dans le verdoyant Marienthal, près de la vieille cité d’Eisenach.

La chambre que j’occupais s’ouvrait au couchant sur la haute Wartburg et à l’est sur le mont Hœrsel que les prêtres et les poètes nommèrent jadis le Venusberg. L’Étoile de Wolfram, elle-même, apparaissait au ciel léger de ce pays wagnérien.

J’étais alors si enclin au péché qu’après m’être accoudé une fois à la fenêtre occidentale, devant les tours de Luther, l’idée ne me vint plus d’y retourner, même en songe. Le Venusberg m’attirait à lui.

Seul, de toutes les montagnes voisines qui, vêtues de sapins noirs ou de prairies mouillées, dessinaient une robe sur la terre, le Venusberg était nu, et tout à fait semblable au sein gonflé d’une femme. Parfois les crépuscules rouges faisaient nager sur lui les pourpres de la chair. Il palpitait : vraiment il semblait vivre à certaines heures du soir, et alors on eût dit que la Thuringe, comme une divinité couchée dans une tunique verte et noire, laissait monter le sang de ses désirs jusqu’au sommet de sa poitrine nue.

Pendant de longues soirées je regardai, chaque jour, cette transfiguration de la colline de Vénus. Je la regardais de loin. Je ne m’approchais pas. Il me plaisait de ne pas croire à son existence naturelle, car le plaisir est exquis de simplifier les réalités jusqu’au pur aspect de leur symbole et de rester à la distance où l’œil n’est pas forcé de voir les choses telles qu’elles sont. J’avais peur qu’une fois pour toujours l’illusion s’évanouit et ne reparût plus le jour où j’aurais touché du pied le sol véritable de la montagne.

Cependant, un matin, je me mis en route…

Je suivis d’abord le chemin de Gotha, coupé de ponts et de ruisseaux verts ; puis un sentier dans les champs. Je n’avais pas levé les yeux du niveau des prairies quand, trois heures plus tard, j’arrivai au terme. Alors je regardai en avant.


Vu de près, le mont Hœrsel était roussâtre et pelé, sans terres, sans herbes, sans eaux ; brûlé par un feu intérieur comme si la malédiction légendaire continuait d’arrêter à sa base toutes les verdures nouvelles qui donnaient la vie aux autres montagnes. Le sentier où je m’engageai était fait de cailloux et de lichens morts, parfois presque indistinct dans un désert de pierre, parfois nettement conduit entre de hautes roches rouillées. Il s’élevait jusqu’au sommet où une petite maison grise avait été construite, qui opposait des murailles épaisses aux libres violences du vent.

J’entrai là, et j’appris qu’on y pouvait déjeuner. Déjeuner sur le Venusberg ! C’était le coup de grâce. Je le reçus, à ma honte, assez volontiers, car malgré mon désenchantement, j’avais faim.

Les deux filles de l’aubergiste absent me servirent sur une petite table un Wiener Schnitzel qui était peut-être plus saxon que viennois, et un Niersteiner un peu aigre. J’étais en pleine réalité. La salle propre et claire, les rideaux blancs aux fenêtres, le carrelage fraîchement lavé, une lumineuse chambre à coucher qu’on apercevait par une porte ouverte, tout acheva de me persuader que je ne mangeais pas chez des sorcières, comme un instant, hélas ! je l’avais espéré. Ces deux jeunes filles étaient des esprits sans détour, qui ne voulaient prendre aucune part à la damnation du pays.

Il est vrai qu’à la fin du repas l’aînée se retira discrètement, et qu’aussitôt la seconde enfant eut un sourire d’invitation qui prouvait son bon ton naturel ; mais, dans les auberges allemandes, les servantes ne voient guère de limites précises aux bontés que l’on doit avoir pour un jeune voyageur qui passe, et ordinairement cela n’indique pas qu’elles aient pactisé dans l’ombre avec une déesse maudite.

Nous causâmes. Elle était assez obligeante pour comprendre mon allemand, bien que je le parlasse à peu près comme un nègre de Kamerun. Je lui demandai un certain nombre de renseignements topographiques sur ce que j’ignorais du pays. Elle me les donna de fort bonne grâce.

— N’oubliez pas, dit-elle, de visiter la grotte.

— Quelle grotte ?

— La Venushœhle.

— Il y a une grotte de Vénus ?

— Mais oui ! on l’appelle comme cela, je ne sais pas pourquoi, mais c’est la Venushœhle ; il ne faut pas que vous redescendiez de la montagne sans avoir visité la Venushœhle.

Inquiet, et même presque jaloux, je voulus apprendre si beaucoup d’étrangers étaient venus la voir, cette grotte dont le nom seul m’avait secoué d’un frisson…

La jeune fille répondit tristement :

— Personne ! Voyez-vous, la montagne n’est pas assez haute pour tenter les ascensionnistes, et elle l’est trop pour les promeneurs. Nous ne voyons jamais d’étrangers. À peine, de loin en loin, un chasseur d’Eisenach vient déjeuner ici, ou y passer la nuit ; mais vous êtes le premier Français que j’aie vu depuis ma naissance…

— Où est le chemin de la grotte ?

— Prenez le sentier à gauche. Vous y serez dans cinq minutes. Peut-être trouverez-vous à l’entrée un homme assis sur une pierre. Ne faites pas attention à ce qu’il vous dira : c’est un fou.

Comment, il y avait une grotte de Vénus dans les flancs du Hœrselberg ! mais alors le pays de Tannhâuser avait tout conservé de sa terrible légende !

… La grotte de la Déesse était là, en effet. Et l’homme y était aussi.

Petite, elliptique en hauteur, couronnée de ronces brunes et fines, elle apparaissait comme le symbole nécessaire de la montagne, comme une autre justification du vieux conte germanique, plus frappante encore que l’aspect charnel du Venusberg à l’horizon… L’intérieur, où je plongeais du regard, était obscur, étroit et bas. Des flaques d’eau, des baies ténébreuses, se partageaient le sol indistinct. Il devait être difficile d’y pénétrer sans être souillé par la fange, mais je ne sais quel charme incompréhensible m’attirait dans cette nuit humide…


— Où allez-vous ? dit l’homme brusquement.

— Au fond de la grotte…

— Au fond de la grotte ? mais il n’y a pas de fond, monsieur. C’est l’Ouverture de la Terre.

— Bien, fis-je avec patience. Je n’irai pas loin… je sortirai bientôt.

Ses longues joues creuses s’empourprèrent. Il frappa sa canne du poing.

— Ah ! vous sortirez bientôt ! Ha ! Ha ! vous croyez qu’on peut entrer là et en sortir à volonté ! Vous prenez peut-être cette grotte pour un but d’ascension ou pour une curiosité géologique ? Êtes-vous envoyé par une Agence Cook ou par un Musée d’histoire naturelle ? Venez-vous écrire votre nom sur la roche, ou ramasser des pierres pour votre collection ?… Vous pensez que vous allez découvrir ici des lacs souterrains, des poissons aveugles, des stalactites architecturales et des voûtes rocheuses couvertes de cristaux ! Vous allez étudier la spéléologie de la Venushœhle ! Ha ! Ha ! c’est admirable ! Mais vous êtes donc un fou comme les autres ! Vous ne comprenez donc pas ! Vous ne savez donc pas… que Vénus est là toute en chair et ses millions de nymphes alentour, plus vivantes que vous, puisque immortelles !

— Monsieur, fis-je, je crois ce que vous me dites ; mais vous me connaissez bien mal si vous imaginez que la présence de Vénus puisse me retenir d’entrer ici.

— L’Enfer ! cria-t-il.

— Il ne me déplaît pas de le mériter au prix des faveurs qu’elle décerne.

Le fou esquissa un geste qui signifiait évidemment : Vous ne me comprenez pas du tout. Puis il se prit le front dans les mains et continua de parler.

— Hœrselberg ! Hœllenberg plutôt[1] ! Ils arriveront jusqu’à toi sans avoir pressenti ton horreur éternelle, toi qui attends les purs, toi qui punis les chastes, toi qui consumeras dans l’éternité les mauvais avares de la chair, ô Brasier ! Ils auront vécu leur vie solitaire, rebelles à la grande loi divine, et ils ne connaîtront ton atroce brûlure que le jour où, à la force de l’Épée, le Messager des Âmes les plongera dans le gouffre. Ils ont des yeux et ils ne voient point, ils ont des oreilles et ils n’entendent point, ils ont des bouches et ils ne… Mon Dieu ! ce sont des fous ! des fous ! des fous !


Tout à coup, se tournant vers moi, il hurla :

— Comment pouvez-vous rêver que le Venusberg puisse devenir un motif de damnation, puisque le Venusberg est l’Enfer lui-même ?

Je fis un mouvement.

— Hélas ! gémit-il. Hélas ! mon Dieu ! (et ses mains descendaient de ses yeux sur sa barbe). Hélas ! serai-je le seul vivant à connaître la Vérité, la Vérité, la Vérité ?… Ce sera donc en vain que tous les Patriarches auront placé Vénus en regard de Dieu comme son antithèse effrayante, et personne n’aura su qu’elle était Satan. Ce sera donc en vain que la tradition antique aura dépeint les Satyres avec ces cornes, cette queue noire, ces jambes de bouc, ces pieds fourchus : personne n’aura deviné qu’ils étaient les démons ? Et quant aux flammes éternelles, personne au monde n’aura compris qu’elles sont les milliards de femmes nues qui dansent là…

Il frappa la terre.

— … Là ! sous nos pieds !

Il tremblait jusqu’à la nuque.


— Depuis que l’homme pense, depuis que l’homme écrit et enseigne, il dit, il répète, il crie qu’il n’est pire torture que d’aimer. Comment n’a-t-il pas pressenti que dans le monde de l’éternelle torture, cette torture-là seule lui serait infligée ! Et quelle autre imaginerait-il qui fût plus épouvantable !


Il prit alors une posture de voyant et sa main s’agita au milieu de son regard :

— Oui, dit-il, c’est là… c’est là… Du jour où nous ne serons plus que des cadavres pourrissants et des âmes affolées d’effroi, c’est là que nous irons en foule, nous, nous tous, nous tous les pécheurs, brûler de l’horrible feu qui est la Convoitise. À chaque jour et à chaque heure nous désirerons, jusqu’à la souffrance, des femmes plus belles que les femmes, et à l’instant de la possession, nous les verrons, comme sur terre, s’évanouir en vaines fumées. Mais ce qui est ici un spasme, une transe, un cri, un sanglot, — ce qui suffit à préparer la malédiction d’une vie humaine par l’enfantement du souvenir futur, — sera là-bas le perpétuel frisson, l’angoisse ininterrompue, le supplice des années et des siècles, des siècles… Ah ! Dieu !… Tel est le destin qui m’attend.


Ses yeux se fixèrent sur une pierre du sol. Hochant la tête il reprit, d’une voix affreusement altérée :

— J’ai mal vécu, monsieur ; voici comment :

Je suis né de parents protestants, dans la montagne de la Wartburg, là même où Luther, voici plus de trois siècles, édifia sa mauvaise doctrine. Ma jeunesse fut pieuse, ma vie austère et noble. Pourtant dès ma quatorzième année je ne pouvais regarder une femme sans être assailli de désirs terribles. Je les matai. C’étaient des luttes atroces qui me laissaient, au matin, le front trempé de sueur et les mâchoires tremblantes. Je croyais rester pur en vivant sans amour, insensé que j’étais, aveugle sur moi-même ! Pour rester pur je me serais tué de ma main avant d’accomplir le péché. Jamais ceux qui n’ont pas connu ces combats nocturnes entre un devoir religieux et la volonté forcenée du corps, jamais ceux-là n’ont connu la douleur ! — Et je luttais ainsi pour une ombre, et je sais maintenant que je luttais contre Dieu ! — Plus tard, je me suis marié, monsieur, mais marié envers le monde. Cette femme et moi nous nous étions juré de ne laisser s’unir que nos âmes, afin de les conserver, pensions-nous, supérieures. C’est de la sorte que peu à peu je me suis damné par ma faute en mentant chaque jour à la loi de la vie ; et désormais il n’est plus temps pour moi de suivre le droit chemin de ma jeunesse perdue. Je suis vierge. Ah ! malheur aux vierges ! car l’amour qu’ils ont repoussé pendant leur existence brève les suppliciera justement dans l’infini des peines futures !



Il me saisit le bras :

— Écoutez !… le soleil descend… Voici l’heure… Tous les soirs je viens ici et doucement la Déesse chante… Elle m’appelle de loin… elle m’attire… Je viens comme au jour de ma mort, comme au jour de ma chute dans la Venushœhle… Ah ! ne dites pas un mot. Elle va nous parler.

Je ne sais si le calme de ces dernières paroles, ou l’expression de cet homme, ou le serrement de sa main me persuadèrent qu’il disait vrai, — mais un frisson brusque m’enveloppa et je prêtai l’oreille.

C’était une sensation que je ne connaissais point. J’attendais, non pas au hasard, mais avec une absolue exactitude de prévision, l’événement prédit par le fou.

Je ne puis mieux comparer l’état d’esprit où je me trouvais qu’à celui d’un passant qui, ayant vu l’éclair et connaissant la distance de l’orage, attend le tonnerre céleste à une seconde déterminée.

Le temps qui me séparait du prodige diminua d’abord d’un quart, puis de moitié, puis des trois quarts et à l’instant précis où j’en voyais la fin, une bouffée de parfums traîna jusqu’à nous l’écho languissant d’une… Voix…


Octobre 1896.
  1. Hœllenherg : Montagne d’enfer.