Contes arabes (Basset)/Histoire des dix vizirs/Neuvième histoire

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Ernest Leroux, éditeur (Collection de chansons et de contes populaires, VIIp. 117-127).

NEUVIÈME HISTOIRE

IBRAHIM ET SON FILS



Sire, il existait un roi, nommé Sulthân Ibrahim, à qui obéissaient d’autres princes. Il n’avait pas d’enfants, ce qui l’attristait beaucoup, car il craignait que la royauté ne sortît de sa maison. Il ne cessait de rechercher et d’acheter des esclaves avec lesquelles il dormait jusqu’à ce qu’enfin l’une d’elles devint enceinte. Il en ressentit une grande joie et fit des cadeaux et des présents considérables. Le terme de la grossesse arrivé et le moment de l’accouchement approchant, Ibrahim fit venir les astrologues pour observer l’heure à laquelle naîtrait l’enfant. Ils prirent leurs astrolabes et vérifièrent le moment : l’esclave enfanta un garçon. Le roi en conçut une satisfaction extrême et ses sujets se félicitèrent de cet événement. En même temps, les astrologues firent leurs calculs, mais en observant l’instant de la naissance et l’horoscope, ils changèrent de couleur.

« Faites-moi connaître le thème natal, demanda le sulthân ; soyez rassurés et ne craignez rien. »

« Prince, répondirent-ils, l’horoscope de cet enfant annonce qu’un lion le déchirera et que, s’il lui échappe, ce sera plus terrible et plus malheureux pour lui. »

« Que sera-ce donc ? » dit Ibrahim.

« Nous ne le ferons connaître que si le roi nous met, par sa parole, à l’abri de toute crainte. »

La promesse faite, ils reprirent : « Si l’enfant échappe au lion, le sulthân périra de sa main. »

La couleur du prince s’altéra, son cœur se serra, puis il s’écria : « J’appliquerai tous mes soins et tous mes efforts à l’empêcher d’être dévoré par un lion ou de me tuer ; les astrologues ont menti. » Puis il fit élever son fils par des nourrices et des gouvernantes ; mais néanmoins il ne laissait pas d’être inquiet de la prédiction qui était pour lui chose pénible. Il se transporta sur le sommet d’une montagne élevée, y fit creuser un caveau profond, y disposa des chambres et des magasins qu’il remplit de tout ce qui était nécessaire en fait de provisions et de vêtements et y installa l’enfant avec une nourrice pour l’élever49. Au commencement de chaque mois, il venait à l’ouverture du puits, y descendait une corde, élevait l’enfant jusqu’à lui, l’attirait, l’embrassait et jouait un instant avec lui, puis il le redescendait dans le caveau et s’en retournait. Sept ans se passèrent ainsi.

Lorsqu’arriva le moment fixé par le destin et la fatalité, l’enfant était âgé de sept ans et dix jours : des chasseurs vinrent à cette montagne, à la poursuite des bêtes sauvages. Ils aperçurent un lion et lui donnèrent la chasse ; l’animal prit la fuite et se dirigea vers la montagne qu’ils gravirent à sa suite. En se sauvant, il entra dans le puits, tomba au milieu, vit la nourrice qui chercha un refuge dans une des chambres : il se jeta alors sur l’enfant qu’il blessa à l’épaule, puis attaqua la robe de la femme et la mit en pièces. Le fils du roi était évanoui. Les chasseurs avaient aperçu le lion dans le puits et entendu les cris de l’enfant et de la nourrice ; ensuite, le silence s’étant fait, ils reconnurent que tous deux avaient été tués par la bête féroce. Ils se portèrent à l’ouverture du souterrain et lorsque le lion, ayant soif, regarda en haut et voulut sortir, ils se mirent à lui jeter des pierres chaque fois qu’il levait la tête. Ils l’abattirent ; l’un d’entre eux descendit et l’acheva, puis, voyant l’enfant blessé, il se dirigea vers une chambre où il trouva le cadavre dont le lion s’était repu. Ce chasseur, considérant les tapis et les autres meubles, avertit ses compagnons et s’occupa de les leur apporter. Ensuite il prit le fils du prince et le fit sortir du puits ; ils le transportèrent dans leurs demeures et pansèrent ses blessures et il grandit au milieu d’eux sans qu’on sût quelle était sa condition. Lorsqu’ils l’interrogèrent, il ne put que leur répondre (car il était petit lorsqu’on l’avait amené dans le souterrain) : « À divers intervalles, un homme venait me tirer du puits, m’embrassait, puis m’y replaçait. » Les chasseurs, fort étonnés, se prirent d’affection pour lui : l’un d’eux l’adopta pour son fils et lui apprit à chasser et à monter à cheval jusqu’à ce qu’il eût douze ans. Le jeune homme était brave et accompagnait la troupe à la chasse et dans les attaques sur les grands chemins.

Il advint qu’un jour, comme ils étaient partis pour couper les routes, ils tombèrent de nuit sur une caravane. Les gens qui la composaient étaient nombreux ; ils livrèrent bataille et eurent le dessus. Les brigands furent tués, le jeune homme tomba blessé et resta étendu à sa place jusqu’au matin. Lorsqu’il ouvrit les yeux, voyant ses compagnons massacrés, il se tira de là et se mit en route. Il fut rejoint par un chercheur de trésors qui lui demanda où il allait. Le fils du roi lui raconta son aventure :

« Rassure-toi, lui dit cet homme, Dieu t’envoie la joie et le plaisir. Je suis à la recherche d’un trésor où il y a beaucoup d’argent. Viens m’aider, je te donnerai des richesses qui te suffiront pour toute ton existence. »

Puis il l’emmena dans sa demeure et guérit ses blessures ; le jeune homme resta plusieurs jours chez lui jusqu’à ce qu’il fût remis. Ensuite l’homme partit avec lui, après avoir pris tout ce dont il avait besoin, et ils marchèrent jusqu’à une montagne élevée. Le chercheur de trésors prit un livre, se mit à le lire et creusa sur le sommet une excavation profonde de cinq coudées. Alors apparut une pierre qu’il déplaça et qui couvrait l’orifice d’un puits. Le magicien attendit jusqu’à ce qu’un souffle arrivât jusqu’à lui ; puis il attacha le jeune homme à une corde par le milieu du corps et le descendit jusqu’au fond du caveau. Le fils du roi avait avec lui une bougie allumée ; il aperçut un trésor considérable. Son compagnon suspendit à un câble un panier qui fut rempli et que le chercheur remonta jusqu’à ce qu’il en eût pris sa suffisance. Il se mit alors à charger ses bêtes de somme et cessa son travail, pendant que le jeune homme attendait qu’il lui renvoyât le câble, puis il recouvrit l’ouverture du puits avec la grosse pierre et s’en alla50.

Le prince, voyant cette conduite, mit sa confiance en Dieu (qu’il soit loué et exalté !) et demeura étourdi de sa situation. Il pensait en lui-même : « La mort ne me serait pas plus pénible. » Le monde s’obscurcit devant lui et sa prison lui fut insupportable. Il se mit à pleurer en disant : « J’ai échappé au puits de la montagne et au brigandage et je mourrai ici patiemment, » puis il demeura à attendre la mort. Tandis qu’il réfléchissait, il entendit le fracas d’un torrent, prêta l’oreille et dit : « Ce cours d’eau est considérable, et s’il faut absolument périr en cet endroit, peu importe que ce soit aujourd’hui ou demain. Puisque je ne puis échapper au trépas, je vais me jeter dans cette rivière ; mon agonie ne sera pas longue. » Puis il se leva, joignit ses pieds et se lança à l’eau. La violence du courant l’entraîna sous terre jusqu’à ce qu’il arriva à une profonde vallée où courait un grand fleuve qui sortait de la montagne. En se voyant revenu à la surface de ce monde, le jeune homme fut étourdi et tomba privé de sentiment. Lorsqu’il revint à lui après son évanouissement, il se leva et traversa cette vallée en louant Dieu très haut. Quand il en fut sorti, il continua sa route jusqu’à ce qu’il rencontra une tribu qui habitait près d’une grande ville du royaume de son père. Il se mêla aux habitants qui l’interrogèrent sur son histoire. Il leur raconta ses aventures qui les surprirent, et ils admirèrent comment Dieu l’avait sauvé. Ensuite il se fixa parmi eux et gagna leur affection.

Quant à Ibrahim, lorsqu’il alla au puits, suivant sa coutume, son cœur se serra en ne recevant pas de réponse de la nourrice. Il fit alors descendre un homme qui le mit au courant de l’accident. Après ce récit, le roi se frappa la tête, versa beaucoup de larmes et revint au milieu du souterrain pour examiner ce qui en était. Il trouva le cadavre de la nourrice, celui du lion, mais non l’enfant. Les astrologues lui rappelèrent la vérité de leur prédiction et ajoutèrent : « Prince, ou le lion l’a dévoré et alors son destin s’est accompli et tu ne périras pas de sa main, ou bien il s’est sauvé, et nous craignons pour toi, car il doit être ton meurtrier. » Le prince n’y songea pas ; les jours passèrent et l’aventure fut oubliée.

Lorsque Dieu voulut la réalisation de ce qu’aucun effort ne peut éloigner, le jeune homme, qui était dans la ville, partit avec une troupe de brigands pour couper les chemins. Les gens se plaignirent au roi qui n’était autre qu’Ibrahim ; celui-ci se mit en route avec quelques-uns de ses gardes ; ils entourèrent les voleurs, parmi lesquels le fils du prince, qui lança une flèche. Elle atteignit son père qui combattait ; on l’emporta dans son palais après avoir arrêté le meurtrier et ses compagnons qu’on fit comparaître devant le sulthân en demandant : « Que faut-il faire d’eux ? » — « Je suis en péril de mort, répondit-il ; amenez-moi les astrologues. » Lorsqu’ils furent présents, il leur dit : « Vous m’avez annoncé que je périrais de la main de mon fils, comment se fait-il que je tombe sous les coups de ce brigand ? » Les astrologues étonnés répliquèrent : « Prince, la science des astres s’accorde avec les décrets de Dieu ; celui qui t’a frappé est ton fils. » Après avoir entendu ces paroles, le prince fit venir les brigands et leur demanda : « Dites-moi la vérité, qui a lancé cette flèche qui m’a blessé ? » — « C’est ce jeune homme qui était avec nous, » répondirent-ils. Le sulthân se mit à l’examiner et lui dit : « Jeune homme, dis-moi quelle est ta condition et quel est ton père, et je vous pardonne à tous. » — « Prince, répliqua-t-il, je ne connais pas mon père ; j’habitais dans un souterrain avec une nourrice qui m’élevait ; un jour, un lion fondit sur nous, me déchira l’épaule, puis me laissa pour se tourner contre ma nourrice qu’il mit en pièces. Dieu m’envoya des gens qui me tirèrent du puits. » Il continua ensuite le récit de ses aventures depuis le commencement jusqu’à la fin. En entendant cette histoire, Ibrahim poussa un grand cri : « Par Dieu ! c’est mon fils. Découvre ton épaule, » ajouta-t-il. Le jeune homme obéit et montra sa blessure.

Alors le roi rassembla ses courtisans, ses sujets et ses astrologues et leur dit : « Sachez que ce que Dieu arrête, soit bonheur, soit malheur, personne ne peut le faire disparaître ; tout ce qui a été décrété pour un homme lui arrive ; ainsi mes efforts et mes soins n’ont servi de rien. La destinée que Dieu a établie pour mon fils, il l’a subie, et le sort qui m’était assigné, je n’ai pu l’éviter ; mais je loue Dieu et je lui rends grâce de ce que tout cela soit arrivé par la main de mon fils et non par celle d’un autre. Louange à Dieu de ce que mon royaume passe à mon héritier. » Puis il serra le prince dans ses bras et l’embrassa en disant : « Voici comment ces événements se sont réalisés : en voulant lutter contre le destin, je t’ai descendu dans le puits, mais ma précaution a été inutile. » Ensuite il prit la couronne royale, la plaça sur la tête de son fils et lui fit prêter serment par ses sujets en lui recommandant la justice, la bonne administration et l’équité. Il mourut cette nuit même et le prince régna à sa place.

Ainsi, ô prince, ce que Dieu décide à mon égard arrivera infailliblement, et il ne me servirait de rien de parler au roi et de lui conter des apologues à l’encontre de l’arrêt divin. De même ces vizirs, en dépit de leurs efforts et de leur acharnement à me perdre, échoueront, si Dieu veut mon salut ; c’est lui qui me fera triompher d’eux.

Azâd-bakht fut étonné de ces paroles et ordonna de ramener jusqu’au lendemain le jeune homme dans sa prison, afin de réfléchir à son affaire : « Car, disait-il, la journée est finie et je veux lui faire subir une mort honteuse et le traiter comme il le mérite. »