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Contes chinois, précédés d’une Esquisse pittoresque de la Chine/Lieou le Bossu

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SOU TCHEOU (Lieou le Bossu)

CONTES CHINOIS



Lieou le Bossu



D Dans l’un des faubourgs de la belle ville de Sou-Tcheou, la Venise chinoise, vivait un pauvre pêcheur du nom de Lieou et qu’une difformité de taille faisait appeler plus communément le bossu. C’était un petit homme actif et intelligent, de joyeuse humeur, connu à plus de dix lieues à la ronde pour son talent de musicien et son habileté à la pêche. Il avait même une certaine instruction, et ses voisins le regardaient comme un homme de bon conseil. Aussi vivait-il heureux dans son humble condition, acceptant le temps comme il venait et ne songeant qu’à augmenter son petit avoir.

La nuit approchait et déjà la lune scintillait sur les toits vernissés de la ville. De riches gondoles se croisaient en tous sens sur les canaux ; chacun venait chercher un peu de fraîcheur après une journée d’une chaleur accablante. Sur les barques qui, dans beaucoup de villes de la Chine, servent d’habitation aux pauvres, on voyait une multitude immense, étendue nonchalamment et fumant avec délices en contemplant le magnifique panorama de Sou-Tcheou. Lieou seul ne se reposait pas. Il disposait en chantant une petite barque pour une sorte de pèche fort usitée dans le pays.

— Le ciel est pur et la lune brillante, disait-il de temps en temps. Allons, la nuit sera profitable.

Et il reprenait, gaiment sa chanson.

La pêche nocturne à laquelle Lieou se préparait est assez singulière ; elle ne peut ; avoir lieu que lorsqu’il fait, un beau clair de lune. On attache des deux côtés d’un bateau long et étroit une planche large d’environ deux pieds et qui tient toute la longueur de la barque. Cette planche, peinte en blanc et vernissée avec soin, s’abaisse par une pente presque imperceptible jusqu’à la superficie de l’eau. Le poisson, qui se joue au clair de la lune, prend la couleur de la planche pour celle de l’eau même, et trompé par cette ressemblance il saute dans la barque.

Le petit bossu venait de terminer ses préparatifs et il allait prendre le large, lorsqu’un cri partit d’une gondole richement ornée qui passait devant, sa barque.

— C’est lui ! — C’est bien lui !

— Maudit portrait ! dit un des hommes qui montaient la gondole ; je l’ai oublié. Comment s’assurer de la ressemblance ? Il faut attendre à demain.

L’embarcation s’approchait en même temps de la boutique du marchand de poissons, et l’homme qui avait parlé le premier et dont les vêtements annonçaient un homme de distinction, lut à haute voix sur l’enseigne : Lieou, beaux poissons de toute espèce. Au-dessous était la phrase sacramentelle : Pu hu, c’est-à-dire, il ne vous trompera, pas.

Lieou crut que ces personnages étaient des acheteurs, et il se mit à vanter sa marchandise :

— Achetez, illustres seigneurs, achetez, s’écriait-il. Nulle part vous n’aurez du poisson aussi beau et aussi frais. Vous en trouverez chez Lieou de toute espèce depuis le canard sauvage nourri avec de la courge, jusqu’au kin-yu, ce beau poisson d’or qui fait l’ornement des palais de l’Empereur.

Mais l’inconnu, après avoir écrit quelques mots sur ses tablettes, fit signe aux gondoliers de continuer leur route, non sans jeter des regards de curiosité sur l’honnête pêcheur. Celui-ci, assez étonné d’abord de cette démarche mystérieuse, finit par se tranquilliser en se rappelant qu’il n’avait aucun démêlé avec la police, qu’il ne se connaissait pas d’ennemis et que les hommes de la gondole n’avaient nullement l’air de voleurs. Là-dessus il prit ses rames et s’éloigna rapidement.


Il est dix heures du matin. Lieou, qui vient de prendre quelque repos, arrange avec soin sur des herbes mouillées le poisson qu’il a rapporté de sa course nocturne. Il chante gaiment, suivant sa coutume, en calculant dans sa tête ce qu’il peut retirer du produit de sa pêche. Tout à coup sa figure se rembrunit ; il cesse de chanter. C’est qu’il aperçoit sur le canal, à quelques pas de lui, la gondole de la veille. Les deux inconnus le regardent avec attention en consultant un papier, et l’un d’eux s’écrie de nouveau :

— Oui, c’est lui. — C’est bien lui.

— Oui, c’est moi, répond Lieou, mais d’un ton mécontent ; que me voulez-vous ?

Le personnage qui, la veille, avait pris l’adresse du pauvre pécheur, le salue fort poliment sans rien dire, et la gondole s’éloigne à force de rames.

Pour le coup, la patience de Lieou était mise à bout ; il éclata en injures et en menaces, et il déclarait à ses voisins qu’il allait se plaindre au mandarin du quartier, lorsque la malencontreuse gondole reparut au bout du canal. Derrière elle venaient deux barques ornées avec magnificence et portant les couleurs impériales. Des mandarins de première classe étaient dans les embarcations qui s’arrêtèrent devant la boutique du marchand de poissons, à la grande stupéfaction du propriétaire et de ses voisins. Mais l’étonnement redoubla lorsqu’on vit les mandarins faire le kow-tow[1] devant le petit bossu ; puis le chef de la compagnie, après lui avoir présenté ses très-humbles chin-chin (compliments), l’engagea à le suivre :

— Et où donc ? dit Lieou.

— Au palais impérial.

En vain le pêcheur demandait des explications, prétendait qu’il y avait méprise, se plaignait d’être le jouet d’une mauvaise plaisanterie ; sur un signe des mandarins, quelques officiers subalternes le déshabillèrent de son vêtement de toile et le revêtirent d’un riche costume. Sa toilette terminée, on le conduisit jusqu’à l’une des grandes barques impériales avec des égards infinis, et le cortège s’éloigna, laissant tous les spectateurs livrés aux suppositions les plus fabuleuses.

Pendant que Lieou se dirige vers le palais avec ses silencieux compagnons, nous allons donner l’explication de ce singulier événement. L’Empire était sur le penchant de sa ruine ; d’indignes souverains, s’abandonnant a toutes leurs passions, avaient épuisé le trésor public et démoralisé la nation. L’un d’eux, racontent les historiens du temps, fit creuser un grand bassin en forme d’étang, et après l’avoir fait remplir de vin, il ordonna à trois mille de ses sujets de s’y jeter. Des tranches énormes de viandes rôties étaient, suspendues autour du bassin pour satisfaire leur faim brutale. L’Empereur, assis sur son trône, regardait en riant ce spectacle hideux de trois mille misérables plongés dans l’ivresse la plus ignoble, et dont la plupart se noyèrent. Les vices des souverains avaient corrompu les hautes classes de la société, et les ministres, pour flatter leurs maîtres, se livraient à tous les excès. Le peuple, qui souffrait en silence, avait, repris espoir en voyant monter sur le trône un honnête homme. Le nouvel empereur était animé des meilleures intentions ; mais n’ayant personne autour de lui pour le seconder, il déplorait des maux qu’il ne pouvait soulager. Pendant une nuit d’insomnie, il crut voir en songe la figure d’un homme que le ciel lui désignait pour être son premier ministre. À son réveil, il fit dessiner plusieurs portraits de cet homme et ordonna de le chercher dans tout le royaume. Or, ce futur premier ministre n’était autre que le pauvre pêcheur de Sou-Tcheou qui, après plusieurs mois de recherches, avait été découvert par les mandarins.

Arrivé au palais, Lieou fut introduit, avec un grand cérémonial devant l’Empereur qui l’accueillit avec toutes les marques de la joie la plus vive :

« C’est vous, lui dit-il, que le ciel a choisi pour m’aider de vos sages leçons. Ne me flattez pas, ne m’épargnez point sur mes défauts ; faites en sorte que je puisse acquérir les vertus des grands empereurs, et rappeler dans ces jours infortunés la modération, la douceur et l’équité de leur gouvernement. Je vous nomme premier ministre. Allez, et rétablissez l’ordre dans l’Empire. »

Lieou ne voyait rien, n’entendait rien. Il s’inclina machinalement devant l’Empereur et suivit, sans mot dire, les grands dignitaires, qui le conduisirent dans un appartement magnifique et se retirèrent en lui faisant les plus humbles salutations. Resté seul, il se tâta les membres pour se persuader qu’il était bien éveillé, et après avoir vainement cherché à comprendre la singulière aventure qui lui arrivait, il se jeta sur son lit, la tête brûlante et le corps brisé de fatigue.

« C’est étonnant, dit-il en s’endormant ; je n’ai pourtant pas bu aujourd’hui de samshou » (liqueur spiritueuse que les Chinois distillent du riz).

Lorsqu’à son réveil le pauvre pêcheur se vit-dans une chambre tendue de soie et ornée de peintures précieuses, lorsqu’il jeta les yeux sur ses riches vêtements, son étonnement redoubla. Il courut à la porte et vit dans le vestibule tous les grands de l’Empire qui s’inclinèrent avec respect devant lui.

— Ce n’est donc pas un rêve ! s’écria-t-il.

— Le premier ministre est admis à se présenter devant l’Empereur, dit un mandarin. Nous, ses collègues, nous l’attendons.

Le conseil s’assembla et délibéra sur les moyens de rendre au pays le calme et la prospérité. Lieou, qui ne manquait pas d’une certaine instruction et qui avait surtout beaucoup de bon sens, n’entendait qu’avec indignation les phrases ambiguës de ses collègues qui cherchaient à cacher la misère de l’État ou se rejetaient l’un sur l’autre la responsabilité d’une mauvaise administration. Homme du peuple, gagnant sa vie par son travail, le pauvre pêcheur ne put supporter les mensonges de ministres incapables et corrompus, et l’Empereur lui ayant demandé son avis, il dessina d’une manière énergique le tableau sombre, mais véritable, du pays, accablé d’impôts, livré au brigandage des puissants et n’ayant plus d’espoir que dans l’Empereur. Il attaqua surtout avec violence la conduite des agents du pouvoir qui n’ambitionnaient de hautes fonctions que pour s’abandonner à tous les excès.

— La paix et le trouble, dit-il en terminant, dépendent, des ministres. Les emplois ne doivent pas être confiés à ceux qui ne suivent que leurs passions, mais à ceux qui ont de la capacité. Les honneurs doivent être réservés pour les sages, non pour les méchants.

— Et voilà pourquoi, reprit l’Empereur, je vous ai appelé d’une condition obscure au plus haut emploi du gouvernement. C’est bien. Je suis content de vous.

Puis le prenant à l’écart, il lui expliqua par quel merveilleux hasard Lieou le bossu avait été appelé à la cour. Lieou représenta qu’il n’avait point reçu une assez grande instruction et qu’il ne se sentait pas capable de gouverner un empire. Mais le prince, satisfait du bon sens et de la modestie de son nouveau ministre, lui intima l’ordre de garder le pouvoir et de s’en servir avec énergie.

Tout changea aussitôt. Consacrant ses jours et ses nuits au travail, consultant sans relâche les notes relatives à la conduite de chaque mandarin, Lieou réorganisa l’administration, chassant et punissant sans pitié les prévaricateurs, et appelant autour de lui les hommes distingués qui restaient confondus dans les derniers rangs. On comprend que cette sévérité ne devait pas plaire aux courtisans ; un parti puissant se forma contre ce maudit bossu, qui ne permettait pas à un fonctionnaire de voler ses subordonnés ; mais le ministre, insensible aux sarcasmes comme aux murmures, poursuivait sa tâche et trouvait d’assez amples consolations dans les bénédictions du peuple.

Un soir qu’il se promenait sous un déguisement dans la ville, il s’aperçut que les gardiens des portes, malgré la consigne, les ouvraient à tout venant, après l’heure de la fermeture. Cet abus était d’autant plus dangereux qu’on craignait à chaque instant une tentative des Sourcils-rouges, brigands qui désolaient les provinces et qui étaient ainsi nommés parce qu’ils se peignaient les sourcils en rouge, en signe de ralliement. Lieou ordonna aussitôt que les règlements fussent exécutés et menaça de peines sévères ceux qui y contreviendraient. Quelques jours après, l’Empereur étant allé à la chasse prolongea tellement le repas du soir que lorsqu’il arriva à la ville les portes étaient fermées. Il se trouva par hasard que le premier ministre passait sur les remparts en faisant sa ronde habituelle, au moment où les soldats de la garde impériale frappaient à l’une des portes. Il s’avança, et demanda qui voulait rentrer si tard.

— L’Empereur, répondit d’un ton insolent un soldat qui ne reconnaissait pas le ministre.

— L’Empereur, reprit Lieou, est soumis aux lois comme le plus obscur de ses sujets. Les règlements s’opposent à ce que les portes soient rouvertes à cette heure ; l’Empereur ne rentrera pas.

La stupéfaction fut grande parmi les courtisans, et ils se regardaient tout étonnés de ce qu’ils appelaient, l’insolence d’un parvenu, lorsque l’Empereur, impatienté, piqua son cheval et s’avança en demandant la cause de ce retard. La réponse du ministre lui fut rapportée, et même avec quelques exagérations. Le prince devint pâle de colère et ordonna qu’on frappât de nouveau à la porte. Mais les gardiens répondirent que cette insistance était inutile et que, malgré tout leur respect pour le chef de l’État, ils n’ouvriraient la porte qu’à l’heure prescrite.

« Allons ! dit l’Empereur en souriant avec amertume, si les gardiens des autres portes suivent aussi fidèlement les ordres de mon ministre, je me verrai forcé de retourner au palais de chasse ou de coucher à la belle étoile. »

Lieou, en poursuivant sa route, avait recommandé aux chefs des trois autres portes de n’ouvrir à personne, pas même à l’Empereur ; mais quand le premier auquel on s’adressa eut aperçu, à la lueur des torches, le parasol impérial jaune-aurore, surmonté du dragon d’or, il n’osa pas résister, et la porte fut ouverte. On dit même que soupçonnant la disgrâce prochaine du premier ministre, il avait été bien aise de faire ainsi la cour à ses ennemis en lui désobéissant.

Tous ceux qui détestaient Lieou, et le nombre en était grand, car, en Chine comme en Europe, le talent et la vertu ne trouvent malheureusement que trop de persécuteurs, tous les mandarins qui avaient été punis de leur mauvaise conduite ou qui redoutaient un châtiment mérité, étaient en grande joie. L’Empereur, en rentrant au palais, avait manifesté sa colère contre Lieou, et il était évident que dès le lendemain le rigide ministre serait, disgracié. Aussi la foule était-elle immense à l’audience de l’Empereur. Dès que le petit bossu entra dans la salle, tous les regards se tournèrent vers lui. Calme et résigné comme un homme qui a la conscience d’avoir fait son devoir, il alla prendre sa place accoutumée sans remarquer la douleur de ses amis, ni la joie de ses adversaires. En apercevant Lieou le prince fronça légèrement le sourcil, mais il ne dit rien et répondit par un salut, de la main au respectueux prosternement (kow-tow) du ministre. Tout le reste de l’audience, il parut vivement préoccupé : punirait-il Lieou d’avoir fait observer aussi rigoureusement les règlements, ou bien, satisfaisant son orgueil offensé, se priverait-il des services de l’homme qui gouvernait son royaume avec tant d’éclat ? Tel était le combat que se livraient dans son esprit le sentiment de la justice et l’amour-propre blessé : la cour en attendait l’issue avec impatience. L’audience allait finir, et l’Empereur n’avait pas adressé une seule fois la parole à Lieou, lorsque celui-ci s’avança vers le trône.

« Hier au soir, dit-il, le chef d’une des portes de la ville a violé des règlements sévères, mais d’une utilité indispensable et approuvés par l’Empereur lui-même ; il a ouvert la porte avant l’heure prescrite, au lieu d’imiter la sage conduite du gardien qui a respecté la consigne. Il faut que l’un soit puni et l’autre récompensé ; tel est l’avis que je soumets à l’Empereur. Personne ne doit être au dessus des lois, et un royaume est mal administré lorsque les agents du pouvoir soumettent leur conduite aux caprices du souverain. »

L’étonnement était peint sur tous les visages : qu’allait faire l’Empereur ? S’il ne cédait pas à la demande du ministre, celui-ci devrait se retirer ; son caractère bien connu ne pouvait laisser là-dessus aucun doute. Aussi attendait-on avec anxiété la réponse du prince qui, absorbé dans ses réflexions, regardait d’un air distrait le petit bossu agenouillé à ses pieds. Enfin il se leva et dit d’une voix légèrement émue :

« Le sage Lieou a raison. Il faut que la loi soit respectée ; et qui doit donner l’exemple de la soumission, si ce n’est l’Empereur ? J’ordonne donc que le gardien qui m’a ouvert hier au soir la porte de la ville soit privé de son emploi ; quant à celui qui a fait son devoir, la faveur impériale ne l’oubliera pas. »

À peine le prince avait-il fini de parler que les courtisans entourèrent le ministre, lui prodiguant des marques d’affection et le félicitant de sa conduite. Parmi eux, suivant l’usage, les ennemis de Lieou se montraient les plus empressés ; lui, toujours calme, recevait en souriant des compliments dont il connaissait la valeur, mais il avait entendu avec joie la réponse de l’Empereur. Une pareille décision faisait honneur au souverain, et Lieou était dès lors certain de son puissant concours. Rien ne troubla plus désormais la bonne intelligence qui existait entre eux, et, grâce à l’heureuse administration de son ministre, le nom du prince était célébré partout comme celui du père du peuple.

À la mort du souverain, les ennemis de Lieou reprirent courage, et, par suite de leurs manœuvres, le nouvel Empereur, homme faible et corrompu, disgracia le grand ministre. Lieou reçut sans regret la nouvelle de sa chute ; il voyait que ses conseils seraient inutiles ou pris en mauvaise part. Il se retira à Sou-Tcheou et rentra dans son humble condition. Il y mourut presque dans l’indigence, délaissé par les grands seigneurs dont il avait été le maître ; mais le peuple, qui n’est pas ingrat, n’oublia jamais le ministre qui avait rendu à l’Empire le calme et la prospérité, et lorsqu’un nouvel impôt venait leur enlever leurs dernières ressources, ils disaient en soupirant : « Ah ! ce n’était pas ainsi du temps du petit bossu ! »

  1. C’est le salut adressé par l’inférieur au supérieur ; on se met à genoux et on frappe le sol avec la tête.