Contes d’Italie/L’Invincible Ennemi

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Traduction par Serge Persky.
Contes d’ItalieLibrairie Payot et Cie (p. 197-213).


L’INVINCIBLE ENNEMI


C’est le printemps ; le soleil brille avec éclat ; aussi tout le monde est-il joyeux ; aux fenêtres des vieilles maisons de pierre, les vitres elles-mêmes étincellent gaiement.

Dans la grand’rue de la petite ville, une foule en habits de fête bariolés s’écoule comme un torrent ; la cité tout entière est là : ouvriers, soldats, bourgeois, prêtres, fonctionnaires, pêcheurs ; tous sont gagnés par l’ivresse printanière ; on parle haut, on rit beaucoup, on chante ; et cette foule ne forme qu’un seul corps robuste, pénétré de la joie de vivre.

Les parasols de toutes couleurs, les chapeaux des femmes, les ballons rouges et bleus que tiennent les enfants ressemblent à des fleurs fantastiques. Et partout, semblables, eux aussi, à des fleurs ornant le somptueux manteau d’un roi de légende, resplendissent parmi les rires et les cris, les enfants, ces délicieux maîtres du monde.

Le feuillage vert pâle des arbres ne s’est pas encore épanoui ; enroulé en fastueux pelotons, il boit avidement les tièdes rayons du soleil. Au loin, le soleil joue et appelle les gens.

Dans cette foule si vivante, on peut pourtant distinguer un visage mélancolique. C’est celui d’un homme robuste et de haute taille qui donne le bras à une jeune femme. Il n’a sans doute pas dépassé la trentaine et cependant ses cheveux sont blancs. Il tient son chapeau à la main et sa tête ronde apparaît tout argentée. Son visage maigre et respirant la vigueur est paisible, mais empreint d’une tristesse ineffable. Ses grands yeux noirs, voilés par les cils, ont ce regard propre à ceux qui ne peuvent oublier, qui n’oublieront jamais une douleur par eux subie.

— Observe ce couple, l’homme surtout, me dit mon compagnon. Il a vécu un de ces drames qui se jouent toujours plus fréquemment parmi les ouvriers de l’Italie septentrionale.

Et voici ce que mon ami me raconta :

— Cet homme est un socialiste, le rédacteur d’un petit journal prolétarien local. C’est un ouvrier peintre en bâtiments, une de ces natures pour qui la science devient une foi, et en qui la foi excite encore davantage la soif de savoir. C’est un anticlérical intelligent et acharné ; vois de quels yeux terribles les prêtres noirs le suivent !

Il y a cinq ans, comme il faisait de la propagande, il rencontra dans un des cercles qu’il avait formés, une jeune fille qui attira immédiatement son attention. Ici, les femmes ont trop appris à croire tacitement, avec une fermeté inébranlable. Pendant des siècles, les prêtres ont développé en elles cette faculté et ils ont obtenu ce qu’ils voulaient. Quelqu’un a dit avec justesse que l’Église catholique est édifiée sur le sein des femmes. Le culte de la Madone n’est pas seulement d’une beauté païenne, c’est avant tout un culte ingénieux ; la Vierge est plus simple que Jésus ; elle est plus proche du cœur ; il n’y a pas de contradictions en elle : elle ne menace pas de l’enfer ; elle n’est qu’amour, aide, pardon. Il lui est facile de réduire le cœur des femmes en esclavage pour toute leur vie.

Ainsi donc, il vit cette jeune fille qui savait parler et qui pouvait interroger ; mais toujours, dans les questions qu’elle lui posait, il sentait, à côté du naïf étonnement provoqué par les idées du socialiste, une méfiance non dissimulée et souvent de la peur, voire de la répulsion. Le propagandiste était obligé de discourir souvent sur la religion, d’attaquer violemment le pape et les prêtres. Chaque fois qu’il développait ce thème, il lisait de la haine et du mépris dans les yeux de la jeune fille. Et quand elle le questionnait sur quelque sujet que ce soit, elle prenait un ton hostile et sa douce voix se faisait mordante. Il était visible qu’elle connaissait la littérature catholique dirigée contre le socialisme et que les membres du petit groupe attachaient autant d’importance à ses paroles qu’à celles de son contradicteur.

Ici, on traite la femme beaucoup plus simplement, plus brutalement qu’en Russie, et jusqu’à ces derniers temps, les Italiennes ont justifié cette manière d’agir. Ne s’intéressant à rien, sauf au culte, elles étaient nécessairement étrangères aux progrès qu’accomplissaient les hommes et n’en comprenaient pas l’importance.

L’amour-propre du peintre était touché ; sa renommée de propagandiste habile souffrait dans ses controverses avec cette jeune fille. Il se fâchait, s’excitait ; plusieurs fois, il parvint à la tourner en ridicule, mais elle lui rendit la pareille ; elle lui inspirait un respect involontaire et le poussait à se préparer avec un soin tout particulier pour les séances auxquelles elle assistait.

En outre, il remarqua que chaque fois qu’il lui arrivait de parler du présent honteux, du joug qui accable l’homme d’aujourd’hui et mutile les corps comme les âmes ; chaque fois qu’il dépeignait la vie dans les sociétés futures, la jeune fille devenait tout autre. Elle éprouvait la colère contenue d’une femme forte et intelligente, qui connaît le fardeau des chaînes de l’existence ; elle avait l’avidité crédule de l’enfant qui écoute un conte de fée, une légende répondant à l’état de son âme merveilleusement complexe.

Cette transformation faisait naître en l’homme le pressentiment de sa victoire sur un ennemi puissant, sur un ennemi qui pouvait être un excellent camarade, un bon combattant pour la cause de l’avenir.

Ce débat entre eux dura presque une année, sans leur donner l’envie de se rapprocher et de discuter seul à seule. L’homme finit par faire les premières avances.

— Mademoiselle, vous êtes constamment en contradiction avec moi, dit-il ; ne trouvez-vous pas que, dans l’intérêt de la cause, il vaudrait mieux que nous fissions plus ample connaissance ?

Elle acquiesça volontiers et dès les premiers mots, leur antagonisme s’accentua : la jeune fille défendait avec fougue l’église, comme étant le seul lieu où l’être humain trouve le repos de l’âme, où, aux yeux de la bonne Madone, tous sont égaux et également dignes de pitié, quelle que soit leur position sociale. L’ouvrier répliquait que ce n’est pas le repos qu’il faut à l’humanité, mais le combat, que l’égalité civique est impossible sans l’égalité des biens matériels et que derrière la Vierge se dissimulait un homme à qui le malheur et la bêtise humaine étaient profitables.

Dès lors, ces disputes remplirent toute leur vie, chacune de leurs rencontres était la continuation d’une seule et même conversation passionnée et sans fin.

Chaque jour, se manifestait davantage l’irréductibilité fatale de leurs convictions.

Aux yeux du jeune homme, la vie était la lutte pour l’élargissement du savoir, la lutte pour arriver à la soumission des énergies mystérieuses de la volonté humaine ; tout le monde devait être également armé pour cette lutte à l’issue de laquelle nous attendent la liberté et le triomphe de la raison. Pour la jeune fille, la vie était le long et douloureux sacrifice de soi-même que l’homme faisait à l’inconnu, la soumission de la raison à ces lois, à cette volonté et à ces buts que le prêtre est seul à connaître.

Consterné, il demandait :

— Mais alors, pourquoi venez-vous à nos séances ? qu’attendez-vous du socialisme ?

— Oui, je sais que je me contredis et que je commets un péché ! avouait-elle tristement. Mais il est si bon de vous entendre et de rêver à la possibilité du bonheur universel.

Elle n’était pas très belle, mais elle avait une petite figure intelligente et de grands yeux dont le regard pouvait être doux et courroucé, caressant et sévère. Ouvrière dans une fabrique de soie, elle vivait avec sa vieille mère, son père amputé des deux jambes et une sœur cadette, élève de l’école professionnelle. Parfois, elle était gaie, d’une gaieté peu bruyante, mais pleine de charme. Elle aimait les musées et les vieilles églises ; elle était enthousiasmée par les tableaux, par la beauté des monuments, et elle répétait souvent en les admirant :

— Qu’il est étrange de penser que ces merveilles étaient auparavant cachées dans les maisons privées et qu’une seule personne avait le droit d’en jouir ! Le beau doit être vu par tous ; c’est alors seulement qu’il vit !

Elle parlait souvent d’une manière aussi bizarre ; et il semblait toujours au peintre que ces paroles sortaient du cœur de la jeune fille par une fissure qu’il ne découvrait pas. Elles lui rappelaient le gémissement d’un blessé. Il sentait que la jeune ouvrière aimait la vie et les êtres humains d’un amour maternel, profond, plein d’angoisse et de compassion. Il attendait patiemment que sa foi se communiquât à l’âme de la jeune fille, que l’amour paisible se transformât en passion. Il lui semblait qu’elle l’écoutait avec une attention croissante et que, de cœur, elle était déjà d’accord avec lui. Et il lui parlait toujours avec plus d’ardeur de la nécessité de lutter sans cesse et activement pour l’affranchissement de l’homme, du peuple, de l’humanité, chargée de chaînes antiques dont la rouille ronge les âmes, les assombrit et les empoisonne.

Une fois, en l’accompagnant chez elle, il lui dit qu’il l’aimait, qu’il la voulait pour femme. Mais il fut effrayé de l’impression que ces paroles produisirent sur elle. Elle chancela, comme s’il l’eût frappée ; elle ouvrit les yeux tout grands, pâlit et, s’appuyant contre un mur, les mains cachées derrière le dos, elle le regarda en face et lui dit avec une sorte de terreur :

— J’ai deviné qu’il en était ainsi ; je le sentais presque, car il y a longtemps que je vous aime aussi ; mais, mon Dieu, que va-t-il advenir ?

— Des jours de bonheur pour toi et pour moi, des jours de travail en commun ! s’écria-t-il.

— Non, dit la jeune fille en baissant la tête, nous n’aurions pas dû parler d’amour.

— Pourquoi ?

— Te marieras-tu à l’église ? demandât-elle tout bas.

— Non.

— Alors, adieu !

Et elle le quitta à la hâte.

Il la rattrapa et voulut lui faire entendre raison. Elle écouta en silence, sans répliquer ; puis elle lui dit :

— Mon père, ma mère et moi, nous sommes tous croyants et nous mourrons dans la foi. Le mariage à la mairie, pour moi, n’est pas un mariage ; s’il naissait des enfants d’une union pareille, ils seraient malheureux, je le sais. Le mariage religieux seul sanctifie l’amour ; seul, il donne le bonheur et la paix.

Il comprit qu’elle ne céderait pas de sitôt ; lui, évidemment, ne pouvait pas céder non plus. Ils se séparèrent ; la jeune fille lui dit, en le quittant :

— Ne nous torturons pas l’un l’autre ; ne cherche pas à me revoir… Ah, si tu t’en allais d’ici… Je ne peux le faire, moi, je suis trop pauvre !

— Je ne veux m’engager par aucune promesse, répondit-il.

Et la lutte entre ces deux êtres forts commença : ils se revirent, naturellement, et même plus souvent qu’auparavant ; ils se revirent, parce qu’ils s’aimaient ; ils cherchaient l’occasion de se voir, dans l’espoir que l’un d’eux ne saurait résister aux tortures d’un sentiment toujours plus violent et non satisfait. Leurs rencontres les laissaient pleins de désespoir et de douleur ; après chaque entrevue avec elle, il se sentait brisé et sans forces ; tout en larmes, elle allait se confesser ; il le savait et il lui semblait que la muraille noire élevée par les hommes tonsurés devenait de jour en jour plus haute, plus épaisse et plus indestructible et qu’elle le séparait à jamais de la jeune fille.

Un jour de fête, comme il se promenait avec elle en dehors de la ville, dans la campagne, il exprima tout haut une pensée qui le travaillait :

— Il me semble parfois que je pourrais te tuer.

Elle ne répondit rien.

— As-tu entendu ce que j’ai dit ?

Elle le regarda en face, d’un air affectueux, et répliqua :

— Oui.

Et il comprit qu’elle mourrait, mais qu’elle ne céderait pas. Avant ce « oui », il la prenait parfois dans ses bras et l’embrassait ; elle se défendait, mais sa résistance faiblissait ; déjà, il rêvait qu’un jour elle s’abandonnerait et que, ayant vaincu son être, il aurait son cœur. Mais, à dater de cette heure, il sentit que ce n’aurait pas été une victoire, mais un asservissement, et alors il cessa de la troubler ainsi.

Elle lui déclara un jour :

— Je comprends parfois que tout ce que tu dis est possible, mais je pense que c’est parce que je t’aime ! Je comprends, mais je ne crois pas, je ne peux pas croire ! Et quand tu t’en vas, tout ce qui est de toi s’en va avec toi !

Ce drame dura près de deux ans ; la jeune fille fut brisée ; elle tomba malade. Il lâcha son travail, cessa de s’occuper des affaires de son association, fit des dettes et évita de rencontrer ses camarades. Il rôdait autour de la demeure de l’aimée ou restait assis à son chevet ; il la regardait se consumer, devenir de jour en jour plus maigre, plus diaphane, tandis que le feu de la maladie flamboyait avec une force croissante dans les yeux de la pauvre fille.

— Parle-moi de la vie, de l’avenir ! lui demandait-elle.

Il parlait du présent, énumérant d’un ton vindicatif tout ce qui fait périr les hommes, tout ce qu’il combattrait sans trêve ; tout ce qu’il fallait rejeter hors de la vie humaine, comme on rejette des guenilles sales.

Elle écoutait et, quand ses souffrances devenaient insupportables, elle l’arrêtait, en lui touchant la main et en le regardant avec des yeux suppliants.

— Est-ce que je meurs ? lui demandât-elle une fois, bien des jours après que le médecin eût dit au peintre qu’elle était condamnée.

Il ne répondit pas et baissa les yeux.

— Je sais que je mourrai bientôt, dit-elle. Donne-moi la main.

Quand il la lui tendit, elle y appliqua ses lèvres brûlantes et dit :

— Pardonne-moi, je suis coupable envers toi ; je me suis trompée et je t’ai fait souffrir. Je vois, maintenant que je suis près de mourir, que ma foi était seulement la peur de ce que je ne pouvais comprendre, malgré mes désirs et tes efforts. C’était de la peur, mais elle était dans mon sang ; je suis née avec elle. J’avais ma raison, — ou ta raison —, mais un cœur étranger ; ta cause était la bonne, je l’ai compris, mais mon cœur ne pouvait se mettre d’accord avec toi…

Elle mourut quelques jours plus tard ; et les cheveux de cet homme devinrent blancs pendant qu’elle était à l’agonie ; oui, ses cheveux blanchirent et il n’avait que vingt-sept ans !

Il s’est marié, il y a peu de temps, avec la seule amie qu’avait la jeune fille, une de ses élèves. Ils s’en vont au cimetière ; ils y vont tous les dimanches porter des fleurs sur la tombe.

Il ne croit pas à sa victoire ; il est persuadé qu’en lui disant : « Ta cause était la bonne » la jeune fille a menti pour le consoler. Sa femme est du même avis. Tous deux révèrent la mémoire de la défunte. Et cette douloureuse histoire de la ruine d’un être humain intelligent et bon rehausse leurs forces en leur inspirant le désir de le venger et donne au travail qu’ils font en commun un caractère de beauté infatigable…

Sous le soleil s’écoule un torrent vivant de gens en habits de fête bariolés ; un bruit joyeux les accompagne. Les enfants crient et rient. Sans doute, ces gens ne sont pas tous heureux, plus d’un cœur est étreint par une sombre douleur, bien des esprits tourmentés par des contradictions. Mais nous allons tous vers la liberté, et cela est de nature à nous consoler !

Et plus nous serons d’accord, plus nous irons vite !