Contes bizarres/Marie Melück-Blainville
MARIE MELÜCK-BLAINVILLE
C’est ce qu’il y a de plus terrible que nous aimons ;
Ah ! pourquoi aimons-nous ce qui est terrible ?
À la hauteur de Toulon, un observateur bien placé aurait pu voir un vaisseau turc échappant à la poursuite d’une galère Maltaise, à la faveur d’un coup de vent inespéré. Furieux de n’avoir pu en venir aux mains, les deux équipages déposèrent leurs armes et ne s’en injurièrent que plus violemment. Chacun paraissait savoir juste assez de la langue de l’autre pour lui envoyer les plus outrageantes invectives. Les jeunes Maltais avaient compté faire leurs preuves contre ce vaisseau : quoique fatigués de la vie de mer, ils ne pouvaient rentrer chez eux sans ramener du butin et des prisonniers ; ils l’avaient juré avant de partir. Cette fois, la prise leur avait échappé comme par miracle, et un vieux matelot jurait que les Turcs devaient avoir sur leur vaisseau quelque sorcier qui commandât aux vents. Les chevaliers se croyaient tellement blessés dans leur honneur par le hasard qui leur avait enlevé cette capture, que, sans se préoccuper du danger auquel ils s’exposaient en se servant de leurs armes, dans un port neutre, ils tirèrent leurs épées et s’apprêtaient à aborder le vaisseau turc, lorsqu’une femme apparut sur le bord, et les supplia, dans le plus pur français, d’avoir pitié d’une pauvre âme qui n’avait qu’un désir, celui de faire son salut en entrant dans le sein de l’église chrétienne.
Les chevaliers, qui étaient la plupart Français, laissèrent tomber leurs armes d’étonnement et de plaisir en voyant cette femme, et en l’entendant parler leur langue ; ils n’étaient accoutumés à combattre que des hommes. Saint-Luc, leur chef, la pria d’être sans crainte. Sur son ordre, la galère alla se placer à une distance raisonnable qui la mettait à l’abri d’un coup de main. On marchanda avec le capitaine turc, et on finit par échanger contre quelques livres édifiants, des dattes, des figues sèches et de l’essence de roses.
Saint-Luc, prenant à part la belle inconnue, commença à lui faire sa déclaration, tout en maudissant son sort qui l’empêchait de donner suite à cette conquête ; car ses serments l’obligeaient à la quitter. Après avoir adressé un court rapport au surveillant du port, et sans avoir seulement touché terre, il quitta cette contrée belle comme le paradis, qu’il avait à peine eu le temps d’entrevoir au milieu de ses forêts d’orangers en fleurs ; c’était pour lui plus encore que le paradis qui appartient à quiconque sait le gagner par sa piété : c’était sa patrie qu’il n’avait pas vue depuis dix ans. Il s’en alla le cœur gros !
L’équipage turc entra en quarantaine. Pendant ce temps, la renommée de cette inconnue, qui avait sauvé le navire d’une manière si extraordinaire, s’était promptement répandue dans la ville ; chacun était curieux de la voir, chacun attendait avec impatience la fin de la quarantaine. Mais l’étrangère trompa l’attente générale ; protégée par le directeur du lazaret, elle quitta l’établissement avant l’expiration du délai, et, soigneusement enfermée dans une voiture, elle quitta la ville seule, et en cachant son chemin à tout le monde.
Deux mois après, dans la cathédrale de Marseille, devant une foule immense, elle fut baptisée avec solennité sous les noms de Melück Marie Blainville ; le premier, venant de son origine arabe ; le second, de la sainte Mère de Dieu, à laquelle elle devait se recommander chaque jour ; le troisième était celui de son confesseur, qui lui avait prodigué tous les soins spirituels. Son premier nom de Melück la fit reconnaître par un habitant de Toulon qui, dans le port, avait été témoin de l’aventure que nous avons racontée.
Aussitôt après la cérémonie, et selon la promesse faite à son confesseur, elle se rendit à un couvent des religieuses de Sainte-Claire, où, après avoir déposé une dot considérable, elle commença avec la plus grande ferveur son année de noviciat. Le récit que l’habitant de Toulon avait fait de ce qu’il savait sur Melück, avait, plus encore que la cérémonie, attiré sur Melück toute l’attention du public. Enfermée dans un cloître, les hommes désespéraient de pouvoir l’approcher. Les femmes qui en avaient la facilité triomphaient, pour l’honneur du corps, du caractère noble, de l’amabilité de cette Arabe qui paraissait réunir les qualités des deux sexes. Du reste, on ne put savoir grand chose de cette fille, dont le teint sombre était un voile qui empêchait de rien deviner sur sa physionomie : voici le peu qu’on apprit :
Née dans l’Arabie Heureuse, elle avait été amenée à Smyrne où elle avait connu la religion chrétienne et la langue française dans la maison d’un riche négociant. Son genre d’esprit, profond plutôt qu’enjoué, en opposition avec la frivolité qui régnait alors, la finesse avec laquelle elle comprenait et interrogeait ses nouvelles connaissances, ne faisaient qu’augmenter le plaisir qu’éprouvaient les femmes à lui rendre visite. On ne parlait que de ses réflexions, de ses mots ingénieux, et, grâce à sa nature singulière, on lui en faisait souvent dire plus qu’elle n’en avait eu l’intention. Une femme comme Melück, sans fierté, sans coquetterie, plaît facilement à tout le monde ; mais entre tous, elle avait conquis l’admiration d’une ancienne comédienne, la Banal ; pour cette dernière, Melück était une divinité.
Ce fut un grand sujet d’étonnement dans toute la ville lorsqu’on vit Melück quitter le couvent avant la fin de son année de noviciat, et, abandonnant sa dot aux religieuses, aller trouver la comédienne pour apprendre d’elle les principes de son art. La plupart pensèrent que sa piété et son baptême n’avaient été que deux comédies qu’elle avait fort bien jouées ; d’autres lui pardonnaient à la pensée du plaisir qu’ils comptaient goûter en l’entendant, et des plaisanteries contre les dévots auxquelles ce changement pouvait donner lieu.
À force d’étudier, Melück s’appropria bientôt la langue des chefs-d’œuvre qu’elle apprenait ; elle enthousiasmait les critiques qui fréquentaient la maison de la Banal, et les connaisseurs admiraient en elle un talent hors ligne. Ce talent même fut bientôt pour elle un moyen de s’introduire dans les meilleures sociétés, où elle sut s’attirer une bienveillance générale à laquelle son amabilité vint ajouter quelque chose de plus. On cherchait à lui plaire en lui faisant des cadeaux ; elle les acceptait avec gracieuseté, mais elle ne tardait pas à les rendre à la première occasion, toujours plus beaux que ceux qu’elle avait reçus. Aussi ne pouvait-on pas supposer que ce fût par besoin d’argent qu’elle étudiait le théâtre et que ce n’était pas avec des présents qu’on pouvait gagner son cœur : — chose rare dans le métier.
En peu de temps elle avait fait un miracle. Autant elle avait étonné par ses habitudes étrangères, autant elle se conforma rapidement aux exigences de la société ; tout son être s’était façonné aux mœurs du milieu où elle vivait. Elle s’interdit tout bavardage, toute négligence de langage, défauts qui ne sont permis qu’aux classes inférieures, et dont ils sont pour ainsi dire le signe distinctif. Elle savait proportionner sa conversation à la capacité de ses interlocuteurs ; et tout cela avec une aisance et une douceur qui provenaient d’un sentiment inné de délicatesse. Ce n’était pas seulement la fascination exercée par une Arabe, une comédienne de la haute société qui attirait autour d’elle une foule de jeunes gens ; c’était encore plus l’excitante renommée de ses bonnes mœurs qui augmentait chaque jour le nombre de ses adorateurs ; chaque nouveau venu croyait son triomphe assuré en voyant à son arrivée le nombre des délaissés s’augmenter du dernier amant, jusqu’à ce que lui-même passât au nombre des adorateurs paisibles qui attendaient dans le plus grand calme le moment d’être heureux.
Ces derniers, familiarisés peu à peu avec la perspective de cette attente, se demandaient souvent s’il fallait attribuer cette résistance à la chasteté, à la ruse, ou à la satiété. La plupart penchaient pour ce dernier avis, s’appuyant sur ce qu’elle avait l’air plutôt d’une femme veuve ou divorcée que d’une jeune fille inexpérimentée ; du peu qu’on connaissait de son histoire, de son amabilité, de sa finesse, on déduisait qu’elle n’avait pas dû toujours rester enfermée dans les étroites limites que l’Orient impose à ses femmes ; des esprits corrompus cherchaient dans le vice même les causes qui l’éloignaient du vice, et tâchaient de répandre en ce sens des bruits malveillants. Mais tous leurs efforts venaient échouer contre la dignité de sa conduite.
Saint-Luc, que nous avons laissé furieux de ne pouvoir mener à bonne fin la conquête qu’il avait commencée, venait de terminer son expédition par la prise d’un riche navire algérien. Il était rentré en France, sa patrie, avec un titre de chevalier noblement gagné.
Le désir de renouer cette liaison improvisée dans une circonstance assez extraordinaire, le conduisit auprès de Melück. Elle l’enflamma bien vite ; et ayant appris de ses amis combien il serait difficile de la posséder, il leur jura solennellement de vaincre à tout prix sur terre celle qu’un hasard malencontreux l’avait empêché de vaincre sur mer.
Dès les premiers nœuds de son intrigue, il fut complétement éconduit : ses amis le raillèrent ; mais Saint-Luc était assez étourdi et assez corrompu pour ne reculer devant aucun moyen. Il résolut un enlèvement ; une boisson soporifique devait la priver de ses sens pendant le temps nécessaire au coup de main. Melück, sans que personne ne l’eût prévenue, et grâce, soit à son habileté, soit au hasard, changea les verres, de sorte que ce fut, non pas elle, mais Saint-Luc assoupi qui fut enlevé au milieu des rires de toute la société. De honte, il ne se représenta jamais à Marseille. Mais nous le retrouverons plus tard au milieu des plus effroyables circonstances.
Malgré son entourage d’adorateurs, Melück aspirait au repos ; aussi fut-elle heureuse de pouvoir prétexter de ses débuts, qui devaient avoir lieu au retour de l’hiver, pour se retirer de presque toutes les sociétés qu’elle fréquentait. Cette retraite ne fit qu’exciter l’intérêt qu’elle inspirait ; elle devint l’objet de raille galanteries.
Deux mois environ avant ses débuts, on vit arriver à Marseille le comte de Saintrée, qu’une intrigue amoureuse éloignait de la cour, et qui venait chercher quelque distraction dans cette ville. Il avait la réputation d’un des hommes les plus aimables de la haute société ; mais l’état de son âme le rendait peu curieux de profiter de cette bonne renommée. Aux femmes de Marseille qui s’empressaient autour de lui, il ne savait que détailler avec passion les beautés de sa chère Mathilde. Il avait toujours un même habit de taffetas bleu ; c’était celui qu’il portait au moment de sa séparation, et que Mathilde avait mouillé de ses larmes ; c’était là du moins ce qu’il avait confié à un ami, et ce que tout le monde sut bientôt, grâce à l’indiscrétion de ce dernier.
Melück avait été invitée avec intention à une soirée où se trouvait le comte ; plusieurs femmes lui avaient raconté son histoire, ses malheurs et l’attachement extraordinaire qu’il portait à son habit ; elle voulut se faire remarquer de lui. En effet, contrairement à son habitude, il suffit au comte d’un mot, d’une simple prière pour la décider à réciter devant lui quelques-uns des plus passionnés morceaux de Phèdre. Jamais elle n’avait aussi bien joué. Chacun épiait d’un air satisfait la physionomie du comte, comme pour lui dire :
— Auriez-vous jamais soupçonné un pareil talent en province ?
Mais le comte, distrait par la pensée de sa Mathilde, avec laquelle il avait vu cette pièce, ne pensa seulement pas à apprécier les beautés du jeu de Melück, il n’en remarqua que les défauts ; au lieu de l’enthousiasme que tout le monde s’attendait à lui voir manifester, il se contenta de formuler un vague compliment ; puis il lui fit remarquer certains passages qu’elle avait mal rendus, et la pria de les redire de nouveau ; mais tout cela avec un ton exquis de galanterie qui ne permettait pas qu’on s’offensât de ses observations. C’était quelque chose de nouveau pour elle d’être en face de ce jeune homme comme en face d’un maître. Elle essaya de prendre la chose en plaisantant, mais le comte parlait sérieusement ; il récita à son tour les mêmes morceaux, avec une chaleur, une justesse, une assurance telles, que Melück fut obligée de reconnaître sa supériorité, et le pria, pendant son séjour à Marseille, de ne pas lui refuser le secours de ses conseils.
Cette soirée l’avait entièrement changée, elle n’avait plus son assurance habituelle ; elle hésitait, cherchait ses mots, surveillait ses expressions ; elle n’essayait pas de se défendre, lors même que le comte émettait des opinions entièrement contraires aux siennes. En prenant congé du comte, elle se plaignit que la soirée se fût passée trop vite pour elle, bien qu’elle se retirât la dernière.
Restés seuls, ses adorateurs, au lieu de se montrer jaloux du prince, se félicitèrent de voir qu’il y avait au moins un homme en France qui pût maîtriser l’orgueil de cette Orientale.
Le lendemain Saintrée alla rendre visite à Melück dans son brillant hôtel. Elle lui parla tendrement et amena la conversation sur le bonheur que l’on goûte dans l’affection. Saintrée, une fois sur ce sujet, fut bientôt conduit à lui raconter comment il avait vu sa Mathilde pour la première et la dernière fois ; il pressait sur ses lèvres la place de son habit qui avait reçu les larmes de sa maîtresse, et finit par oublier chez qui il était et le mystère que réclame l’amour, et qui en fait tout le prix !
Peu à peu Melück le ramena sur un sujet qui l’intéressait davantage, sur l’art dramatique : elle lui demanda comment les grandes tragédiennes de Paris portaient et maniaient leurs manteaux. Saintrée le lui expliqua ; mais Melück paraissait si étrangère à tout cela, que le comte, emporté par l’amour de l’art, se mit sur le dos un vieux manteau rouge qui se trouvait dans la chambre, et lui indiqua toutes les poses, les gestes et toutes les manières de se draper. La chaleur était accablante, et l’habit du comte trop étroit ; il se trouvait gêné dans ses mouvements et s’en plaignit. Melück lui conseilla de l’ôter. Après quelques excuses, il s’y décida.
Il y avait dans la chambre un grand mannequin articulé, comme on en employait beaucoup alors en province pour essayer les nouvelles modes, semblable à peu près à ceux dont se servent les peintres pour remplacer les modèles vivants. Le comte, assez enjoué de sa nature, égayé encore par la liberté qu’on venait de lui accorder, demanda en plaisantant s’il pouvait revêtir le mannequin de son habit, et avoir ainsi un autre lui-même pour se critiquer avec impartialité et sévérité. Melück l’avertit en riant que le mannequin pourrait bien s’animer au contact de ce mystérieux vêtement. Le comte endossa sans peine l’habit au mannequin ; il lui posa son chapeau comme il avait l’habitude de le mettre lui-même, et lui plaça entre les mains une couronne de grenades en fleurs qui se trouvait sur la table de Melück. Puis il prit le manteau rouge, et se mit à déclamer, en se tournant de temps en temps vers le mannequin, la dernière tirade de Phèdre, à la fin du quatrième acte, qui se termine par ces deux vers :
Détestables flatteurs ! présent le plus funeste
Que puisse faire aux rois la colère céleste.
À ces derniers mots, que le comte avait prononcés avec une admirable véhémence, le mannequin battit trois fois des mains très-distinctement, plaça la couronne sur la tête du comte stupéfait, et croisa ses bras sur sa poitrine comme quelqu’un qui, violemment ému, voudrait garder le maintien décent et froid d’un auditeur impartial. Le comte fut d’abord effrayé, mais il était assez habile dans l’art indispensable de dissimuler pour ne pas laisser paraître sa crainte ; il pensa que c’était une plaisanterie, et que Melück, au moyen d’un ressort, avait produit ce mouvement ; mais elle paraissait près de s’évanouir de terreur, et assura que jamais elle n’avait connu cette propriété extraordinaire du mannequin.
Le comte, curieux de découvrir la cause de cette plaisanterie, visita la chaise sur laquelle était assise Melück, la souleva, la retourna, sans rien trouver qui indiquât une communication. Continuant ses investigations, il voulut déshabiller le mannequin, mais cela ne lui fut pas possible ; et malgré sa force peu commune, il ne put parvenir à ouvrir les bras qui restaient solidement croisés. Le mannequin avait passé de la mobilité d’articulation qu’il possédait jusque-là à une invincible immobilité.
La préoccupation causée par cet événement les avait conduits jusqu’à l’heure du dîner, et le comte se disposait à se retirer comme l’exigeaient les convenances. Melück voulait découdre son habit, seul moyen de le ravoir ; mais comment sortir avec un habit décousu, le recoudre eût été trop long. En envoyer chercher un autre, aurait aussitôt répandu dans toute la ville une histoire bien vite défigurée, et que toutes deux désiraient garder secrète. Dans un tel embarras, Melück conseilla au comte de se cacher dans son cabinet de travail ; — en même temps elle poussa le mannequin dans une niche fermée par un rideau ; — elle lui donnerait à dîner, et, à la faveur de la nuit, il pourrait rentrer chez lui, où il prétexterait de quelque aventure pour excuser la perte de son habit.
Le comte lui fut extrêmement reconnaissant de cet expédient.
Dans quelle position se fût-il trouvé, en effet ! passer dans une ville de province pour héros d’une pareille aventure, qui n’aurait peut-être pas tardé à parvenir aux oreilles de sa Mathilde ! Il baisa les mains de sa protectrice, se constitua son prisonnier pour toute la journée, et se laissa conduire par elle dans un adorable petit cabinet.
Il avait vue sur le plus charmant jardin de la ville. Mais il y en avait un plus charmant encore qui, partant du bord de la fenêtre s’avançait jusque dans la chambre, et répandait une odeur printanière d’une douceur indicible. Les parois de la chambre étaient ornées de roses qu’on aurait crues d’or ; par terre, tout ce qui n’était pas tapis était des divans de couleurs variées. De doux carillons, harmonieusement accordés, étaient mis en mouvement par des oiseaux qui les faisaient sonner en venant prendre leur nourriture. Dans un bassin de cristal, se jouait une foule de poissons dorés qui accouraient à la surface recevoir la becquée de canaris apprivoisés, et que la société des hommes avait rendus aimables, jusque pour les habitants d’un autre élément. Ces petites bêtes faisaient l’admiration du comte.
Tandis qu’il les regardait, l’image de Melück vint se refléter dans le miroir de l’eau. En cet instant Mathilde était entièrement oubliée ; il était plein de joie d’avoir trouvé par un hasard étrange une aussi excellente amie que Melück. L’intimité grandit bien vite, le tête à tête l’augmente encore, et l’imprévu de l’aventure la mène encore plus loin. Il se trouvait fort à son aise sans habit, il s’y mit bientôt encore plus en déposant toute retenue. La chambre était si parfumée, si fleurie, si moelleuse, que son cœur ne tarda pas à fondre entre les mains de Melück comme un précieux parfum…… Tout le portait au plaisir, et Melück ne lui refusa rien.
Il sortit fort tard de cette maison, sans être vu de personne autre que de Melück. Les premières lueurs du crépuscule qui s’élevaient déjà, auraient pu lui donner un prétexte de rester un jour encore dans cette douce captivité.
Arrivé à une certaine distance, il essaya de rassembler ses souvenirs ; mais il ne se souvint plus de ce qui lui était arrivé : il voyait Mathilde comme si elle eût été devant lui ; dans sa pensée il s’entendait lui dire :
— Amie, me le pardonneras-tu ?
En disant cela, il se cacha la tête entre ses mains, et sentit la couronne que lui avait décernée le mannequin. Il la retira tout honteux ; elle était déjà flétrie ; ne voulant cependant pas la jeter, il la mit dans sa poche.
Il se sentait froid, et regagna sa maison en courant, par des rues détournées.
Tandis que son valet de chambre le déshabillait, il lui raconta comment il avait été attaqué dans un petit village par trois hommes armés, et qu’il avait été obligé de quitter son habit pour sauter par la fenêtre.
Après avoir pris un repos nécessaire, il se trouva moins inquiet des suites de son infidélité, et il se fit à ce sujet une complaisante théorie. Il supposa qu’au monde il y avait deux espèces d’amour ; de sorte que sans porter préjudice à un amour plus élevé, il pouvait accorder à l’Arabe un amour inférieur, à condition de le tenir caché à Mathilde ; ce dont il prit grand soin.
Melück n’avait sans doute pas découvert cette pensée chez le comte. Car toute sa prudence l’abandonnait dans cet amour qui, dans tout un mois, ne lui avait encore donné que quelques heures de bonheur, et le reste n’avait été que chagrins et tourments. Elle croyait à la durée de ce qui n’était qu’une fantaisie. Elle s’imaginait avoir en perspective un feuillage toujours vert, tandis que les feuilles jaunissaient, et tombaient déjà à mesure qu’elle s’avançait.
Il y avait à peine un mois que le comte entretenait cette liaison secrète, lorsqu’il reçut une lettre de sa chère Mathilde ; elle lui annonçait que le roi avait enfin cédé aux instances de son oncle, et lui permettait d’épouser Saintrée, mais à la condition qu’il s’éloignerait de la cour. Elle lui demandait s’il était capable de ce sacrifice, de quitter cette brillante atmosphère, où il avait passé ses plus belles années ; elle le priait de bien réfléchir avant de s’engager, et de convenir à avec elle de l’époque où elle viendrait le trouver à Marseille avec ses parents, connaître la destinée de ses plus douces espérances, de ses plus violentes inquiétudes.
Le comte n’avait pas la liberté d’hésiter ni de tarder, il répondit :
— Joie et bonheur !
Ce soir-là il reposait sur des moelleux coussins à côté de l’Arabe, mais il se sentait mécontent et inquiet. Melück s’en aperçut, et avec une impétuosité passionnée s’efforça de redoubler son plaisir ; mais cela ne servait qu’à rappeler au comte la douceur de Mathilde qui accordait tout au moment où elle semblait tout refuser. Saintrée cherchait à rompre le plus tôt possible avec Melück. Il commença par redemander l’habit qu’il avait laissé chez elle. Elle lui assura l’avoir brûlé par prudence, et dans la crainte qu’il ne fût compromis par ce vêtement. Là-dessus il s’emporta ; se plaignit qu’elle eût eu la cruauté de détruire des larmes qui lui étaient si chères ; et il se mit à parler avec tant de feu de sa passion pour Mathilde, que Melück s’évanouit de désespoir et de jalousie.
Le comte s’esquiva, et se crut débarrassé d’elle pour toujours. Mais le lendemain il reçut une lettre fort tendre, dans laquelle elle reconnaissait ses torts, et le suppliait de lui conserver son amour : elle savait bien qu’il serait partagé avec Mathilde, mais elle ne pouvait vivre sans lui.
Le comte s’aperçut qu’il n’avait pas affaire à une Française, et qu’il ne pouvait pas agir cavalièrement, comme dans une intrigue ordinaire ; tous ses expédients n’auraient pas eu de prise sur cette nature étrangère, que l’offense et l’abandon blessaient plus que toute autre, mais qui cherchait à s’en venger, non par la colère, mais par un redoublement de tendresse. Il lui répondit par une lettre très-froide, ce qui ne lui fut pas difficile.
Bientôt il lui arriva des lettres toutes les heures, si bien qu’il prit le parti de n’y plus répondre.
Un hasard fit que le comte la rencontra dans une société où il ne s’attendait pas à la voir, tandis qu’elle était sûre de l’y trouver. Elle ne put s’empêcher de lui faire des reproches devant tout le monde ; et comme il était fatigué d’elle autant qu’elle était folle de lui, il se montra plein de calme et de convenance. Cette séparation fut regardée comme le triomphe de la vertu, et dès ce jour Melück perdit tout son prestige. Elle cessa d’être reçue dans beaucoup de maisons qui auparavant auraient sollicité sa présence, et, se sentant blessée dans son orgueil, elle se tint dès lors éloignée de toute société.
Le comte n’était pas moins inquiet, il avait pour Melück un reste de penchant qui le troublait à tout moment ; d’un autre côté il craignait que le bruit de cette liaison ne fût devenu public, et n’arrivât jusqu’aux oreilles de Mathilde.
Pour éviter quelque nouveau coup de tête de Melück, il partit à la campagne. Mathilde venait d’y arriver. Quelle joie de se revoir ; ils étaient dans ces années où chaque jour embellit et accomplit les amants : l’éloignement avait mûri leurs sentiments. Les quelques difficultés qui restaient furent bientôt levées, et leur mariage s’accomplit au milieu d’une fête champêtre. Le même jour, douze filles pauvres du lieu furent établies par leurs soins. Comme Mathilde fut noble ce jour là ! Comme elle était belle sous sa simple couronne de mariée ! Elle avait prié le comte de mettre l’habit de taffetas bleu qu’il portait au moment de leur séparation. Saintrée, qui avait prévu cette demande, s’en était fait faire un autre exactement pareil. Tout le monde disait que c’était une heureuse journée, celle qui unissait deux êtres aussi aimables.
Peu de jours après son union, le jeune comte partit avec sa femme pour Marseille, qu’elle désirait beaucoup voir ; c’était peut-être aussi l’orgueil de se montrer au bras de ce galant homme, maintenant son mari. Le comte était trop heureux pour redouter une ancienne liaison ; il supposait à Melück assez de bon sens pour rester calme et le laisser tranquille. Aussi ce fut avec une grande indifférence qu’il apprit d’un ancien ami, que Melück devait le soir même débuter dans le rôle de Phèdre.
Malheureusement cet indiscret ami, dans le but de féliciter le comte, devant sa femme, d’avoir résisté à une nature brûlante comme Melück, se mit à parler de l’ardeur passionnée de Melück pour le comte, et de l’abandon que celui-ci en avait fait par amour pour Mathilde. Aussitôt le comte rougit visiblement, et, malgré tout son usage du monde, fut tellement décontenancé, que Mathilde tremblait et brûlait de jalousie. L’ami, sans s’apercevoir de rien et continuant son bavardage, leur raconta que la ville était divisée en deux partis ; dont le plus nombreux était celui de la Torcy, qui jusqu’alors avait joué le rôle de Phèdre ; que Melück s’était montrée de la plus grande insolence envers cette dernière, ce qui avait mis beaucoup de monde contre elle, sans compter le mauvais effet produit par sa malheureuse liaison avec le comte ; enfin il était certain qu’elle serait impitoyablement sifflée.
Mathilde attendait avec impatience le moment d’être seule avec son mari. Elle lui fit les plus violents reproches de n’avoir caché qu’à elle cette étrange passion que tout le monde connaissait. Le comte ne lui répondit qu’en lui faisant serment de sa fidélité ; un serment qu’il avait fait à bien d’autres ! Cependant cette fois il eut plus de peine à jurer, et le serment lui sortit difficilement de la bouche. Enfin, la comtesse lui dit qu’elle voulait bien le croire, mais à condition qu’il prendrait le parti de la Torcy, et se mettrait du côté des sifflets. Le comte le promit à sa femme sans difficulté ; en effet, connaissant les deux actrices, il ne supposait pas que quelqu’un, tout mal disposé qu’il fût, préférât la sèche et criarde Torcy, au brillant talent de Melück.
La salle fut emplie de bonne heure, outre les cabales, il y avait aussi des assistants neutres venus pour voir plutôt la bataille que la tragédienne. Chaque parti avait choisi les places les plus commodes pour faire entendre et sentir son opinion ; tous étaient attentifs à saisir la première occasion de manifester leur goût ; tout en voulant juger avec impartialité, ils guettaient quelqu’accident pour faire scandale.
Les deux premiers actes se passèrent assez bruyamment ; on se remuait, on changeait de place… Lorsqu’entra Phèdre, silence général. Mais quelle inquiétude chez les partisans de Melück, lorsqu’au lieu de l’entendre dire ces premiers mots :
N’allons point plus avant…
avec cet abattement causé par la passion qu’elle rendait autrefois si admirablement, ils la virent, comme possédée d’un mauvais démon, lancer les paroles avec violence, regarder de tous côtés dans la salle comme si elle eût perdu ses mots, et qu’elle les cherchât sur la bouche des spectateurs, qui savaient presque tous le passage par cœur et le récitaient tout bas. Elle dit plusieurs vers de cette manière, jusqu’à ce qu’elle eût aperçu dans une petite loge près de la scène le comte, dont l’ami bavard lui avait annoncé l’arrivée. Elle continua à parler, mais les yeux fixés sur son ancien amant, tantôt baissant, tantôt élevant la voix, comme si un ouragan passant devant sa bouche eût emporté les mots çà et là. Elle arriva ainsi jusqu’au passage :
Tout m’afflige, et me nuit, et conspire à me nuire.
Alors le parti ennemi ne put y tenir plus longtemps. Rires et sifflets s’unirent pour achever sa honte, et ses amis mêmes furent obligés de se taire, tant ce mauvais accueil était mérité.
Le comte se trouvait dans la plus triste position. Melück le regardait toujours avec une effrayante fixité ; elle lançait à la comtesse des regards furieux de jalousie, tandis que celle-ci, entendant le bruit commencer, priait son mari de lui tenir parole et de siffler avec tout le monde. Il fallait le faire, car chez lui l’honneur passait avant tout, et il l’avait juré ; malgré son désespoir, il siffla une ancienne maîtresse qu’il avait aimée !
Melück, croyant que Saintrée sifflait librement, lui lança un tel regard, qu’il en fut ébloui pendant quelques moments, et qu’il tomba en proie à une attaque de nerfs. Pendant ce temps, Melück sortit de la scène fièrement et à pas lents. La colère de la foule contre elle s’était apaisée. On regarda la loge du comte où l’on parlait tout haut. On vit une femme : c’était la comtesse penchée vers son mari, qui, debout dans la loge, tournait le dos au public, ce qui est contre l’usage du pays.
Un bruit de piétinement mêlé de cris s’éleva de tous côtés. Heureusement le comte n’entendait rien ; autrement, il aurait pu faire quelque folie pour venger l’outrage fait à sa femme. Ses voisins lui ayant fait remarquer qu’elle était la cause de ce tapage, la comtesse pâlit, puis partit avec le comte qui s’était un peu remis, et rentra chez elle sans dire un mot.
Comme en quelques heures tout était changé pour elle dans cette maison ! Elle ne pouvait se dissimuler que le comte ne lui avait pas donné un amour entier et véritable ; au lieu de l’honneur qu’elle espérait recueillir en paraissant en public avec lui, elle n’avait essuyé qu’un public affront, dont personne ne pouvait lui donner satisfaction. Mais une inquiétude plus grave lui faisait oublier ces malheurs ; l’indisposition du comte n’avait pas été passagère, la fièvre persistait, et en peu de jours des symptômes sérieux se manifestèrent : le comte se plaignit d’une douleur au cœur, inexplicable pour tous les médecins, qui lui ôtait le goût de toute occupation, de toute distraction, et qui le fit maigrir si vite, que sa femme, après l’avoir vu pendant six mois consumé par ce mal, devint malade de douleur en voyant approcher les derniers moments de son mari.
Ils étaient assis un soir en silence, plongés dans de douloureuses réflexions dont ils voulaient s’épargner l’amertume l’un à l’autre en les taisant, lorsque le docteur Frenel, ancien camarade de classe du comte, et qui avait longtemps voyagé en Orient, entra dans la chambre. Les deux amis s’embrassèrent plutôt avec tristesse qu’avec joie ; ils étaient tous deux partis dans la vie avec les mêmes espérances, et le comte paraissait n’avoir plus que bien peu de temps à y rester. Frenel l’interrogea en connaisseur sur toutes les circonstances de sa maladie ; puis il se leva, et lui dit :
— Ami, vous êtes entre les mains d’une puissante magicienne qui mange les cœurs ; peut-être est-il encore possible de vous sauver.
Le comte avait bien entendu parler de douleurs qui rongent le cœur, mais jamais de magiciennes qui le mangeassent ; il pensa que son ami s’était imaginé quelque chose d’extraordinaire, d’autant plus que l’esprit du siècle ne portait pas à croire à la magie. Mais le docteur lui affirma que cette science était très-cultivée en Orient, surtout pour se venger des infidélités ; mais que l’enchanteresse avait besoin pour réussir de posséder quelque souvenir de l’infidèle, venant de sa rivale.
Le comte fut stupéfait. Il avoua à sa femme ce qu’il lui avait toujours caché, la perte de l’habit, que ses larmes avaient rendu sacré ; la comtesse soupira, et le docteur s’écria :
— Ami, vous êtes sauvé si votre pensée est maintenant d’être fidèle à votre femme, et si la sorcière en est jalouse à la mort ; je vais lui chanter un air qui lui fera craquer les membres en mesure.
Il leur dit au revoir, et les quitta fort étonnés.
Frenel, en effet, avait étudié avec toute la curiosité d’un savant les sciences mystérieuses aussi bien que les secrets de fabrication qui donnent dans certaines branches une supériorité unique à l’Orient ; il les avait approfondis avec une rare application. Il écrivit une lettre pleine d’habileté à Melück qui, depuis son malheureux début, ne recevait personne, et s’occupait à orner son hôtel avec un luxe extrême ; il s’introduisit chez elle sans difficulté ; elle reconnut bien que c’était un maître en plusieurs sciences. Lorsqu’il arriva, il la trouva en proie à un abattement effrayant. Elle commença par lui demander s’il était capable d’opérer quelque transformation. Frenel lui montra une chenille qui se trouvait sur un grenadier, et lui dit qu’avec un baume de sa composition il allait la changer en papillon dans l’espace de cinq minutes.
En effet, la transformation de la chenille en chrysalide dura à peine une minute ; pendant le reste du temps, elle ne cessa de s’agiter, puis enfin, au bout de cinq minutes, on vit s’échapper un papillon aux couleurs variées qui vint se poser sur la tête de Melück, et se mit à agiter ses ailes qu’on aurait dites un assemblage de pierres fines. Mais dans le même moment, un des canaris de Melück, qui s’était niché dans sa gorge, vint saisir le papillon.
La merveille du docteur était anéantie.
Frenel, piqué, l’invita à lui faire voir ce qu’elle savait, puisqu’elle traitait ainsi son ouvrage. Il arracha une grenade à l’arbre, la mit sur la table, et demanda avec mépris à Melück si elle pourrait ôter l’intérieur de ce fruit sans en briser l’enveloppe ; elle le regarda avec hauteur, et, secouant la tête, lança sur la grenade son regard qui arrachait les cœurs, et la lui tendit intacte. Il la coupa en deux et trouva le fruit vide.
— Bien, dit-il, mais qui pourrait la remplir de nouveau serait encore plus puissant.
Elle mit dans sa bouche un pepin de la grenade, le replaça ensuite dans l’enveloppe vide, la pressa sur son cœur, et en quelques minutes le fruit était revenu à son état normal.
Vous comprenez facilement que Frenel en était arrivé à ce qu’il voulait, c’est-à-dire qu’il s’était assuré de l’étendue de sa puissance. Tout à coup changeant de visage et de voix, il s’écria avec force :
— À l’eau ! à l’eau ! sorcière ! les messagers du tribunal sont déjà à ta porte ; comment t’es-tu laissé prendre ainsi ! À l’eau ! à l’eau ! suis-moi !
Elle pâlit, mais sans se déconcerter, et le menaça de toute son habileté. Ses oiseaux volaient de tous côtés en poussant des cris d’effroi ; les muscles de son visage s’agitaient en tous sens, sa peau devenait de toutes les couleurs comme un feu chinois.
Frenel évita avec soin de rencontrer son regard.
Lorsqu’elle vit ses menaces impuissantes, elle en vint aux prières. Frenel restait calme et froid devant elle ; enfin il lui déclara qu’elle serait libre si elle voulait rendre à son ami le cœur qu’elle lui avait enlevé par son regard, aidée par la possession de l’habit bleu ; qu’elle ne sauverait sa vie qu’à cette condition. En l’entendant dépeindre le malheur de son ami, elle fondit en larmes ; elle pensa que puisqu’on avait recours à elle, il devait être bien malade, et qu’il était peut-être trop tard pour le sauver ; elle espérait chaque jour recevoir la nouvelle de sa mort pour se débarrasser à son tour de cette vie qu’il avait empoisonnée.
— Ah ! s’écria-t-elle, il est sûrement trop tard : dans ma fureur, dans ma jalousie, j’ai trop profondément rongé son cœur ! Cependant, j’espère encore pouvoir le faire rentrer dans son corps.
À ces mots, elle tira un rideau, et Frenel vit avec étonnement le mannequin auquel Melück avait su donner le visage, l’aspect, le teint du comte ; il était beau comme à ses meilleurs jours. Ce mannequin portait encore l’habit bleu du comte ; il était resté les bras croisés. Un léger coup, frappé par Melück, détacha les bras de la statue ; elle retira promptement l’habit, regarda attentivement dans une cavité située à la place du cœur, et dit au docteur :
— Allez vite, Frenel, car dans une heure il serait trop tard ; il vit encore, mais de la dernière fibre de son cœur. Mettez de suite cet habit, imprégné de larmes, sur le corps de votre ami, qu’il ne le quitte ni jour ni nuit, jusqu’à ce qu’il soit entièrement guéri ; mais il ne recouvrera son cœur que si je suis près de lui, car maintenant ce cœur est en moi ; dites-lui qu’il m’a rendue bien malheureuse, et que je ne lui demande que de rester toujours auprès de lui ; que sa femme ne se vante pas de l’avoir sauvé ; je vous le répète, c’est en moi qu’est son cœur, sans moi, il ne pourrait pas vivre, et il ne vivra pas plus longtemps que moi.
Frenel ne crut de tout cela que ce qu’il voulut bien en croire. Cependant il courut avec l’habit chez le comte ; à la vue de ce souvenir qu’il avait cru perdu, Saintrée sentit renaître une lueur d’espérance. Lorsqu’il l’endossa, il fut effrayé de voir comme il flottait sur son corps amaigri, tandis qu’autrefois, il lui collait si bien. À mesure que les heures avançaient, il se portait sensiblement mieux ; sans que Frenel le lui eût dit, il ne voulut quitter l’habit ni le jour, ni la nuit. Mathilde en était fière. N’était-ce pas là l’éloge de son amour ? Au bout de quelques semaines, Saintrée était si bien rétabli, qu’il remplissait son habit comme auparavant ; mais il lui manquait son cœur ; il ne sentait rien remuer en lui, et il lui semblait avoir un vide à la place où autrefois palpitaient de si nobles passions.
Enfin, après avoir ainsi vécu pendant un mois environ, Frenel leur avoua ce que Melück lui avait dit. Il les supplia de recevoir dans leur maison cette femme malheureuse, mais puissante, dont dépendait leur avenir. Le comte pria sa femme de décider. Elle n’hésita pas longtemps. Elle alla elle-même trouver Melück, et la pria de considérer la maison comme la sienne, et d’y venir habiter toujours, comme la plus proche parente de son mari, dont la vie était entre ses mains ; pendant qu’elle parlait, Melück examinait avec une bienveillance surprenante les traits doux et ouverts de la comtesse ; elle admirait la noblesse de cet amour qui sacrifiait jusqu’à sa jalousie, et se sentit prise d’une sincère compassion pour cette femme. Mais son dessein était arrêté ; elle monta dans la voiture de la comtesse, et toutes deux entrèrent en même temps dans la chambre du comte. Il s’était assoupi sur un livre.
À la vue de Melück, il poussa un cri ; il sentit que dans cet instant le vide de son cœur se remplissait, le monde lui parut rajeunir ; son ardeur, la vivacité de ses pensées renaissaient en lui, il venait de se réconcilier avec le sort, et l’incompréhensible malheur dont il avait été la victime, lui rendait la vie encore plus précieuse. À partir de ce jour, Melück, au grand étonnement de toute la ville, vécut dans la maison du comte, qui partit bientôt avec tout son monde pour une campagne à lui, située dans les environs de Marseille, et où ils vécurent plus tranquillement qu’à la ville. Frenel voyait avec joie le bonheur qu’il avait préparé, et faisait souvent sentir à Melück tout ce qu’on devait à son entremise. Melück pardonnait à la vanité du docteur et cherchait même à se l’attacher, à s’en faire un discret adorateur, mais l’esprit du médecin n’avait pas le calme qui convient à une liaison paisible et durable.
Un jour, il arriva chez elle à l’improviste, et tout hors d’haleine, lui demanda si elle n’avait pas quelque commission pour son pays, où il allait faire un nouveau voyage d’exploration. Mais tout l’intérêt qu’elle portait auparavant aux sciences occultes qu’on y cultive avait disparu depuis que son désir était satisfait. Elle lui répondit que rien ne la rattachait plus à l’Orient, excepté le souvenir affreux d’une émeute soulevée par un ennemi de l’émir son père, et qui avait ruiné sa maison et sa famille.
— Ainsi, vous n’avez rien à me commander, lui demanda Frenel ; je ferais cependant l’impossible pour vous : ordonnez ce que vous voudrez, ajouta-t-il avec vivacité.
Melück le regarda fixement, et lui répondit :
— Maintenant vous voulez que je vous ordonne quelque chose ; mais il viendra un temps où vous ne pourrez m’accorder la moindre chose que je vous demanderai.
Frenel la blâma amicalement de douter ainsi de lui, mais elle, elle voyait que ce moment n’était pas éloigné.
Il prit congé de son amie avec cette persuasion commune à tous les hommes, qu’il ne faut pas croire aux prédictions, et partit en promettant un châle à la comtesse, et au comte, des graines de fleurs rares.
La vie quotidienne des trois associés se passait tranquillement à la campagne, régulière, sans être uniforme. Melück s’occupait des soins du ménage, c’était une tâche toute neuve pour elle, mais elle s’en tirait encore mieux que Mathilde, qui n’avait jamais appris à connaître les détails intimes et les besoins de la vie. Les gens de la maison se soumirent bien vite à ce coup d’œil rapide et sûr qui savait si bien mettre l’ordre dans toute chose. En même temps elle surveillait les enfants de la comtesse, qui avaient non-seulement une remarquable ressemblance, mais aussi une sympathie marquée avec elle, et cela, dès le moment de leur naissance. Souvent Melück se réjouissait, en plaisantant, d’avoir le bonheur d’être mère, sans avoir éprouvé les douleurs qui, depuis le premier péché, accompagnent les joies de la maternité ; et Mathilde trouvait les yeux orientaux et les longs cils de ses enfants si séduisants, qu’elle n’essayait pas de chercher à quelle cause ils les devaient, et aimait son amie dans la personne de ses enfants.
Le terrible mannequin qui avait eu une si grande influence sur cette famille était relégué avec d’autres objets du même genre dans un grenier du château. Les dimanches, Melück le montrait aux enfants, pour les récompenser lorsqu’ils s’étaient bien conduits dans la semaine. Elle les mettait chacun à leur tour dans les bras du mannequin, qui les berçait doucement, et cela ne paraissait pas plus étonnant aux enfants, que les mille objets qu’ils voyaient chaque jour, par la raison que tous étaient nouveaux pour eux.
Nous voudrions bien que cette anecdote se terminât sur ce tableau plein d’innocence et de calme ; mais l’histoire ne se contente pas de raconter le bonheur.
Huit ans environ s’étaient passés au sein de cette vie tranquille, avant que le désir de tout renouveler dans le pays, excité par les caprices de quelques écrivains, ne vînt détourner le peuple de la voie qu’il suivait depuis si longtemps, et ne mît les bons citoyens à la merci des plus misérables. Ces nouvelles espérances avaient ému le comte, en même temps qu’elles avaient ramené Frenel à Marseille ; ils s’y rencontrèrent ; et un jour, en compagnie de Mathilde et de Melück, ils allèrent au port, où les matelots écoutaient avec surprise les nouveaux chants de liberté que, pendant leur absence, leurs compatriotes avaient composés. C’était un beau moment où les intérêts particuliers s’effaçaient devant l’intérêt commun. Le comte et la comtesse, loin de regretter leurs priviléges, se réjouissaient de voir régner l’égalité.
— Jusqu’à présent, disait le comte, l’histoire de la France n’a été que l’histoire de la noblesse, qui l’avait défendue et agrandie en payant de son sang ; maintenant, il sort des héros de toutes les maisons, et nous allons avoir l’histoire d’un peuple ; je connais les hommes qui sont à la tête de la France, ils ne veulent que le bien, et ils trouveront dans toutes les provinces des honnêtes gens pour les seconder.
La comtesse tournait en ridicule ses titres de noblesse ; elle en rougissait et souhaitait qu’un tu et toi universel unît tous les hommes. Frenel ne connaissait nullement la France, il en vivait toujours trop éloigné pour pouvoir appliquer à son pays son esprit observateur. Les écrits du siècle lui avaient fait un portrait moral du peuple d’après lequel rien n’était plus facile que d’arriver à ce résultat, but de toute la philosophie : le règne de la Raison.
Melück s’était tue longtemps et l’avait laissé exposer son système ; enfin, elle prit la parole, et s’écria avec une vivacité inaccoutumée :
— Le règne de la Raison ? Comment la raison pourrait-elle en un instant s’établir dans le monde ; lorsque, même dans les siècles les plus vertueux, les mieux remplis, elle ne s’est montrée qu’à de rares intervalles, et au dernier moment, en étrangère, en fugitive, et alors elle a établi les différents degrés de la société ; réfléchissez combien les distinctions entre les hommes sont nécessaires ; et, du reste, que peut faire la raison ? quels résultats peut-elle amener, lorsque les hommes qui la recherchent n’aboutissent à rien, et ne font que spéculer et se contredire ? Je vous le dis, les amis de la raison laisseront abuser de leur système pour mettre non-seulement en paroles, mais encore en actions, les choses les plus opposées à la raison, et, au nom de cette dernière, on se permettra tout ce qu’elle défend.
Frenel la regarda avec étonnement, et la pria de ne pas parler si haut, parce que les passants pourraient l’entendre ; mais elle continua sans baisser la voix :
— Voyez ces matelots, ils quittent leur ouvrage pour venir écouter, les mains pleines encore de goudron, les chants et les discours patriotiques, tandis que le navire les attend pour partir ; bientôt toute la vie se passera dans ces vains bavardages. Lorsque l’un dit : j’ai faim, tous s’écrient comme lui : nous avons faim, sans regarder la terre et la mer qui leur offrent le moyen d’apaiser cette faim. Voyez ces vaisseaux aux pavillons de mille couleurs qui reviennent d’un heureux voyage, ils iront pourrir emprisonnés dans l’eau douce pour laquelle ils n’ont pas été construits. Sur les grandes routes, au lieu des employés du roi qui les surveillaient, ce ne seront plus que des nuées de brigands qui rançonneront les voyageurs ; mais je ne cite là que les moindres maux.
— Puisque vous en savez tant, dites donc tout, s’écria Frenel surpris.
— Le sang des hommes qui auront voulu amener le règne de la Raison, coulera par l’ordre de cette raison même ; le sang du roi, ingrat envers la noblesse qui a élevé son trône ; le sang de la noblesse, qui ne saura pas s’unir avec le clergé ; le sang de notre comte, l’homme que j’ai le plus aimé !
— Et vous ? dit Frenel.
— Moi aussi je mourrai après avoir préparé le comte à mourir.
— Et moi, reprit Frenel, ne pourrai-je vous sauver tous les deux ?
— Non, répondit Melück en détournant les yeux, vous serez obligé d’indiquer le lieu de notre mort, et vous ne pourrez vous sauver !
Frenel se mit à rire :
— Pourquoi, nouvelle prophétesse, ne vous réfugiez-vous pas dans un couvent, puisque vous savez tout cela d’avance ?
— Pourquoi, s’écria-t-elle, parce que toutes ces pieuses âmes seront déshonorées par les prêtres du culte de la Raison.
Le comte finit par perdre patience, il saisit violemment Melück par la main, et la ramena promptement à la maison. Une heure après, elle ne se souvenait plus de ce qu’elle avait dit.
Le comte garda une profonde impression de ces révélations, qui lui montraient les choses sous un tout autre aspect. Frenel au contraire, aveugle théoricien, traitait ces prédictions de bavardages. Tranquille pour toutes ses espérances, il courut à Paris, où son habileté, et son enthousiasme le firent bientôt remarquer. L’existence brûlante de la ville, et les luttes des partis, finirent par fausser complétement son jugement et lui faire perdre tout son sang-froid. Le comte vit bientôt dans la province les choses se présenter d’une manière plus effrayante encore que ne l’avait prédit Melück : il vit les méchants unis, et les bons, comme lui, manquant de décision et d’impulsion. Beaucoup de nobles émigraient, ce qui excitait encore la haine contre ceux qui restaient.
Saintrée n’avait pas de confiance en l’étranger ; pour lui la France, c’était le monde ; et du reste il pensait être à l’abri, lui qui avait distribué presque tout son bien aux pauvres du pays. Mais ce ne sont pas ces pauvres qui fomentent les violentes révolutions ; il y a une classe moyenne, qui, grandissant au delà de ses limites, ne peut atteindre des régions plus élevées qu’en déplaçant violemment les rangs de la fortune et de la noblesse. De petits fermiers aisés, qui avaient fini par se considérer comme propriétaires, et des propriétaires endettés, unis ensemble, et en relation avec les villes, répandaient la discorde et soulevaient les masses. Frenel était arrivé de Paris avec la mission de diriger le mouvement dans le Midi. Mais avant qu’il arrivât à Marseille, les habitants du pays, avec leur nature ardente, avaient déjà appris à se diriger eux-mêmes. On avait décidé à quel parti on se rallierait, et Frenel rencontra quelque opposition.
Saint-Luc qui, depuis que nous l’avons quitté, s’était fait fermer, à cause de ses mauvais coups, et surtout de sa mauvaise foi au jeu, la société des chevaliers de Malte, et par conséquent celle de la noblesse, était un des orateurs populaires les plus aimés. Assez d’esprit pour déposer tout sentiment de bonté, assez peu d’honneur, assez d’insouciance pour ne pas s’effrayer des maux qu’il pouvait causer, sa vie aventureuse lui donnait la facilité d’apprendre et de parler la langue et les sentiments de la populace. Haineux contre la noblesse dont il faisait partie et d’où il était repoussé de tous côtés, il excitait ses auditeurs à l’anéantir ; lorsqu’une fois le chemin est frayé dans une telle direction, lorsque la route est marquée par le sang, les hommes s’y précipitent comme des buveurs qui sentent bien qu’ils ont bu plus qu’il ne le faut, mais qui n’en boivent que davantage, parce qu’ils ne sont pas sobres, et ne désirent pas l’être, en cessant de boire ; et lorsque, même contre ses convictions, on autorise un acte d’injustice, on ne tarde pas à le faire soi-même.
Frenel qui d’abord taisait ses opinions, de peur de passer pour aristocrate, suivit bientôt l’entraînement de cet émissaire républicain dans la province, et prêta son nom aux actes infâmes de Saint-Luc.
Quelques meurtres isolés avaient déjà frappé des familles nobles, mais Saintrée n’en avait rien appris, à cause des nombreux voleurs qui couvraient les routes et interceptaient les communications ; il ne participait à aucun des actes de cette révolution qu’il avait d’abord soutenue, et vivait tranquillement retiré chez lui.
C’était un soir de juin, le comte allait se mettre au lit, lorsqu’il aperçut à l’horizon quelques lueurs brillantes qu’il prit pour les feux de la Saint-Jean qu’allument les enfants dans la campagne. Il appela sa femme pour lui faire voir ces illuminations qui éclairaient le ciel.
Elle se leva, et se mettant à la fenêtre, ils aperçurent une forme humaine qui se promenait lentement dans le jardin ; ils l’appelèrent, c’était Melück qui n’était pas encore couchée. Le comte et la comtesse se rhabillèrent et descendirent la retrouver. Un vent paisible circulait dans les jardins embaumés, et semblait ne pas vouloir les quitter, tant il s’y trouvait bien. Les fontaines répandaient une agréable fraîcheur. Les trois amis se dirigèrent silencieusement vers une butte couverte d’orangers d’où l’on découvrait toute l’étendue du pays ; arrivés au sommet, ils s’assirent sous une treille touffue, qui, semblable à un tapis étendu sur leurs têtes, leur cachait le ciel et les étoiles, tandis qu’ils voyaient briller les feux devant eux. Melück se taisait et serrait ses deux amis contre son cœur. Elle aurait pu leur dire ce qu’étaient ces feux ; mais pourquoi détruire une douce illusion ?
— Tout change, dit le comte, les enfants seuls ne changent pas ; ils ont un type, un caractère ; combien de fois n’aurait-on pas dû dans les assemblées écouter la voix des enfants, plutôt que celles de leurs pères ?
La comtesse était inquiète, elle demanda comment ces lueurs pouvaient être des feux de la Saint-Jean ; elles étaient si grandes, et flambaient si haut, qu’il fallait que les enfants brûlassent des granges pleines de paille et des quartiers de forêt.
Le comte attribua cet effet à la rosée, à travers laquelle un feu éloigné paraît plus fort qu’il n’est réellement. Mais lorsqu’ils virent un château voisin, qu’ils apercevaient très-bien de chez eux, prendre feu tout d’un coup ; lorsqu’ils entendirent des cris dans le lointain, le tocsin qui sonnait de tous côtés ; lorsqu’ils virent leurs domestiques qui les quittaient, Melück ne put plus leur cacher ce que depuis une heure elle n’avait pas le courage de leur dire : ils étaient condamnés à périr !
— Ah ! Melück, s’écria la comtesse, pourquoi n’avons-nous pas été avec toi nous réfugier dans ton pays !
— Non, dit le comte, j’aime mieux mourir dans l’ancienne résidence de ma famille, que de languir dans l’exil, sans pouvoir jeter un regard à ma patrie : mon sang doit arroser la terre qui m’a nourri.
La comtesse fut sur le point de s’évanouir à ces paroles.
Les cris sauvages se rapprochaient toujours dans la campagne. Le comte rentra au château avec les deux femmes, et leva lui-même le pont-levis. Puis il jeta toutes ses armes dans le fossé, de peur d’être entraîné à répandre le sang de ses concitoyens.
À peine avait-il terminé ce sacrifice, il était minuit, qu’une troupe de populace à demi ivre, passant par un endroit où le fossé était à sec, entra dans le château par une porte que leur avait ouverte une servante, et saisit le comte qu’ils emmenèrent à leurs complices assemblés en foule sur la place du village. La servante qui les avait introduits venait d’être renvoyée pour vol par la comtesse ; elle la cherchait pour se venger, et débitait sur son compte une foule de mensonges infâmes.
Melück entendant qu’on cherchait la comtesse, la saisit avec force — elle était évanouie — la mena dans le grenier retiré où se trouvait le mannequin, et pour la dernière fois eut recours à son art ; elle mit la comtesse dans les bras du mannequin, qui la serra sur sa poitrine avec une force que nul n’aurait pu vaincre. Melück ordonna à la comtesse de se taire, autrement elle était morte ; mais cette recommandation était inutile ; la comtesse était trop faible pour pouvoir parler ni entendre.
La tête couverte du châle de Mathilde, Melück alla au-devant de la foule qui cherchait la comtesse ; reconnue pour telle par la servante, elle fut également conduite au lieu du supplice.
C’était Frenel qui présidait, en proie au plus violent désespoir ; il avait Saint-Luc à son côté. Porter au comte un secours que lui dictait son cœur, c’était aller contre la plus simple prudence, et augmenter contre lui la fureur du peuple. Cependant il profita de l’autorité que lui donnait son nom de commissaire, et comme Saint-Luc s’apprêtait à enfoncer son poignard dans le cœur du comte, Frenel saisit ce dernier, et le sauva pour un instant du moins ; mais rien n’aurait arrêté Saint-Luc s’il n’avait aperçu Melück, à qui l’on avait enlevé le châle, et qu’il reconnut aussitôt :
— Source de ma honte, lui cria-t-il, cause de mes malheurs, deux fois, en vain, j’ai voulu te conquérir, alors que j’étais un homme d’honneur, j’y réussis maintenant que je suis un misérable ! Pauvre pigeon, pourquoi es-tu venu me tomber dans les mains, pour que je te torde le cou ?
Melück, sans daigner jeter un regard à l’infâme Saint-Luc, dit à demi voix à Frenel :
— Je ne vous demande pas de me faire vivre une heure de plus, car vous ne pourriez pas prolonger mon existence d’une minute ; mais je vous en supplie, préservez ce château de l’incendie, et sauvez une pauvre mère qui est enfermée dans le grenier, pressée entre les bras de la mort.
Elle venait à peine de finir, et Frenel se préparait à la sauver à son propre risque, lorsque Saint-Luc, rendu encore plus furieux par son écrasant mépris, lui enfonça son couteau dans le dos, et l’étendit morte à ses pieds.
Frenel vit, mais trop tard, une de ses prédictions accomplies. Il aurait tout fait pour la faire vivre encore une heure, et il n’avait pu lui donner un seul instant ; il voulait la venger sur son bourreau, lorsqu’un nouveau malheur détourna son attention. Au moment où Melück recevait le coup mortel, le comte tombait mort, sans blessure apparente.
Les prédictions de Melück continuaient à se réaliser : elle avait dit que leurs deux existences étaient inséparablement unies, et qu’il ne pourrait vivre que par elle. Ce nouvel événement fit réfléchir Frenel aux dernières paroles de Melück. Il réunit quelques-uns des principaux habitants du village, et leur ordonna, au nom du peuple, de considérer ce château comme propriété de la nation, et de le garantir de toute atteinte. Peut-être cet ordre n’aurait-il pas été respecté si cette foule sauvage, fatiguée des excès de la journée, ne s’était répandue dans les habitations du village pour prendre quelque repos.
Frenel profita de ce moment de calme. Il s’introduisit dans le château, supposant que cette mère dont lui avait parlé Melück, n’était autre que la comtesse ; il voulait la sauver, après cela il considérait sa vie comme terminée, puisqu’il venait d’assister à la mort de ses deux amis. Il trouva bientôt le grenier fermé à clé ; il fit sauter la serrure, mais quel fut son effroi lorsqu’il vit, aux premières clartés du jour, la comtesse pressée dans les bras de son mari, qu’un instant auparavant il avait vu mourir. Mais il reconnut bientôt à ses yeux fixes l’image qui avait déjà décidé une fois du sort de cette maison ; la comtesse, toujours évanouie, était entre les bras du mannequin. C’était douloureux pour lui, de détruire l’image de son ami qu’il n’avait pu sauver en personne de la mort ; cependant la nécessité était impérieuse. Il se décida à mettre le mannequin en pièces ; mais, de même qu’on ne peut se débarrasser d’un serpent qui vous enlace qu’en exposant sa vie, ainsi Frenel ne put, malgré toutes ses précautions, éviter de blesser Mathilde. La douleur causée par cette légère blessure la réveilla, et elle dut prendre Frenel pour un assassin acharné après le comte.
Au milieu du péril une résolution doit être prise sur-le-champ ; souvent plus tard le cœur voudrait revenir sur ce que le danger nous a fait faire, mais la détresse n’a pas le temps d’hésiter. Le désir de sauver ses trois enfants fit oublier à Mathilde de dire un dernier adieu à son mari et à sa noble amie. Elle s’éloigna du château comme si elle quittait Sodome, sans oser regarder derrière elle.
Frenel l’accompagna, la soigna avec un dévouement infatigable, et la conduisit heureusement jusqu’en Suisse, chez des parents aisés qui reçurent l’infortunée les bras ouverts.
Depuis le jour du massacre, Frenel était resté en proie à une sombre tristesse. Un soir qu’il racontait à Mathilde les détails de cette affreuse journée, il jura qu’il se mépriserait toujours de ne pas s’être fait tuer au lieu de présider à la mort de son ami ; la comtesse chercha à le consoler, mais en vain. Lorsqu’elle se fut éloignée, il embrassa tendrement les enfants, leur dit qu’il allait partir pour quelque temps, et qu’on ne l’attendît pas pour le dîner, qu’il allait manger le repas qu’il méritait. Il prit ainsi congé d’eux. Mathilde arriva en ce moment ; elle l’entendit avec inquiétude parler de son départ ; elle lui rappela qu’il avait au moins sauvé ses enfants ; que par sa présence il l’avait consolée, qu’elle était inquiète de le voir s’éloigner ; mais tout cela ne put le retenir.
Le lendemain, on recueillit le cadavre de Frenel à une lieue de la maison. Il s’était jeté sur son épée.
On trouva à côté de lui un billet. Il disait qu’il s’était fait justice de sa propre main sur une route publique, où passe la joie aussi bien que le malheur, et pour que le souvenir de son sang répandu ne troublât aucun des paisibles habitants de cet heureux pays en coulant sur sa terre.
Comment décrire la douleur de la comtesse lorsqu’elle reçut ce dernier coup, qui lui rappelait si douloureusement ceux qui l’avaient déjà frappée dans ses plus tendres affections.
La tranquillité était rétablie ; Mathilde était rentrée en possession de ses biens avec ses beaux enfants ; mais tout cela n’était rien pour elle. Celui qui croit posséder l’univers, et celui qui se considère comme n’y possédant rien sont deux grands caractères. Mais ce que je puis appeler un admirable sentiment, c’est le sentiment complet du néant à l’égard du monde, sentiment qu’elle me laissa voir pendant mon séjour auprès d’elle, et tandis que deux de ses enfants étaient à la mort. Le ciel les lui a conservés. Excepté ce sentiment de son néant, elle n’en avait conservé qu’un seul : le respect pour sa terrible Melück, respect qu’elle manifestait à tout moment et qui la faisait souvent sortir du silence qui régnait dans son cœur. Combien de fois me fit-elle admirer cette âme vraiment orientale, qui préféra rester la prophétesse d’une famille à laquelle sa passion l’avait unie, tandis qu’elle aurait pu devenir la prophétesse de l’Orient et prédire tout le siècle qui se préparait.