Contes bizarres/Les Héritiers du Majorat
LES HÉRITIERS DU MAJORAT
L’autre jour nous parcourions un vieil almanach dont les gravures représentaient les folies de l’année. Comme tout cela est loin derrière nous, et déjà passé à l’état de légende ! Comme le monde était bien rempli alors, avant que cette révolution universelle à laquelle la France a donné son nom eût tout bouleversé ! Comme il est devenu depuis uniformément pauvre ! Des siècles paraissent nous séparer de cet heureux temps, et nous avons peine à nous rappeler que nos premières années en faisaient partie.
Quand on approfondit ces bizarreries, dont le talent de Chodowiecki[1] nous a conservé l’image, on découvre toute l’élévation, la finesse et la clarté de l’esprit d’alors ; il se mêle à toutes les silhouettes qui passent devant les yeux du dessinateur. Quel ensemble, quelle délicatesse de nuances qui se retrouve dans tous les détails de la vie ! Chaque individu formait dans son air, dans son habillement, un monde à part ; chacun s’établissait sur cette terre comme s’il eût dû y rester toute l’éternité ; et comme on cherchait à vivre le mieux possible, on accueillait avec enthousiasme les visionnaires, les conjurateurs, les réunions secrètes et les aventures mystérieuses, les remèdes merveilleux, les malades prophétisantes qui donnaient un aliment à l’impatience et à la curiosité du cœur !
À combien de siècles cette époque ne se rattachait-elle pas par des institutions qui se soutenaient noblement contre tout changement !
Tel était dans la grande ville de *** l’hôtel du Majorat des seigneurs de ***. Bien qu’inhabité depuis trente ans, la tradition avait établi d’y entretenir soigneusement le mobilier nécessaire. Il ne servait à personne, mais il était visible à tous ; aussi, malgré son antiquité, l’hôtel passait pour une des merveilles de la ville.
Chaque année une somme déterminée était destinée à augmenter l’argenterie, le service de table, la galerie de peinture, et enfin à tout ce qui, dans une maison, constitue un luxe solide et durable. Et, par-dessus tout, la cave renfermait de rares trésors en vins fins extrêmement vieux.
L’héritier de ce Majorat vivait avec sa mère à l’étranger, et avait assez du reste de ses revenus pour ne pas regretter l’argent qu’il laissait sans emploi dans cette maison. Le majordome, personnage très-actif, faisait des rondes à toute heure et entretenait un certain nombre de chats, destinés à poursuivre les souris. Tous les samedis, il distribuait une somme déterminée de pfennigs aux pauvres rangés dans la cour de l’hôtel. Peut-être parmi ces pauvres y avait-il quelque parent de la famille, car les branches cadettes avaient été dépouillées par l’institution de ce Majorat.
Le fait est que le Majorat n’avait pas porté bonheur à tout le monde. Car si les riches possesseurs s’en trouvaient bien, ceux qui n’avaient rien eu regardaient avec envie les heureux privilégiés.
C’est ainsi que tous les jours, à la même heure, passait devant la porte de l’hôtel un cousin du propriétaire actuel, plus âgé que lui de trente ans, mais qui lui avait toujours été inférieur en fortune ; il arrivait à pas lents et nobles, secouant la tête et prenant sa prise de tabac. Personne peut-être n’était plus connu, chez les vieux, comme chez les jeunes gens, que cet antique personnage au nez rouge, qui, semblable au cavalier de fer de l’horloge de ville qui annonce l’heure avant que les cloches n’aient sonné, rappelait aux enfants le moment de retourner à l’école, et servait aux bons bourgeois de chronomètre ambulant, sur lequel ils réglaient leurs coucous de bois. Il portait différents noms dans les différentes classes de la société.
Les personnages importants l’appelaient le Cousin à cause de sa parenté incontestable avec les premières familles de l’empire. Ce surnom honorable était tout ce qui lui restait de son ancienne splendeur.
Chez les gens du peuple, il se nommait le Lieutenant, parce que dans sa jeunesse il avait occupé ce grade, dont il portait encore l’uniforme ; il ne paraissait pas soupçonner que la coupe des habits eût changé depuis trente ans qu’il avait acheté le sien. Son drap avait quelque chose de plus solide et de plus travaillé qu’aujourd’hui, ainsi qu’on le pouvait facilement voir à la trame mise au jour par l’absence de duvet. Le collet rouge était en moins bon état et reluisait d’un brillant vernis ; les boutons de son habit empruntaient les teintes bronzées de son nez. C’était à peu près aussi la couleur de son tricorne roussi par le temps et garni de plumes en laines. Mais le plus remarquable de tout l’attirail, c’était le baudrier, qui ne se rattachait à l’épée que par un fil unique, semblable au glaive suspendu sur la tête du tyran. Cette épée avait, hélas ! fait le malheur du pauvre diable ; elle avait coupé la gorge d’un coquin fort bien en cour et qui avait été son rival ; cette malheureuse affaire d’honneur, où cependant personne n’avait rien à lui reprocher, pas plus qu’à son adversaire, avait brisé sa carrière militaire.
Comment, depuis cette époque, avait-il pu vivre ? c’était assurément un mystère, et cependant il vivait ; il possédait une collection d’armoiries qui lui avait coûté des soins infinis et une correspondance fort compliquée ; il avait le talent de les grouper d’une manière pittoresque, de les peindre, et d’en coller fort proprement d’autres sur celles qui faisaient mauvais effet. Il vendait ensuite assez cher à un libraire ces tableaux qui servaient à instruire les parents, autant qu’à amuser les enfants. Outre cela, il avait la manie d’engraisser des poules et autres volailles, et il lâchait aussi des ramiers sur la ville, qui ne manquaient pas de lui ramener quelques pigeons égarés.
Sa fidèle gouvernante, Ursule, était la complice de cet expédient dont personne n’osait lui parler, de peur de s’attirer quelque désagrément.
Avec ce qu’il avait gagné, il s’était acheté une méchante maison dans le plus vilain quartier de la ville, contre la rue des Juifs, et un fonds de quincaillerie dont la vente lui avait procuré de quoi garnir ses chambres, où il maintenait la plus grande propreté ; mais personne ne connaissait son intérieur qu’il tenait soigneusement clos.
C’était, du reste, un fidèle assidu ; il se plaçait, à l’église, en face d’une muraille ornée des armes d’illustres trépassés, et se conduisait du reste comme tous les autres qui venaient écouter le prêche. Chaque dimanche, au sortir du temple, il avait l’habitude d’entrer chez une vieille dame qui avait autrefois été à la cour ; la semaine, il se contentait de passer devant sa porte en aspirant une prise de tabac, capable de le faire éternuer cinquante fois, et en se dandinant comme un coq qui fait le beau, avec une démarche d’élégant que ne lui permettait plus son âge ; tandis que sa flamberge, qu’il faisait passer entre les basques de son habit, suivant l’ancienne mode, venait lui battre les jambes.
Cette noble dame, extrêmement frisée, poudrée, fardée au vif et couverte de mouches, conservait toujours, depuis ce malheureux duel qui avait eu lieu trente ans auparavant, le même empire sur le lieutenant, sans lui avoir jamais rien dit qui pût justifier sa passion. Chaque jour il la célébrait dans quelques nouveaux vers, la plupart du temps complétement vides de sens ; mais il n’avait jamais osé lui communiquer ces épanchements de sa muse, possédé d’une juste défiance à l’égard de son esprit.
Peigner le griffon noir de la dame, tout en répondant à ses questions, était le revenu de chacun de ces dimanches, qu’il attendait si ardemment toute la semaine ; un aimable sourire en était la récompense, qu’il considérait comme inestimable.
Pour tous les autres, ce froid visage peint de blanc et de rouge, veiné d’azur, travaillant contre sa fenêtre à quelque tapisserie, ou se regardant dans son miroir, restait sévèrement fermé. Au reste, elle vivait très à son aise des pensions que lui faisaient deux princesses au service desquelles elle avait été. D’anciens courtisans et de vieux diplomates venaient autour de sa toilette d’argent, l’entretenir longuement de sa beauté, ce qui faisait du dimanche une petite fête hebdomadaire où l’on ne manquait pas de rapporter les nouveautés du jour.
Il arriva qu’un dimanche de printemps l’attention de la noble dame fut attirée par les gens qui couraient dans les rues après quelque chose d’extraordinaire. Ce quelque chose n’était autre que le lieutenant, ou bien plutôt l’extérieur renouvelé du lieutenant : un chapeau neuf et moderne, avec des vraies plumes, un brillant baudrier, un nouvel uniforme aux basques plus étroites, les poches de la veste raccourcies, une culotte neuve de velours noir, annonçaient qu’une nouvelle période allait s’ouvrir dans l’histoire du monde.
Le lieutenant entra chez la dame le visage joyeux, il accourait lui faire son rapport.
— Chère cousine, lui dit-il, l’héritier du Majorat arrive aujourd’hui ; sa mère est morte, et une malade prophétesse lui a conseillé de venir ici, où il trouverait le repos qui lui est nécessaire, après les violentes fièvres qui ont attaqué sa santé. Maintenant, figurez-vous que le jeune homme, sur les récits de sa mère, a pris en haine l’hôtel du Majorat : il veut s’établir chez moi, et m’a prié de lui préparer une chambre dans une maison ; en même temps il m’a envoyé de l’argent pour payer les frais. Ma maison n’est pas disposée pour recevoir un hôte riche et délicat comme celui-là, car dans nos familles de noblesse, c’est, hélas ! comme chez les chats : on garde, on soigne bien le premier-né, et on jette les autres à l’eau.
— Vous avez été bien près d’hériter du Majorat ? lui demanda la dame.
— Oui, certainement, répondit le cousin, j’avais trente ans, mon oncle soixante, et pas d’enfants du premier lit. L’idée lui vint de se marier à une jeune femme. Tant mieux, me disais-je, le jeune tue le vieux ; mais il n’en arriva pas ainsi ; peu de temps avant qu’il mourût, elle lui donna un fils qui est cet héritier du Majorat, et moi, je n’héritai de rien.
— Si le jeune homme mourait, vous seriez l’héritier du Majorat, objecta tranquillement la dame ; les jeunes gens peuvent bien mourir, tout le monde meurt !
— Hélas ! répondit le lieutenant, le ministre a parlé de cela aujourd’hui dans son sermon.
— À propos, qu’a-t-on chanté ? demanda la dame ; ma dévotion exige que je le sache.
Le lieutenant entonna le psaume, et se mit à le chanter doucement, tout en peignant le griffon qui l’écoutait avec admiration. Lorsqu’il se retira, la dame lui recommanda bien de lui amener son jeune cousin, dès qu’il serait arrivé.
En rentrant chez lui, le lieutenant trouva un jeune homme grand et pâle, vêtu d’habits tels qu’il n’en avait jamais vu. Ses cheveux étaient frisés fantasquement et sans ordre ; les boucles légères formaient en s’arrondissant un demi-cercle autour de chaque oreille ; par derrière, les cheveux, réunis en une seule tresse, étaient maintenus pair une forte résille. Un habit de taffetas rayé avec des boutons d’acier poli, et de grandes boucles d’argent aux souliers, tout ce costume riche et élégant trahit au lieutenant l’héritier du Majorat.
Ce dernier avait bien vite deviné son cousin, qu’il avait appris à connaître dans les lettres adressées à sa mère. Il lui dit qu’il avait couru la poste nuit et jour, et qu’il ne pouvait assez lui témoigner sa reconnaissance d’avoir préparé ainsi la maison qu’il trouvait très à son goût ; il lui demanda seulement la permission de prendre, à côté de la chambre qui lui était destinée, un autre petit cabinet qui donnait sur une rue étroite, car, ne sortant que très-rarement, il aimait à voir le mouvement qui anime surtout les petites rues.
Le cousin lui céda sans difficulté la mauvaise chambre du côté de la rue des Juifs, en disant qu’il ferait remplacer la fenêtre desséchée par le soleil, par une autre ayant des vitres plus grandes et plus claires.
— Mon cher cousin, s’écria l’héritier du Majorat, ces vitres troubles sont ravissantes ! Car, voyez, par cette petite place propre, je plonge sans être vu dans la chambre d’une jeune fille dont l’air et les mouvements me rappellent ma mère.
— Eh ! reprit tranquillement le cousin en se penchant vers la fenêtre, et en lui frappant sur l’épaule, vous avez de la chance !
— Moi, de la chance, répliqua l’héritier tout saisi.
— De la chance, ou ce qu’il vous plaira ; le fait est qu’elle s’appelle Esther ; c’est une Juive bien née ; avec son père, riche marchand de chevaux, elle a parcouru bien des villes, vu bien de nobles personnages ; elle sait parler toutes les langues. Lorsqu’elle vint ici, sa belle-mère la reçut fort bien : et pourquoi ? parce que sa bonne mine et son éducation attiraient des acheteurs à son père. Mais il arriva que ce dernier fut ruiné par l’infidélité d’un associé ; il fallut vivre de peu ; bientôt, ne pouvant supporter cette existence, il mourut. Il avait légué à Esther, fille d’un premier mariage, un petit capital pour que sa belle-mère ne la rendît pas malheureuse, mais la vieille Vasthi ne voulut pas lâcher l’argent !
— Mais c’est affreux, s’écria l’héritier du Majorat ; deux êtres qui se haïssent, qui se veulent la mort, dans la même maison. J’ai déjà vu la vieille Vasthi ; quelle abominable figure !
— Elles habitent bien la même maison, répondit le cousin, mais chacune a sa boutique particulière.
— Je veux lui envoyer quelques secours, dit l’héritier du Majorat. Il me semble qu’il y a beaucoup de Juifs dans ce quartier.
— Rien que des Juifs, répondit le cousin, c’est la rue des Juifs ; ils sont serrés là-dedans comme des fourmis ; c’est une suite perpétuelle de trafics, de querelles, de cérémonies religieuses ; ils sont toujours en discussion sur ce qu’ils doivent manger : on leur défend ceci, on leur ordonne cela, ou bien, il leur est interdit d’allumer du feu ; bref, le diable est sûrement chez eux.
— Mon cher cousin, vous vous trompez, dit l’héritier du Majorat, en lui serrant la main. Si vous aviez vu ce que j’ai vu à Paris pendant la maladie de ma mère, vous ne considéreriez pas ainsi le diable comme le père des croyances ; car, je vous l’affirme, il est l’ennemi de toute croyance : toute croyance, toute chose en laquelle on a foi, vient de Dieu, et ce que je vais vous dire est vrai, je vous le jure. Les dieux païens eux-mêmes, que nous ne traitons plus que de risibles images, vivent encore aujourd’hui ; ils n’ont peut-être pas toute leur puissance d’autrefois, mais ils en ont encore plus que les hommes, et je ne voudrais jamais en mal parler. Je les ai tous vus de mes deux yeux, je leur ai même parlé !
— Eh ! la peste, vous m’effrayez, s’écria le cousin… Après tout, cela nous aurait fort bien mis en cour, nous les aurions montrés aux grands personnages.
— Cela ne se fait pas ainsi, cher cousin, répondit l’autre. L’homme qui les voit doit, par une méditation d’un an, s’être préparé pour être supérieur au génie qui lui apparaîtra ; à la vue l’un de l’autre, ils sont saisis d’une horreur telle, que la partie mortelle et animale n’y résiste pas. Mais celui qui a creusé jusqu’au fond les secrets de la nature, paraît vivant comme moi aux yeux de tous, tandis que l’initiative et l’activité sont éteintes chez lui. Ma mère savait bien que je me trouvais dans cet état ; aussi, à son lit de mort, était-elle bien tourmentée de mon avenir. Jusque-là, elle avait seule réglé avec soin toutes nos affaires, tandis que je me livrais exclusivement à l’étude et à la contemplation. J’ai employé mon temps consciencieusement ; j’ai soutenu plus de discussions que personne, et j’en suis toujours sorti vainqueur ; ce qui n’est pas donné à tous. Étouffé, poussé jusqu’à la folie par les affaires qui, après la mort de ma mère, vinrent se presser autour de moi, j’essayai de sacrifier mes occupations spirituelles à mes intérêts terrestres. Ce tourment me rendit bientôt malade. Une prophétesse, dont la vue s’étendait bien loin dans l’avenir, m’assura qu’ici seulement, auprès de vous, je trouverais le calme qui m’est nécessaire, que vous aviez une précieuse habileté dans les choses de la vie, et que mon bien se triplerait par vos bonnes spéculations. Ah ! mon cousin, débarrassez-moi du fardeau de mon argent ; jouissez de ma fortune ; et, même dans le cas où je pourrais recouvrer mon esprit terrestre, et où je laisserais de nombreux héritiers, je vous abandonnerai une moitié de mon patrimoine pour vous récompenser d’avoir sauvé le tout.
En finissant, l’héritier du Majorat laissa échapper deux nobles larmes, tandis que les grands yeux du cousin, les sourcils écarquillés, le regardaient de côté, sans ajouter foi à cette précieuse déclaration.
L’héritier du Majorat reprit la parole pour changer le sujet de la conversation.
— Tout à l’heure, en rentrant dans cette ville, où j’ai commencé le cercle de mon existence, j’ai aperçu dans les rues des gens amaigris qui pouvaient à peine se traîner jusqu’à la porte des cafés ; ils étaient harcelés par de pauvres âmes que de nombreux procès empêchaient de goûter le repos céleste et poursuivis de leurs plaintives réclamations. Parmi ces âmes, je vis mon père : il était là pour un procès de débiteurs, dont personne ne verra la fin. Tâchez, mon cher cousin, de donner le repos à cette âme, je suis trop faible pour y parvenir moi-même.
— En effet, répondit le cousin, le dimanche, les conseillers, les greffiers et les procureurs vont s’amuser aux Portes avec leurs femmes et leurs enfants.
— Le postillon disait aussi que c’étaient des enfants qui jouaient à se pousser, continua l’héritier du Majorat, mais des enfants n’ont pas des visages tristes ; non, ce sont les génies des Tourments qui leur font expier leur négligence. Ah ! cher cousin, donnez le repos à l’âme de mon père, de votre oncle.
Le cousin regarda avec inquiétude dans la chambre ; il lui semblait entendre voltiger des génies dans les coins obscurs.
— Je ferai tout ce que vous désirez, cher cousin, s’écria-t-il enfin, je ne suis pas heureux quand je n’ai pas quelque chose de ce genre à trafiquer ; les procès me vont mieux que les histoires d’amour ; et dans peu de temps vos affaires seront en aussi bon ordre que mes armoiries.
En disant cela, il le conduisit dans une chambre sur le devant, espérant le distraire et l’amuser par la vue des tiroirs bien vernis, dans lesquels brillaient les armoiries disposées sur un fond rouge et les noms écrits en belle bâtarde. L’héritier du Majorat montra qu’il s’y connaissait en cela comme en tout le reste ; et le cousin ne perdit pas ses observations. Mais lorsqu’il ouvrit le rayon contenant les armoiries françaises, l’héritier du Majorat s’écria :
— Dieu ! quel bruit ; les vieux chevaliers cherchent leurs casques ; ils sont trop étroits maintenant pour leurs nobles têtes ; leur blason est mangé des vers, leur bouclier traversé par la rouille ; tout cela me brise, la tête me tourne, et mon cœur ne peut supporter une douleur si amère.
Le cousin referma au plus vite le malheureux tiroir, et mena l’héritier du Majorat à la fenêtre pour lui faire respirer l’air frais.
— Qui passe là ? reprit-il, la mort est sur le siége ! la faim et la douleur marchent à côté des chevaux ; des esprits qui n’ont qu’un seul bras et qu’une seule jambe voltigent autour de la cruelle, et réclament leur autre bras et leur autre jambe, à la barbare qui les regarde avec une curiosité de cannibale. Des malheureux crient et courent autour d’elle. Ce sont les âmes qu’elle a enlevées au monde avant le temps ! Cousin, il n’y a donc pas de police dans cette ville ?
— Voulez-vous que j’appelle cette homme pour vous tâter le pouls ? c’est notre meilleur médecin ; vous l’avez sans doute reconnu à sa petite voiture à une place ; il est vrai que son cocher est maigre et ses chevaux exténués ; aussi les moineaux volent autour de sa voiture, et les chiens courent après en aboyant.
— Non, reprit l’héritier du Majorat, au nom de Dieu, n’appelez pas ce médecin ; lorsqu’ils me tâtent le pouls qui, en réalité, bat toujours, mais qui cependant paraît immobile, ils disent tous que je suis mort !… Et ils finiront par avoir raison, car la pensée qui vivifie mon âme et qui seule me soutient encore, est bien malade maintenant. Au reste, je vous ai effrayé outre mesure, mon cher cousin ; mes paroles exprimaient le danger où se trouve la noblesse française ; je me représentais la terreur qu’éprouverait la France lorsque ces esprits apparaîtront dans les châteaux ; votre collection n’a plus de sens. Je discerne avec peine ce que je vois avec les yeux de la réalité de ce que voit mon imagination. Cela vient peut-être de ce que je sais m’observer moi-même ; en effet, la physique spirituelle est depuis longtemps ma science de prédilection.
Le lieutenant qui n’avait rien à faire avec la physique spirituelle, ramena la conversation sur les sujets matériels.
L’héritier du majorat lui expliqua qu’il n’était point exigeant pour le service ; qu’il aimait avoir le moins de monde possible autour de lui ; qu’il se coiffait et se rasait lui-même, et qu’il avait congédié tous ses gens.
— La gouvernante d’ici est une brave fille, elle mérite bien l’auréole qu’elle porte sur les cheveux.
— Auréole ! murmura le cousin, c’est sans doute le morceau de drap blanc dont elle s’entoure la tête.
Puis il reprit tout haut :
— Si Dieu voulait en fabriquer une sainte, je crois qu’il ferait pas mal de copeaux !
Sans répondre à cette interruption, l’héritier du Majorat ajouta qu’il dormait habituellement le jour, et qu’il ne sortait du lit qu’après le coucher du soleil, heure à laquelle il se mettait à travailler.
— C’est de là que lui viennent toutes ces idées de fantômes, dit tout bas le cousin, il vit comme un hibou.
Après le souper, le lieutenant prit congé de son cousin en lui souhaitant une bonne nuit ; la gouvernante alla se coucher à son tour, tandis que l’héritier du Majorat se mit à éclairer à giorno son immense chambre, de manière à pouvoir lire ses livres et ses manuscrits en se promenant, et à pouvoir écrire facilement son journal, l’occupation principale de sa vie.
Cette brillante illumination était un événement extraordinaire pour les habitants du voisinage ; c’était certes la première fois que cela arrivait ; aussi, connaissant la parcimonie du lieutenant, ils crurent que le feu était chez lui. Mais lorsqu’ils arrivèrent devant la maison, et qu’ils entendirent les sons plaintifs d’une flûte qui s’échappaient par la fenêtre restée ouverte, leur inquiétude se calma, et ils se réjouirent de ce nouvel éclairage qui leur permettait de voir où ils marchaient dans leur affreuse rue. Le joueur de flûte était bien l’héritier du Majorat ; mais la musique s’adressait uniquement à Esther, qu’à la faveur de la fenêtre du cabinet il avait vue se déshabiller, et qui couverte d’un léger peignoir, arrangeait ses longs cheveux devant une élégante glace.
Les maisons de cette rue étaient construites de telle façon que chaque étage empiétait un peu sur celui qui lui était inférieur, sans doute pour gagner de la place ; de sorte que la fenêtre de l’héritier du Majorat était si rapprochée de celle d’Esther, que d’un saut hardi on aurait pu franchir l’espace qui les séparait. Mais sauter n’était pas son fort ; il s’en reposa, pour savoir ce qui se passait chez sa voisine sur la finesse extrême de son ouïe, qui lui rendait perceptibles des sons qui échappaient à tout autre. Il entendit d’abord un bruit de pas, ou du moins un bruit qui y ressemblait fort. Puis elle se leva brusquement, et lut avec beaucoup d’expression une pièce de vers italiens, où l’on représentait les dieux de l’Amour servant de femme de chambre et s’empressant autour de la toilette d’une belle.
En même temps il vit une foule de figures semblables à celle qu’on venait de décrire voltiger dans la chambre d’Esther. Il les vit lui tendre son peigne, des bandelettes et une charmante coupe à boire ; ils rangèrent ses vêtements qu’elle avait jetés au hasard, tout cela à un signe de sa main ; enfin, lorsqu’elle se fut mise au lit, ils vinrent tournoyer au-dessus de sa tête, jusqu’à ce qu’ils se fussent perdus peu à peu dans la fumée de la lampe expirante, à travers laquelle il vit se dessiner devant lui l’image de sa mère, qui recueillit sur le front de la jeune fille une petite figure brillante et ailée qu’elle prit dans ses bras, comme la statue de la Nuit tenant sur son sein le petit enfant Sommeil.
Après avoir erré dans la chambre jusqu’à minuit, comme si elle eût voulu chasser les tristes pensées et les inquiétudes de son fils, l’apparition franchit la rue et vint se placer en face de l’héritier du Majorat, qui reconnut dans la figure brillante les traits d’Esther ; cette dernière poussa un cri qui le tira brusquement de son étonnement. Ce cri l’avait arraché de sa contemplation, et l’avait ramené brusquement du noyau à l’écorce ; jamais un si étrange spectacle ne se représenta à ses yeux.
Esther n’était plus dans son lit, l’obscurité régnait dans sa chambre ; on n’entendait d’autre bruit dans la rue que le frottement des rats qui s’ébattaient au bord des égouts ; la vieille Vasthi, coiffée d’un antique bonnet fourré, se mit à la fenêtre en toussant, lorsqu’un taureau apparut poussant un gémissement terrible.
À ce mugissement, l’héritier du Majorat courut à une fenêtre de derrière, et aux premières lueurs de la lune il aperçut dans un pré, entouré de tous côtés de pierres tumulaires, un taureau d’une hauteur et d’une grosseur extrêmes, qui fouillait le pied d’une tombe, tandis que deux boucs se livraient à des sauts étranges, comme s’ils eussent été étonnés de ce qui leur arrivait. L’héritier du Majorat ne comprit pas ce que cela voulait dire ; cette scène de désordre se passant dans un cimetière l’épouvantait ; il sonna la gouvernante. Elle arriva aussitôt en lui demandant ce qu’il désirait :
— Rien, rien du tout, répondit-il ; mais que pensez-vous de ce vacarme ?
La fille regarda un instant par la fenêtre et dit :
— Je ne vois que les héritiers de Majorat, des Juifs, c’est-à-dire les premiers-nés de leurs bestiaux qu’ils sacrifient au Seigneur, ainsi que l’ordonne leur religion ; tandis que chez nous, c’est celui-là qui est choyé et qui n’a rien à faire ; lorsqu’un chrétien veut bien tuer la victime, les Juifs sont forts contents, cela leur évite de la peine.
— Les pauvres héritiers de Majorat, dit-il en lui-même. Mais pourquoi ne se tiennent-ils pas tranquilles la nuit ?
— Les Juifs disent que lorsqu’ils fouillent ainsi la nuit autour d’une tombe, il meurt quelqu’un de la famille de celui qui y est enterré ; là où fouille cette bête, c’est la tombe du père d’Esther, le grand marchand de chevaux.
— Oh ! non, mon Dieu, non ! s’écria-t-il en se sauvant dans sa chambre, le cœur bouleversé.
Il prit sa flûte, espérant que la musique le calmerait.
Enfin il faisait jour ; les hautes silhouettes des maisons se dessinaient sur un ciel pur, les servantes, légèrement chaussées, comme si elles étaient sûres du beau temps, couraient gaiement, en sautillant sur les pavés les plus secs.
Les hirondelles se croisaient en tous sens pour venir chercher le précieux mortier que leur avait gâché la pluie de la veille, et en remplissaient les fissures des maisons. Sur la fenêtre qui donnait du côté d’Esther, deux de ces gais oiseaux étaient venus se poser, et s’apprêtaient à construire leur nid juste au seul endroit d’où il pouvait apercevoir la jeune fille. L’héritier du Majorat ne savait s’il devait les chasser ou leur laisser faire une chose qui devait contrarier ses projets. La bonté de son cœur lui conseilla l’indulgence.
Maintenant qu’Esther lui était cachée, et ne pouvant plus admirer cette chère créature, épier ses occupations, ses amusements, il s’intéressa au nid que bâtissaient les hirondelles, comme s’il eût été lui-même l’architecte, et comme si son bonheur eût dépendu de sa bonne construction ; et avant de se coucher il prit sa mandoline et chanta :
Le soleil éclaire le mur,
L’hirondelle y bâtit son nid.
Ô soleil ! brille toute la journée
Afin qu’elle puisse bien le bâtir !
Bien souvent son nid a été détruit
Avant d’être achevé.
Et cependant elle bâtit toujours, l’insensée.
Le soleil est si brillant !
Combien charmante et folle est la pensée
Qui se construit cette maison ;
Il n’y a pas d’avantage à voler haut ;
Celui qui du haut des airs regarde au loin
N’en marche pas moins vers l’éternité.
Il ne commande pas au temps,
Et il est du bonheur
Séparé de toute l’immensité du ciel.
Le soir, lorsqu’il se réveilla, il trouva un bon souper, et le cousin devant la table, qui lui fit part d’une agréable surprise qu’il lui avait préparée. Il le conduisit dans la chambre latérale d’où il pouvait observer la rue. L’héritier du Majorat la trouva garnie d’un sofa, de chaises, d’armoires et de tables ; on avait nettoyé la fenêtre, mais, hélas ! on avait fait partir les hirondelles.
— On a chassé mes bons anges sauveurs, pensa l’héritier du Majorat ; il faut donc que je voie mon ange de mort ; il faut que j’accomplisse réellement ce que mon rêve a fait passer devant mes yeux ; car voilà que se réalise une des choses que j’ai vues dans mon sommeil.
— Pourquoi si triste, cousin, demanda le lieutenant.
— J’ai eu un sommeil agité, répondit-il ; j’ai rêvé qu’Esther était mon ange de mort. Chose étrange, son vêtement était parsemé d’yeux innombrables ; elle me tendait la coupe de la douleur, la coupe de la mort, et je la vidais jusqu’à la dernière gorgée.
— Vous aurez eu soif pendant votre sommeil, dit le lieutenant ; asseyez-vous là, voilà de bon vin, du vrai Hongrie ; je l’ai fait moi-même avec du raisin de Corinthe. À propos, il faudra aller bientôt rendre visite à la vieille dame d’honneur ; elle m’a fort tourmenté aujourd’hui pour que je vous amène chez elle.
— Il faudra donc que je vive une journée : c’est le moment où je préfère dormir, répondit l’héritier du Majorat. Mais parlons d’autres choses ; recevez d’abord mes remerciements pour le soin que vous avez pris d’orner ainsi ma chambre. Seulement, je voudrais m’acheter des rideaux de soie pour mettre à cette fenêtre ; vous avez si bien fait nettoyer les vitres, que je ne serai plus caché quand je regarderai dans la rue.
— Nous en trouverons en bas, chez la belle Esther, dit le cousin ; cela vous procurera l’occasion de faire connaissance avec elle de plus près qu’à travers les vitres de votre fenêtre. Tous les héritiers de ce Majorat étaient de complexion amoureuse, vous ne devez pas faire exception, cher cousin ; je vous accompagnerai, afin qu’on ne vous vole pas sur ce que vous achèterez, et aussi pour que vous ne vous rebutiez pas si la fille fait la prude.
Ils descendirent donc tous deux dans la rue, l’héritier du Majorat entraîné par le lieutenant. Le pauvre jeune homme ne pouvait s’empêcher de frissonner ; il lui semblait que toutes ces hautes maisons de bois étaient en carton, et que les hommes, tenus par des ficelles comme des marionnettes, suivaient irrésistiblement le mouvement que leur imprimait le tourbillon dans la grande valse solaire. Les boutiques commençaient à se fermer, les marchands rangeaient leurs étalages, comptaient leurs bénéfices de la journée, et au milieu de tout ce bruit, l’héritier du Majorat n’osait pas lever les yeux.
— Par ici, par ici, cria le lieutenant.
L’héritier du Majorat allait entrer dans la boutique désignée, lorsqu’au lieu d’Esther, il aperçut une affreuse vieille femme juive, au nez d’aigle, aux yeux d’escarboucle, une peau d’oie rôtie et un ventre de bourgmestre. Elle lui avait déjà offert sa marchandise, en lui disant qu’elle voulait lui montrer ce qu’elle avait de mieux, quand même il n’aurait l’intention de rien acheter, mais parce qu’il était un beau seigneur. Il allait entrer, lorsque le lieutenant le tira par l’habit, et lui dit à l’oreille :
— C’est dans l’autre boutique qu’est la belle Esther.
Il se retourna, et répondit à la vieille, avec embarras, qu’il ne voulait rien lui acheter, et qu’il cherchait un coin de rue pour voir les affiches de spectacle.
En disant cela, il se dirigea vers la boutique voisine où il s’attendait à voir Esther. Mais la vieille juive ne le tint pas quitte ; elle lui cria complaisamment :
— Jeune homme, j’ai là un coin où il y a peut-être aussi des affiches. Entrez, j’en ai une des Chevaliers Espagnols.
L’héritier du Majorat était étourdi ; il regarda autour de lui, et vit avec effroi un corbeau noir perché sur la tête de la Juive. Pendant ce temps, le lieutenant avait lié la conversation avec Esther, qui lui avait offert ce qu’il demandait avec gracieuseté et sans importunité. Le lieutenant attira son cousin dans la boutique d’Esther, tandis que la vieille poussait un hurlement semblable au croassement du corbeau ; puis, dans un dialecte juif corrompu, elle se mit à lancer des injures hébraïques à la pauvre fille, lui reprochant l’impudence avec laquelle elle attirait les chrétiens dans sa boutique pour enlever les pratiques à sa propre mère, et la voua à tous les tourments. La vieille furieuse finit cependant par perdre l’haleine qui, malgré la chaleur, lui sortait de la bouche en fumant comme en hiver.
Elle essaya en vain d’ameuter contre sa victime deux gamins qui passaient, en leur promettant des gâteaux pour lui dire des injures. Esther était rouge de honte, mais elle ne répondit rien ; enfin un acheteur vint, et la vieille se retira. L’héritier du Majorat demanda quelle était cette vieille avec son corbeau sur la tête.
— Ma belle-mère, répondit Esther ; vous aurez sans doute pris pour un corbeau son bonnet de drap noir avec ses deux longues brides.
Maintenant qu’il l’entendait de plus près, l’héritier du Majorat reconnut le son de sa voix ; la ressemblance de cette fille avec sa mère le frappait encore plus que lorsqu’il la voyait par la fenêtre. Esther était plus jeune, mais pas plus fraîche ; son visage délicat était empreint d’une pâleur mélancolique, qui se répandait même sur ses lèvres d’une finesse exquise, comme un funeste brouillard de printemps. Ses yeux paraissaient trop faibles pour supporter la lumière, et se refermaient involontairement comme les pétales des fleurs qui, le soir, se contractent autour du calice.
Pendant qu’elle déroulait avec complaisance plusieurs pièces de soie, le lieutenant cherchait assez maladroitement à la consoler, en lui assurant que sa belle-mère ne tarderait pas à mourir.
— Je lui souhaite une longue vie, répondit l’excellente fille ; elle a des enfants qui ont besoin d’elle. Peut-on savoir qui boira avant l’autre l’amère liqueur que nous apporte l’ange de la mort. Je me sens aujourd’hui faible et j’ai les nerfs agacés.
Si l’héritier du Majorat ne crut pas voir l’ange de la mort, il crut bien entendre le battement de ses ailes.
— Comme ses ailes battent avec un bruit effrayant, s’écria-t-il.
C’était Esther qui poussait violemment une porte laissée ouverte par son petit frère.
Le jeune héritier fit choix de l’étoffe, mais demanda une couleur qui ne se trouvait pas dans le magasin. Esther alla dans l’autre boutique trouver sa mère, qui lui donna d’un visage aimable l’étoffe qu’elle cherchait, comme si l’orage se fût dissipé d’un souffle. Le lieutenant voulait marchander, mais l’héritier du Majorat donna sans discuter le prix indiqué. Esther lui rendit quelques thalers, trouvant sans doute le prix marqué trop fort. Là-dessus la vieille commença à tempêter, mais cette fois tout en hébreu. Esther baissa les yeux pour laisser passer l’ouragan, mais le lieutenant prit la parole à son tour, et lui ripostant aussi en hébreu, étonna tellement la vieille, qu’elle abandonna le champ de bataille et se retira dans sa coquille. Esther parut encore plus froissée de ces dernières paroles que des injures qu’elle venait de supporter précédemment ; craignant d’être indiscret, l’héritier du Majorat entraîna le lieutenant qui voulait déjà chanter victoire, et prit lui-même sous son bras la pièce de soie.
De retour à la maison, il demanda au lieutenant où il avait si bien appris l’hébreu.
— J’en ai besoin dans mes rapports avec les Juifs, répondit-il, et ce que cela m’a coûté en livres et en professeurs, je l’ai largement regagné d’un autre côté, car je puis maintenant comprendre tous leurs mystères. Tenez, cousin, il y a plein cette armoire de livres hébreux, traitant de leurs traditions, de leurs mœurs et de leurs usages. Savez-vous ce que la vieille disait en dernier lieu ?
Elle disait qu’elle serait bien contente si Esther mourait, parce que cela ferait une belle vente aux enchères. Elle avait probablement en vue la succession du père, composée d’un riche et élégant mobilier. On raconte même que, bien qu’elle ne reçoive plus de brillants seigneurs comme du temps de son père, Esther ne manque pas chaque soir de se mettre en grande toilette ; elle fait du thé comme si elle avait une nombreuse société, et parle toute seule les nombreuses langues qu’elle connaît.
Mais l’héritier du Majorat n’écoutait plus : il était tout aux livres hébreux ; le lieutenant lui souhaita bonne nuit, et, dès qu’il fut parti, il courut à l’armoire, et passa en revue, dans ces livres, les patriarches, les prophètes, les rabbins et leurs meilleures histoires ; il y en avait tant, que la chambre aurait été trop étroite pour les contenir. Mais l’ange de la mort les avait tous frappés de son aile. L’héritier du Majorat s’arrêta longtemps sur la légende suivante :
— Lilis était la compagne d’Adam au paradis ; mais il était trop timide, elle trop chaste pour se confier leur amour. Alors Dieu lui tira de ses flancs une femme, telle qu’il l’avait rêvée pendant son sommeil ; de douleur de voir une autre partager son amour, Lilis s’éloigna d’Adam, et, après la chute du premier homme, prit l’emploi de l’ange de la mort. À partir de leur naissance, elle menace les enfants de l’Éden et les épie toujours jusqu’au dernier moment, où elle laisse tomber de son glaive dans leur bouche la larme d’amertume. C’est cette larme qui donne la mort, et c’est la mort qui distille la liqueur où l’ange vient tremper son glaive.
Après cette lecture, l’héritier du Majorat se leva, parcourut la chambre avec agitation, et s’écria avec passion :
— Chaque homme recommence l’histoire du monde, chaque homme la finit. Moi aussi, j’aimais timidement et pieusement une pudique Lilis, c’était ma mère ; le bonheur de ma jeunesse se reposait dans un amour mystérieux. Esther est mon Ève, elle m’a enlevé à ma mère et causera ma mort.
Il ne put supporter plus longtemps le voisinage de l’ange de la mort qu’il croyait toujours sentir derrière lui. Il descendit dans la rue, enveloppé de son manteau, pour tâcher de se distraire jusqu’au lever du jour. Après avoir marché quelque temps, s’étant arrêté au pied d’une statue placée dans une niche, il vit passer de rapides coureurs qui, armés de torches, entouraient une voiture ; derrière eux marchait Lilis. De joyeux compagnons sortirent bruyamment d’un cabaret en faisant résonner les cordes de leurs guitares. L’ange de la mort passa aussi derrière eux, et souffla dans une corne semblable à celle dont sonnent les gardiens de nuit. Et ils étaient si nombreux, ceux que suivait l’ange de la mort, qu’ils étaient obligés de marcher les uns derrière les autres en se mettant deux à deux, comme des amants, en causant tout bas. Il chercha à écouter ce qu’il disait pour savoir comment s’y prendre auprès d’Esther pour lui déclarer son amour ; mais les amants marchaient trop vite, et il ne put rien surprendre de leurs discours, lorsqu’il entendit la voix de Vasthi qui passait avec un vieux rabbin en lui disant :
— Qu’ai-je besoin de ménager Esther, elle n’est pas la fille de mon mari, mais bien une riche enfant de chrétien, et mon mari lui a donné la plus grande partie de son bien.
— Calmez-vous, répondit le rabbin, combien votre mari a-t-il gagné d’argent avec cette enfant ?
— Tout ; il n’avait rien, et avec elle il a pu entreprendre un grand commerce. Est-ce la faute de la pauvre fille si on lui a volé son argent.
Malgré la finesse de son ouïe il ne put entendre la suite de leur conversation ; il courut après eux, mais ils avaient déjà disparu dans quelque maison. Cette fois encore il n’avait pu réussir à ce qu’il voulait ; mais il avait saisi un geste significatif qui le préoccupa jusqu’à la maison.
À peine s’était-il reposé quelques minutes qu’il entendit résonner un coup violent : il se dirigea vers la fenêtre ; personne ne semblait avoir rien entendu. Rassuré, il ouvrit doucement un des battants de la fenêtre, pour voir plus commodément encore que la nuit dernière ce qui se passait dans la chambre de la belle Esther.
Il s’y était fait de grands changements. Les fauteuils de satin blanc étaient débarrassés de leurs housses, et entouraient une jolie table à thé sur laquelle fumait une bouilloire d’argent. Esther versa quelques gouttes d’eau parfumée sur une pelle rouge et dit :
— Nanni, il est temps de me coiffer, les invités vont bientôt venir.
Puis elle répondit en changeant de voix :
— Gracieuse maîtresse tout est prêt.
Au moment où elle disait cela, une jolie femme de chambre parut devant Esther, et l’aida à peigner et à ranger ses cheveux. Puis elle tendit le miroir à la jeune fille qui dit avec tristesse :
— Dieu comme je suis pâle ! N’aurai-je donc pas le temps d’être pâle quand je serai morte ? Tu dis qu’il faut que je me farde ? Non, car je ne plairais pas à l’héritier du Majorat qui, lui aussi, est pâle comme moi, bon comme moi, malheureux comme moi ; s’il ne vient pas aujourd’hui, je m’ennuierai malgré toute ma société.
Bientôt tout fut disposé dans la chambre ; Esther, fort élégamment vêtue, jeta quelques livres sur le sofa, et salua en anglais le premier néant auquel elle ouvrit la porte. À peine se fut-elle répondu dans la même langue au nom du nouveau venu, qu’il se dressa devant elle un Anglais triste et long avec cet air de liberté et d’aisance qui les distinguait alors d’entre toutes les nations de l’Europe.
La table se garnit bientôt de personnages de la même espèce, Français, Polonais, Italiens ; il y avait aussi un philosophe kantiste, un prince allemand, qui s’était fait maître de poste, un jeune théologien illuminé, et quelques seigneurs de passage dans la ville, Elle était intarissable et s’adressait à chacun dans sa langue. La discussion s’engagea sur les affaires de la France. Le kantiste démontrait, le Français s’emportait. Elle cherchait avec malice à maintenir les adversaires l’un contre l’autre, et feignant d’avoir été poussée, renversa une tasse de thé bouillant sur les chausses du kantiste pour faire diversion ; elle y réussit. Après qu’on se fut pardonné et essuyé, elle assura entendre le pas de l’héritier du Majorat, une nouvelle connaissance qu’elle avait faite le jour même, un jeune homme fort distingué qui venait de France, et qui par conséquent pourrait répondre sciemment aux questions qu’on venait de discuter.
À ces mots une main froide saisit celle de l’héritier du Majorat. Il tremblait de se voir entrer en personne ; il se sentait extrait de lui-même, et vidé comme un gant qu’on retire. À sa grande satisfaction, il ne vit rien s’asseoir sur la chaise qu’Esther lui apprêtait ; cependant son aspect paraissait inquiéter les autres membres de l’élégante compagnie ; et pendant qu’Esther lui faisait quelques politesses, ils prirent tous congé d’elle, les uns après les autres.
Lorsqu’ils se furent éloignés, Esther dit tout haut à la chaise vide :
— Vous m’avez dit très-brièvement que je n’étais pas ce que je paraissais être ; et moi je réponds à cela que vous non plus vous n’êtes pas ce que vous paraissez être.
À cela Esther répondit, au grand étonnement de l’héritier du Majorat interpellé, en imitant sa voix à s’y tromper :
— Je vais m’expliquer : vous n’êtes pas la fille de celui que le monde appelle votre père, vous êtes un enfant chrétien volé, volé à vos vrais parents, à votre vraie religion, et le projet que j’ai fait de vous remettre en possession de ce que vous avez perdu, m’a décidé à vous rendre cette visite. Et maintenant, expliquez-vous à votre tour sur mon sujet.
Esther. — Soit. Je suis vous et vous êtes moi ; que les choses se remettent dans leur ordre naturel ; je ne crois pas que cela arrive, mais vous y perdriez énormément, et votre affreux cousin au nez rouge y gagnerait seul une élévation vertigineuse.
Elle se tut, puis se supplia elle-même avec la voix de l’héritier du Majorat de continuer à parler, car sa ressemblance avec sa mère bien-aimée lui découvrait déjà le mystère à moitié. Et elle continua ainsi :
— Est-ce donc quelque chose de bien mystérieux pour vous que le caprice d’un vieux seigneur de Majorat qui, n’aimant pas son cousin, voudrait laisser toute sa fortune à un fils de lui ? Supposez que ce désir soit près de se réaliser, que sa femme souffre les premières douleurs de l’enfantement, mais que la crainte prenne le père de voir la naissance d’une fille renverser tous ses projets ; que, profitant de cette crainte toujours croissante, une dame noble le persuade de prendre un enfant dont elle était accouchée en secret la semaine précédente ; qu’on ait pris une sage-femme adroite, et que ce soit moi qui sois née au lieu de celui qui passe pour l’héritier de sa famille. On me remit à un Juif obligeant, qui, outre le profit qu’il en retirait, espérait gagner d’un autre côté quelque chose pour sa religion. Avez-vous lu Nathan le sage ?
l’héritier du majorat. — Non.
esther. — Tant pis. On vous a approché du sein de ma mère, comme on donne des œufs de coucou à couver au rossignol. Cela soit dit sans mauvaise intention. Je n’ai su tout cela qu’à la mort de mon père nourricier ; il m’assura que l’argent qu’il me laissait valait plus que ce qui me serait resté après l’institution du Majorat ; qu’il avait reçu le triple d’argent du vieux seigneur du Majorat pour garder le secret, et que ç’avait été l’origine de son commerce important. Vous êtes interdit, vous ne savez pas ce que vous devez faire. Vous maudissez cet orgueil du genre humain qui veut conserver son nom pur et sans mélange ? Mais qu’y a-t-il à faire ? Rendez heureux votre ridicule cousin, en lui laissant toute votre richesse dont vous lui avez déjà donné la moitié ; je serai bientôt au bout de ma carrière. Il y a dans ce moment un changement de saison que je ne pourrai supporter. Mais vous m’aimez, dites-vous ? Du premier regard je l’ai vu dans vos yeux ; mais notre amour n’est pas de ce monde ; ce monde m’a brisée avec toutes ses sottises. Ami, tous les hommes ne m’estiment pas comme vous, ils m’entourent de la stupidité de leur puéril bon sens. Quittons-nous pour aujourd’hui ; car, il me coûte beaucoup de vous le dire, je ne puis plus vous donner mon cœur tout entier ; il a été déchiré, emporté par morceaux, et là-haut seulement la plaie pourra se guérir.
À ces mots, un flot de larmes inonda les yeux de l’héritier du Majorat. Lorsque sa vue se fut éclaircie, Esther, sa lampe éteinte, était accoudée, vêtue seulement d’une légère chemise, sur le bord de sa fenêtre, et respirait l’air frais de la nuit ; puis elle se coucha, et l’héritier du Majorat prit son journal pour y transcrire aussi fidèlement que possible les événements extraordinaires qui venaient de se passer.
Sur les midi, le cousin arriva devant le lit de son hôte, selon son habitude, et lui demanda s’il n’avait pas envie de voir la noble dame. L’héritier du Majorat lui répondit par un oui très-marqué, en ajoutant qu’il désirait beaucoup lui faire sa visite seul. Il s’habilla promptement et se mit en route avec le cousin, qui réfléchit que justement elle serait aussi seule aujourd’hui. En se rapprochant de sa maison, le cœur battait au jeune héritier.
— Quelle est donc cette affreuse boîte à hommes ? demanda-t-il à son cousin ; une nuit, je me suis assis au pied de la statue qui est placée dans cette niche.
— Ne connaissez-vous donc pas votre Majorat ? dit le cousin. Cela se laisserait mieux habiter que mon petit taudis.
— Me préserve le ciel ! répondit l’héritier, j’aurais voulu ne pas le voir ; il me semble que ces grosses pierres ont été cimentées par la faim et la douleur. Il est probable que celui qui l’a bâti y a gagné à peine de quoi manger.
— Votre père n’avait pas l’habitude de faire beaucoup de frais ; et une fois, alors que je vivais misérablement au jour le jour, il m’intenta un procès parce que je ne lui avais pas remis à la date indiquée le montant d’un mémoire de tailleur qu’il avait payé pour moi.
— C’est dur, dit l’héritier du Majorat ; avec de telles façons, il n’y a pas d’avantage à être héritier.
En causant ainsi ils étaient arrivés dans l’antichambre de la dame, qui fit prier ces messieurs d’attendre une petite demi-heure, parce qu’elle avait quelques lettres à terminer.
Le cousin tira sa montre, et voyant qu’il ne pouvait rester tout ce temps sans retarder l’heure de sa promenade réglementaire, se retira, laissant l’héritier tout seul. Ce dernier était inquiet dans cette chambre. La grenouille verte, coassant sur sa petite échelle, lui semblait animée d’un esprit funeste ; les fleurs mêmes dans leurs pots n’avaient pas un air innocent ; dans les passe-partout il lui semblait voir une douzaine de diplomates décrépits qui le surveillaient. Mais ce qui le tourmentait plus que tout cela, c’était le barbet noir, qui cependant paraissait lui-même avoir peur de l’héritier ; il le croyait une incarnation du diable. Enfin, lorsque la noble dame, peinte de couleurs aussi variées que celles d’un feu chinois, sortit de la chambre et entra dans celle où se trouvait l’héritier, il faillit perdre la raison, car il ne lui était jamais venu à l’idée qu’une femme si laide fût sa mère.
— Mère, dit-il, en la regardant profondément, votre fils est bien malade.
Il pensait qu’elle allait être effrayée, ou l’appeler fou ; mais elle s’assit tranquillement à côté de lui, et lui répondit :
— Fils, ta mère se porte très-bien.
En même temps elle lui tendit un flacon d’odeurs, mais il le repoussa, en s’écriant :
— Je vois une âme empoisonnée là-dedans.
— S’il y a une âme là-dedans, c’est sans doute celle de ton père, de ton père si beau ; c’est le flacon que je lui tendis le jour où, devant ma porte, il fut frappé en duel par le lieutenant, le cousin.
— Je vis sous le même toit que l’assassin de mon père, et tu es sa meilleure amie !
— Tu en sais trop, continua-t-elle, pour que je ne t’apprenne pas tout ce que j’ai fait pour toi, toute la reconnaissance que tu me dois. Toute la ville appelait ton père le beau ***. Cette réputation fit que pour lui j’oubliai mes devoirs. Notre amour resta secret, il est vrai ; mais les suites de ma faute me mettaient dans la certitude d’être bannie de la cour, si je ne pouvais les cacher ; car ton père avait été tué avant de remplir la promesse qu’il m’avait faite de m’épouser.
— Je réussis.
— Je le sais.
— Et en même temps que je vengeais ton père de son meurtrier, je te mettais en possession de ce qui aurait dû échoir en tout droit à ce dernier. Je fis plus : par mon influence à la cour, je me mis en travers de toutes ses tentatives d’avancement, je l’enlaçai dans les filets de mes appas. On ne voulut reconnaître ni ses talents, ni son courage. C’est dans de pitoyables soucis, dans les milles combinaisons qu’il fut obligé de faire pour pouvoir vivre, qu’il est devenu ce personnage ridicule aux yeux de tous, tandis que les vieillards parlent encore avec transport des succès de ton père, et le prennent pour point de comparaison quand ils veulent exprimer la beauté. Lorsque je te vois élevé noblement, libre de tous soucis, capable d’obtenir les plus hautes dignités, et que je pense au cousin, qui, tous les jours, aux huées des gamins, vient se dandiner devant ma fenêtre avec un regard louche qui voudrait être amoureux, et une démarche de coq se pavanant, et qui se trouve heureux de peigner mon chien chaque dimanche, alors je sens que ton père est vengé, et que c’est une belle couronne que j’ai portée sur sa tombe.
Ou bien, si je faisais plus encore pour achever le cousin ? si je l’épousais pour déranger toutes ses habitudes, et pour disperser sa collection d’armoiries ?
L’héritier du Majorat n’avait pas entendu toute cette révélation, autrement il aurait placé son interruption plus tôt.
— Ainsi, je ne suis noble que parce que j’ai été placé par fraude sur le sein d’une mère, s’écria-t-il tristement ; et où est le malheureux enfant qui a été chassé à cause de moi ? Je le sais moi, c’est Esther, la belle et infortunée Esther, que le commerce des Juifs et son changement de religion font mépriser de tous.
— Là-dessus, je ne peux pas te donner de réponse. Le vieil héritier du Majorat a conduit cette affaire tout seul. Je n’avais plus à m’occuper de rien après t’avoir sauvé de la honte d’une naissance illégitime et élevé à une fortune brillante. Tu ne m’en remercies pas ?
Il était tout absorbé et ne répondit pas à cette question, mais il dit d’une voix sombre :
— Je devrais être riche aux dépens d’une malheureuse ? Ne suis-je pas assez instruit pour pouvoir me suffire à moi-même ? Je joue de plusieurs instruments avec autant de talent que personne ; je peins, je sais m’exprimer en toutes langues. Arrière ces richesses qui ne m’appartiennent pas ; elles ne m’ont pas donné le bonheur.
La vieille dame l’avait écouté attentivement, tout en caressant son barbet qui lui appuyait familièrement ses pattes sur les genoux ; elle prit la main de l’héritier du Majorat et lui dit :
— Tu ne dois pas la moindre obéissance à ta mère ; mais cependant sache que ce que j’ai fait n’est pas une injustice ; garde pendant vingt-quatre heures encore le secret de ta naissance, et repousse toute détermination qui pourrait naître en toi ; donne-moi ta main et ta parole.
L’héritier du Majorat, assez content d’avoir encore vingt-quatre heures avant de prendre une résolution, lui baisa la main, prit congé d’elle, et courut jusqu’à sa maison pour se remettre un peu de son émotion.
Mais un nouvel incident devait l’y troubler plus profondément encore que tout le reste. Il vit devant la maison d’Esther une grande foule de juifs et de juives qui se parlaient avec animation. Comme il ne voulait pas se mêler à eux, il entra chez lui et interrogea la vieille gouvernante. Elle lui apprit qu’il y avait à peine une heure, le fiancé de la belle Esther était arrivé tout déguenillé d’Angleterre où il avait perdu tout son bien. La vieille Vasthi lui avait défendu de franchir le seuil de sa maison, et déclaré qu’il n’eût plus à penser à sa belle-fille ; mais Esther avait juré tout haut qu’elle voulait d’autant plus tenir la promesse qu’elle avait faite d’épouser le malheureux, aujourd’hui qu’il avait besoin d’elle, quoiqu’en tout autre moment sa mauvaise santé lui eût fait rompre ses fiançailles.
Là-dessus la mère Vasthi s’était emportée violemment, et l’intervention des plus anciens voisins était parvenue avec peine à l’apaiser. Chacun lui donnait tort tout haut de vouloir ainsi rompre le mariage, non pas par sollicitude pour sa belle-fille, mais par espoir d’hériter d’elle, la voyant très-malade.
C’était donc un moyen d’accommodement de moins. L’héritier du Majorat ne pouvait plus épouser Esther l’abandonnée ; et maintenant son amour lui paraissait criminel. Il voyait Esther, blanche et épuisée, étendue comme une morte sur son sopha, tandis que son fiancé, un homme de mine assez pitoyable, lui racontait ses aventures malheureuses. On alluma la lampe ; Esther parut se remettre ; elle le consola, lui promit de quitter son commerce lorsqu’ils seraient mariés, mais le pria de ne jamais entrer dans sa chambre. Il jura de se soumettre à toutes les conditions qu’elle voudrait lui imposer, si elle le tirait de la misère et le mettait à l’abri des fureurs de la vieille Vasthi.
— C’est l’ange exterminateur, c’est l’ange de la mort, disait-il, j’en suis sûr ; on la rappelle chaque soir là-haut, parce que les morts ne doivent pas passer la nuit dans la maison des vivants, et elle vous suce l’haleine pour que vous ne soyez pas tourmenté longtemps et que vous ne deveniez pas à charge aux autres. Je l’ai vu ! Lorsqu’elle quitta ma mère, et que je m’approchai du lit, la pauvre femme était morte ; je l’ai entendu dire à mon beau-frère, et personne n’ose en parler ; c’est une affaire de complaisance sans doute, mais cela me fait frissonner.
Esther essaya de lui ôter cette idée, et lui dit à la fin :
— Réfléchissez ; si la vieille vous fait trop peur, ne m’épousez pas, cela m’est complétement égal, je ne le faisais que pour vous tirer de la misère ; réfléchissez-y bien ; allez-vous-en et laissez-moi seule.
Le fiancé se retira.
Une fois parti, Esther se leva avec difficulté, se regarda avec effroi dans son miroir et joignit les mains.
L’héritier du Majorat considéra l’étroit espace qui les séparait ; il pensa à aller la consoler, mais avant qu’il eût décidé s’il devait hasarder un saut périlleux, ou réunir les deux fenêtres au moyen d’un pont, il entendit comme les autres soirs un bruit violent, et la belle Esther retomba dans sa monomanie de réception. Elle passa rapidement une légère robe de bal, sur laquelle elle jeta un domino de couleur feu, mit un loup, et attendit ainsi les autres masques qui devaient prendre part au bal. Tout se passa comme la veille, mais avec plus d’étrangeté encore. Des masques grotesques, des diables, un ramoneur, des chevaliers, des gens déguisés en coqs grognaient, criaient et gloussaient en toutes les langues. Il voyait apparaître les personnages à mesure qu’ils étaient animés par la voix d’Esther. Elle renvoyait avec vivacité les plaisanteries qu’elle se faisait à elle-même, et ne paraissait plus se ressentir de la faiblesse qui l’abattait un instant auparavant. Elle savait répondre à chacun quelque chose qui l’intriguât ou qui l’intéressât. Il n’y eut qu’un seul masque auquel elle ne put répondre de même ; il vint lui reprocher de faire de telles folies, si près de son mariage.
— Mon mariage ! dites une aumône que je fais à ce pauvre jeune homme, et ne parlons pas de mariage : je suis abandonnée. L’héritier du Majorat se perdra dans son irrésolution avant d’avoir rien fait pour moi. Mon pouls va bientôt battre mes dernières minutes, et comme David dansait devant l’arche d’alliance, moi je danse en allant au-devant d’une alliance plus sublime.
À ces mots, elle saisit le masque et commença une valse effrénée ; les autres masques suivirent son exemple, tandis que, tout en dansant, elle imitait parfaitement avec sa bouche les violons, les basses, les hautbois et les cors de chasse. Cette valse terminée, on pria Esther de danser un fandango. Elle jeta son loup et sa robe de bal, prit des castagnettes, et dansa avec tant d’expression que toutes les pensées de l’héritier du Majorat firent place au ravissement.
Elle venait de recevoir les compliments de tous les assistants, et reprenait haleine, lorsqu’elle aperçut avec effroi entrer un petit homme. L’héritier du Majorat qui l’avait entendu nommer par Esther, le vit saluer les invités ; son déguisement était tout déguenillé.
— Dieu ! dit-elle, c’est mon pauvre fiancé qui vient essayer de gagner de l’argent en faisant ses tours de passe-passe.
Le pauvre masque plaça au milieu de la chambre une petite table et une chaise, offrit de montrer quelques tours d’adresse, et fit passer un plat pour la quête ; puis il ouvrit la séance par d’adroits tours de cartes. Ensuite il escamota des gobelets, des bagues, des bourses, et autres tours du même genre, qui firent fort plaisir à la société. Cela fini, il ôta son domino et se montra vêtu d’un habit blanc très-léger, sans toutefois quitter son masque, et annonça qu’il allait faire, avec son propre corps, des tours de force admirables ; il se mit sur le ventre et commença à tourner comme un hanneton embroché. Mais Esther, en le voyant faire toutes ces contorsions, fut prise d’un tel dégoût et d’une telle horreur, qu’elle tomba sur son lit les yeux fermés, en proie à une attaque de nerfs.
Dans le même instant l’héritier du Majorat vit disparaître tous les personnages qui remplissaient la chambre ; sa bien-aimée était seule, abandonnée à d’affreuses douleurs, il résolut de la secourir. Il descendit rapidement l’escalier, mais, se trompant de porte, entra dans une chambre qu’il ne connaissait pas. En face de lui et de sa lampe se dressaient d’effrayantes ombres couvertes de plumes, et dont le nez rouge ressemblait à un bonnet de nuit accroché à un bec monstrueux.
Il se sauva et sauta sur le toit pour regagner sa chambre. Là, il regarda autour de lui ; il était environné de calmes et saintes images, de pieux symboles, de blanches colombes ; la sensation de se voir ainsi entre le ciel et l’abîme, l’aspiration à la paix du ciel, dont les emblèmes l’entouraient, apaisèrent les tempêtes de son âme et le rendirent calme comme l’huile, en même temps que le pressentiment que la terre n’aurait bientôt plus besoin de lui réveilla tout son dévouement pour Esther.
Mais au milieu de ces rêveries transcendantes, apparut la réalité coiffée d’un bonnet de nuit serré autour de la tête par un ruban, des lunettes sur le nez, une robe de chambre d’indienne déteinte sur le dos, et armée d’une épée ; c’était le cousin, réveillé par le bruit, et qui arrêta l’héritier du Majorat, en lui disant :
— Est-ce vous, cher cousin, ou votre esprit ?
— Mon esprit, reprit ce dernier tout troublé, car je ne sais comment j’ai été transporté ici, au milieu des anges.
— Rentrez dans votre chambre, repartit le cousin, sans cela, mes pigeons vont quitter leurs œufs, et en bas, mes dindons ne veulent pas rester tranquilles ; c’est vous sans doute qui êtes allé les troubler. Je ne pouvais m’expliquer ce bruit dans l’escalier et ce tapage chez mes bêtes, qu’en supposant un voleur venant de la rue des Juifs ; mais j’aime mieux encore que ce soit vous ; vous êtes peut-être somnambule, mon cher cousin, c’est une maladie que je sais guérir.
En causant ainsi, il ramena le jeune héritier dans sa chambre. Celui-ci prit le parti d’avouer à son cousin qu’il avait vu Esther tomber prise d’une attaque de nerfs, et que, dans sa précipitation pour aller à son secours, il s’était trompé de porte.
— Quel bonheur, s’écria le cousin, car si la porte de la rue avait été ouverte, vous ne seriez pas entré dans cette maison sans qu’il vous arrivât quelque malheur.
L’héritier du Majorat s’était mis à la fenêtre, et dit au cousin :
— Elle a l’air de dormir maintenant ; cet affreux accès est passé.
Le lieutenant continua :
— Si vous aviez vu Esther, il y a seulement un an ; qu’elle était belle ! À cette époque, le fils d’un de mes camarades de régiment s’engagea dans les dragons. C’était l’unique trésor de sa mère depuis qu’elle avait perdu son mari dans une escarmouche, combats souvent plus dangereux que les grandes batailles ; je vis bien comme elle l’adorait, car elle donna jusqu’à sa dernière chemise pour l’équipement de son fils ! elle ne pensait pas que c’était peut-être son linceul qu’elle lui donnait là. Mais le garçon était étourdi, je m’en aperçus bien vite à sa manière de monter à cheval ; il voulait toujours faire caracoler sa bête sans se préoccuper des gens qui passaient à côté de lui. Bref, il devint amoureux de la belle Esther, et Esther de lui ; mon jeune homme veut s’introduire un soir chez elle ; mais les pauvres Juifs, que nous chassons de nos rues, pensent qu’ils peuvent bien chasser les chrétiens des leurs ; ils tombent tous sur lui, et, à leur tête, la vieille Vasthi qui le laissa pour mort. L’affaire se répandit ; les officiers ne voulaient plus servir avec le jeune enseigne. Il vint me trouver et me demanda ce qu’il devait faire ; je lui dis : Tuez-vous, après cela vous n’avez plus rien à faire. Mon homme prit la réponse à la lettre et se tua. Je fus obligé d’aller annoncer cette nouvelle à la mère ! Depuis cette époque, chaque soir, vers le moment où il s’est tué, Esther reçoit une secousse, comme si on tirait à côté d’elle un coup de pistolet que personne autre n’entend ; puis il lui prend un accès de bavardage et de danse auquel personne ne comprend rien ; et les habitants de la maison la laissent seule, car ils en ont peur.
Bouleversé par ce récit fait avec le plus grand sang-froid, le jeune héritier s’écria :
— Que d’abîmes séparent cette pauvre humanité qui aime et qui cherche à se rapprocher ; combien haute doit être notre destinée puisqu’elle a besoin de fondements si profonds, de si cruels sacrifices d’amour, de tous ces témoignages qui, plus que des miracles, attestent la vérité de l’Histoire sainte ! Ah ! vous êtes toutes véritables, histoires saintes de tous les peuples.
Après quelques instants de silence, il dit au cousin :
— Est-il bien vrai que la vieille Vasthi soit l’ange exterminateur ? Les gens disent qu’elle donne aux mourants le coup de la mort.
— À l’occasion, répondit le cousin, c’est un service qu’elle vous rend, pour qu’on ne soit pas enterré vivant ; une loi stupide défendant que les morts restent plus de trois heures dans les maisons. Un médecin m’a rapporté, ajouta-t-il, qu’ayant un malade sujet aux syncopes, il lui jura de rester auprès de lui s’il tombait en léthargie, pour empêcher qu’on l’étouffât lorsqu’il paraîtrait mort. En effet, les parents conseillèrent au médecin de se retirer puisque le gisant était mort ; mais il resta et sauva la vie du malheureux qui lui en fut toujours reconnaissant. Les autorités prirent l’éveil et défendirent alors les enterrements précipités. Mais parlons de choses plus gaies, continua le cousin. Je vous dois beaucoup de remerciements ; vous avez fait mon bonheur. L’aimable dame de mon cœur a pour vous une si bienfaisante et si maternelle tendresse, qu’elle m’a accordé cette main promise depuis trente ans, si je peux vous décider à rester auprès d’elle, comme un fils chéri, et à soutenir, par votre présence, notre vieillesse qui approche. Et comme, mon cher cousin, vous m’avez abandonné tout ce qui peut soutenir votre existence matérielle en me donnant l’administration du Majorat, et que je vois, d’après votre conduite, que le genre de vos études est trop abstrait pour que vous parveniez à faire valoir vos biens, j’ai donné votre parole absolument comme si j’étais votre tuteur.
L’héritier du Majorat se soumit à la volonté du cousin, comme Esther à celle de Vasthi ; il lui semblait que c’était aussi un ange exterminateur, et qu’il serait capable de lui offrir un pistolet avec autant d’indifférence qu’au jeune dragon, s’il venait à lui découvrir le secret du Majorat. Mais le jeune héritier tenait à sa vie comme tous ceux qui souffrent ; il comprit que c’était un expédient ingénieux trouvé par la dame, de le lier de telle façon à la maison par son mariage avec le cousin, que, dans le cas fort improbable où leur vieillesse leur donnerait des enfants, lui seul fût le but et l’arbitre de toutes leurs espérances.
Ces réflexions le décidèrent à féliciter son cousin de son mariage, et de l’assurer des sentiments filiaux qu’il éprouvait pour la dame ; il lui promit en outre d’habiter avec lui dans l’hôtel du Majorat, de voir le monde et de tâcher de lui rouvrir l’accès de la cour.
Dans sa joie, le cousin lui lut quelques vers où il avait chanté cet heureux moment, puis prit congé fort tard de l’héritier du Majorat accablé de sommeil, et qui maudissait intérieurement la poésie de son cousin. Cependant, malgré cette horreur pour les vers, il ne pouvait s’empêcher de répéter quelques rimes, sans savoir d’abord d’où elles lui venaient ; il crut se souvenir ensuite que c’était lorsque, caché derrière la statue, il épiait la vieille Vasthi :
I
Il était une Juive,
Une femme affreusement jaune,
Elle avait une fille charmante,
Ses beaux cheveux étaient tressés
Avec des perles, toutes les perles de son écrin,
Et flottaient sur sa robe de noce.
II
Ah ! chère, chère mère,
Que mon cœur me fait mal !
Dans mes vêtements fleuris,
Laisse-moi un instant
Me promener sur la verte lande,
Jusqu’à la mer bleue.
III
Bonne nuit, bonne nuit, mère que j’aime,
Tu ne me reverras plus jamais !
Je veux courir à la mer,
Je vais m’y noyer,
Et je serai baptisée aujourd’hui,
La tempête gronde si fort !
Il s’endormit bientôt à la musique de ces vers qui lui revenaient toujours, lorsque, vers le soir, il fut réveillé par le coup de pistolet qui se fit entendre à l’heure accoutumée. Presqu’en même temps la vieille gouvernante entra, et, le trouvant éveillé, lui demanda s’il ne voulait pas voir par la fenêtre une fiancée juive.
— Qui va se marier ? demanda-t-il.
— La belle Esther avec son fiancé qui est revenu hier.
Heureusement l’héritier du Majorat s’était seulement étendu sur son sopha sans se déshabiller, car il n’avait pas de temps à perdre. Il courut précipitamment à la fenêtre de derrière d’où il avait vu le cimetière et les animaux furieux. Les longues ombres des maisons entrecoupées des dernières clartés du soleil couchant rayaient la verte pelouse voisine du cimetière qu’entourait une nuée d’enfants. La mélodie de la musique rappelait le rythme oriental. Un riche dais brodé était porté par quatre enfants en tête du cortége ; les assistants exprimaient leur joie de la manière la plus étrange ; les uns imitaient le chant du rossignol et de la caille ; les autres se pinçaient et se déchiraient le visage réciproquement ; d’autres enfin, avec mainte contorsion, allaient saluer le fiancé qui avait la tête couverte d’un drap noir comme un ramoneur, et qui arriva entouré d’une foule d’hommes qui le félicitaient. On commençait à s’impatienter et à faire mille suppositions dans la foule, parce que la fiancée se faisait attendre plus qu’il ne fallait. Enfin une femme arriva les mains jointes, qui cria durement :
— Esther est morte !
Les cymbales et les tambours se turent. Les enfants laissèrent tomber le dais. Le taureau furieux poussa un terrible mugissement. L’héritier du Majorat seul, tandis que tous couraient voir ce qui s’était passé, resta au coin de sa fenêtre jusqu’au moment où les pigeons rentrèrent et vinrent voltiger autour de sa fenêtre. La vieille gouvernante dit alors :
— Tiens ! ils en ont ramené un ; qui sait à quel malheureux il a appartenu et combien on va le regretter.
— C’est elle ! s’écria l’héritier du majorat, c’est la céleste colombe, et je ne la pleurerai pas longtemps.
Il se retira dans son cabinet et eut le courage de regarder vers la fenêtre d’Esther. Tout le monde s’était déjà sauvé de la chambre par crainte d’un mort. Le fiancé déchirait ses vêtements devant la maison et s’abandonnait à toutes les extravagances de la douleur, tandis que les vieilles parlaient de la succession.
Elle était étendue sur son lit, sa tête penchait un peu en dehors, ses cheveux dénoués pendaient sur le sol ; auprès d’elle il y avait un pot où s’épanouissaient des fleurs de toutes sortes et un verre d’eau où elle avait sans doute puisé ses dernières forces pour la lutte suprême.
— Où êtes-vous maintenant, célestes êtres, s’écria-t-il en regardant le ciel, qui l’entouriez comme si vous aviez pressenti sa fin ? Où es-tu bel ange de la mort, image de ma mère ? Ainsi la foi n’est qu’une vague contemplation, une rêverie entre le sommeil et la veille, un nuage que la lumière vient dissiper cruellement. Où est cette âme ailée dont j’espérais m’approcher dans un milieu plus pur ? Et si on me l’enlève, à quel signe nous retrouverons-nous dans le monde supérieur ?
Les hommes sont devant sa maison qui parlent d’enterrement ; bientôt tout va être fini. Sa chambre devient de plus en plus sombre, et ses beaux traits disparaissent dans l’obscurité.
Tandis qu’il était en proie à ce terrible délire, la vieille Vasthi entra dans la chambre avec une lanterne sourde, ouvrit une armoire et en tira quelques bourses qu’elle cacha dans une grande poche de côté. Puis elle enleva le voile nuptial de la malheureuse, et prit avec un ruban la mesure de son corps, non plus pour lui faire une robe, mais pour lui choisir un cercueil. Puis elle s’appuya sur le lit comme pour prier.
L’héritier du Majorat la voyant prier, lui pardonna son vol et s’agenouilla aussi. Après qu’elle eut prié, les traits de son visage se confondirent en une silhouette également opaque, semblable à ces cartes découpées qui, placées entre l’œil et une lumière, imitent une figure humaine sans qu’on en puisse discerner les ombres ni les méplats.
Vasthi n’avait pas l’air d’un être humain, mais d’un vautour qui, après avoir longtemps contemplé le soleil, tombe sur un ramier et l’éblouit de la lumière qu’il vient de puiser à la source. La vieille Vasthi se pencha sur la poitrine de la pauvre Esther, et lui mit la main sur le cou. L’héritier du Majorat crut voir quelque mouvement à la tête, aux mains et aux pieds de la belle Esther ; mais la volonté et la décision restèrent comme toujours en retard ; ce spectacle le saisit au point de croire qu’il n’y survivrait pas.
— L’affreux vautour ! la pauvre colombe !
Au moment où Esther, abandonnant la lutte, allongeait ses bras au-dessus de sa tête, la lampe s’éteignit, et du fond de la chambre apparurent, en lui faisant des signes d’amitié, les acteurs de la première création, Adam et Ève ; ils se tenaient sous l’arbre fatal et regardaient avec bienveillance les mortels du haut du ciel toujours pur du paradis reconquis ; ils regardaient la mourante d’un air consolateur, tandis que l’ange de la mort planant au-dessus de sa tête, le visage sombre, vêtu d’une robe émaillée d’yeux, et armé d’un glaive de flammes éblouissant, guettait le moment de déposer sur ses lèvres la dernière goutte d’amertume ; l’ange était là pensif, comme un inventeur au moment où il trouve la solution de son problème.
Esther, d’une voix éteinte, dit à Adam et à Ève :
— C’est donc à cause de vous qu’il faut que je souffre ainsi ?
Et ceux-ci lui répondirent :
— Nous n’avons fait qu’une faute ; et toi, n’en as-tu fait qu’une aussi ?
Esther soupira, et au moment où elle entrouvrait ses lèvres, la goutte amère tomba du glaive de l’ange dans sa bouche. Son âme parcourut tous ces membres dont elle était chassée, et prit congé de ce séjour où elle avait tant souffert et qu’elle avait tant aimé. L’ange de la mort trempa la pointe de son glaive dans le verre qui était auprès du lit, le remit dans le fourreau, et recueillit l’âme ailée sur les lèvres de la belle Esther ; c’était sa pure ressemblance.
L’âme se plaça sur les mains de l’ange, étendit ses bras vers le ciel, et tous disparurent sans que le toit fît obstacle à leur vol ; et à travers le système de notre monde il apparut un monde supérieur que la fantaisie seule rend visible à l’esprit ; la fantaisie se tenant comme un trait d’union entre ces deux mondes, et qui spiritualise l’étoffe qui nous a servi d’enveloppe et lui donne une forme vivante en animant le milieu supérieur où elle se trouvera.
La vieille n’avait pas paru s’apercevoir de tout ce qui venait de se passer ; elle avait regardé d’un autre côté, et lorsque la lutte de la mort fut terminée, elle prit encore quelques bijoux, décrocha un tableau d’Adam et d’Ève suspendu au-dessus de la porte et l’emporta avec le reste.
L’héritier du Majorat commença à comprendre que dans tout ce qu’il avait vu, il y avait quelque chose qui s’était passé véritablement dans le monde ordinaire.
— Au nom du Dieu miséricordieux, la vieille l’a tuée, s’écria-t-il.
Et en même temps, s’oubliant lui-même, il sauta par la fenêtre et tomba heureusement sur la fenêtre ouverte de la chambre d’Esther. À son cri, les fossoyeurs et le fiancé entrèrent dans la maison. Ils arrivèrent dans la chambre où ils trouvèrent l’héritier du Majorat, que personne ne connaissait, essayant de ranimer la malheureuse Esther. C’était en vain : il leur raconta ce qu’il avait vu, et comment Vasthi l’avait étouffée. Le fiancé s’écria :
— C’est certainement vrai ; je l’ai vue monter, je l’ai vue descendre en se cachant, mais j’en ai eu peur !
Les fossoyeurs lui reprochèrent ces paroles impies, et prétendirent que cet étranger n’était qu’un fou, ou peut-être même un voleur qui avait inventé ce mensonge pour échapper à la justice. Alors l’héritier du Majorat prit le verre d’eau et dit :
— Aussi vrai que la Mort a trempé son glaive dans cette eau et l’a empoisonnée, aussi vrai est-il que Vasthi a étouffé Esther à mes yeux.
À ces mots il vida le verre et tomba sur le lit. À l’éclat de ses yeux, à la pâleur de ses lèvres, tous virent bien qu’il était gravement atteint, et ils écoutèrent religieusement ses paroles entrecoupées.
— La vieille l’avait déjà tuée depuis plusieurs années ; Esther lorsqu’elle est morte n’avait plus qu’une apparence de vie que lui avait conservée la rapacité de la vieille et son irréalisable amour pour moi. Maintenant elle a été rappelée au ciel de sa foi ; elle l’a trouvé ! et moi aussi, je vais le retrouver mon ciel, c’est-à-dire le calme et l’immobilité du bleu éternel ; il va me recevoir dans son immensité, moi, le plus jeune enfant comme il a reçu le premier-né, tous dans une égale félicité.
Bientôt ses paroles devinrent de plus en plus confuses, ses lèvres remuèrent encore un peu. Les Juifs disent que l’eau trouvée dans la chambre d’un individu mort d’une maladie violente est dangereuse, et le plus souvent mortelle. Ils le portèrent dans la maison du lieutenant, et répétèrent ce qu’il leur avait raconté. Le cousin leur assura que le jeune homme était malade depuis longtemps, et appela le médecin que, le premier jour, l’héritier du Majorat avait vu assis dans sa voiture comme la Mort, et conduisant ses deux chevaux, qu’il avait pris pour la faim et la douleur. Ce dernier haussa les épaules, employa la lancette, les ventouses et autres moyens violents ; mais il ne put troubler l’immobilité du malheureux, il ne fit qu’accélérer sa mort.
Le soir, le lieutenant prit possession du Majorat, et passa sa première nuit de bonheur dans le lit d’honneur de l’hôtel. Sa brillante livrée et son luxe de bon goût firent l’admiration générale, lors de l’enterrement de l’héritier du Majorat. Il donna plusieurs grands dîners. Il ne se passait pas une semaine qu’il n’y eût fête chez lui, et chacun s’étonnait qu’on eût été si injuste envers un tel homme. Les uns vantaient le précieux esprit pratique qui l’avait aidé à traverser tous les malheurs de sa vie. D’autres se rappelaient maintenant le courage dont il avait fait si souvent preuve à la guerre ; quelques-uns allaient jusqu’à faire l’éloge de ses poésies, et le priaient de les publier. Il rentra au service avec ses années de congé, et donna à la noble dame avec sa main le grade de général, après que le médecin lui eût guéri la rougeur de son nez par un traitement merveilleux.
En l’honneur de la noce, on sacrifia toute la volaille qu’il avait si longtemps nourrie dans la petite maison. Les plus grands personnages honorèrent la cérémonie de leur présence, et chacun vanta la gaieté et l’éclat de cette fête. Mais la nuit ne se passa pas si bien. Les médecins supposèrent que le cousin avait bu trop de vin ; mais les gens de la maison assurèrent qu’en se mettant au lit la dame avait brisé un flacon où était enfermé l’esprit de son ami tué en duel ; que l’esprit avait placé son épée au milieu du lit, et qu’il s’était battu avec le cousin jusqu’à ce que le seigneur harassé se fût retiré.
Le lendemain matin, la dame se moqua de lui, l’appelant fou et visionnaire ; et comme il s’emportait, elle le pressa de lui raconter la cause de cette querelle qu’il avait eue à la cour.
Le pauvre homme se jeta à ses pieds, et la supplia de garder l’histoire secrète ; elle le lui promit, à condition qu’il ne s’opposerait à aucun de ses caprices. Il lui fallut donc souffrir que les chiens de Madame, un jour qu’elle s’était fait montrer la collection et avait laissé l’armoire ouverte à dessein, jouassent avec ces précieuses armoiries et les déchirassent dans leurs jeux. Il ne lui était plus possible de vivre régulièrement, car la dame lui dérangeait toutes ses heures, sous prétexte que ses chiens avaient envie de dîner plus tôt ou plus tard. Il n’avait plus le temps de faire sa promenade habituelle depuis que sa femme lui avait donné un certain nombre de chiens de chasse à dresser. La bonne vieille Ursule essayait bien de l’exciter à la résistance ; mais il faiblissait rien qu’à la pensée que la nuit suivante l’esprit pourrait sortir de nouveau du flacon, et il finit par la renvoyer. Il portait l’angoisse et le trouble dans son cœur, comme un coq battu qui s’est sauvé une fois devant son rival.
La dame savait bien que c’était là son côté faible, et profita de cette peur pour le chasser de toutes les grandes chambres, jusque dans un grenier, tandis qu’elle installait dans les plus beaux appartements de nouvelles colonies de chiens de race de tout genre. Ces ridicules circonstances l’empêchaient de se montrer dans le monde, qui, du reste, ayant bien vite appris l’histoire du secret mariage et de la substitution d’enfant, était déjà fermé à sa femme.
Elle ne s’en adonna qu’avec plus d’extravagance à son amour pour les bêtes, et dès lors personne n’eut plus la permission d’entrer dans l’hôtel. Les gens curieux venaient bien le soir devant les fenêtres épier à travers les fentes des volets l’éclat des lustres allumés, et grimpaient sur les murs pour saisir quelque chose de ces fêtes étranges. Ils racontaient qu’ils avaient vu une foule de chiens et de chats s’asseoir à de grandes tables chargées de plats d’argent contenant des ragoûts exquis, et que monsieur le général se tenait debout, derrière la chaise du chien favori, une assiette sous le bras, et invitait les autres chiens à manger, en leur disant des amabilités en français. Que la dame avait fort ri, comme d’une fine plaisanterie, parce que deux chiens avaient essuyé leurs pattes sales sur la grande nappe où étaient tissées les armes du Majorat, tandis que le malheureux seigneur, tremblant de rage, exécutait des trilles avec son assiette sur les boutons de son uniforme.
— Puisque nous voilà tous de bonne humeur, dit la dame, lisez-nous votre pièce de vers sur le baptême de mon petit chien Cartouche.
À ces mots, ceux qui écoutaient de dehors éclatèrent de rire, ce qui mit le désordre dans la fête. La femme gronda, les chiens aboyèrent, le général congédia tous ses gens ; les curieux s’enfuirent, et le lendemain la maison fut entourée d’un haut treillis de fer, de sorte qu’il était impossible de savoir ce qui se passait à l’intérieur.
Ce treillis intercepta dès lors toute nouvelle de l’hôtel du Majorat.
Pendant les guerres de la révolution, la ville eut à s’occuper de bien d’autres lieutenants et d’autres généraux. Dans cette époque de bouleversement, les vieux qui ne pouvaient s’y mêler, ni en suivre le mouvement, mouraient inaperçus. C’est au moins ce qui arriva au seigneur du Majorat, à sa femme et à ses chiens, à la suite de plusieurs scènes où un officier allié, se considérant comme chargé de rétablir l’ordre, chassa les chiens de la belle manière, et voulut faire rentrer le vieil héritier du Majorat dans ses droits sur sa maison.
Pendant ce temps, la ville tomba au pouvoir de l’ennemi ; les fiefs et les majorats furent abolis, les Juifs émancipés, et le continent traqué comme un criminel. Ce régime excita la contrebande, et Vasthi y employa si bien son temps, qu’entrant dans les vues du nouvel état des choses, elle put acheter à fort bas prix l’hôtel du Majorat, alors désert, où elle établit une fabrique de sel ammoniac ; la vente de quelques tableaux précieux qu’elle y trouva servit à couvrir les frais d’installation.
Ainsi l’hôtel du Majorat tomba entre les mains de son plus grand ennemi… Mais il avait reçu une destination utile, et le crédit avait pris la place de la noblesse.
- ↑ Chodowiecki, célèbre peintre et graveur, né à Dantzig en 1726. Il a travaillé pour la physiognomonie de Lavater, la Messiade de Klopstock ; aux ouvrages de Basedow et à l’Almanach de Gotha. Mort en 1801, à Berlin, directeur de l’Académie des arts et sciences mécaniques de cette ville. On l’avait surnommé l’Hogarth de l’Allemagne. (T. G.)