Contes chinois, précédés d’une Esquisse pittoresque de la Chine/Les mille et une Infortunes du mandarin Hoang

La bibliothèque libre.

LES MILLE ET UNE INFORTUNES DU MANDARIN HOANG.



Les mille et une Infortunes
du
mandarin Hoang



H Hoang était le fils aîné du préfet (quan-chou-fou) de la belle ville de Chao-Hing. Doué d’excellentes qualités, d’un esprit sûr et droit, d’une vaste intelligence, il faisait, dès son enfance, le bonheur et l’orgueil de ses parents, et il eût été le plus accompli des jeunes gens de son âge, s’il eût pu surmonter une timidité singulière qui semblait le paralyser. Tous les moyens avaient été employés pour la faire disparaître, mais le naturel n’avait point cédé. Envoyé dans une école publique, Hoang ne s’y forma point le caractère, comme l’avaient espéré ses parents ; aimé de son maître pour son assiduité à l’étude, de ses camarades pour sa douceur, il n’en montrait pas moins une timidité qui l’empêchait de se mêler aux jeux des autres écoliers. Ceux-ci, suivant l’usage, tout en rendant justice à son excellent cœur, ne se faisaient cependant pas faute de le tourner en ridicule : on l’avait surnommé la petite fille, et lors que par hasard il voulait exprimer son opinion, on lui répétait, en ricanant, le vieux proverbe du pays : « La poule ne doit pas chanter, sinon la famille est perdue. » Ces railleries étaient aussi inutiles que les conseils du maître. Hoang ne pouvait se corriger de ce défaut qui devait le rendre si malheureux.

Ainsi qu’il arrive souvent aux hommes de ce caractère, sa timidité ne fit que s’accroître avec l’âge. Lorsque, au sortir de l’école, il se vit séparé de la plupart de ses camarades et lancé dans un monde tout nouveau, il se crut perdu. En vain son père en appelait-il à sa raison, lui faisait-il comprendre que si la timidité n’est pas un vice déshonorant, c’est un grand défaut qui ridiculise l’homme et le rend souvent inutile à la société ; Hoang convenait de tout, prenait les meilleures résolutions, et à la première occasion le naturel revenait, au galop. Vivant retiré et sans partager les plaisirs que sa position et sa fortune lui permettaient, il consacrait tout son temps à l’étude ; aussi devint-il excessivement savant dans toutes les branches de la littérature et des sciences. Mais lorsqu’il fallut passer des examens, son mauvais génie vint encore se mettre à la traverse ; autant ses compositions étaient remarquables, autant il était faible dans les argumentations. Il se troublait, balbutiait et répondait tout de travers aux questions les plus simples. L’idée seule de paraître en public devant des examinateurs l’empêchait de dormir. Il échoua plus d’une fois, et ne fut enfin admis parmi les lettrés que grâce à la bienveillance de ses professeurs qui, certains de son mérite, firent la part de sa timidité.

À peine venait-il d’acquérir le titre de mandarin, après tant de tourments et d’angoisses, que son père résolut de le marier. La nouvelle de ce projet anéantit le pauvre Hoang ; il se jeta aux pieds de son père et le supplia, les larmes aux yeux, de le laisser dans son obscurité. « Je n’ai aucun goût pour le mariage, disait-il ; d’ailleurs je suis encore trop jeune. » On lui répondit qu’il était d’un âge à prendre la direction d’une maison, qu’il s’habituerait très-facilement à sa nouvelle condition, qu’enfin il était trop tard et que les fiançailles étaient conclues. Il était inutile d’insister. Hoang se retira dans son appartement, en maudissant le sort et regrettant de ne pas être confondu avec ces pauvres bateliers qui parcouraient les canaux de Chao-Hing. Comme vous le pensez bien, ce qui excitait l’aversion du jeune mandarin pour le mariage, c’était l’idée de quitter sa retraite, de paraître en publie, d’occuper l’attention des oisifs de la ville. Comment ferait-il pour sortir avec le cortège nuptial, pour se présenter devant sa nouvelle famille ? C’était à en mourir de honte et de confusion. Et pourtant sa fiancée était, disait-on, bien jolie, et elle appartenait à l’une des meilleures familles de la province de Tche-Kiang.

Pendant que les grands parents terminaient le contrat de mariage, Hoang cherchait les moyens de rompre l’union qu’on lui imposait ; mais cela lui paraissait de plus en plus difficile. Son père le voulait, et en Chine un simple désir du chef de famille est un ordre pour les enfants. L’infortuné se désolait ; chaque soir, il arrêtait un plan qu’il trouvait impraticable le lendemain. Le plus souvent il prenait la sage résolution de vaincre sa timidité ; il s’armait de courage, il se répétait que lui, homme d’esprit et d’intelligence, pourrait bien se soumettre à un cérémonial traditionnel, respecté par les gens du peuple eux-mêmes. Puis ses craintes revenaient, et il allait cacher son désespoir dans les endroits les plus retirés. Un jour qu’il se promenait hors de la ville dans un petit bois de palmiers et de citronniers, il aperçut au bout de l’allée son futur beau-père et deux autres personnes de sa famille. Une sueur froide le saisit ; comment échapper à leur rencontre ? Les bâtiments d’une ferme paraissaient à travers les arbres. Hoang se dirigea de ce côté, espérant pouvoir s’y cacher. Il arriva près d’un petit jardin planté de jasmins du Cap et d’autres fleurs odorantes, et il se disposait à prendre quelque repos sur un banc de gazon, lorsque la voix du futur beau-père se fit encore entendre. Hoang perdit la tête et, oubliant sa gravité de mandarin, il se blottit dans un de ces grands pots de terre qui sont toujours placés derrière les maisons chinoises pour y recueillir les eaux du ciel. Les personnes dont il redoutait tant la présence entrèrent dans le jardinet s’y promenèrent pendant plus de deux heures, qui parurent à Hoang d’une longueur mortelle.

Lorsque le futur beau-père se fut retiré, Hoang sortit de sa cachette, brisé, moulu, ayant à peine la force de marcher. Il regagna cependant le canal qui conduisait à la ville, maudissant l’idée qu’il avait eue de se cacher comme un malfaiteur, et furieux contre les gens dont les conversations en plein air ne finissaient pas. Par un hasard désespérant, aucun batelier n’était à son poste, et Hoang, dont la patience avait déjà été mise à l’épreuve, se vit obligé d’attendre quelque embarcation. Enfin il aperçut dans le lointain une petite jonque qui, malgré ses signaux réitérés, s’avançait très-lentement. Elle arriva cependant, mais elle n’avait pas touché le bord que le mandarin, dans sa précipitation, en voulant s’élancer dedans, perdit l’équilibre et tomba dans l’eau. Les bateliers s’empressèrent de venir à son secours, et il en fut quitte pour la peur ; mais il était trempé jusqu’aux os, et il grelottait tellement que ses bateliers lui proposèrent de l’arrêter à l’entrée de la ville chez un apothicaire. Hoang refusa ; les boutiques des pharmaciens chinois servent de cabinets de consultation à la plupart des médecins, et sont par conséquent un lieu de réunion chéri des oisifs. Il ne voulait pas s’exposer aux regards de la foule, tout mouillé et les vêtements couverts de boue ; mais les bateliers, craignant la bastonnade s’ils laissaient le fils du gouverneur dans un pareil état, l’emportèrent à peu près de force chez un apothicaire. Charmé de recevoir chez lui un personnage de distinction, celui-ci s’empressa de montrer son zèle en faisant avaler à l’infortuné une foule de drogues plus mauvaises les unes que les autres, en sorte que Hoang devint sérieusement malade et garda le lit pendant quinze jours.

Il est facile de s’imaginer les tristes pensées auxquelles il s’abandonna pendant sa maladie. Il ne songeait qu’avec dépit au rôle ridicule que lui avait fait jouer sa timidité, et il se promit bien de se corriger. En effet, dès qu’il fut rétabli, il demandait son père de le présenter aux parents de sa future. Grande fut la joie dans les deux familles, et le jour de l’entrevue, Hoang fut reçu avec autant d’affabilité que de politesse. En historien impartial, nous devons déclarer qu’il ne se lira pas trop mal de cette terrible épreuve. Il est vrai que dans son trouble il marcha sur les pieds de son beau-père qui ne put s’empêcher de faire une grimace horrible, qu’il faillit tomber en s’asseyant et qu’il renversa sur sa robe sa première tasse de thé ; mais on ne parut pas faire attention à ces petits malheurs. Le jeune mandarin s’enhardit peu à peu et s’exprima en si bons termes que le beau-père, enchanté, déclara qu’il fixait à trois jours la célébration du mariage.

Alors Hoang vit ses bonnes résolutions s’évanouir. Il eût été inconvenant de demander un délai, et se refuser à cette union était impossible. Il retomba dans ses indécisions, se créant mille chimères et se rendant ainsi, sans motifs, le plus infortuné des hommes. À mesure que le moment fatal approchait, ses craintes ridicules redoublaient. Enfin le matin du jour où la cérémonie nuptiale devait avoir lieu, il s’enfuit de la maison paternelle sous un déguisement et sortit de la ville. Hoang bravait ainsi les ordres de son père ; sa timidité le conduisait : à devenir mauvais fils. Il erra toute la journée dans la campagne, absorbé dans les plus tristes réflexions et maudissant, non pas son ridicule défaut, mais l’obstination du riche mandarin qui voulait le prendre pour gendre. Le pauvre garçon devenait fou. Cependant à l’approche de la nuit, la fatigue et la faim calmèrent un peu son exaltation, et il regagna la demeure paternelle en songeant avec effroi aux suites de son coup de tête.

C’était facile à deviner. Le scandale avait, été grand ; malgré les excuses de sa famille, les parents de la future indignés avaient renvoyé la dot et les présents. Tout était rompu, et les deux familles, unies jusqu’alors par les liens de la plus tendre amitié, s’étaient séparées d’un air menaçant. Lorsque le jeune mandarin entra dans la salle des Ancêtres, il trouva son père, vieillard vénérable à barbe blanche, assis tristement dans un coin de l’appartement ; il s’approcha en silence et tomba à ses genoux. Le vieillard se leva en sursaut, les yeux animés par la colère, puis regardant son fils avec autant de compassion que de mépris, il lui fit signe de se retirer dans son appartement. Le lendemain et les jours suivants, même silence ; en vain Hoang redoublait-il ses protestations de tendresse et de dévouement, le père ne lui répondait pas, et affectait de le regarder à peine. Un matin, on vint annoncer au jeune homme qu’il eût à se revêtir de ses habits de fête ; il devait accompagner son père à la cour de l’Empereur pour assister à la cérémonie du labourage.

L’agriculture n’a été nulle part plus encouragée ni plus honorée que chez les Chinois. Leurs livres de morale mettent au premier rang l’art de cultiver la terre, et tous leurs bons empereurs se sont occupés avec un soin minutieux de la condition des paysans[1]. Plusieurs fêtes ont lieu on l’honneur de l’agriculture ; mais la plus remarquable est celle qui existe depuis le commencement de la monarchie, et qui est présidée par l’Empereur lui-même. Le premier mois du printemps, le prince se rend, avec toute sa cour, dans un champ désigné, et là, après avoir imploré la bonté céleste, il prend le manche d’une charrue et trace quelques sillons ; les grands dignitaires de l’Empire l’imitent à leur tour l’un après l’autre. Le tribunal des Rites veille avec le plus grand soin à l’observation de cette cérémonie. On raconte qu’un empereur n’ayant pas voulu suivre l’exemple de ses prédécesseurs, son armée fut battue quelque temps après par les Barbares, près du champ même destiné au labourage, et qu’on regarda cette défaite comme une punition du ciel.

Le gouverneur de Chao-Hing et son fils Hoang assistèrent à la cérémonie, et celui-ci, caché au milieu de ses collègues, attendait avec impatience le signal du départ. La singulière rupture de son mariage avait fait scandale, et plus d’un grave mandarin, en passant devant le jeune lettré, n’avait pu retenir un sourire, Hoang était déjà désolé de se trouver ainsi exposé aux regards et aux railleries du public, lorsqu’à sa grande frayeur un maître des cérémonies, l’appelant par son nom, lui ordonna de se rendre auprès de l’Empereur. Pâle, consterné, tremblant de tous ses membres, le mandarin s’approcha du trône, ou plutôt se traîna jusque là, et se prosterna devant le prince qui causait amicalement avec le père de Hoang. L’Empereur le regarda d’un air moitié riant, moitié soucieux, puis, prenant un ton grave :

— Je vous ai fait venir, dit-il, parce que vous êtes le fils d’un de mes plus vieux serviteurs, et que depuis longtemps j’ai entendu vanter votre savoir. Répondez-moi avec franchise, et surmontez votre timidité habituelle. Le peuple est-il content du gouvernement ? n’a-t-il besoin de rien ? est-il bien gouverné ? Allons, parlez.

— Seigneur, reprit Hoang en balbutiant et après quelques moments de silence, je suis livré tout entier a l’étude, et je ne m’occupe que de mes livres. Je ne vais point dans le monde ; j’ignore donc ce qui se passe au dehors.

— Eh quoi ! s’écria l’Empereur, vous êtes mandarin, et vous ignorez les besoins du peuple ! vous ne pouvez dire en quel état il se trouve ! Et si dès aujourd’hui je vous choisissais pour gouverneur de quelque ville, comment rempliriez-vous vos fonctions ? Un mandarin des lettres ne doit pas s’occuper seulement de ses livres. En étudiant, il n’a d’autre but que de s’instruire et de pouvoir instruire les autres ; mais quand une fois il a obtenu ses grades, il doit lire dans le grand livre de la société civile, et ne rien ignorer de ce qui s’y passe, pour pouvoir la servir selon ses besoins dans les emplois qui lui seront confiés. Allez, vous êtes indigne du nom de votre père ; une timidité à peine excusable chez un enfant rend inutile votre science, et vous êtes incapable de servir le gouvernement.

Lorsque l’Empereur se fut retiré, les serviteurs de Hoang vinrent relever leur maître, qui était resté évanoui la face contre terre.

Des bandes de Tartares infestaient alors l’Empire. Quelques jours après la cérémonie du labourage, une armée impériale, surprise par les ennemis, fut complètement défaite, et les vainqueurs s’avancèrent dans le pays, mettant tout à feu et à sang. Le péril était grand. L’Empereur marcha lui-même à leur rencontre, et remporta une victoire décisive. Il avait remarqué pendant la bataille un jeune mandarin des lettres qui se portait toujours en avant, et dont le courage excitait l’admiration de toute l’armée. Quel ne fut pas son étonnement lorsqu’un officier général (tsoung-tou) vint lui présenter ce jeune homme couvert de glorieuses blessures, et qui avait pris de sa propre main trois étendards aux ennemis ! C’était Hoang, mais non plus timide, embarrassé, les yeux baissés vers la terre ; il portait la tête haute, et une noble fierté rehaussait la beauté de ses traits :

— Seigneur, dit-il en se prosternant avec respect, vous m’aviez jugé indigne de servir l’État ; j’ai voulu prouver que mes aïeux n’avaient pas à rougir de moi. J’abjure désormais une timidité qui me rendait malheureux et me renfermait dans une triste obscurité. Ce que n’avaient pu faire mes propres efforts ni les conseils de mon vieux père, les paroles de l’Empereur l’ont accompli en un instant.

— J’y comptais, dit le prince en souriant. Allez, vous êtes un digne serviteur, et je vous nomme gouverneur de la ville de Vou-Chang.

Huit jours après, Hoang épousait sa jolie future. Considéré partout pour ses vertus et ses talents, adoré du peuple, chéri de ses proches, il mena une vie calme et heureuse, quoique les mauvais plaisants prétendissent que son mariage avait complété les mille et une infortunes du mandarin Hoang.


  1. Je n’en citerai qu’un exemple. En 1732, l’Empereur Young-Tching ordonna que les gouverneurs des villes lui enverraient tous les ans le nom d’un paysan de leur district, qui se distinguerait par son application à cultiver la terre et par une conduite irréprochable. Ce laboureur est élevé au degré de mandarin honoraire de huitième classe, distinction qui lui permet de porter l’habit de mandarin, de rendre visite au gouverneur, de s’asseoir en sa présence et de prendre le thé avec lui. À sa mort on lui fait des funérailles dignes de son rang. Son nom et ses titres d’honneur sont inscrits parmi ceux des citoyens qui ont bien mérité de l’État.