Contes arabes (Basset)/Histoire des dix vizirs/Cinquième histoire

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Ernest Leroux, éditeur (Collection de chansons et de contes populaires, VIIp. 67-78).

CINQUIÈME HISTOIRE

HISTOIRE DU ROI DÂDBIN
ET DE SON VIZIR



Prince, que Dieu éternise ta puissance. Il existait dans le Thabaristân30 un roi appelé Dâdbin qui avait deux vizirs ; l’un se nommait Zoukhân, l’autre Kerdân31. Le premier était père d’une fille qui n’avait pas sa pareille au monde pour la beauté, la chasteté et la piété ; elle passait sa vie à jeûner, à prier et à adorer Dieu très haut. Son nom était Aroua. Le roi Dâdbin eut connaissance de ses qualités ; son cœur s’attacha à elle, il la demanda en mariage à son père :

« Je désire épouser ta fille, » lui dit-il.

« Prince, répondit le vizir, permets-moi de la consulter, et, si elle y consent, je te la donne. »

« Hâte-toi, » reprit le roi.

Zoukhân alla la trouver et lui fit connaître la demande de Dâdbin.

« Mon père, répliqua la jeune fille, je ne veux pas d’époux ; mais, si tu me maries, que ce ne soit qu’à un homme qui soit mon inférieur et que je surpasse en noblesse ; de la sorte, il ne me quittera pas pour une autre et ne s’enorgueillira pas devant moi. Autrement, je ne serais près de lui qu’une esclave. »

Son père alla rapporter au prince ce qu’il avait entendu ; toutefois l’amour et la passion du roi ne firent qu’augmenter, il dit à Zoukhân : « Si tu ne la maries pas de bon gré avec moi, je la prendrai de force. »

Le vizir retourna vers sa fille et lui fit connaître ces paroles, mais elle répliqua :

« Je ne veux pas me marier. » Le père alla encore rapporter ce refus à Dâdbin qui s’irrita contre lui et lui adressa des menaces.

Le vizir emmena sa fille et prit la fuite. À cette nouvelle, le prince fit partir des troupes pour les poursuivre et les ramener : lui-même sortit pour les rejoindre, s’empara d’eux, tua Zoukhân d’un coup de masse d’armes sur la tête, prit de force la jeune fille, la ramena dans son palais et l’épousa. Elle supporta ses malheurs avec patience, se confiant au Dieu très haut à qui elle rendait, nuit et jour, dans le palais de son mari, le tribut d’adoration qui lui est dû.

Un jour, le roi, partant pour une expédition, manda son autre ministre Kardân et lui dit : « J’ai confiance en toi ; je veux te confier la garde de la fille de Zoukhân qui est devenue mon épouse ; je veux que tu veilles sur elle en personne, car nul au monde ne m’est plus cher que toi. » Kardân se dit en lui-même : « Le roi me fait là un grand honneur, » puis il ajouta tout haut : « Avec amour et obéissance. » Lorsque Dâdbin fut parti, le vizir pensa : « Il faut absolument que je voie cette femme que le roi aime à ce point, » puis il se cacha dans un endroit d’où il pouvait l’apercevoir. Il la trouva au-dessus de toute description ; il en fut troublé et son esprit s’égara. La passion triompha de lui au point qu’il écrivit à la reine : « Aie pitié de moi, je meurs d’amour pour toi. » — « Vizir, lui répondit-elle, tu occupes près du roi un poste de confiance ; ne détruis pas la foi qu’il a en toi, mais que ton intérieur réponde à ton extérieur. Ne songe qu’à ta femme et à ce qui t’est permis ; ce que tu ressens n’est qu’un désir charnel. » En entendant ces paroles, le ministre reconnut qu’elle était chaste de corps et d’âme ; il conçut un vif chagrin et craignit pour lui-même la colère du roi. « Je vais, pensa-t-il, inventer une ruse pour la faire périr ou bien pour la déshonorer aux yeux du prince. »

Lorsque celui-ci revint de son expédition, il interrogea son ministre sur les affaires de l’État. « Tout est en bonne situation, répondit Kardân, sauf une chose honteuse dont j’ai été informé et que je rougis d’apprendre au roi ; cependant, si je me tais, je crains qu’il n’en soit averti par un autre, et alors, j’aurai trahi la confiance et la foi qu’il a en moi. »

« Parle, lui dit Dâdbin, je te regarde uniquement comme un homme sincère, sûr, prudent en toutes tes paroles et à l’abri du soupçon. »

« Prince, reprit alors le vizir, il s’agit de cette femme à laquelle ton cœur s’est attaché et dont tu vantes la religion, les jeûnes et la prière : je te découvrirai que tout cela n’est que mensonge et hypocrisie. »

« Que se passe-t-il donc ? • demanda le roi troublé.

« Sache, continua Kardân, que, quelques jours après ton départ, un individu vint me dire : « Vizir, monte et regarde. » J’allai à la porte de l’appartement et je trouvai la reine assise ayant auprès d’elle Abou’l-Kheïr, serviteur de son père, qu’elle a rapproché d’elle et avec qui elle te trompe. Voilà l’exposé de ce que j’ai vu et entendu. »

Dâdbin, transporté de fureur, commanda à un eunuque d’aller tuer Aroua dans son appartement. En entendant cet ordre, cet esclave lui dit : « Que Dieu éternise ton existence, ô roi ! Il ne convient pas de la faire périr de cette façon : ordonne plutôt à un de tes eunuques de placer la reine et de la conduire dans un désert où il la laissera. Si elle est coupable. Dieu lui enverra la mort ; si elle est innocente, il la sauvera ; de cette façon, tu n’auras rien à te reprocher ; car cette femme t’est chère et tu as déjà tué son père dans ta passion pour elle. > »

« Tu as raison, lui dit Dâdbin, » et il ordonna à un de ses serviteurs de la transporter sur un chameau dans le désert et de l’y abandonner pour prolonger son châtiment. L’eunuque accomplit ses ordres, la laissa sans provisions ni eau et s’en revint.

Aroua se dirigea vers une colline, joignit ses pieds et se leva pour prier. À ce moment, il arriva qu’un chamelier appartenant au roi Kesra32, ayant perdu des chameaux et menacé de mort par le roi s’il ne les retrouvait, s’enfonça dans le désert et arriva à l’endroit où était la jeune femme. Il l’aperçut debout, priant toute seule, et attendit qu’elle eût fini ; puis il s’avança, la salua et lui demanda qui elle était.

« Une servante de Dieu, » répondit-elle.

« Et que fais-tu dans cet endroit écarté ? »

« J’adore Dieu. »

En voyant sa grâce et sa beauté, le chamelier éprouva de l’amour pour elle et lui dit : « Si tu veux me prendre pour mari, je serai pour toi plein de prévenance et d’affection et je t’aiderai à obéir à Dieu très haut. »

« Je n’ai pas besoin d’époux, répondit-elle ; je veux vivre ici à l’écart, occupée à servir mon maître. Si tu veux m’aider dans cette entreprise, conduis-moi à un endroit où il y a, de l’eau ; tu seras mon bienfaiteur. »

Il l’emmena dans une retraite où coulait un ruisseau, la fit descendre, la laissa et s’en retourna plein d’étonnement après avoir retrouvé ses chameaux grâce à la bénédiction de cette femme.

Kesra lui demanda, à son retour, comment il avait rejoint ses animaux ; le chamelier lui raconta l’histoire de la jeune femme et lui fit une telle description de sa beauté que le cœur du prince s’attacha à la solitaire. Sur-le-champ, il monta à cheval avec peu de personnes, alla à l’endroit indiqué et trouva Aroua. La voyant au-dessus de toute qualification, il fut saisi d’amour et lui dit :

« Je suis le roi Kesra, le grand roi ; ne veux-tu pas être mon épouse ? »

« Laisse-moi, ô prince, répondit-elle ; je ne suis qu’une solitaire dans ce désert. »

« Il le faut absolument, reprit-il ; si tu n’acceptes pas, je demeurerai ici, aux ordres de Dieu et aux tiens, et je l’adorerai avec toi. »

Puis il ordonna qu’on dressât une tente pour elle et en face, une autre pour lui afin qu’il pût servir le Seigneur avec elle, et fit préparer de la nourriture. Alors Aroua pensa : « Je ne puis pas tenir ce roi éloigné de ses sujets et de son royaume à cause de moi, » puis, s’adressant à la servante qui lui apportait à manger : « Dis au prince qu’il retourne vers ses femmes ; il n’a que faire de moi ; je ne désire que ce lieu pour adorer Dieu. » L’esclave alla porter ces paroles à Kesra qui fit répondre : « Je ne me soucie pas de mes États ; je veux rester ici près de toi et servir le Très-Haut dans ce désert. » La princesse prit alors le parti de céder et dit : « Ô roi, je ferai ce que tu voudras et je serai ta femme, à condition que tu m’amènes Dâdbin, son vizir Kardân et le chambellan qui lui appartient : ils viendront dans ta salle d’audience et je m’entretiendrai avec eux en ta présence : cela te donnera encore plus d’affection pour moi. » — « Que veux-tu faire ? » demanda Kesra. Alors elle lui raconta son histoire d’un bout à l’autre, le langage que lui avait tenu le vizir, enfin elle l’informa qu’elle était l’épouse de Dâdbin.

En entendant ce récit, Kesra sentit redoubler son amour et sa passion. « Agis comme tu voudras, » lui dit-il. Puis il fit venir une litière, y plaça la princesse et la transporta dans sa résidence où il l’épousa. Il conduisit ensuite une armée nombreuse contre Dâdbin, qu’il amena ainsi que son vizir et son chambellan, en présence de la reine, tandis qu’ils ignoraient son dessein. On avait construit pour elle un pavillon ; elle y entra, abaissa un rideau, et, lorsque les prisonniers furent introduits, elle leva le voile et dit : « Debout, Kardân, sur tes pieds, car il ne te convient pas d’être assis dans une pareille assistance, en présence du roi Kesra. » À ces mots, le ministre sentit son cœur se troubler ; ses articulations s’affaiblirent, il se leva plein de frayeur. La reine reprit : « Comment te trouves-tu dans cette situation ? et toi qui passais pour dire la vérité, qui t’a poussé à me calomnier, à m’exiler de ma demeure, à m’éloigner de mon mari et à causer, par tes calomnies, la mort d’un homme fidèle ? Ce n’est pas là un cas où le mensonge soit permis et la ruse légitime. »

Le vizir, qui avait reconnu Aroua et écouté ces paroles, s’aperçut que la calomnie ne lui avait été d’aucun profit et que la sincérité seule était utile ; il baissa les yeux, versa des larmes et dit : « Celui qui fait le mal y trouve infailliblement son châtiment, même si sa vie se prolonge ; oui, j’ai commis des fautes et j’ai péché contre toi, poussé par la crainte et la violence d’une passion et d’un amour fatal. Cette femme est chaste, pure et innocente de toute faute. »

À ces mots, Dâdbin se frappa la tête en criant à Kardân : « Dieu t’anéantisse, toi qui m’as séparé de mon épouse et qui m’as fait commettre une injustice ! »

« Il faut absolument que Dieu te fasse périr, répliqua Kesra, toi qui as agi avec précipitation, sans examiner l’affaire, ni distinguer l’innocent du coupable. Si tu avais attendu, le crime aurait été évident à tes yeux ; tu aurais appris que ce mauvais vizir avait l’intention de te tuer : où étaient ta circonspection et ta réflexion ? »

Puis, s’adressant à Aroua : « Que veux-tu que je leur fasse ? »

Elle répondit : « Je décide suivant la justice de Dieu très haut : Le meurtrier sera tué ; l’ennemi sera traité en ennemi, comme il a agi envers nous ; le bienfaiteur recevra sa récompense, selon ses mérites envers nous33. » Elle fit périr le roi Dâdbin d’un coup de masse d’armes sur la tête en disant : « C’est ainsi qu’il a assassiné mon père. » Quant au vizir, elle le fit placer sur une bête de somme et transporter dans le désert avec ces paroles : « Si tu es coupable, ta faute retombera sur toi et tu périras de faim et de soif dans la solitude ; si tu n’as rien à te reprocher, tu seras sauvé comme je l’ai été. » Pour l’eunuque qui avait conseillé à son maître de l’envoyer dans le désert, elle le revêtit d’un vêtement d’honneur d’un grand prix en disant : « Les princes doivent, dans leur intérêt, rapprocher de leurs personnes ceux qui te ressemblent : tu as parlé suivant la vérité et la bonté ; ainsi chacun sera rémunéré selon ses œuvres. » Ensuite Kesra lui donna le gouvernement d’une province de son royaume.

« Sache, ô prince, que celui qui fait le bien recevra du bien et que celui qui n’a ni faute ni péché à se reprocher ne redoute pas l’avenir. Je n’ai aucun reproche à me faire, et j’espère que Dieu découvrira la vérité au roi fortuné et qu’il me fera triompher de mes ennemis et de mes envieux. »

Lorsqu’Azâd-bakht entendit ces paroles, sa colère s’apaisa et il fit ramener le captif dans sa prison, pour réfléchir jusqu’au lendemain sur son affaire.