Contes d’Italie/La Mort de Giovanni Tuba

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Traduction par Serge Persky.
Contes d’ItalieLibrairie Payot et Cie (p. 128-136).


LA MORT DE GIOVANNI TUBA


Dès sa prime jeunesse, le vieux Giovanni Tuba avait trahi la terre pour la mer — cette surface lisse et bleue, tantôt paisible et caressante comme le regard d’une jeune fille, tantôt tumultueuse comme un cœur de femme envahi par la passion, ce désert qui engloutit le soleil inutile aux poissons et qui n’engendre de son union avec l’or vivant des rayons, que de la beauté et un éclat aveuglant — la mer perfide, qui chante éternellement et qui inspire le désir invincible de voguer au loin.

Tuba était encore un gamin et travaillait à la vigne — échelonnée sur les saillies au flanc de la montagne, consolidée par de petits murs en pierre grise, parmi les figuiers et les oliviers tachetés, aux feuilles massives, sous l’ombre épaisse des orangers et des rameaux embrouillés des grenadiers, au grand soleil, dans le parfum des fleurs, sur la terre chaude — qu’il regardait déjà, les narines gonflées, l’œil bleu de la mer avec l’expression de l’homme sous les pieds duquel le sol vacille ; il le regardait en aspirant l’air salé et il devenait distrait, paresseux, désobéissant, comme il arrive toujours à ceux que la mer a enchantés et qu’elle appelle.

Les jours de fête, de grand matin, alors que le soleil avait à peine dépassé le sommet des montagnes, derrière Sorrente, quand le ciel était rosé et comme tissé de fleurs d’abricotiers, Tuba, tout hérissé, pareil à un chien de berger, dévalait la montagne, sa ligne sur l’épaule ; il sautait de pierre en pierre, tel un peloton de muscles élastiques, il courait à la mer et lui souriait de tout son large visage, semé de taches de rousseur ; et, dans l’air frais du matin, dominant la douce émanation des fleurs qui s’éveillaient, une odeur aiguë venait à lui, tandis que les vagues s’accrochaient aux pierres comme pour appeler le jeune homme.

Le voilà assis au bord d’un rocher gris et rosé ; il laisse pendre ses jambes bronzées ; ses yeux noirs, grands comme des prunes, plongent sans s’en détacher dans l’eau verdâtre et transparente ; au travers de ce verre liquide, ils distinguent un monde étonnant, plus beau que tous les contes ; ils voient la forêt des algues rousses et dorées, de laquelle jaillissent dès « violas » multicolores, vivantes fleurs de la mer ; puis voici les « perchia » aux yeux bêtes, au museau constellé de dessins et au ventre taché de bleu ; les « sarpa » dorées, les « canie » rayés et hardis ; les noirs « guaracini », qui se démènent comme de beaux diables ; les « sparalioni », les « occhiati » et autres merveilleux poissons qui scintillent, innombrables, tels des plats d’argent. Avant d’engloutir lever et l’hameçon, chacun d’eux les tâte adroitement avec ses petites dents, car tous sont intelligents et rusés.

Pareilles à des oiseaux dans l’air, les crevettes barbues volent dans cette eau lumineuse et caressante ; des crabes-ermites rampent sur la pierre, traînant après eux leur demeure ornée de dessins ; écarlates comme du sang, les étoiles de mer se meuvent doucement ; les clochettes lilas des méduses s’agitent sans bruit ; parfois, sous une pierre, surgit la tête irritée d’une murène aux dents aiguës ; son corps, serpentin tout constellé de taches magnifiques, ondule ; comme une sorcière de contes de fée, mais plus hideuse et plus terrifiante encore, une octopode grisâtre s’étale soudain dans l’eau, tel un chiffon sale, et s’élance avec rapidité, semblable à un oiseau de proie ; puis voici la langouste qui avance lentement en mouvant ses barbes longues comme des ramilles de bambou. Quantité de merveilles de tous genres apparaissent ainsi dans l’eau transparente, sous le ciel aussi clair mais plus vide que la mer.

La mer respire, son sein bleu se soulève rythmiquement ; les vagues vertes, puis blanches, rejaillissent sur le rocher aux pieds de Tuba ; elles jouent, se brisent sur la pierre, cliquètent ; elles aimeraient sauter aux pieds de l’enfant ; parfois, elles s’enfuient loin du rocher comme si elles avaient peur ; puis elles reviennent se jeter contre le roc ; un rayon de soleil plonge tout au fond de l’eau, il forme un entonnoir de vive lumière et perce doucement la masse des flots. L’âme s’endort d’un doux sommeil, sans penser à rien, sans désir de comprendre quoi que ce soit ; silencieuse et joyeuse, elle s’imprègne de tout ce qu’elle voit et elle est infiniment libre comme la mer.

C’est ainsi que Tuba passait ses jours de fête. Bientôt, il désira passer la semaine de la même manière, car quand la mer prend un homme au cœur, il devient une partie d’elle, de même que le cœur n’est qu’une partie de l’homme vivant. Un jour, laissant à son frère le soin de cultiver la terre, Tuba s’en alla, avec une troupe de gens amoureux comme lui de l’espace, se livrer à la pêche du corail sur les rives de la Sicile. C’est un labeur ardu mais glorieux ; on risque de se noyer dix fois par jour, mais, en revanche, que de choses étonnantes ne voit-on pas quand sort lourdement de l’eau bleue le filet où étincelle une multitude vivante et, parmi elle, les rameaux roses du précieux corail, cadeau de la mer !

C’est ainsi que s’endormit à jamais pour la terre l’homme captivé par la mer ; il aimait les femmes aussi, comme dans un rêve ; il aimait peu de temps et en silence ; il ne savait leur parler que de ce qu’il connaissait : des coraux, du jeu des vagues, des caprices du vent et des grands navires qui s’en vont vers les mers inconnues ; il était très doux quand il était sur la terre ferme ; il marchait avec précaution, avec méfiance presque ; en compagnie, il était muet comme un poisson ; il scrutait les yeux, du regard perspicace du pêcheur, accoutumé à épier les profondeurs trompeuses. En mer, il devenait plus gai ; il avait des attentions pour ses camarades et son adresse égalait celle d’un dauphin.

Mais si bonne que soit l’existence qu’un homme s’est choisie, elle a nécessairement un terme ; lorsque Tuba eut atteint ses quatre-vingt-dix ans, ses bras tordus par les rhumatismes refusèrent de travailler davantage ; ses jambes courbées soutenaient à grand’peine sa taille voûtée. Le vieillard, que tous les vents avaient battu, descendit un jour tristement dans l’île, grimpa sur la montagne et entra dans la cabane que son frère habitait avec ses enfants et ses petits-enfants. Mais ses parents étaient trop pauvres pour être bons, surtout à présent que le vieux Tuba ne pouvait plus leur apporter de beaux poissons comme autrefois.

Le vieillard ne tarda pas à se trouver malheureux dans sa nouvelle famille ; tous regardaient avec trop d’attention les morceaux de pain qu’il enfonçait dans sa bouche édentée avec sa main noire et noueuse. Il comprit bientôt qu’il était de trop ; son cœur s’assombrit, étreint d’une tristesse inconnue : les rides se firent encore plus profondes sur sa peau desséchée par le soleil ; et ses os lui causèrent une douleur jusqu’alors inconnue ; pendant des journées entières, il restait assis sur les pierres à la porte de la cabane ; de ses vieux yeux, il regardait la mer lumineuse où toute sa vie avait fondu, cette mer bleue sous l’éclat du soleil, cette mer, belle comme un rêve.

Elle était bien éloignée de lui et il était difficile au vieillard de parvenir au rivage ; néanmoins, il résolut d’y descendre ; et par une paisible soirée, il rampa, pareil à un lézard écrasé, au bas de la montagne, sur les pierres aiguës. Quand il arriva vers les vagues, elles l’accueillirent avec leur langage familier, plus amical que les voix humaines, par un clapotis sonore sur les pierres mortes de la terre ; et alors, comme on le devina plus tard, le vieillard se mit à genoux, leva les yeux au ciel et pria silencieusement pour les hommes qui lui étaient tous également étrangers. Sa prière finie, il enleva ses haillons, posa sur les pierres sa vieille dépouille qui appartenait à autrui, entra dans l’eau en hochant sa tête grise, se coucha sur le dos et disparut au loin, à l’endroit où le voile bleu foncé du ciel touche de son extrémité le noir velours des vagues marines et où les étoiles du ciel sont si proches de la mer qu’il semble qu’on puisse les toucher de la main

Par les paisibles nuits d’été, la mer est calme comme l’âme d’un enfant fatigué des jeux de la journée ; elle sommeille, en respirant tout doucement et elle a sans doute des rêves merveilleux ; si on navigue de nuit sur ses eaux épaisses et tièdes, des étincelles bleues scintillent sous les doigts ; une flamme bleue se dégage et l’âme humaine fond doucement dans ce feu, caressant comme un conte maternel.