Contes d’Italie/Rêve de bonheur

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Traduction par Serge Persky.
Contes d’ItalieLibrairie Payot et Cie (p. 214-223).


RÊVE DE BONHEUR


Dans le ciel bleu sombre de midi, le soleil fond, inondant la terre et l’eau de ses brûlants rayons multicolores. La mer sommeille et dégage un brouillard opalin ; l’eau bleuâtre étincelle, pareille à de l’acier ; la forte odeur du sel marin se répand avec violence sur la rive déserte.

Les vagues tintent, en rejaillissant paresseusement sur les tas de pierres grises ; elles roulent par-dessus leurs arêtes et bruissent sur les petits cailloux ; la crête des vagues n’est pas bien haute ; transparente comme du verre, elle n’a point d’écume.

La montagne est enveloppée, grâce à la chaleur torride, d’une fine vapeur violacée ; les feuilles pâles des oliviers ressemblent à du vieil argent ; sur les terrasses des jardins, qui revêtent la montagne, parmi le sombre velours du feuillage, resplendit l’or des citrons et des oranges ; les fleurs pourpres des grenadiers ont un sourire éclatant, et partout il y a des fleurs, beaucoup de fleurs…

Le soleil aime cette terre…

Deux pêcheurs sont assis, côte à côte, sur les galets. L’un est un vieillard au visage mafflu ; son menton, ses lèvres et ses joues sont recouverts de poils gris ; son nez est rouge, ses mains bronzées par le hâle et ses yeux disparaissent entre des boursouflures de chair. Il a lancé très loin dans la mer une ligne flexible ; ses jambes velues pendent dans l’eau verdâtre ; la vague les atteint en bondissant et des gouttes lourdes et lumineuses s’en détachent et retombent dans la mer.

Derrière le vieillard, un jeune homme aux yeux noirs, au teint basané, au corps souple et bien proportionné, se tient accoudé à un rocher. Il est coiffé d’un bonnet rouge, son torse bombé est recouvert d’un tricot blanc ; son pantalon bleu est retroussé jusqu’aux genoux. De sa main droite, il se tiraille la moustache et il regarde pensivement au loin, là où se balancent les bateaux des pêcheurs ; beaucoup plus loin encore, on aperçoit une voile blanche immobile qui se dissout dans la chaleur torride, comme un nuage.

— Elle est riche, cette signora ? demande le vieux d’une voix enrouée, en soulevant légèrement son engin.

Le jeune homme répond à mi-voix :

— Je crois que oui ! Elle a une broche avec une grosse pierre bleue comme la mer, des boucles d’oreilles, beaucoup de bagues et une montre… Je pense que c’est une Américaine…

— Et elle est jolie ?

— Oh ! oui. Elle est très maigre, c’est vrai, mais elle a des yeux qui ressemblent à des fleurs, et puis, tu sais, une petite bouche, un peu entr’ouverte…

— C’est la bouche d’une femme honnête, qui n’aime qu’une fois dans sa vie.

— C’est ce qui m’a semblé aussi.

Le vieux retira sa ligne de l’eau, examina en clignant de l’œil l’hameçon nu, et grommela avec un petit rire :

— Le poisson n’est pas plus bête que nous, certes…

— Qui est-ce qui pêche au milieu du jour ? demanda le jeune homme, en s’accroupissant sur le sol.

— Moi, répondit l’autre, en remettant une amorce.

Puis, lançant son engin très loin dans la mer, il reprit :

— Et vous vous êtes promenés en bateau toute la nuit, dis-tu ?

— Le jour se levait déjà quand nous avons débarqué, répondit le jeune homme, et il poussa un profond soupir.

— Vingt lires ?

— Oui.

— Elle aurait pu donner davantage…

— Elle aurait pu donner beaucoup…

— Et de quoi avez-vous parlé ?

Le jeune homme baissa la tête, attristé et dépité :

— Elle ne sait qu’une dizaine de mots d’italien et c’est à peine si nous avons échangé quelques phrases…

— Le véritable amour frappe le cœur comme un éclair et il est muet comme un éclair aussi, le sais-tu ? fit le vieillard en se tournant, et il découvrit ses dents blanches en un large sourire.

Ramassant une grosse pierre, le jeune homme allait la lancer dans la mer ; il tendait déjà le bras, mais il la jeta en arrière, par-dessus son épaule, et dit :

— Parfois, on ne comprend pas pourquoi les gens parlent des langues différentes…

— On dit que le temps viendra où ce ne sera plus ! déclara le vieux après un instant de silence.

Sur la nappe céruléenne de la mer, dans la vapeur laiteuse du lointain, un blanc navire glisse sans bruit, pareil à l’ombre d’un nuage.

— Pour la Sicile ! annonce le vieux en le désignant d’un hochement de tête.

Il tira de sa poche un long cigare noir et tortu qu’il partagea en deux, et tout en offrant par-dessus l’épaule une moitié au jeune homme, il reprit :

— À quoi pensais-tu, pendant que tu étais avec elle ?

— L’homme pense toujours au bonheur…

— C’est pourquoi il est toujours bête, expliqua tranquillement le vieillard.

Les deux pêcheurs allumèrent leur cigare. Les volutes bleuâtres de la fumée s’élevèrent au-dessus des pierres, dans l’air calme, imprégné de la plantureuse odeur de la terre fertile et de l’eau caressante.

— Je lui ai chanté des chansons et elle a souri.

— Ah !

— Mais, tu le sais, je chante mal.

— C’est vrai.

— Ensuite, j’ai posé les rames et je l’ai regardée.

— Hé, hé !

— Je l’ai regardée en pensant : « Moi, je suis jeune et fort, et toi, tu t’ennuies ; aime-moi et fais-moi vivre d’une bonne vie !… »

— Elle s’ennuie ?

— Est-ce qu’on va dans un pays étranger, lorsqu’on n’est pas pauvre et qu’on ne s’ennuie pas ?

— Bravo !

—… « Je te le promets par le nom de la Vierge Marie, pensais-je, et tout le monde sera heureux autour de nous… »

— Voyez-vous ça ! s’écria le vieillard.

Il rejeta sa grosse tête en arrière et se mit à rire d’un rire profond.

—… « Je te serai toujours fidèle… »

— Hum !

—… « Ou bien, pensais-je, vivons quelque temps ensemble, je t’aimerai tant que tu voudras, et ensuite, tu me donneras de quoi acheter une barque, des filets, un lopin de terre ; je reviendrai dans mon cher pays et je garderai un bon souvenir de toi, toute ma vie, toujours… »

— Ce ne serait pas bête…

— Puis, vers le matin, je me disais : « Non, il ne me faut rien de tout cela ; je n’ai pas beaucoup d’argent, c’est vrai, mais c’est de toi seule que je voudrais, ne serait-ce que pour une nuit… »

— Comme ça, c’était plus simple…

—… « Pour une seule nuit !… »

Ecco, dit le vieux.

— Il me semble qu’un petit bonheur est toujours plus honnête, oncle Pierre…

Le vieillard garda le silence, serrant ses lèvres charnues et rasées, les yeux obstinément fixés sur l’eau verte. Le jeune homme se mit à chantonner tristement à mi-Voix :

— « Oh, sole mio… »

— Oui, oui, dit soudain le vieux, en hochant la tête ; un petit bonheur est plus honnête, mais un grand bonheur vaut mieux… Les pauvres gens sont plus beaux et les riches sont plus forts… Et tout va comme ça… tout !

Les vagues bruissent et clapotent. Les bleues volutes de fumée planent sur la tête des deux hommes comme des auréoles. Le jeune pêcheur se lève et chantonne, tout en gardant son cigare au coin de la bouche. Il appuie son épaule au flanc d’un rocher gris, les bras croisés sur la poitrine ; il regarde le lointain de ses grands yeux rêveurs.

Le vieux reste immobile ; il a haussé la tête et semble sommeiller.

Sur les montagnes, les ombres violettes s’épaississent et deviennent plus caressantes.

Et le jeune homme chante :


Ô, mon soleil !
Encore plus beau,
Plus beau que toi,
Un soleil est né !…

Encore plus beau que toi !
Ô, soleil, soleil,
Rayonne sur ma poitrine… !

Les vagues vertes et joyeuses clapotent.