Contes arabes (Basset)/Histoire des dix vizirs/Dixième journée

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Ernest Leroux, éditeur (Collection de chansons et de contes populaires, VIIp. 129-132).

DIXIÈME JOURNÉE

Sur l’impossibilité de retarder l’heure du trépas quand elle est arrivée.


Le dixième jour, celui qu’on nomme El-Méherdjân (équinoxe d’automne), jour où tous, grands et petits, avaient accès près du roi pour le féliciter, le saluer et se retirer ensuite, les vizirs convinrent de s’entretenir avec les principaux de la ville et leur firent cette recommandation : « Lorsque vous entrerez chez le prince, dites-lui, après l’avoir salué : « Dieu soit loué ! tu as une sage conduite et une sage administration, tu es juste envers tous tes sujets ; mais, quant à ce jeune homme qui, comblé de tes bienfaits, est revenu à la perversité de son caractère et dont on connait les actions honteuses, pourquoi cherches-tu à le conserver en prison dans ton palais ? Pourquoi, chaque jour, écoutes-tu ses discours et le renvoies-tu sans tenir compte des propos des gens ? Fais-le périr et sois-en débarrassé. » — « Entendre, c’est obéir, » répondirent les notables ; puis ils entrèrent avec le peuple, se prosternèrent devant le roi, le félicitèrent et Azâd-bakht les plaça à un rang honorable.

C’était la coutume des gens de sortir après avoir salué le prince ; celui-ci, les voyant s’asseoir, comprit qu’ils avaient quelque chose à lui dire, et, se tournant vers eux : « Demandez ce qu’il vous faut. » Les vizirs étaient présents. Les notables répétèrent ce que ceux-ci leur avaient enseigné et les ministres parlèrent dans le même sens.

Azâd-bakht reprit alors : « Sachez-le, je ne doute pas que votre langage ne soit une preuve d’affection et de bon conseil ; vous n’ignorez pas que si je voulais faire périr la moitié du peuple, cela ne me serait pas difficile. Comment donc ne pourrai-je pas faire mettre à mort ce jeune homme qui est en prison, en mon pouvoir ? Son crime est avéré, il mérite le dernier supplice. C’est l’énormité de sa faute qui seule a retardé son châtiment. Si j’agis ainsi envers lui et si ma conviction se fortifie à son égard, du moins mon cœur et celui de mes sujets trouveront satisfaction. Si je ne le fais pas mourir aujourd’hui, demain il n’échappera pas à la mort. »

Là-dessus il fit amener le prisonnier qui se prosterna devant lui, et lui dit : « Misérable, jusqu’à quand le peuple murmurera-t-il contre moi à cause de toi et me blâmera-t-il de retarder ta mort ? Les gens de ce pays me font de tels reproches que je suis devenu le sujet de leurs conversations ; ils sont venus aujourd’hui me faire des remontrances et réclamer ton exécution. Combien de temps sera-t-elle différée ? Mais aujourd’hui, je veux verser ton sang et délivrer le monde de tes discours. »

« Sire, répondit le prisonnier, s’il a été tenu des propos contre toi, j’en jure par Dieu et encore par Dieu, ce sont tes vizirs qui ont fait de toi le sujet des conversations ; ce sont ces méchants qui s’abouchent avec ton peuple et lui apprennent des choses déshonorantes pour ce palais, mais j’espère que Dieu très-haut fera retomber leurs machinations sur leurs têtes. Quant à la menace du roi de me mettre à mort, je suis en sa puissance et il n’a pas besoin de s’en préoccuper. Je suis comme le moineau entre les mains du chasseur qui peut à volonté le tuer ou le lâcher. Pour ce qui est de retarder mon exécution, cela ne dépend pas du roi, mais de celui qui tient ma vie dans sa main. Certes, si Dieu veut ma mort, je ne pourrais pas même la retarder d’un instant. L’homme est impuissant à écarter de lui le malheur, pas plus que le crime et les précautions du fils de Solaïmân-Châh ne servirent à la réalisation des plans qu’il avait formés au sujet d’un nouveau-né. La perte de cet enfant fut retardée ; Dieu le protégea jusqu’à ce qu’il eût atteint l’âge d’homme et il accomplit la durée entière de son existence. »

« Malheureux, reprit Azâd-bakht, combien sont grandes ta ruse et ton éloquence ! Quelle est cette histoire ? »

Le jeune homme commença :