Contes chinois, précédés d’une Esquisse pittoresque de la Chine/La Leçon du Grand-Père

La bibliothèque libre.

LA LEÇON DU GRAND PÈRE.



La Leçon
du Grand-Père



Pourquoi viens-tu si tard ? dit le mandarin Akouï à son petit-fils Pé-yu. Tu m’avais pourtant promis d’être ici à deux heures ; mais tu n’es jamais de parole. C’est un grand défaut.

— Je m’en corrigerai, grand-père, dit le jeune homme en embrassant tendrement le vieillard.

— C’est ce qu’on dit au début de la vie, mon enfant ; puis l’âge arrive, et l’homme ne s’est pas amendé. Mais, à propos de ton manque de parole, je me rappelle un trait singulier que les historiens placent à la septième année du règne de Taï-tsoung. Ce grand empereur, visitant un jour les prisons publiques, y trouva trois cent quatre-vingt-dix criminels condamnés à mort. Une idée assez singulière lui vint à l’esprit. Il fit amener devant lui tous ces misérables, et leur dit que les portes de la prison leur étaient ouvertes, qu’ils allaient, retourner dans les campagnes pour aider les paysans dans les travaux de la moisson, mais qu’après la récolte, tous allaient se remettre entre les mains de la justice. Les condamnés promirent tout ce que voulut l’Empereur, et à l’instant même ils furent mis en liberté. Mais au grand étonnement du tribunal des Peines, on les vit tous revenir à l’époque de leur exécution capitale. L’Empereur fut si touché de leur fidélité, qu’il leur fit grâce et les renvoya dans leurs familles. Ce fut à cette occasion que Taï-tsoung rendit une ordonnance par laquelle les empereurs, avant de confirmer une sentence de mort, devaient, désormais rester trois jours en abstinence, c’est-à-dire vivant dans la retraite et dans les prières.

— C’est un trait fort remarquable, grand-père ; mais ne pensez-vous pas qu’il y avait de l’imprudence à remettre ainsi en liberté des hommes frappés par la juste sévérité des lois ?

— Sans doute, mon enfant, il ne faut pas que le souverain abuse de son droit de grâce ; mais Taï-tsoung jugeait, avec raison que des condamnés, qui avaient tant de respect pour la foi jurée, n’étaient pas tout à fait corrompus, et qu’ils pourraient revenir à la vertu. Ne blâmons pas sa conduite, et n’oublie pas cette histoire.

— Oui, bon père ; désormais je veux tenir parole, même pour les affaires les moins importantes. Je vous le promets, je n’abuserai jamais de votre complaisance.

— Très-bien, Pé-yu ! tu es un honnête garçon, et je te pardonne volontiers. Il faut toujours avoir des égards pour son prochain, ou sinon on est le premier à s’en repentir. C’est, ce qui est arrivé à un empereur de la dynastie des Tchéou, dont je lisais l’histoire ce matin. Yeou-wang (le roi qui vit retiré dans ses appartements) était un mauvais prince, qui ne s’occupait que de flatter les caprices d’une de ses femmes, nommée Pao-sse. À cette époque, les Tartares menaçaient les frontières de l’Empire, et il était à craindre qu’ils n’envahissent le territoire chinois. Yeou-wang réunit des troupes autour de sa résidence, et il ordonna qu’en cas d’alerte on allumât des feux sur les hauteurs et que l’on battit le tambour ; à ce signal, les soldats devaient prendre les armes et venir se ranger autour de l’Empereur. Pour s’assurer du zèle et de la vigilance de ses généraux, il fit faire un soir les signaux d’alerte, et aussitôt les troupes accoururent de tous les côtés. Pao-sse, qui était triste et ennuyée depuis quelques jours, se trouvait dans une galerie élevée du palais ; en voyant cette multitude d’hommes qui s’agitaient en tous sens pour une fausse alerte et faisaient tant de mouvements inutiles, elle eut un accès de folle joie, et se mit à rire jusqu’aux larmes. L’Empereur, charmé de la gaîté de sa favorite, renvoya les troupes ; et quelques jours après, à la demande de Pao-sse, il ordonna encore une fausse alerte. Ce singulier amusement se renouvela plusieurs fois, à la grande indignation des généraux. Un jour, les Tartares passèrent la frontière et marchèrent sur le palais impérial ; les feux furent allumés et les tambours appelèrent les soldats aux armes. La plupart des troupes, se croyant encore le jouet de Pao-sse, ne firent aucun mouvement, et l’Empereur, surpris par l’ennemi, paya de sa vie sa conduite extravagante. — Maintenant, mon fils, nous allons lire quelques passages des livres sacrés ; mais avant de commencer la leçon, il faut que je t’adresse encore un reproche.

— Et pourquoi, grand-père ? En quoi vous ai-je offensé ?

— Je vois avec peine que tu oublies les sages préceptes des anciens philosophes. Tu aimes trop la toilette, et tu parais en public avec des habits fastueux, qui ne conviennent ni à ton rang ni à ton âge. Le luxe est la ruine de l’Empire, et les écrivains des temps passés ne sont remplis que de remontrances à ce sujet.

— Faut-il donc qu’un mandarin s’habille comme un batelier ? Faut-il que les gens riches n’aient que des vêtements mal propres et déchirés ?

— Tu tombes maintenant dans l’excès contraire. Un mandarin de première classe ne doit pas être confondu avec un homme de la populace ; mais pour un enfant, comme toi, car tu n’as pas vingt ans, il suffit, d’un vêtement propre et fort simple. Des habitudes de luxe, prises de si bonne heure, te seraient funestes. L’un de nos plus grands souverains, Houng-wou, avait défendu les robes de soie à quiconque n’était, pas de haut rang ; « Pour ce qui est des gens de travail, dit-il dans son édit, et de tous ceux qu’on appelle le peuple, il suffit qu’ils soient bien nourris et qu’ils s’habillent décemment. S’ils vont à l’excès dans la nourriture et l’habillement, ils deviennent débauchés et paresseux ; ils tombent bientôt dans la misère, et la misère les rend capables de tous les crimes. Je veux que l’on garde en tout les règles de cette bienséance que proscrit, la raison. » Le sage Empereur fit toujours observer ce règlement avec la plus grande sévérité. Un jour de cérémonie publique, il aperçut du haut de son trône un mandarin d’un ordre inférieur magnifiquement vêtu. Après la cérémonie, il appela le lettré :

— Voilà, lui dit-il, une étoffe de bien bon goût. Combien vous a coûté cet habit ?

— Cinq cents pièces de monnaie, répondit le mandarin.

— C’est beaucoup, reprit Houng-wou d’un ton sévère. Avec une pareille somme, une famille ordinaire, composée de dix bouches, aurait pu se procurer de quoi vivre à l’aise pendant une année entière. Un habit si beau dénote en vous de l’orgueil, parce qu’il est au-dessus de votre rang ; un habit qui coûte tant est un signe de prodigalité : deux grands défauts dans un mandarin. Gardez-vous bien de paraître désormais en ma présence avec un pareil vêtement ; je serais forcé de vous dégrader.

— Mais voilà assez de morale et de conseils, ajouta le grand-père ; faisons notre lecture habituelle. Aujourd’hui, Pé-yu, nous étudierons le sage Meng-tseu.

Meng-tseu, dont le mandarin Akouï et son petit-fils allaient lire les admirables écrits, est le plus grand philosophe de l’école de Confucius. Issu d’une famille noble, il fut élevé avec soin par sa mère, qui lui fit donner une excellente éducation. On raconte qu’elle changea deux fois de résidence pour éviter les mauvais exemples que le voisinage pouvait donner à son fils ; car les Chinois prétendent qu’un homme sage ne doit pas habiter près d’un mauvais endroit, à moins de se voir bientôt souillé par un impur contact. La première fois, elle se trouvait près de la boutique d’un bouclier ; l’enfant prenant plaisir à voir tuer les animaux, la mère craignit qu’il ne devint cruel, et elle alla loger non loin d’un cimetière. Mais le jeune Meng-tseu s’amusait, sans y voir mal, à imiter les pleurs et les gémissements de ceux qui venaient prier sur la tombe de leurs ancêtres ; la mère eut peur que son enfant ne s’habituât à tourner en ridicule les cérémonies religieuses, et elle acheta une maison devant une école publique. Ce voisinage fut favorable à l’enfant, qui demanda à suivre les classes, et qui y fit de rapides progrès. Il devint plus tard l’un des meilleurs philosophes de la secte de Confucius, et il eut lui-même des disciples. Son ouvrage, remarquable par l’élévation et l’indépendance des idées autant que par l’agrément du style, compose, avec les écrits de Confucius, les quatre livres classiques (sse-chou), qui doivent être appris en entier par ceux qui veulent arriver au grade de mandarin. Meng-tseu vivait à la même époque que Socrate et Aristote ; mais c’est plus de mille ans après sa mort qu’il commença à recevoir des honneurs dans le genre de ceux rendus à Confucius. On lui éleva un temple, et des sacrifices furent institués en l’honneur de sa mémoire.

Un empereur voulut s’opposer aux hommages que la reconnaissance publique rendait au grand philosophe ; mais il ne put y réussir. Voici à ce sujet une anecdote curieuse rapportée par les historiens chinois. Meng-tseu dit dans un chapitre de son ouvrage : « Si le prince regarde son ministre comme sa main et ses pieds, alors le ministre regarde son prince comme son âme et son cœur ; si le prince regarde son ministre comme un chien ou un cheval, alors le ministre regarde son prince comme un homme très-vulgaire ; si un prince regarde son ministre comme le chaume d’un champ moissonné, alors le ministre regarde son prince comme un bandit et un ennemi. » Il paraît que l’Empereur, se faisant lire les écrits de Meng-tseu, fut vivement irrité de ce passage :

— Ce n’est point ainsi, s’écria-t-il, que l’on doit parler des souverains. Celui qui leur a ainsi manqué n’est pas digne de partager les honneurs rendus au sage Confucius. Qu’on le dégrade et qu’on ôte sa tablette du temple des princes lettrés ; que nul de mes sujets ne soit assez hardi pour venir me faire des représentations à ce sujet, à moins qu’il ne soit assez courageux pour braver les flèches de mes gardes.

La désolation fut grande dans le peuple ; mais les mandarins lettrés, toujours prêts à résister aux caprices des souverains, ne se laissèrent pas intimider. L’un d’entre eux, nommé Thsian-Tang, qui occupait un poste important, écrivit un mémoire, dans lequel il suppliait l’Empereur de revenir sur sa décision. Puis il fit ses dernières dispositions, prépara son cercueil, et se rendit au palais.

— Je viens, dit-il aux gardes, présenter une requête en faveur de Meng-tseu ; portez-la à l’Empereur. Je sais, du reste, quels sont vos ordres : frappez.

Le courageux mandarin découvrit sa poitrine en disant ces paroles, et à l’instant même il reçut une flèche qui heureusement ne le tua pas. L’Empereur, après avoir lu le mémoire de Thsian-Tang, l’approuva ou feignit de l’approuver. Il fit panser la blessure du mandarin, le félicita de son courage, et il décréta que le nom de Meng-tseu resterait en possession de tous les honneurs dont il avait voulu le priver.

Sans être l’objet, parmi les Chinois, de la haute vénération dont jouit Confucius, Meng-tseu n’en est pas moins regardé comme un de leurs plus grands philosophes ; il est également estimé comme écrivain, et lorsqu’on parle à un mandarin lettré des qualités du style, il répond laconiquement : Lisez Meng-tseu. On trouve, en effet, chez cet homme remarquable une vigueur et une simplicité antiques alliées à une vivacité d’esprit qui rappelle le génie français. Voici, du reste, quelques passages de son ouvrage :

« Meng-tseu étant allé visiter le roi de Weï (petit État de la Chine), le roi lui dit : « Sage vénérable, puisque vous n’avez pas jugé que la distance de mille li (cent lieues) fut trop longue pour vous rendre à ma cour, sans doute que vous avez des profits à procurer à mon royaume ? » Meng-tseu répondit : « Ô roi ! qu’est il nécessaire de parler de profit ? il suffit de posséder l’humanité ou la bienveillance pour tous les hommes, et la justice. N’intervenez point dans les affaires des laboureurs en les enlevant, par des corvées, aux travaux de chaque saison, et les récoltes dépasseront la consommation. Si les filets à tissu serré ne sont pas jetés dans les étangs et les viviers, les poissons et les tortues ne pourront pas être tous consommés sur vos tables. Ne portez la hache dans les forêts montagneuses que dans les temps convenables, et vous aurez du bois en abondance. Ayant plus de poissons et de tortues qu’il ne pourra en être consommé, et plus de bois que ce qui est nécessaire, il en résultera que le peuple aura de quoi nourrir les vivants et offrir des sacrifices aux morts ; alors il ne murmurera pas : voilà le point, fondamental d’un bon gouvernement. Faites planter des mûriers dans les champs d’une famille qui possède cinq arpents, et les personnes âgées de cinquante ans pourront porter des vêtements de soie. Que l’on ne néglige pas d’élever des poules, des pourceaux, des chiens, et les personnes âgées de soixante-dix ans pourront se nourrir de viandes. N’enlevez pas, dans des temps qui exigent des travaux assidus, les bras des familles qui possèdent cent arpents de terre, et ces familles nombreuses ne seront pas exposées aux besoins de la faim. Veillez attentivement à ce que les enseignements des écoles et des collèges propagent les devoirs de la piété filiale et le respect équitable des jeunes gens pour les vieillards : alors on ne verra pas des vieillards à cheveux blancs traîner ou porter de pesants fardeaux sur les grands chemins. Si les septuagénaires sont habillés de vêtements de soie et mangent de la viande, et si les jeunes gens à cheveux noirs ne souffrent ni du froid ni de la faim, toutes les choses seront prospères.

« Mais, au lieu de cela, vos chiens et vos pourceaux mangent la nourriture du peuple, et vous ne savez pas y remédier. Le peuple meurt de faim sur les routes et les grands chemins, et vous ne savez pas ouvrir les greniers publics. Quand vous voyez des hommes morts de faim, vous dites : Ce n’est pas ma faute, c’est celle de la stérilité de la terre. Cela diffère-t-il d’un homme qui, ayant percé un autre homme de son glaive, dirait, en le voyant étendu par terre : Ce n’est pas moi, c’est mon épée ? Ne rejetez pas la faute sur les intempéries des saisons, et le peuple viendra à vous pour recevoir des soulagements à ses misères. »

« Le roi répondit : « Je désire sincèrement suivre vos conseils. »

« Siouan-wang, roi de Thsi, interrogeant le philosophe, lui dit : « J’ai entendu raconter que le parc du roi Wen-wang avait sept lieues de circuit ; cela est-il vrai ? »

« Meng-tseu répondit : « L’histoire donne le fait comme certain.

— Le roi. Il était donc d’une grandeur excessive ?

— Le philosophe. Le peuple le trouvait cependant trop petit.

— Le roi. Moi, j’ai un parc qui n’a que quatre lieues de circuit, et le peuple le trouve encore trop grand pourquoi cette différence ?

— Le philosophe. Le parc de Wen-wang avait sept lieues de circuit ; mais c’était là que se rendaient tous ceux qui avaient besoin de cueillir de l’herbe ou de couper du bois ; ceux qui voulaient prendre des faisans ou des lièvres allaient là. Comme le roi avait son parc en commun avec le peuple, celui-ci le trouvait trop petit, quoiqu’il eût sept lieues de tour, cela n’était-il pas juste ? J’ai appris que vous aviez un parc de quatre-lieues de tour, et que l’homme du peuple qui y tuerait un cerf serait puni de mort comme s’il eût tué un homme. Le peuple qui trouve ce parc trop grand a-t-il tort ? »

Ainsi parlait, il y a deux mille quatre cents ans, un sage du Céleste Empire. Et voilà le peuple que l’Europe, dans son insolent orgueil, à représenté pendant tant de siècles comme une horde d’esclaves sauvages et stupides !