Contes d’une grand’mère/Texte entier

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Contes d’une grand’mère
Contes d’une grand’mèreMichel Lévy frères1.



ŒUVRES


DE


GEORGE SAND




CONTES D’UNE GRAND’MÈRE



CONTES D’UNE GRAND’MÈRE




LE CHÂTEAU


DE


PICTORDU


LA REINE COAX
LE NUAGE ROSE — LES AILES DE COURAGE
LE GÉANT YÉOUS


PAR


GEORGE SAND


TROISIÈME ÉDITION



PARIS


MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS


rue auber, 3, place de l’opéra




LIBRAIRIE NOUVELLE
boulevard des italiens 15, au coin de la rue de grammont



1874


Droits de reproduction et de traduction réservés




LE CHÂTEAU DE PICTORDU


À MA PETITE-FILLE
AURORE SAND


La question est de savoir s’il y a des fées, ou s’il n’y en a pas. Tu es dans l’âge où l’on aime le merveilleux et je voudrais bien que le merveilleux fût dans la nature, que tu n’aimes pas moins.

Moi, je pense qu’il y est ; sans cela je ne pourrais pas t’en donner.

Reste à savoir où sont ces êtres, dits surnaturels, les génies et les fées ; d’où ils viennent et où ils vont, quel empire ils exercent sur nous et où ils nous conduisent. Beaucoup de grandes personnes ne le savent pas bien, et c’est pourquoi je veux leur faire lire les histoires que je te raconte en t’endormant.


I

LA STATUE PARLANTE


C’était au fin fond d’un pays sauvage appelé, dans ce temps-là, province du Gévaudan. Il était là tout seul, dans son désert de forêts et de montagnes, le château abandonné de Pictordu. Il était triste, triste ; il avait l’air de s’ennuyer comme une personne qui, après avoir reçu grande compagnie et donné de belles fêtes, se voit mourir pauvre, infirme et délaissée.

Le recommandable M. Flochardet, peintre renommé dans le midi de la France, passait en chaise de poste sur le chemin qui côtoie la petite rivière. Il avait avec lui sa fille unique, Diane, âgée de huit ans, qu’il avait été chercher au couvent des Visitandines de Mende et qu’il ramenait à la maison, à cause d’une fièvre de croissance qui prenait l’enfant, de deux jours l’un, depuis environ trois mois. Le médecin avait conseillé l’air natal. Flochardet la conduisait à une jolie villa qu’il possédait aux environs d’Arles.

Partis de Mende, la veille, le père et la fille avaient fait un détour pour aller voir une parente, et ils devaient coucher le soir à Saint-Jean-Gardonenque qu’on appelle aujourd’hui Saint-Jean-du-Gard.

C’était longtemps avant qu’il y eût des chemins de fer. En toutes choses on allait moins vite qu’à présent. Ils ne devaient donc arriver chez eux que le surlendemain. Ils avançaient d’autant moins que le chemin était détestable. M. Flochardet avait mis pied à terre et marchait à côté du postillon.

— Qu’est-ce que c’est donc qu’il y a là devant nous ? lui dit-il ; est-ce une ruine, ou un banc de roches blanchâtres ?

— Comment, monsieur, dit le postillon, vous ne reconnaissez pas le château de Pictordu ?

— Je ne peux pas le reconnaître, je le vois pour la première fois. Je n’ai jamais pris cette route et je ne la prendrai plus jamais ; elle est affreuse et nous n’avançons point.

— Patience, monsieur. Cette vieille route est plus droite que la nouvelle ; vous auriez encore sept lieues à faire avant la couchée, si vous l’eussiez prise ; par ici, vous n’en avez plus que deux.

— Mais si nous mettons cinq heures à faire ce bout de chemin, je ne vois pas ce que j’y gagnerai.

— Monsieur plaisante. Dans deux petites heures nous serons à Saint-Jean-Gardonenque.

M. Flochardet soupira en pensant à sa petite Diane. C’était le jour de son accès de fièvre. Il avait espéré être rendu à l’auberge avant l’heure et la mettre au lit pour la reposer et la réchauffer. L’air du ravin était humide, le soleil était couché ; il craignait qu’elle ne fût sérieusement malade s’il lui fallait grelotter la fièvre en voiture, avec le frais de la nuit et les cahots du vieux chemin.

— Ah çà, dit-il au postillon, c’est donc une route abandonnée ?

— Oui, monsieur, c’est une route qui a été faite pour le château, et le château étant abandonné aussi…

— Il me paraît encore très-riche et très-vaste : pourquoi ne l’habite-t-on plus ?

— Parce que le propriétaire qui en a hérité lorsqu’il commençait à tomber en ruines, n’a pas le moyen de le faire réparer. Ça a appartenu dans le temps à un riche seigneur qui y faisait ses folies, les bals, les comédies, les jeux, les festins, que sais-je ? Il s’y est ruiné, ses descendants ne se sont pas relevés, non plus que le château qui a encore une grande mine, mais qui, un de ces jours, croulera de là haut dans la rivière, par conséquent sur le chemin que nous suivons.

— Pourvu qu’il nous permette de passer ce soir, qu’il s’écroule ensuite si bon lui semble ! Mais pourquoi ce nom bizarre de Pictordu ?

— À cause de cette roche que vous voyez sortir du bois au-dessus du château, et qui est comme tordue par le feu. On dit que, dans les temps anciens, tout le pays a brûlé. On appelle ça des pays de volcan. Vous n’en aviez jamais vu de pareils, je gage ? — Si fait. J’en ai vu beaucoup, mais cela ne m’intéresse pas pour le moment. Je te prie, mon ami, de remonter sur ta bête et d’aller le plus vite que tu pourras.

— Pardon, monsieur, pas encore. Nous avons à passer le réservoir des cascades du parc. Il n’y a presque plus d’eau, mais il y a beaucoup de décombres, et il faudra que je conduise mes chevaux prudemment. Ne craignez rien pour la petite demoiselle, il n’y a pas de danger.

— C’est possible, répondit Flochardet, mais j’aime autant la prendre dans mes bras ; tu m’avertiras.

— Nous y sommes, monsieur, faites comme vous voudrez.

Le peintre fit arrêter la voiture, et en retira sa petite Diane, qui s’était assoupie et commençait à sentir le malaise de la fièvre.

— Montez cet escalier, dit le postillon ; vous traverserez la terrasse et vous vous trouverez en même temps que moi au tournant du chemin.

Flochardet monta l’escalier, portant toujours sa fille. C’était, malgré son état de délabrement, un escalier vraiment seigneurial, avec une balustrade qui avait été très-belle et d’élégantes statues dressées encore de distance en distance. La terrasse, autrefois dallée, était devenue comme un jardin de plantes sauvages qui avaient poussé dans les pierres disjointes et qui s’étaient mêlées à quelques arbustes plus précieux, autrefois plantés en corbeille. Des chèvre-feuilles couleur de pourpre se mariaient à d’énormes touffes d’églantier ; des jasmins fleurissaient parmi les ronces ; les cèdres du Liban se dressaient au-dessus des sapins indigènes et des yeuses rustiques. Le lierre s’était étendu en tapis ou suspendu en guirlandes ; des fraisiers, installés sur les marches, traçaient des arabesques jusque sur le piédestal des statues. Cette terrasse envahie par la végétation libre, n’avait peut-être jamais été si belle, mais Flochardet était un peintre de salon et il n’aimait pas beaucoup la nature. D’ailleurs, tout ce luxe de plantes folles rendait la marche difficile dans le crépuscule. Il craignait les épines pour le joli visage de sa fille, et il avançait en la garantissant de son mieux, lorsqu’il entendit au-dessous de lui un bruit de fers de chevaux résonnant sur les pierres, et la voix du postillon qui se lamentait, tantôt gémissant, tantôt jurant, comme si quelque malheur lui fût arrivé.

Que faire ? Comment voler à son secours avec un enfant malade dans les bras ? La petite Diane le tira d’embarras par sa douceur et sa raison. Les cris du postillon l’avaient tout à fait réveillée, et elle comprenait qu’il fallait tirer ce pauvre homme de quelque danger.

— Va, mon papa, cours, dit-elle à son père. Je suis très-bien là. Ce jardin est très-joli, je l’aime beaucoup. Laisse-moi ton manteau, je t’attendrai sans bouger. Tu me retrouveras ici, au pied de ce grand vase. Sois tranquille.

Flochardet l’enveloppa avec son manteau et courut voir ce qui était arrivé. Le postillon n’avait aucun mal, mais, en voulant escalader les décombres, il avait versé la voiture, dont les deux roues étaient absolument brisées. Un des chevaux s’était abattu et avait les genoux blessés. Le postillon était désespéré ; on ne devait que le plaindre ; mais Flochardet ne put se défendre d’une colère inutile. Qu’allait-il devenir à l’entrée de la nuit avec une fillette trop lourde à porter pendant deux lieues de pays, c’est-à-dire pendant trois heures de marche ? Il n’y avait pourtant pas d’autre parti à prendre. Il laissa le postillon se débrouiller tout seul et retourna chercher Diane.

Mais, au lieu de la trouver endormie au pied du grand vase comme il s’y attendait, il la vit venir à sa rencontre, bien éveillée et presque gaie.

— Mon papa, lui dit-elle, j’ai tout entendu, du bord de la terrasse. Le cocher n’a pas de mal, mais les chevaux sont blessés et la voiture est cassée. Nous ne pourrons pas aller plus loin ce soir, et je me tourmentais de ton inquiétude, quand la dame m’a appelée par mon nom. J’ai levé la tête et j’ai vu qu’elle avait le bras étendu vers le château ; c’était pour me dire d’y entrer. Allons-y, je suis sûre qu’elle en sera contente et que nous serons très-bien chez elle.

— De quelle dame parles-tu, mon enfant ? Ce château est désert, et je ne vois ici personne.

— Tu ne vois pas la dame ? C’est qu’il commence à faire nuit ; mais moi je la vois encore très-bien. Tiens ! elle nous montre toujours la porte par où il faut entrer chez elle.

Flochardet regarda ce que Diane lui montrait. C’était une statue grande comme nature, qui représentait une figure allégorique, l’Hospitalité peut-être, et qui, d’un geste élégant et gracieux, semblait en effet désigner aux arrivants l’entrée du château.

— Ce que tu prends pour une dame est une statue, dit-il à sa fille, et tu as rêvé qu’elle te parlait.

— Non, mon père, je n’ai pas rêvé ; il faut faire comme elle veut.

Flochardet ne voulut pas contrarier l’enfant malade. Il jeta un regard sur la riche façade du château qui, avec sa parure de plantes grimpantes accrochées aux balcons et aux découpures de la pierre sculptée, paraissait magnifique et solide encore.

— Au fait, se dit-il, c’est un abri en attendant mieux, et je trouverai bien un coin où la petite pourra se reposer pendant que j’aviserai.

Il entra avec Diane, qui le tirait résolument par la main, sous un superbe péristyle, et, allant droit devant eux, ils pénétrèrent dans une vaste pièce qui n’était plus, à vrai dire, qu’un parterre de menthes sauvages et de marrubes aux feuilles blanchâtres, entouré de colonnes dont plus d’une gisait par terre. Les autres soutenaient un reste de coupole percée à jour en mille endroits. Cette ruine ne parut pas fort avenante à Flochardet, et il allait revenir sur ses pas, quand le postillon vint le rejoindre.

— Suivez-moi, monsieur, dit-il ; il y a par ici un pavillon encore solide, où vous passerez fort bien la nuit.

— Il faut donc que nous y passions la nuit ? Il n’y a pas moyen de gagner, sinon la ville, du moins quelque ferme ou quelque maison de campagne ? — Impossible, monsieur, à moins de laisser vos effets dans la voiture, qui ne peut plus marcher.

— Il n’est pas difficile d’en retirer mon bagage, qui n’est pas considérable, et d’en charger un de tes chevaux. Je monterai sur l’autre avec ma fille et tu nous montreras le chemin de l’habitation la plus voisine.

— Il n’y a aucune habitation que nous puissions gagner cette nuit. La montagne est trop mauvaise, et mes pauvres chevaux sont abîmés tous deux. Je ne sais pas comment nous sortirons d’ici, même en plein jour. À la grâce de Dieu ! Le plus pressé est de faire reposer la petite demoiselle. Je vais vous trouver une chambre où il y a encore des portes et des contrevents et dont le plafond ne s’écroulera pas. J’ai trouvé, moi, une espèce d’écurie pour mes bêtes, et comme j’ai mon petit sac d’avoine pour elles, comme vous avez quelques provisions pour vous, nous ne mourrons pas encore de misère ce soir. Je vais vous apporter toutes vos affaires et les coussins de la voiture pour dormir ; une nuit est bientôt passée.

— Allons, dit Flochardet, faisons comme tu l’entends, puisque tu as recouvré tes esprits. Il y a sans doute ici quelque gardien que tu connais et qui nous accordera l’hospitalité ?

— Il n’y a pas de gardien. Le château de Pictordu se garde tout seul. D’abord il n’y a rien à y prendre ; ensuite… Mais je vous raconterai ça plus tard. Nous voici à la porte de l’ancienne salle des bains. Je sais comment on l’ouvre. Entrez là, monsieur ; il n’y a ni rats, ni chouettes, ni serpents. Attendez-moi sans rien craindre.

En effet, ils étaient arrivés, tout en parlant et en traversant plusieurs corps de logis plus ou moins ruinés, à une sorte de pavillon bas et lourd, d’un style sévère. C’était, comme le reste du château, un édifice du temps de la renaissance, mais tandis que la façade offrait un mélange capricieux de divers ordres d’architecture, ce pavillon, situé dans une cour en forme de cloître, était en petit une imitation des thermes antiques, et l’intérieur était assez bien clos et passablement conservé.

Le postillon avait apporté une des lanternes de la voiture avec sa bougie. Il battit le briquet, et Flochardet put s’assurer que le gîte était possible. Il s’assit sur un socle de colonne et voulut prendre Diane sur ses genoux, pendant que le postillon irait chercher les coussins et les effets.

— Non, mon papa, merci, lui dit-elle. Je suis très-contente de passer la nuit dans ce joli château. Je ne m’y sens plus malade. Allons aider le postillon, ce sera plus vite fait. Je suis sûre que tu as faim, et, quant à moi, je crois que je goûterai aussi avec plaisir aux gâteaux et aux fruits que tu as mis pour moi dans un petit panier.

Flochardet, voyant sa petite malade si vaillante, l’emmena, et elle sut se rendre utile. Au bout d’un quart d’heure, les coussins, les manteaux, les coffres, les paniers, en un mot tout ce que contenait la voiture fut transporté dans la salle de bains du vieux manoir. Diane n’oublia pas sa poupée, qui avait eu un bras cassé dans l’aventure. Elle eut envie de pleurer, mais voyant que son papa avait à regretter quelques objets plus précieux qui s’étaient brisés, elle eut le courage de ne pas se plaindre. Le postillon trouvait une consolation à constater que deux bouteilles de bon vin avaient échappé au désastre, et en les apportant il les regardait d’un air tendre.

— Allons, lui dit Flochardet, puisqu’après tout tu nous as trouvé un gîte et que tu te montres dévoué à nous servir… Comment t’appelles-tu ?

— Romanèche, monsieur !

— Eh bien, Romanèche, tu souperas avec nous, et tu dormiras dans cette grande salle, si bon te semble.

— Non, monsieur, j’irai panser et soigner mes chevaux, mais un verre de vin n’est jamais de refus, surtout après un malheur. D’ailleurs je vous servirai. La petite demoiselle voudra peut-être de l’eau ; je sais où est la source. Je lui arrangerai son lit ; je sais soigner les enfants, j’en ai !

En parlant ainsi, le brave Romanèche disposait toutes choses. Le souper se composait d’une volaille froide, d’un pain, d’un jambon et de quelques friandises que Diane grignota avec plaisir. On n’avait ni chaises ni table, mais, au milieu de la salle, une piscine de marbre formait un petit amphithéâtre garni de gradins où l’on put s’asseoir à l’aise. La source qui avait jadis alimenté le bain et qui jaillissait encore dans le cloître, fournit une eau excellente que Diane but dans son petit gobelet d’argent. Flochardet donna une bouteille de vin à Romanèche et se réserva l’autre, ils se passèrent de verres.

Tout en mangeant, le peintre observait sa fille. Elle était gaie et eut volontiers babillé au lieu de dormir ; mais quand elle n’eut plus faim, il l’engagea à se reposer, et on lui fit une couchette très-passable avec les coussins et les manteaux, dans une auge de marbre qui était au bord de la piscine. Il faisait un temps superbe, on était en plein été et la lune commençait à luire. D’ailleurs, il y avait encore une bougie et l’endroit n’était point triste. L’intérieur avait été peint à fresque. On voyait encore des oiseaux voltigeant dans les guirlandes du plafond et cherchant à attraper des papillons plus gros qu’eux. Sur les murailles, des nymphes dansaient en rond en se tenant par la main. Il manquait bien à celle-ci une jambe, à telle autre les mains ou la tête. Étendue sur son lit improvisé, avec sa poupée dans ses bras, Diane se tenant tranquille en attendant le sommeil, regardait ces danseuses éclopées et leur trouvait quand même un grand air de fête.


II

LA DAME VOILÉE


Lorsque M. Flochardet jugea sa fille endormie, pendant que le postillon Romanèche, devenu valet de chambre, rangeait les restes du souper :

— Explique-moi donc, lui dit-il, pourquoi ce château se garde tout seul ; tu m’as fait entendre qu’il y avait à cela une cause particulière.

Romanèche hésita un peu ; mais le bon vin de son honnête voyageur l’avait mis en train de causer et il parla ainsi :

— Vous allez vous moquer de moi, monsieur, j’en suis sûr. Vous autres, gens instruits, vous ne croyez pas à certaines choses.

— Voyons, je t’entends, mon brave homme. Je ne crois pas aux choses surnaturelles, j’en conviens. Mais j’aime beaucoup les histoires merveilleuses. Ce château doit avoir sa légende ; raconte-la moi, je ne me moquerai pas.

— Eh bien, voilà ce que c’est, monsieur. Je vous ai dit que le château de Pictordu se gardait tout seul : c’était une manière de dire. Il est gardé par la Dame au voile.

— Et la Dame au voile, qui est-ce ?

— Ah ! voilà ce que personne ne sait ! Les uns disent que c’est une personne vivante qui s’habille à l’ancienne mode ; d’autres que c’est l’esprit d’une princesse qui a vécu il y a bien longtemps, et qui revient ici toutes les nuits.

— Nous aurons donc le plaisir de la voir ?

— Non, monsieur, vous ne la verrez pas. C’est une dame très-polie qui souhaite qu’on entre honnêtement chez elle ; même elle invite quelquefois les passants à entrer, et s’ils n’y font pas attention, elle fait verser leurs voitures ou tomber leurs chevaux ; ou, s’ils sont à pied, elle fait rouler tant de pierres sur le chemin, qu’ils ne peuvent plus passer. Il faut qu’elle nous ait crié du haut du donjon ou de la terrasse, quelque parole d’invitation que nous n’avons pas entendue ; car, vous direz ce que vous voudrez, l’accident qui nous est arrivé n’est pas naturel, et si vous vous étiez obstiné à continuer votre chemin, il nous serait arrivé pire.

— Ah ! très-bien. Je comprends à présent pourquoi tu as trouvé impossible de nous conduire ailleurs.

— Ailleurs, et même à la ville, vous eussiez été plus mal, moins proprement ; et sauf que le souper eût pu être meilleur… je l’ai pourtant trouvé diablement bon, moi ! — Il a été très-suffisant et je ne me désole pas d’être ici ; mais je veux savoir tout ce qui concerne la dame voilée. Quand on entre chez elle sans être invité, elle doit être mécontente ?

— Elle ne se fâche pas et ne se montre pas ; on ne la voit jamais, personne ne l’a jamais vue ; elle n’est pas méchante et n’a jamais fait de mal aux personnes ; mais on entend une voix qui vous crie : sortez ! et qu’on le veuille ou non, on se sent forcé d’obéir, comme si quelque chose de fort comme quarante paires de chevaux vous traînait.

— Alors, ceci pourra fort bien nous arriver, car elle ne nous a pas invités du tout.

— Pardon, monsieur, je suis sûr qu’elle a dû nous appeler, mais nous n’avons pas fait attention.

Flochardet se souvint alors que la petite Diane avait cru s’entendre appeler par la statue de la terrasse.

— Parle plus bas, dit-il aux postillon ; cette enfant a rêvé quelque chose comme cela, et il ne faudrait pas qu’elle crût à de pareilles folies.

— Ah ! s’écria Romanèche ingénument, elle à entendu !… C’est bien ça, monsieur ! La Dame au voile adore les enfants, et quand elle a vu que vous passiez sans croire à son invitation, elle a fait verser la voiture.

— Et abîmer tes chevaux ? C’est un vilain tour pour une personne si hospitalière !

— Pour vous dire la vérité, monsieur, mes chevaux n’ont pas grand mal ; un peu de sang et voilà tout. C’est à la voiture qu’elle en voulait ; mais si on peut la raccommoder demain ou vous en procurer une autre, vous ne serez retardé que de quelques heures dans votre voyage, puisque vous deviez passer la nuit à Saint-Jean-Gardonenque. Peut-être que vous êtes attendu quelque part et que vous craignez d’inquiéter les personnes en n’arrivant pas au jour dit ?

— Certainement, répondit Flochardet, qui craignait un peu l’insouciance philosophique du brave homme ou sa trop grande soumission à quelque nouveau caprice de la femme voilée. Il faudra, de grand matin, nous occuper de réparer le temps perdu.

Le fait est que Flochardet n’était pas attendu chez lui à jour fixe. Sa femme ne savait pas que Diane fût malade au couvent, et elle ne comptait pas sur le plaisir de la revoir avant les vacances.

— Voyons, dit Flochardet à Romanèche, je crois qu’il est temps de dormir. Veux-tu dormir ici ? Je ne m’y oppose pas, si tu t’y trouves mieux qu’avec tes chevaux.

— Merci, monsieur, vous êtes trop bon, répondit Romanèche, mais je ne peux dormir qu’avec eux. Chacun a ses habitudes. Vous n’avez pas peur de rester seul avec la petite demoiselle ?

— Peur ? Non, puisque je ne verrai pas la Dame. À propos, pourrais-tu me dire comment on sait qu’elle est voilée, puisque personne ne l’a jamais vue ?

— Je ne sais pas, monsieur ; c’est une vieille histoire, je n’en suis pas l’auteur. J’y crois sans m’en tourmenter. Je ne suis pas poltron, et d’ailleurs je n’ai rien fait pour mécontenter l’esprit du château.

— Allons, bonsoir et bonne nuit, dit Flochardet ; sois ici avec le jour, n’y manque pas ; sers-nous vite et bien, tu ne t’en repentiras pas.

Flochardet, resté seul avec Diane, s’approcha d’elle et toucha ses joues et ses petites mains. Il fut surpris et content de les trouver fraîches. Il essaya de lui tâter le pouls, bien qu’il ne connût pas grand’chose à la fièvre des enfants. Diane lui donna un baiser en lui disant :

— Sois tranquille, petit père, je suis très-bien ; c’est ma poupée qui a la fièvre, ne la dérange pas.

Diane était douce et aimante ; elle ne se plaignait jamais. Mais elle avait l’air si calme et si enjoué que son père se réjouit aussi.

« Elle a eu son accès tantôt, pensa-t-il ; elle divaguait lorsqu’elle a cru entendre parler une statue ; mais l’accès a été très-court et peut-être que le changement d’air a suffi à sa guérison. La vie de couvent ne lui convient peut-être pas. Je la garderai avec nous, et ma femme n’en sera certainement pas fâchée.

Flochardet s’enveloppa du mieux qu’il put, s’étendit sur les marches de la piscine à côté de l’enfant et ne tarda pas à s’y sentir assoupi, comme un homme encore jeune et bien portant qu’il était.

M. Flochardet n’avait pas plus de quarante ans. Il était joli de figure, aimable, riche, bien élevé et fort galant homme. Il avait gagné beaucoup d’argent à faire des portraits bien finis, bien frais, que les dames trouvaient toujours ressemblants parce qu’ils étaient toujours embellis et rajeunis. À vrai dire, tous les portraits de Flochardet se ressemblaient entre eux. Il avait dans la tête un type très-joli qu’il reproduisait sans cesse en le modifiant très-peu ; il ne s’attachait qu’à rendre fidèlement le vêtement et la coiffure de ses modèles. L’exactitude de ces détails constituait, toute la personnalité des figures. Il excellait à imiter la nuance d’une robe, le mouvement d’une boucle de cheveux, la légèreté d’un ruban, et il y avait tel de ses portraits qu’on reconnaissait tout de suite à la ressemblance du coussin ou du perroquet placé à côté du modèle. Il n’était pas sans talent. Il en avait même beaucoup dans son genre ; mais de l’originalité, du génie, le sentiment de la vie vraie, voilà des choses qu’il ne fallait pas lui demander ; aussi avait-il un succès incontesté, et la bourgeoisie élégante le préférait à un grand maître qui aurait eu l’impertinence de reproduire une verrue ou d’accuser une ride.

Après deux ans de mariage, il avait épousé en secondes noces une jeune personne, pauvre, mais de bonne famille, et qui le considérait comme le plus grand artiste de l’univers. Elle n’était point naturellement sotte, mais elle était si jolie, si jolie, qu’elle n’avait jamais trouvé le temps de réfléchir et de s’instruire. Aussi avait-elle reculé devant la tâche d’élever elle-même la fille de son mari. C’est pourquoi elle la lui avait fait mettre au couvent, avec l’idée qu’étant fille unique elle se plairait mieux avec de petites compagnes que seule de son âge au logis. Elle n’eût pas su jouer avec Diane et l’amuser elle-même, ou si elle l’eût su, elle n’en eût pas trouvé le temps. Il lui en fallait beaucoup pour s’habiller dix fois par jour et se faire chaque fois plus belle.

Flochardet était bon père et bon mari. Il trouvait bien que madame Flochardet était un peu frivole, mais c’était pour lui plaire qu’elle s’atiffait toute la journée. C’était aussi, disait-elle, pour lui être utile en le mettant à même d’étudier l’attirail des parures féminines dont il tirait si grand parti dans sa peinture.

Tout en s’endormant dans la piscine du vieux manoir, Flochardet songeait à ces choses, aux toilettes et à la beauté de sa femme, à sa fille malade, peut-être déjà guérie, à sa riche clientèle, aux travaux qu’il lui tardait de reprendre, à l’accident de la voiture, à la coïncidence singulière du récit fantastique du postillon avec l’hallucination de la petite Diane, à la dame voilée et au besoin qu’éprouvent les gens de la campagne de croire aux choses merveilleuses, même sans que la peur soit la cause de ces rêveries : et tout en ruminant ces diverses impressions, il s’endormit profondément et ronfla même un peu.

Diane dormait aussi, n’est-ce pas ? Eh bien, j’avoue que je n’en sais rien. Je vous ai parlé de son père et de sa mère et je me suis permis cette digression au risque de vous impatienter, parce qu’il faut que vous sachiez pourquoi Diane était une petite fille habituellement tranquille et rêveuse. Elle avait passé sa première enfance toute seule avec sa nourrice qui l’adorait, mais qui parlait fort peu, et elle avait été obligée d’arranger elle-même, comme elle pouvait, dans sa petite tête, les idées qui lui venaient. Vous ne serez donc pas trop surpris de ce que je vous dirai d’elle par la suite. Pour le moment, je dois vous raconter comment son esprit fut éveillé et travaillé dans le château de Pictordu.

Quand elle entendit ronfler son papa, elle ouvrit les yeux et regarda autour d’elle. Il faisait sombre dans la grande salle ronde, mais comme la voûte n’était pas élevée et qu’une des lanternes de la voiture, accrochée au mur, donnait encore une lumière terne et tremblotante, Diane distinguait encore une ou deux des danseuses imitées de l’antique qui se trouvaient placées devant elle. La mieux conservée et la plus dégradée en même temps, était une grande personne dont la robe verdâtre avait une certaine fraîcheur, dont les bras et les jambes nues ne manquaient pas de dessin, mais dont la figure, envahie par l’humidité, avait entièrement disparu. Diane, tout en sommeillant, avait entendu, d’une manière vague, ce que le postillon avait raconté à M. Flochardet de la Dame voilée, et peu à peu, elle se mit à songer que ce corps sans figure devait avoir quelque rapport avec la légende du château.

Je ne sais pas, pensa-t-elle, pourquoi mon papa traite cela de folie. Je suis bien sûre, moi, que cette dame m’a parlé sur la terrasse et même avec une très-jolie voix bien douce. Je serais contente si elle voulait me parler encore. Et même, si je ne craignais pas de mécontenter papa qui me croit toujours malade, j’irais bien voir si elle est encore là.

À peine avait-elle pensé cela, que la lanterne s’éteignit et qu’elle vit une grande belle clarté bleue, comme celle de la lune, traverser la salle ; et dans ce rayon de lumière douce, elle vit que la danseuse antique avait quitté la muraille et venait à elle.

Ne croyez point qu’elle en eut peur, c’était une forme exquise. Sa robe faisait mille plis gracieux sur son beau corps et semblait semée de paillettes d’argent : une ceinture de pierreries retenait les pans de sa tunique légère ; un voile de gaze brillant était roulé sur sa chevelure qui s’échappait en tresses blondes sur ses épaules blanches comme neige. On ne pouvait distinguer son visage à travers cette gaze, mais il en sortait comme deux pâles rayons à la place des yeux. Ses jambes nues et ses bras découverts jusqu’à l’épaule étaient d’une beauté parfaite. Enfin la nymphe incertaine et pâlie de la muraille était devenue une personne vivante tout à fait charmante à regarder.

Elle vint tout près de l’enfant et, sans effleurer son père étendu auprès d’elle, elle se pencha sur le front de Diane et y mit un baiser : c’est-à-dire que Diane entendit le doux bruit de ses lèvres et ne sentit rien. La petite jeta ses bras autour du cou de la dame pour lui rendre sa caresse et la retenir, mais elle n’embrassa qu’une ombre.

— Vous êtes donc faite tout en brouillard, lui dit-elle, que je ne vous sens pas ? Au moins parlez-moi, pour que je sache si c’est vous qui m’avez déjà parlé.

— C’est moi, répondit la dame ; veux-tu venir te promener avec moi ?

— Je veux bien, mais ôte-moi la fièvre, pour que mon papa ne soit plus inquiet. — Sois tranquille, tu n’auras aucun mal avec moi. Donne-moi ta main.

L’enfant tendit sa main avec confiance, et, bien qu’elle ne sentît pas celle de la fée, il lui sembla qu’une fraîcheur agréable passait dans tout son être.

Elles sortirent ensemble de la salle.

— Où veux-tu aller ? dit la dame.

— Où tu voudras, répondit la petite fille.

— Veux-tu retourner sur la terrasse ?

— La terrasse m’a paru bien jolie avec tous ses buissons et sa grande herbe pleine de petites fleurs.

— N’as-tu pas envie de voir le dedans de mon château, qui est plus beau encore ?

— Il est tout à jour et tout démoli !

— C’est ce qui te trompe. Il paraît comme cela à ceux que je n’autorise pas à le voir.

— Me permettras-tu de le voir, moi ?

— Certainement. Regarde !

Aussitôt les ruines au milieu desquelles Diane croyait être furent remplacées par une belle galerie aux plafonds dorés en relief. Entre chaque grande croisée, des lustres de cristal s’allumèrent et de grandes belles figures de marbre noir portant des flambeaux se dressèrent dans les embrasures. D’autres statues, les unes de bronze, les autres de marbre blanc ou de jaspe, d’autres toutes dorées, parurent sur leurs socles richement sculptés, et un pavé de mosaïque représentant des fleurs et des oiseaux bizarrement disposés, s’étendit à perte de vue sous les pas de la petite voyageuse. En même temps, les sons d’une musique lointaine se firent entendre, et Diane, qui adorait la musique, se mit à sauter et à courir, impatiente de voir danser, car elle ne doutait point que la fée ne la conduisît au bal.

— Tu aimes donc bien la danse ? lui dit la fée.

— Non, répondit-elle. Je n’ai jamais appris à danser, et je me sens les jambes trop faibles ; mais j’aime à voir tout ce qui est joli et je voudrais vous voir encore danser en rond, comme je vous ai vue en peinture.

Elles arrivèrent dans un grand salon tout rempli de glaces très-éclairées, et la fée disparut ; mais aussitôt Diane vit une quantité de personnes semblables à elle, en robe verte et en voile de gaze, qui bondissaient légèrement par centaines dans tous ces grands miroirs, au son d’un orchestre qu’on ne voyait pas. Elle prit grand amusement à regarder cette ronde, jusqu’à ce qu’elle en eut les yeux fatigués, et il lui sembla qu’elle dormait. Elle se sentit réveiller par la main fraîche de la fée et elle se trouva dans une autre pièce encore plus belle et plus riche, au milieu de laquelle il y avait une table d’or massif de très-belle forme, chargée de friandises, de fruits extraordinaires, de fleurs, de gâteaux et de bonbons qui montaient jusqu’au plafond.

— Prends ce que tu voudras, lui dit la fée.

— Je n’ai envie de rien, répondit-elle, à moins que ce ne soit de l’eau bien froide. J’ai chaud comme si j’avais dansé.

La fée souffla sur elle à travers son voile, et elle se sentit reposée et désaltérée. — Te voilà bien ; que veux-tu voir à présent ?

— Tout ce que tu voudras que je voie.

— N’as-tu aucune idée ?

— Veux-tu me faire voir des dieux ?

La fée ne parut pas surprise de cette demande. Diane avait eu autrefois dans les mains un vieux livre de mythologie avec des figures bien laides qui lui avaient semblé très-belles d’abord, et qui avaient fini par l’impatienter. Elle rêvait de voir quelque chose de mieux et pensait que la fée devait avoir de belles images. Celle-ci la conduisit dans une salle où il y avait des peintures représentant des personnages mythologiques grands comme nature. Diane les regarda d’abord avec étonnement et puis avec le désir de les voir remuer.

— Fais les donc venir auprès de nous, dit-elle à la fée.

Aussitôt toutes ces divinités sortirent de leurs cadres et se mirent à marcher autour d’elles, puis à s’élever très-haut et à tourbillonner au plafond comme des oiseaux qui se poursuivent. Elles allaient si vite que Diane ne pouvait plus les distinguer. Il lui sembla en reconnaître quelques-unes qu’elle avait aimées dans son livre, la gracieuse Hébé avec sa coupe, la fière Junon avec son paon, le gentil Mercure avec son petit chapeau, Flore avec toutes ses guirlandes ; mais tout ce mouvement la fatigua encore.

— Il fait trop chaud chez toi, dit-elle à la fée, mène-moi dans ton jardin.

Au même instant elle se trouva sur la terrasse ; mais ce n’était plus l’endroit inculte et sauvage qu’elle avait traversé pour entrer dans le château. C’était un parterre aux sentiers sablés en manière de mosaïque avec des petits cailloux de diverses couleurs, et des corbeilles où mille dessins étaient tracés avec des fleurs, à l’imitation d’un riche tapis. Les statues chantaient un beau cantique en l’honneur de la lune, et Diane souhaita voir la déesse dont on lui avait donné le nom. Elle parut aussitôt en forme de nuage argenté dans le ciel. Elle était grande, grande, et tenait un arc très-brillant. Par moments elle devenait plus petite, et puis si petite qu’on eût dit d’une hirondelle ; elle se rapprochait et devenait grande. Diane se lassa de la suivre des yeux et dit à la fée :

— À présent, je voudrais t’embrasser.

— C’est-à-dire que tu veux dormir ? dit la fée en la prenant dans ses bras. Eh bien dors ; mais quand tu seras éveillée, n’oublie rien de ce que je t’ai fait voir.

Diane s’endormit profondément et, quand elle ouvrit les yeux, elle se retrouva couchée dans l’auge de marbre, tenant dans sa main la petite main de sa poupée. L’aube bleuâtre avait remplacé la lune bleue. M. Flochardet était levé et avait ouvert son nécessaire de voyage. Il se faisait tranquillement la barbe, car, dans ce temps-là, un homme du monde, dans quelque situation qu’il se trouvât, eût rougi de n’être pas rasé de frais dès le matin.



III

MADEMOISELLE DE PICTORDU


Diane se leva, remit ses souliers qu’elle avait ôtés pour dormir, rattacha les agrafes de sa robe et pria son papa de lui prêter le miroir pour qu’elle pût faire aussi un brin de toilette pendant qu’il irait avec Romanèche organiser le départ. Flochardet, la sachant propre et soigneuse, la laissa seule, en lui recommandant, si elle sortait, de ne pas se risquer dans les décombres du château sans bien regarder à ses pieds.

Diane fit sa toilette, rangea très-bien toutes les pièces du nécessaire et, ne voyant pas revenir son père, elle alla errer dans le château, espérant retrouver toutes les belles choses qu’elle avait vues avec la fée pendant la nuit. Mais elle n’en retrouva même pas la place. Les escaliers en spirale étaient rompus, ou leurs marches tournaient sur leurs pivots sans pouvoir s’appuyer aux flancs des tours écroulées. le grand mur et la petite rivière, la croyance à un esprit gardien des ruines s’était répandue, et personne n’y faisait plus de dommages ; mais le triste état des autres statues témoignait des outrages qu’elles avaient longtemps subis. À toutes, il manquait un ou deux bras, quelques-unes gisaient étendues dans les chardons violets et les linaires jaunes.

En regardant avec attention celle qui lui avait parlé, Diane s’imaginait reconnaître le portrait de son aimable fée, en même temps qu’elle identifiait aussi cette figure avec celle de la danseuse peinte dans la salle où elle avait dormi. Elle pouvait bien s’imaginer à cet égard tout ce qu’elle voulait, toutes ces divinités de la renaissance imitées de l’antique ont dans les formes aussi bien que dans le costume un air de famille, et le hasard ayant voulu que toutes deux eussent la figure emportée, l’idée de la petite Diane était, sinon juste, du moins ingénieuse.

Fatiguée de marcher, elle tâcha de rejoindre son père et le trouva en bas de la terrasse, occupé à activer les réparations de la voiture. Romanèche avait déterré aux environs une espèce de charron, bon paysan pas trop maladroit, mais qui n’allait pas vite et qui n’était pas très-bien outillé.

— Il faut prendre patience, ma petite demoiselle, lui dit Romanèche ; j’ai trouvé pour vous du pain bis qui n’est point mauvais, de la crème bien fraîche et des cerises. J’ai porté tout cela dans votre grande chambre. Si vous voulez y retourner déjeuner, ça vous désennuiera.

— Je ne m’ennuie pas du tout, répondit Diane, mais j’irai manger un peu. Je vous remercie d’avoir pensé à moi.

— Comment te trouves-tu ? lui demanda son père. Comment as-tu dormi ?

— Je n’ai pas dormi beaucoup, mon papa, mais je me suis amusé on ne peut mieux.

— Amusé en rêve, tu veux dire ? Tu as eu des songes gais ? Allons, c’est bon signe ; va manger.

Et, en la regardant s’éloigner, Flochardet admirait le bon naturel de cette enfant pâle et menue qui trouvait toujours toutes choses à son gré, ne tourmentait personne de son mal et montrait une petite gaieté tranquille en toute circonstance.

— Je ne comprends pas, pensait-il, que ma femme ait cru devoir l’éloigner de la maison, où elle faisait si peu de bruit et se montrait si facile à contenter. Je sais bien que ma sœur l’abbesse des Visitandines de Mende est très bonne pour elle, mais ma femme devrait la choyer encore mieux.

Diane retourna dans la salle de bain, et, comme elle savait lire, elle remarqua une inscription à demi effacée, gravée au-dessus de la porte des thermes. Elle réussit à la déchiffrer et à lire : Bain de Diane.

Tiens ! se dit-elle en riant, je suis donc ici chez moi ? J’aimerais bien m’y baigner, mais l’eau n’y arrive plus, et je dois me contenter d’y déjeuner et d’y dormir.

Elle trouva excellentes les choses que Romanèche avait placées pour elle sur les degrés de la piscine, et ensuite elle eut envie de dessiner.

Vous pensez bien qu’elle ne savait guère ; son père ne lui avait jamais donné de leçons. Il s’était contenté de lui donner du papier et des crayons tant qu’elle en voulait pour faire ses barbouillages d’enfant dans un coin de son atelier, et dans ce temps-là, elle essayait de copier les portraits qu’elle lui voyait faire. Il trouvait ces essais fort drôles et en riait de tout son cœur, mais il ne croyait pas qu’elle eût la moindre disposition pour le dessin, et il était résolu à ne pas la tourmenter pour lui faire suivre sa carrière.

Au couvent où Diane venait de passer un an, on n’apprenait pas à dessiner. Dans ce temps-là, on ne recevait une éducation d’artiste que pour arriver à gagner sa vie, et Flochardet, étant riche, pensait à faire de sa fille une vraie demoiselle, c’est-à-dire une jolie personne sachant s’habiller et babiller, sans se casser la tête pour être autre chose.

Diane aimait pourtant le dessin avec passion, et jamais elle n’avait rencontré un tableau, une statue ou une image sans l’examiner avec une grande attention. Il y avait dans la chapelle de son couvent quelques statuettes de saintes et quelques peintures qui lui plaisaient plus ou moins. Je ne sais pourquoi, en regardant la fresque des bains de Diane au château de Pictordu, et en se rappelant d’une manière un peu confuse tout ce que la fée lui avait montré durant la nuit, elle se persuada que les images de son couvent ne valaient rien et qu’elle avait maintenant devant les yeux quelque chose de très-beau.

Elle se rappela qu’en mettant deux albums dans sa malle, son père lui avait dit : Ce petit-là sera pour toi, si tu as encore le goût de gâcher du papier.

Elle chercha et prit cet album, tailla le crayon avec son petit couteau de poche et se mit à copier la nymphe à la robe verte que le soleil du matin éclairait d’une fraîche lumière ; et alors elle remarqua que cette figure ne dansait point ; elle passait majestueusement, marquant peut-être la mesure d’un pas moelleux, mais sans se trémousser, car ses deux pieds posaient sur le nuage qui la portait, et ses mains, enlacées à celles de ses sœurs, ne les tiraient point pour activer le mouvement de la ronde. C’est peut-être une muse, pensa Diane, qui n’avait point oublié sa mythologie, bien que toutes ces fables profanes fussent proscrites du couvent.

Tout en rêvant, Diane dessinait, dessinait ; mécontente de sa première copie, elle en fit une seconde, et puis une autre, et une autre, jusqu’à ce que l’album fut à moitié rempli. Et quand elle en fut là, elle n’était pas contente encore ; elle allait continuer, lorsqu’une petite main se posa sur son épaule. En se retournant avec vivacité, Diane vit derrière elle une fillette d’environ dix ans, assez pauvrement mise, mais jolie et bien faite, qui regardait son dessin et lui dit d’un air moqueur :

— Vous vous amusez donc à faire des bonnes femmes sur les livres, vous ?

— Oui, répondit Diane ; et vous ?

— Moi, non ! jamais. Mon père me le défend. Je ne gâte pas ses livres.

— Mon papa m’a donné celui-ci pour m’amuser, reprit Diane.

— Vraiment ? Il est donc bien riche ?

— Riche ? Mon Dieu, je ne sais pas !

— Vous ne savez pas ce que c’est que d’être riche ?

— Pas beaucoup. Je n’ai jamais pensé à cela.

— C’est que vous êtes riche, alors. Moi, je sais très-bien ce que c’est d’être pauvre.

— Si vous êtes pauvre… je n’ai rien, moi, mais je vais demander à mon papa…

— Ah ! vous me prenez pour une mendiante ? Vous n’êtes pas polie, vous ! C’est parce que je n’ai qu’une petite robe d’indienne pendant que vous avez une jupe de soie ? Sachez que je suis pourtant très-au-dessus de vous. Vous n’êtes que la fille d’un peintre, et moi je suis mademoiselle Blanche de Pictordu, fille du marquis de Pictordu.

— D’où me connaissez-vous donc ? dit Diane fort peu éblouie de ces distinctions auxquelles elle ne comprenait goutte.

— Je viens de voir votre papa dans la cour de mon château, où il a causé avec mon père. Je sais que vous avez passé la nuit ici, votre papa s’en est excusé et mon père, qui est un vrai seigneur, l’a invité à venir dans une maison mieux arrangée que ce château abandonné. Je vous avertis parce que vous allez venir dîner chez nous à la maison neuve.

— J’irai où mon papa voudra, répondit Diane, mais je voudrais savoir pourquoi vous dites que ce château-ci est abandonné. Je crois, moi, qu’il est toujours très-beau et que vous ne savez pas tout ce qu’il y a dedans.

— Il y a dedans, dit mademoiselle de Pictordu d’un air triste et hautain, des couleuvres, des chauve-souris et des orties. Vous n’avez que faire de vous moquer. Je sais que nous avons perdu la fortune de nos ancêtres et que nous sommes forcés de vivre comme des petits gentilshommes de campagne. Mais mon papa m’a appris que cela ne nous rabaissait pas, parce que personne ne peut faire que nous ne soyons pas les seuls vrais Pictordu.

Diane comprenait de moins en moins les idées et le langage de cette demoiselle. Elle lui demanda ingénument si elle était la fille de la Dame au voile.

Cette question parut irriter beaucoup la jeune châtelaine.

— Apprenez, répondit-elle sèchement, que la Dame au voile n’existe pas et qu’il n’y a que des ignorants et des fous, qui puissent croire à de pareilles sottises. Je ne suis pas la fille d’un fantôme, ma mère était d’aussi bonne maison que mon père.

Diane se sentant trop ignorante pour lui répondre, ne répondit pas, et son père vint lui dire de se préparer au départ. La voiture était réparée. Le marquis de Pictordu exigeait que le peintre acceptât son dîner. Dans ce temps-là on dînait à midi. La maison neuve du marquis était à la sortie du ravin sur la route de Saint-Jean-Gardonenque. De temps en temps, ce marquis venait se promener dans les ruines du manoir de ses aïeux, et, ce jour-là, s’y étant rendu par hasard, il s’était montré très-aimable et très-hospitalier pour les voyageurs qu’un accident y avait retenus.

Flochardet engagea tout bas Diane à mettre une robe plus fraîche avant qu’il fermât les malles, mais Diane, malgré sa simplicité, avait beaucoup de tact. Elle voyait bien que Blanche de Pictordu était jalouse de sa simple toilette de voyage. Elle ne voulut pas augmenter son dépit en se faisant plus belle. Elle pria son père de la laisser comme elle était, et même elle retira et mit dans sa poche une petite boucle de turquoises qui retenait le velours noir passé à son cou.

Quand la voiture fut rechargée, le marquis et sa fille qui étaient venus à pied, y montèrent avec Diane et Flochardet, et, une demi-heure après, on arriva à la maison neuve.

C’était une petite ferme avec un pigeonnier aux armes de la famille et un appartement de maître des plus modestes. Le marquis était un excellent homme assez borné, peu instruit quoique bien élevé, très-hospitalier et très-pieux, et pourtant incapable de se résigner à être un des moindres seigneurs de sa province, lui qui par sa naissance, se flattait d’être au-dessus des huit grands barons du Gévaudan.

Il n’avait d’amertume contre personne et trouvait fort juste qu’un peintre s’enrichît par le travail. Il témoignait beaucoup d’estime à Flochardet dont il n’était pas sans avoir entendu parler, et il lui faisait le meilleur accueil possible ; mais il ne pouvait se défendre de s’excuser à tout instant de son manque de luxe, et d’ajouter que, dans ce monde en décadence, la noblesse sans l’argent n’était plus considérée.

Ce n’est pas qu’il fût maussade. Il s’ennuyait et ne demandait qu’à être égayé ; mais il avait tort de parler toujours de sa position devant sa fille. La petite Blanche était née orgueilleuse et envieuse. Elle avait déjà le caractère aigri et c’était grand dommage, car elle eût pu être une charmante fille, aussi heureuse qu’une autre si elle se fût contentée de son sort. Son père était très-bon pour elle, et après tout, elle ne manquait que du superflu.

Le dîner fut très-honnête et très-proprement servi par une grosse paysanne qui était la nourrice de Blanche et la seule domestique de la maison.

On parla de beaucoup de choses qui n’intéressaient pas Diane. Mais quand il fut question du vieux château qu’elle avait quitté, sans oser le dire, avec un très-vif regret, elle ouvrit tant qu’elle put ses oreilles.

Son père disait au marquis : — Je m’étonne, puisque vous vous plaignez de quelques embarras de fortune, de l’abandon où vous avez laissé les objets d’art ancien dont vous auriez pu tirer parti.

— Y a-t-il réellement encore des objets d’art dans mon château ? demanda le marquis.

— Il y en a eu avant que tous les toits fussent effondrés. J’ai vu beaucoup de débris, qui, sauvés à temps, eussent pu être envoyés en Italie où l’on a encore le goût de ces choses anciennes.

— Oui, reprit le marquis ; avec quelque argent, j’eusse pu encore sauver quelque chose, je le sais ; mais ce peu d’argent, je ne l’avais pas. Il eût fallu faire venir un artiste, lui dire de faire un choix et d’évaluer ; et puis les emballages, le transport des objets, un voyageur de confiance pour les accompagner… Vous comprenez que je ne pouvais pas faire moi-même le métier de marchand !

— Mais, dans les environs, il ne s’est trouvé personne qui eût envie de quelques tapisseries ou de quelques statues ?

— Personne. Les riches d’aujourd’hui méprisent ces antiquailles. Ils suivent la mode, et la mode est aux chinoiseries, aux rocailles, aux bergères poudrées ; on n’aime plus les nymphes et les muses. Il faut du tortillé, du riche et du surchargé. N’est-ce pas votre opinion ?

— Je ne dis jamais de mal de la mode, reprit le peintre. Je suis, par état, son aveugle et dévoué serviteur. Pourtant la mode change, et il se peut qu’on se reprenne de goût pour le vieux style du temps des Valois. Si vous avez sauvé quelques débris des ornements de votre château, gardez-les ; un temps peut venir où ils auront quelque valeur.

— Je n’ai rien sauvé, répondit le marquis. Quand je cuis venu au monde, mon père avait déjà laissé tout dépérir, par dépit et aussi par fierté. Rien ne l’eût décidé à vendre une pierre de son château, et il ne l’a quitté que quand il a failli lui tomber sur la tête. Plus humble et plus soumis à la volonté du ciel, je suis venu habiter cette petite ferme, seul bien qui me reste de nos immenses propriétés.

Diane essayait de comprendre ce qu’elle entendait et elle croyait le comprendre ; elle eut un remords de conscience. Elle tira de sa poche une poignée de ces petits cailloux de diverses couleurs qu’elle avait ramassés dans le parterre, et, la donnant à M. Flochardet :

— Papa, lui dit-elle, voilà ce que j’ai pris dans le jardin du château. Je croyais que c’était des cailloux comme les autres ; mais puisque tu dis que M. le marquis a eu tort de tout laisser se perdre, il faut lui rendre ces choses-là qui sont à lui et que je n’avais pas l’intention de dérober.

Le marquis fut attendri de la gentillesse de Diane, et, remettait les mosaïques dans la main de l’enfant :

— Gardez-les en souvenir de nous, dit-il ; je regrette, ma chère petite, que ce soient des morceaux de verre et des fragments de marbre sans aucune valeur. Je voudrais avoir mieux à vous offrir.

Diane hésita à reprendre les jouets qu’on lui offrait si gracieusement. En tirant à la hâte tout ce qui remplissait sa poche, elle en avait retiré aussi sa petite boucle de turquoises, et elle regardait son père en lui montrant mademoiselle Blanche qui, de son côté, regardait le bijou et paraissait mourir d’envie d’y toucher. Flochardet comprit la bonne intention de sa fille, et présentant la boucle à mademoiselle de Pictordu :

— Diane vous prie, lui dit-il, d’accepter, en échange de vos jolis cailloux, ces petites pierres taillées, afin que vous gardiez un souvenir l’une de l’autre.

Blanche rougit à en avoir les oreilles cramoisies. Elle était trop fière pour accepter simplement, mais l’envie qu’elle avait de ces gentilles turquoises lui faisait battre le cœur.

— Vous ferez beaucoup de chagrin à ma fille si vous refusez, lui dit Flochardet.

Blanche saisit le bijou avec un mouvement nerveux, l’arracha presque des mains du peintre et sortit en courant, sans prendre le temps de remercier, tant elle craignait que son père ne lui ordonnât de refuser.

C’est peut-être ce qu’il eût fait s’il eût espéré d’être obéi ; mais, connaissant le caractère de l’enfant, il ne voulut point rendre ses hôtes témoins d’une scène fâcheuse. Il pria Flochardet d’excuser les manières brusques d’une petite sauvage et remercia à sa place.

Le dîner étant terminé, Flochardet, qui voulait voyager le reste de la journée, prit congé du marquis en l’invitant, s’il allait dans le Midi, à l’honorer de sa visite. Le marquis le remercia des moments agréables qu’il lui avait fait passer, et ils échangèrent une poignée de main. Blanche, mandée par lui, vint de mauvaise grâce donner un froid baiser à Diane. Elle avait au cou l’agrafe de turquoises et y tenait la main, comme si elle craignait qu’on ne la lui reprît. Diane ne put s’empêcher de la trouver bien sotte, mais elle lui pardonna en faveur du bon marquis, qui avait fait remplir les paniers de la voiture de ses meilleurs gâteaux et de ses plus beaux fruits.



IV

LE PETIT BACCHUS


Le reste du voyage se fit sans accident.

Diane n’eut plus la fièvre, et elle avait presque repris ses couleurs quand Flochardet la mit dans les bras de sa belle-mère en disant à celle-ci : Je vous la ramène parce qu’elle était malade. Je la crois déjà guérie, mais il faudra pourtant voir si la fièvre ne revient pas.

Diane était si contente de se retrouver chez ses parents qu’elle en fut comme ivre pendant plusieurs jours. Madame Flochardet était joyeuse aussi et s’occupa beaucoup d’elle dans les commencements. Elle paraissait aimer beaucoup Diane. Elle lui fit mille petits cadeaux et s’en amusa comme d’une jolie poupée. Diane se laissa friser, pomponner et ne marqua aucune impatience de tout ce temps consacré à sa toilette ; mais, sans s’en rendre compte, elle éprouvait beaucoup d’ennui à s’occuper tant de sa personne. Elle étouffait ses bâillements et devenait pâle quand il lui fallait se tenir devant une glace à essayer des coiffures et des chiffons. Elle ne savait pas s’arranger elle-même au goût de sa belle-mère, et quand elle essayait de se faire plus simple et de suivre son propre goût, elle était grondée et brusquée comme si elle eût commis une faute grave. Elle eût voulu s’occuper à autre chose, apprendre n’importe quoi. Elle questionnait beaucoup, mais madame Flochardet trouvait ses questions sottes, hors de propos, et ne jugeait pas utile qu’elle eût des curiosités pour les choses sérieuses. Diane dut lui cacher qu’elle avait une grande envie d’apprendre le dessin. Madame Laure Flochardet aspirait au jour où son mari ayant fait sa fortune, il ne serait plus question de peinture à la maison et où l’on pourrait trancher de la grande dame.

Diane commença à s’ennuyer sérieusement et à regretter le couvent qu’elle n’aimait pourtant guère, mais où, du moins, on lui réglait l’emploi de ses heures. Elle redevint pâle, son pas s’allanguit et la fièvre reparut de deux jours l’un, vers le coucher du soleil, pour durer jusqu’au matin.

Alors madame Laure s’inquiéta plus que de raison et la tourmenta pour lui faire prendre une quantité de drogues, sur le conseil de toutes les belles dames qui venaient chez elle. C’était tous les jours une nouvelle invention pour guérir la fièvre, et comme on ne donnait suite à rien, rien ne réussissait. L’enfant continuait à se soumettre à tout et à vouloir rassurer ses parents en disant qu’elle n’avait rien et ne sentait aucun mal.

M. Flochardet, pour s’agiter moins, s’affectait encore plus que sa femme. Forcé de donner toutes les heures de sa journée à son travail de peintre, il restait le soir auprès du lit de sa fille et, l’entendant divaguer, il craignait qu’elle ne devînt folle.

Heureusement, il avait pour ami un bon vieux médecin qui jugea mieux les choses. Il connaissait bien madame Flochardet et observait sa manière d’agir avec l’enfant. Un jour, il dit à M. Flochardet : — Il faut laisser cette petite tranquille, jeter au panier toutes ces fioles et toutes ces pilules, ne lui donner que ce que j’ordonnerai et ne pas contrarier ses goûts, puisqu’elle n’en a que de raisonnables. Ne voyez-vous pas que l’oisiveté à laquelle on la condamne, par crainte de la rendre malade, la rend plus malade encore ? Elle s’ennuie ; laissez-la se chercher une occupation, et quand elle aura montré une préférence marquée pour une étude, aidez-la à s’y livrer. Surtout ne faites pas d’elle un petit mannequin à essayer des costumes, c’est une fatigue pour elle et non un plaisir. Laissez sa taille et ses cheveux libres, et, si madame Flochardet souffre de la voir ainsi, tâchez qu’elle l’oublie et s’occupe d’autre chose.

M. Flochardet comprit et, sachant qu’on persuadait difficilement madame Laure, il fit en sorte de la distraire. Il la rassura en lui apprenant que l’enfant n’avait rien de grave et il l’engagea à reprendre sa vie de visites, de promenades, de dîners en ville et de soirées de bal ou de conversation. Il n’eut pas de peine à l’y décider. Diane devint libre, et sa nourrice, chargée de la servir et de l’accompagner, ne la contraria pas plus que par le passé.

Alors Diane redemanda et obtint de se glisser dans l’atelier de son père quand il travaillait, et elle y reparut, toujours sage dans son petit coin, regardant tantôt la toile, tantôt le modèle, mais n’essayant plus de faire des barbouillages et ne donnant plus à rire à ses dépens. Elle savait maintenant que la peinture est un art, et qu’il faut l’avoir étudié pour le connaître.

Son désir de l’apprendre restait si vif que c’était presque une idée fixe ; mais elle n’en parlait plus, craignant que son père ne lui dît comme autrefois qu’elle n’était pas douée pour cela, et que sa belle-mère ne s’opposât à son désir.

M. Flochardet ne le contrariait pourtant pas. M. Féron, le vieux médecin, lui ayant conseillé d’observer ses tendances, il attendait qu’elle montrât son ancien goût pour le portrait, et il avait mis à sa disposition une provision de crayons et de papier. Diane n’en profitait pas, elle regardait les œuvres et les cartons de son père, et elle rêvait.

Elle pensait souvent au château de Pictordu et, comme on parlait quelquefois devant elle de cette ruine où M. Flochardet avait été forcé de passer une nuit, elle n’osait plus croire à tout ce que la fée au voile lui avait montré. Elle regrettait de l’avoir vu d’une manière un peu confuse, à travers la fièvre peut-être, et elle eût souhaité, si c’était un rêve, de le recommencer. Mais on ne rêve pas ce que l’on veut rêver, et la muse des bains de Diane ne revenait pas l’appeler.

Un jour qu’elle rangeait ses jouets, car elle avait beaucoup d’ordre, elle retrouva les petits cailloux et les fragments de mosaïque du parterre de Pictordu. Il y avait parmi les cailloux une boule de sable durci, de la grosseur d’une noix, qu’elle avait ramassée pour en faire une bille. Elle essaya, pour la première fois, de s’en servir ; mais, en la faisant sauter, elle vit le sable se détacher et découvrir une vraie bille en marbre. Seulement cette bille n’était plus parfaitement ronde : elle était plutôt ovale et il s’y trouvait des creux et des reliefs. Diane l’examina et reconnut que c’était une petite tête, la tête d’une statuette d’enfant, et cette figure lui parut si jolie, qu’elle ne se lassait pas de la regarder, en la retournant, en la mettant tantôt au soleil, tantôt dans une demi-ombre, s’imaginant y découvrir toujours une nouvelle beauté.

Elle était absorbée ainsi depuis une heure, lorsque le docteur qui était entré tout doucement et qui l’observait, lui dit d’une voix amicale : Que regardes-tu donc avec tant de plaisir, ma petite Diane ?

— Je ne sais pas, répondit-elle en rougissant ; regardez vous-même, mon bon ami ; moi je m’imagine que c’est la figure d’un petit Cupidon.

— Ce serait plutôt celle d’un jeune Bacchus, car il y a des pampres dans ses cheveux. Où donc as-tu trouvé cela ?

— Dans du sable et des cailloux, à ce vieux château dont mon papa vous parlait encore hier.

— Fais-moi donc voir ! reprit le docteur en mettant ses lunettes. Eh bien, c’est très-joli, cela ! c’est un antique.

— C’est-à-dire une chose qui n’est pas à la mode d’à présent ? Maman Laure dit que tout ce qui est antique est très-vilain.

— Moi, je pense le contraire, c’est le nouveau que je trouve laid.

M. Flochardet entra en ce moment. Il avait fini une séance de portrait, et, avant d’en commencer une autre, il venait serrer la main du docteur et lui demander comment il trouvait la petite. Je la trouve bien, répondit M. Féron, et plus raisonnable que vous, car elle admire ce petit fragment de la statuaire antique et je gage que vous ne l’admirez pas.

Après s’être fait expliquer comment cet objet se trouvait dans les mains de Diane, Flochardet le regarda avec indifférence et dit en le rejetant sur la table :

— Ce n’est pas plus mal fait qu’autre chose de ce temps-là, si toutefois c’est un antique. Je n’en saurais juger comme vous qui avez la manie de ces restes et qui croyez pouvoir prononcer. Je ne nie pas votre savoir et votre érudition, cher docteur ; mais de pareils débris sont si usés, si informes, que vous les voyez souvent avec les yeux de la foi. J’avoue qu’il me serait impossible d’en faire autant, et que tous ces prétendus chefs-d’œuvre de l’art grec ou romain me font l’effet des poupées de Diane quand elles ont le nez cassé et les joues éraillées.

— Profane, dit le docteur en colère, vous osez comparer !… Ah ! tenez, vous êtes un artiste frivole ! Vous ne vous connaissez qu’en dentelles et en manchons, vous ne vous doutez pas de ce que c’est que la vie !

Flochardet était habitué aux vivacités du docteur. Il les accueillit en riant, et son domestique étant venu l’avertir que la voiture de sa cliente, la marquise de Sept-Pointes, entrait dans la cour, il se retira en riant toujours.

— Vous êtes méchant aujourd’hui, mon bon ami, dit Diane scandalisée au docteur ; mon papa est un grand artiste, tout le monde le dit.

— C’est pourquoi il ne devrait pas dire de sottises, répliqua le docteur, toujours très-animé.

— Si ce qu’il dit n’est pas vrai, il le dit pour s’amuser.

— Apparemment ! Laissons cela, mais toi… écoute : Tu trouves cette petite tête jolie, n’est-ce pas ?

— Oh ! bien jolie, vrai, je l’aime !

— Sais-tu pourquoi ?

— Non.

— Essaie de dire pourquoi.

— Elle rit, elle est gaie, elle est jeune, c’est comme un vrai enfant.

— Et pourtant c’est l’image d’un Dieu ?

— Vous l’avez dit, le dieu des vendanges.

— Ce n’est donc pas un enfant comme les autres ? Celui qui l’a faite a pensé que cet enfant-là devait être plus fort et plus fier que le premier venu. Regarde l’attache du cou, la force et l’élégance de la nuque, la chevelure un peu sauvage sur un front bas et large, noble malgré cela. Mais je t’en dis trop, tu ne comprends pas encore.

— Dites toujours, mon bon ami. Je comprendrai peut-être !

— Ça ne te fatigue pas de faire attention ?

— Au contraire, ça me repose.

— Eh bien, sache que les artistes grecs avaient le sentiment du grand et qu’ils le mettaient dans les plus petites choses. Tu ne te souviens pas d’avoir vu ma petite collection de statuettes ?

— Si fait, je m’en souviens très-bien, ainsi que des collections plus belles qui sont dans la ville ; mais personne ne m’a jamais rien expliqué.

— Tu viendras passer une matinée chez moi et je te ferai comprendre comment, avec les moyens les plus simples et des formes à peine indiquées, ces artistes-là faisaient toujours grand et beau. Tu verras aussi des bustes romains d’une époque plus récente. Grands artistes aussi, les Romains ! moins nobles, moins purs que les Grecs, mais toujours vrais, et sentant la vie dans ce qui est vraiment la vie.

— Je ne comprends plus ! dit Diane en soupirant, et je voudrais tant savoir ce que vous appelez la vie !

— C’est très-facile. Ta robe, ton soulier, ton peigne, sont-ce là des choses vivantes ?

— Oh ! mais non !

— Mon regard, mon sourire, cette grosse ride à mon front, sont-ce des choses mortes ?

— Certainement non !

— Eh bien, quand tu vois un personnage de tableau ou de statue dont la figure ne vit pas, sois sûre que ce n’est guère mieux que la figure de ta poupée, et que tous les détails de son habillement ou de ses bijoux ne font pas qu’elle vive. Tu ne tiens là qu’une tête sans corps et très-usée par le frottement. Elle vit pourtant, parce que celui qui l’a taillée dans ce petit morceau de marbre a eu la volonté et la science de la faire vivre : comprends-tu à présent ?

— Je crois que oui, un peu ; mais dites encore.

— Non, c’est assez pour aujourd’hui. Nous parlerons de cela une autre fois ; ne perds pas…

— Ma petite tête ? Oh ! il n’y a pas de danger. Je l’aime trop. Elle me vient de quelqu’un que je n’oublierai jamais.

— Qui donc ?

— La dame qui… la dame que… mais je ne peux pas vous dire cela, moi !

— Tu as des secrets ?

— Hé bien, oui. Je ne veux pas dire !

— À moi, ton vieux ami ?

— Vous vous moquerez de moi ?

— Je te jure que non.

— Mais vous direz que c’était la fièvre.

— Quand je le dirais ?

— Cela me ferait de la peine.

— Alors, je ne le dirai pas. Raconte.

Diane raconta toutes ses visions et tous ses enchantements au château de Pictordu, et le docteur l’écouta sans rire, sans avoir l’air de douter d’elle. Il l’aida même par ses questions à se bien rappeler et à se faire très-bien comprendre. C’était pour lui une étude intéressante des phénomènes de la fièvre dans l’imagination d’une enfant très-disposée à la poésie, par conséquent au merveilleux. Il ne jugea pas devoir la détromper. Il la laissa, comme il la trouvait, dans le doute. Il ne voulut pas lui affirmer que ce qu’elle avait vu et entendu était certain et réel. Il eut l’air de ne pas trop savoir non plus si elle avait rêvé ou non, et l’incertitude où il la laissa fut une joie pour elle. En la quittant, il se disait à lui-même : On ne sait pas assez le tort que l’on fait aux enfants en se moquant de leurs inclinations, et le mal qu’on peut leur faire en refoulant leurs facultés. Cette petite est née artiste, et son père ne s’en doute pas. Dieu la préserve de ses leçons ! Il fausserait son sentiment et la dégoûterait de l’art.

Heureusement pour Diane, son excellent père ne s’était pas mis en tête de la faire travailler, et, la voyant délicate, il était résolu à ne la contrarier en rien. Elle alla passer plus d’une matinée chez le docteur, elle vit et revit ses antiques, ses bustes, ses statuettes, ses médailles, ses camées et ses gravures. Il était amateur sérieux et bon critique, bien qu’il n’eût jamais essayé de toucher un crayon ; il faisait comprendre, et c’est tout ce qu’il fallait pour que Diane eût le désir de copier ce qu’elle voyait. Elle dessina donc beaucoup chez lui pendant qu’il faisait ses visites.

Je vous tromperais, mes enfants, si je vous disais qu’elle dessinait bien. Elle était trop jeune et trop livrée à elle-même : mais elle avait déjà acquis une grande chose : c’est qu’elle comprenait que ses dessins ne valaient rien. Autrefois, elle se contentait de tout ce qui venait au bout de son crayon. Elle voyait, avec son imagination et avec son ignorance, de charmants personnages à la place des magots qu’elle venait de tracer, et quand elle avait fait une boule avec quatre jambages au-dessous, elle se persuadait avoir fait un mouton ou un cheval. Ces faciles illusions-là étaient dissipées, et, chaque fois qu’elle avait fait une ébauche, le docteur avait beau lui dire : eh, eh ! ce n’est pas mal ! — elle se disait à elle-même — non, c’est mal, je vois bien que c’est mal.

Elle crut quelque temps que la fièvre l’empêchait de bien voir, et elle priait toujours son bon ami de la guérir. Il y réussit peu à peu, et alors, se sentant plus forte et plus gaie, elle ne se trouva plus si pressée de savoir dessiner. Elle oublia ses crayons et passa son temps à se promener dans le jardin ou dans la campagne avec sa nourrice, s’amusant de tout, prenant des forces et dormant très-bien la nuit.



V

LA FIGURE PERDUE


On quitta la ville au mois de mai et on alla à la campagne. Diane s’y plaisait beaucoup.

Un jour qu’elle cueillait des violettes à la lisière d’un petit bois qui était entre le jardin de son père et celui d’une dame du voisinage, elle entendit qu’on parlait tout près d’elle, et, en regardant à travers les branches, elle vit sa belle-mère qui était en visite chez cette dame et qui avait une jolie toilette de mousseline sur un habillement de taffetas rose. La voisine était mise plus raisonnablement pour se promener dans le bois, où madame Laure l’avait trouvée. Toutes deux étaient assises sur un banc.

Diane alla pour les saluer, puis elle s’arrêta intimidée. Elle n’était pas sauvage, mais madame Laure était devenue si froide et si indifférente pour elle, qu’elle ne savait plus si elle lui faisait plaisir en l’abordant. Elle s’éloigna donc, incertaine et attristée, et se remit à cueillir des violettes, ne voulant pas s’enfuir et attendant qu’on l’appelât.

Comme elle était penchée derrière les buissons, ces dames ne la virent plus et Diane entendit que madame Laure disait à son amie : « Je croyais qu’elle viendrait vous faire sa révérence, mais elle s’est cachée pour s’en dispenser. La pauvre enfant est si mal élevée depuis qu’on m’a défendu de m’occuper d’elle ! Que voulez-vous, ma chère ? son père est faible, et gouverné par ce docteur Féron, qui est un ours baroque. Il a décrété que la petite devait ne recevoir aucune éducation. Aussi vous voyez le beau résultat !

— C’est dommage, dit l’autre dame ; elle est jolie et elle a l’air doux. Je la vois souvent autour de mon parterre, elle ne touche à rien et me salue poliment quand elle m’aperçoit. Si elle était un peu mieux arrangée, elle serait tout à fait bien.

— Ah bien oui, arrangée ! Ma chère, figurez-vous que le vieux docteur a défendu qu’elle portât un corset ! Pas une baleine sur le corps ! Comment voulez-vous qu’elle ne devienne pas bossue ?

— Elle n’est pas bossue. Au contraire elle est bien faite ; mais on pourrait l’habiller sans la serrer et ne pas lui refuser un peu de garniture à ses jupes.

— Bah ! c’est elle qui n’en veut pas. Cette enfant-là déteste la toilette. Elle tient de sa mère, qui était une personne du commun et plus occupée de surveiller sa cuisine que d’avoir bon air et bon ton.

— Je l’ai connue, sa mère, reprit la voisine. C’était une femme de bien, une personne raisonnable et très-distinguée, je vous assure.

— Ah ? C’est possible ! Moi, je parle par ouï-dire. M. Flochardet a son portrait caché quelque part. Il ne me l’a jamais montré. Il ne veut pas que je lui parle d’elle, et après tout, ça m’est égal ! Qu’on élève l’enfant comme on voudra ! Du moment que cela ne me regarde pas ! Je l’aurais pourtant aimée, si l’on m’eût chargée de la rendre aimable… Mais…

— Mais elle est donc maussade et désagréable ?

— Non, ma chère, elle est pis que cela ; elle est niaise, distraite, et je crois un peu idiote.

— Pauvre petite ! Est-ce qu’on ne lui apprend rien ?

— Rien du tout ! Elle ne sait même pas s’attacher un ruban ni mettre une fleur dans ses cheveux.

— J’ai cru qu’elle aimait à dessiner ?

— Oui, elle aime ça, mais son père dit qu’elle n’a pas de goût et ne comprend rien à la peinture ; or, comme elle ne comprend rien à tout le reste…

Diane n’en entendit pas davantage. Elle avait mis ses mains sur ses oreilles et s’en allait au fond du bois cacher ses larmes. Elle éprouvait un chagrin très-grand sans trop savoir pourquoi. Était-ce l’humiliation d’être trouvée si sotte, le découragement d’être jugée incapable par son père ? N’était-ce pas plutôt la douleur de découvrir qu’elle n’était point aimée ?

— Mon papa m’aime, pourtant, se disait-elle ; j’en suis sûre. S’il me trouve bête et maladroite… C’est possible, mais il ne m’en aime pas moins. C’est maman Laure qui me méprise et qui ne se soucie pas de moi.

Jusque-là, Diane avait fait de son mieux pour aimer madame Laure. En ce moment, elle sentit qu’elle n’était rien pour elle, et, pour la première fois, elle pensa à sa mère et fit de grands efforts pour se la rappeler ; mais c’était bien impossible ; elle était encore au berceau quand elle l’avait perdue et ne s’était aperçue de rien ; Elle se rappelait très-vaguement le mariage de son père avec madame Laure ; seulement elle avait remarqué la tristesse de sa nourrice, ce jour-là ; elle se souvenait de lui avoir entendu dire plusieurs fois en la regardant :

— Pauvre petite ! voilà qui est malheureux pour elle.

Madame Laure avait embrassé Diane et l’avait bourrée de bonbons. L’enfant n’avait plus fait attention au chagrin de sa nourrice. Elle commença à le comprendre en entendant les aigres paroles de sa belle-mère sur son compte et sur celui de cette défunte mère dont personne ne lui avait jamais rien dit, et à laquelle elle se mit à songer avec une ardeur et une douleur toutes nouvelles dans sa vie. C’était comme une découverte qu’elle faisait en elle-même d’un sentiment endormi au fond de son cœur. Elle se laissa tomber sur l’herbe en répétant d’une voix brisée par les sanglots :

— Maman ! maman !

Alors elle s’entendit appeler à travers les branches des lilas en fleurs, par une voix douce qui disait :

— Diane, ma chère Diane, mon enfant, où es-tu ? — Là, là, je suis là ! s’écria Diane, en courant toute affolée.

La voix rappela encore, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Elle s’élançait pour la rejoindre, et elle arriva au bord d’une grande rivière sans savoir dans quel pays elle se trouvait. Elle entra dans l’eau et se vit assise sur un dauphin qui avait des yeux d’argent et des nageoires d’or. Elle ne pensa plus à sa mère. Elle voyait des syrènes qui cueillaient des fleurs au beau milieu de la rivière. Tout à coup elle se trouva sur le haut d’une montagne, où une grande statue de neige lui dit :

— Je suis ta mère, viens m’embrasser !

Et elle ne put bouger, car elle était devenue statue de neige aussi, et elle se cassa en deux en roulant au fond d’un ravin, où elle revit le château de Pictordu et la dame voilée, qui lui faisait signe de la suivre. Elle essaya de crier : « Fais-moi voir ma mère ! » mais la dame voilée devint un nuage, et Diane s’éveilla en sentant un baiser sur son front.

C’était sa nourrice, la bonne Geoffrette, qui la souleva en lui disant : « Je vous cherche depuis un bon quart d’heure. Il ne faut pas dormir comme ça sur l’herbe, la terre est encore fraîche. Voilà votre goûter, que j’avais été chercher. Levez-vous donc, vous attraperez du mal ! Venez par là, manger au soleil. »

Diane n’avait pas faim. Elle était toute bouleversée par son rêve, qu’elle confondait avec ce qui s’était passé auparavant. Elle fut quelques moments sans se ravoir ; et puis, tout à coup elle dit à Geoffrette :

— Nounou, où est maman ? Pas ma maman d’à-présent, non, non ! pas madame Laure ; ma vraie maman, celle d’auparavant !

— Ah ! mon Dieu ! dit Geoffrette toute surprise, elle est dans le ciel, vous le savez-bien !

— Oui, tu m’as déjà dit comme ça ! Mais où est-ce, le ciel ? Par où y va-t-on ?

— Par la raison, ma fille, par la bonté et par la patience, répondit Geoffrette, qui n’était point sotte, quoiqu’elle parlât peu et jamais sans nécessité.

Diane baissa la tête et réfléchit.

— Je sais, dit-elle, que je suis une enfant et que je n’ai pas de raison.

— Si fait ! vous en avez assez pour votre âge !

— Mais, à mon âge, on est sotte, n’est-ce pas, et on ennuie les autres ?

— Pourquoi dites-vous cela ? Est-ce que je m’ennuie avec vous ? Votre père vous chérit et le docteur vous aime.

— Mais madame Laure ?

Et, comme Geoffrette, qui n’aimait pas à mentir, ne répondait rien, Diane ajouta :

— Oh ! je sais très-bien qu’elle ne m’aime pas. Dis-moi si sa mère m’aimait.

— Sans doute, elle vous adorait, quoique vous fussiez un tout petit enfant.

— Et, à présent, si elle me voyait, m’aimerait-elle, moins ou plus ? — Les mères aiment leurs enfants toujours de même, à tous les âges.

— Alors c’est un malheur pour moi de n’avoir plus ma mère ?

— C’est un malheur qu’il faut réparer vous-même en étant toujours aussi bonne et aussi sage que si elle vous voyait.

— Mais elle ne me voit pas ?

— Ah ! je ne dis pas ça ! Je n’en sais rien, mais je ne peux pas dire qu’elle ne vous voit pas.

C’était répondre comme il convenait à Diane, qui avait de l’imagination et du cœur. Elle embrassa sa nourrice et lui fit mille questions sur sa mère.

— Mon enfant, dit Geoffrette, vous m’en demandez trop. J’ai connu votre maman très-peu de temps. Elle était pour moi ce qu’il y avait de plus beau et de meilleur au monde. Je l’ai beaucoup pleurée et je la pleure encore quand j’y songe. Ne m’en parlez donc pas trop si vous ne voulez pas me faire de la peine.

Elle répondait comme cela pour calmer Diane qu’elle voyait très-agitée. Elle réussit à la distraire, mais, le soir, l’enfant eut encore un peu de fièvre et toute la nuit elle fit des rêves embrouillés et fatigants. Le matin, elle se calma, ouvrit les yeux et vit que le jour commençait à poindre. À travers son rideau bleu, sa chambre paraissait toute bleue et elle n’y distinguait rien. Peu à peu, elle vit plus clairement une personne debout au pied de son lit.

— Pst-ce toi, Nounou ? lui dit-elle ; mais la personne ne répondit rien et Diane entendit Geoffrette qui toussait un peu dans son lit. Quelle était donc cette personne qui paraissait veiller Diane ?

— Est-ce vous, maman Laure ? dit-elle, oubliant ses dures paroles et ne demandant pas mieux que de l’aimer encore.

La personne ne répondit pas davantage et Diane s’aperçut qu’elle avait un voile sur la figure. Ah ! dit-elle avec joie, je vous reconnais ! Vous êtes ma bonne fée de là-bas ! Vous voilà donc enfin ! Venez-vous pour être ma maman, vous ?

— Oui, répondit la Dame au voile, avec sa belle voix qui résonnait comme du cristal.

— Et vous m’aimerez ?

— Oui, si tu m’aimes.

— Oh ! je veux bien vous aimer !

— Veux-tu venir te promener avec moi ?

— Certainement, tout de suite ; mais je suis faible !

— Je te porterai.

— Oui, oui ! Allons !

— Qu’est-ce que tu veux voir ?

— Ma mère.

— Ta mère ?… C’est moi.

— Vrai ? Oh ! alors ôtez votre voile, que je voie votre figure.

— Tu sais bien que je n’en ai plus !

— Hélas ! je ne la verrai donc jamais ?

— Cela dépend de toi, tu la verras le jour où tu me la rendras.

— Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que cela veut dire et comment ferai-je ? — Il faudra que tu la retrouves. Viens avec moi, je t’apprendrai bien des choses.

La Dame au voile prit Diane dans ses bras et l’emporta… Je ne saurais vous dire où, Diane ne s’en est jamais souvenue. Il paraît qu’elle vit des choses bien belles, car lorsque Geoffrette vint pour la réveiller, elle la repoussa de la main et se retourna du côté de la ruelle pour dormir et rêver encore, mais son rêve était changé. La Dame au voile avait pris la figure et les habits du docteur, qui lui disait : « Qu’est-ce que cela me fait que madame Laure t’aime ou ne t’aime pas ? Nous avons bien d’autres chats à fouetter que de nous occuper d’elle ! » Puis Diane rêva que son lit était couvert d’images toutes plus belles les unes que les autres, et chaque fois qu’elle regardait une figure de déesse ou de muse, elle disait : Ah ! voilà ma mère, j’en suis sûre ! mais aussitôt la figure changeait et elle ne pouvait retrouver celle qu’elle avait cru reconnaître.

Vers neuf heures, le docteur, que Geoffrette avait averti, entra chez Diane avec son père. L’enfant était sans fièvre, l’accès était passé. On la soigna dans la journée, et la nuit suivante elle fut très-calme. Deux jours après, elle était de nouveau guérie, et sur l’ordre du docteur, elle recommençait sa vie de promenade et d’insouciance.



VI

LA FIGURE CHERCHÉE


Un beau jour de cette année-là, le docteur qui observait tout, s’aperçut d’un changement dans la famille. Madame Laure ne pouvait cacher le désir qu’elle avait de voir Diane renvoyée au couvent. Ce n’est pas qu’elle la détestât, madame Laure n’était pas méchante. Elle n’était que vaine, et elle n’accusait Diane d’être sotte que parce qu’elle était sotte elle-même. Elle était blessée de ne pas avoir à la gouverner, humiliée de n’avoir pas ce jouet à sa disposition. Elle parlait sans cesse à son mari de l’inaction où vivait cette enfant. Elle eût cru l’occuper utilement en lui faisant mener la vie dissipée et parfaitement inutile qu’elle menait. Flochardet ne savait plus que penser. Il était partagé entre les tiraillements de sa femme et les avis du docteur. Il regardait sa fille avec doute, avec anxiété, se demandant si elle avait une intelligence au-dessus de son âge, comme le prétendait M. Féron, ou si elle était sauvage et inculte comme l’insinuait madame Laure ; enfin si, pour son bien, il ne ferait pas mieux de la confier de nouveau aux soins de sa sœur, la religieuse de Mende.

De son côté, Diane apaisée par les sages paroles de Geoffrette, par le retour à la santé et par son bon naturel sans rancune, ne paraissait pas se tourmenter des petits reproches aigres et secs que lui lançait sa belle-mère ; mais elle ne l’aimait plus et ne cherchait plus à s’en faire aimer. Cette belle dame lui était devenue indifférente. Elle songeait à tout autre chose.

Le désir de s’instruire recommençait à la tourmenter, et ce n’était pas seulement le dessin qu’elle eût voulu apprendre, c’était l’histoire dont les enseignements du docteur sur l’art lui faisaient entrevoir l’intérêt et l’importance. Elle s’inquiétait du pourquoi et du comment des choses de ce monde. C’est trop tôt, lui disait le docteur ; à ton âge on est bien heureux de ne rien comprendre à la folie humaine. Mais, comme il est impossible de faire l’historique d’un art quelconque sans toucher à celui de ses causes de décadence et de progrès, autant dire à l’histoire entière du genre humain, il se laissait entraîner à l’instruire véritablement. Elle l’écoutait avec tant d’avidité qu’il regretta de ne pouvoir s’occuper d’elle avec suite, d’autant plus que, chez elle, Diane ne recevait aucune notion sérieuse. Flochardet parlait bien de lui donner une gouvernante, mais il était facile de prévoir qu’aucune ne paraîtrait supportable à madame Laure.

Alors le docteur prit un grand parti : — Je veux, dit-il à l’artiste, que vous me donniez votre fille et sa nourrice.

— Plaisantez-vous ? s’écria Flochardet, donner ma fille ?

— Oui, me la donner sans qu’elle vous quitte, puisque nous demeurons porte à porte à la ville comme à la campagne. Elle passera les nuits chez vous si vous voulez, mais elle sera chez moi du matin jusqu’au soir, et c’est moi qui l’instruirai et la soignerai à ma manière.

— Mais vous n’aurez pas le temps ! dit Flochardet.

— J’aurai le temps ! Me voilà vieux et assez riche, j’ai le droit de me reposer et de passer ma clientèle à mon neveu qui vient d’achever ses études et qui n’est point une bête. Je l’ai élevé comme mon fils, mais j’ai toujours souhaité d’avoir une fille et de partager ma fortune entre deux enfants de sexes différents. Voyons, est-ce convenu ?

Le dernier argument du docteur était très-fort. Flochardet ne se crut pas le droit de refuser un si bel avenir pour sa fille, d’autant plus qu’au train que menait madame Laure, il était à craindre que sa propre fortune ne fût ébranlée un jour ou l’autre. Déjà, pour satisfaire ses besoins de luxe, elle lui avait fait contracter des dettes qu’il n’osait point avouer.

Il céda et madame Laure en fut fort aise. Elle trouva même beaucoup plus commode que la petite demeurât tout à fait avec Geoffrette chez le docteur. Flochardet céda encore et Diane fut installée dans une charmante petite chambre bien arrangée pour elle avec Geoffrette à côté. Le docteur tint sa parole. Il quitta la partie active de son métier. Étant considéré comme grand médecin, il ne put se refuser à donner chaque jour deux heures de consultation pendant la récréation de son élève, et Diane passait ces deux heures chez son père. Le soir, M. Marcelin, neveu et successeur de M. Féron, venait soumettre à celui-ci les cas sérieux ou intéressants et prendre son avis avec déférence. Ensuite, quand il avait le temps, il jouait et causait avec Diane qu’il traitait de petite sœur, car c’était un brave garçon que Marcelin, incapable de concevoir de la jalousie contre elle, et se trouvant assez enrichi par l’éducation, le savoir et les clients qu’il devait à son oncle. Un héritier de ce caractère… vous voyez, enfants, que le merveilleux est dans la nature, car enfin, s’il n’y en a pas beaucoup de tels, il y en a, et j’en connais.

Diane devint donc très-heureuse, très-studieuse et très-bien portante. Elle parut avoir un peu oublié sa passion pour le dessin ; on eût dit que, malgré son jeune âge, elle avait compris que tout se tient dans l’intelligence et que, ne savoir qu’une chose, c’est ne rien savoir du tout.

Quand Diane fut devenue une grande personne de douze ans, elle était encore une charmante enfant, simple, gaie, bonne pour tout le monde, ne se faisant jamais valoir ni remarquer, et pourtant elle était très-solidement instruite pour son âge, et son esprit avait des côtés sérieux et ardents qu’on ne connaissait pas. Elle faisait de la peinture très-gentille dont elle avait appris un peu le procédé manuel en regardant son père travailler. Mais elle ne la montrait plus à personne, parce qu’une fois le docteur avait dit que c’était très-bien et M. Flochardet avait répondu que c’était très-mauvais. Diane sentait que le docteur, qui avait de bonnes idées critiques, n’entendait rien à l’exécution. Il avait développé en elle l’amour du beau, mais il ne pouvait lui donner les moyens de le saisir. Elle sentait aussi que son père avait un système tout opposé aux théories du docteur, qu’il ne jugeait jamais bien ce qui était en dehors de sa propre manière et qu’il pouvait être injuste sans le savoir.

Mais Diane pouvait-elle le savoir elle-même ? Voilà ce qu’elle se demandait avec anxiété. Que devait-elle penser du talent de son père que le docteur critiquait avec tant de justesse apparente ? Mais que devait-elle penser des critiques du docteur qui n’était pas capable de tenir un crayon et de tracer une ligne ? Ce problème la tourmentait si fort qu’elle en redevint un peu malade. Elle avait beaucoup grandi sans être trop mince et trop délicate. Le docteur la soigna sans en être inquiet, mais en cherchant à deviner la cause morale qui ramenait ses petits accès de fièvre. Geoffrette lui confia que, selon elle, Diane dessinait trop. Comme elle ne voulait pas qu’on la vît travailler, elle se levait avant le jour, et la nourrice qui l’observait la voyait devenir tantôt rouge et comme folle de joie en dessinant, tantôt pâle et comme découragée, avec les yeux pleins de larmes.

Le docteur résolut de confesser sa chère fille adoptive et, bien quelle eût voulu se taire, elle ne put résister à ses tendres questions. — Eh bien, lui dit-elle, je l’avoue, j’ai une idée fixe. Il faut que je trouve un visage et je ne le trouve pas !

— Quel visage ? Toujours la Dame au voile ? Est-ce que cette fantaisie d’enfant est revenue à la grande fille raisonnable que voici ?

— Hélas, mon ami, cette fantaisie ne m’a jamais quittée depuis que la femme voilée m’a dit : « Je suis ta mère et tu verras ma figure quand tu me l’auras rendue. » Je n’ai pas compris tout de suite ; mais peu à peu j’ai découvert qu’il me fallait retrouver et dessiner une figure que je n’ai jamais vue, celle de ma mère et c’est cela que je cherche. On m’a dit qu’elle était si belle ! Il me sera peut-être impossible de faire quelque chose qui en approche, à moins que je n’aie beaucoup de talent, et j’en voudrais avoir, mais cela ne vient pas. Je suis mécontente de moi, je déchire ou je barbouille tout ce que je fais. Toutes mes figures sont laides ou insignifiantes. Je regarde comment mon père s’y prend pour embellir ses modèles, car il est certain qu’il les embellit, je m’en aperçois très-bien à présent et je sais que son succès vient de là. Eh bien, voyez ce qui m’arrive ! Quand je les regarde, ces modèles qui ne sont certainement pas tous beaux, — il y a même des dames bien fanées et des messieurs bien laids qui viennent chez lui se faire peindre, — je trouve les plus laids moins… comment dirai-je ? plus acceptables que la figure de convention que leur donne mon père. Ils sont eux-mêmes, ces visages qui posent ; ils ont ceci ou cela d’original, et c’est justement ce que mon papa croit devoir leur ôter, — et ils sont contents qu’on le leur ôte. Dans ma tête, moi, je les peins tels qu’ils sont, et je vois bien que si je savais peindre, je ferais tout le contraire de ce que fait papa. C’est là ce qui me tourmente et me chagrine, car il a certainement du talent et je n’en ai pas.

— Il a du talent et tu n’en as pas, cela est certain, répondit le docteur, mais tu en auras, tu es trop tourmentée pour qu’il ne t’en vienne pas, et quand tu en auras, — je ne veux pas te dire que tu en auras plus que lui, je n’en sais rien ; — mais ce sera une autre nature de talent, parce que tu vois avec d’autres yeux. Il ne peut donc rien t’apprendre ; c’est à toi de trouver seule, et il te faut du temps. Tu veux aller trop vite, voilà en quoi tu risques de ne pas avoir de talent du tout ; tu prends la fièvre et on ne fait rien qui vaille quand on ne se porte pas bien. Quant à la figure que tu cherches, il est facile de te la faire connaître si cela doit chasser la dame au voile qui t’obsède. Ton père possède une très-bonne demi-miniature de ta mère, et très-ressemblante. Il ne l’a pas faite et il ne l’aime pas, parce que c’est le contraire de sa manière. Il ne la montre à personne et prétend que ce n’est pas elle du tout. Moi je dis que c’est elle tout à fait et je puis la lui demander pour te la montrer.

— En ce moment Diane ne sentit que le désir de connaître les traits de sa mère. Elle remercia vivement le docteur et accepta son offre avec une joie émue. M. Féron lui promit qu’elle aurait cette miniature le lendemain sous les yeux. Il lui fit promettre qu’elle serait calme jusque-là et qu’elle travaillerait désormais avec moins de feu et plus de patience. Il te faut dix ans encore, lui dit-il, avant de bien savoir ce que tu fais. Il te faut voir les chefs-d’œuvre des maîtres. Nous voyagerons quand tu seras en âge d’en profiter, ensuite tu pourras prendre des leçons de quelque bon peintre, car ici, sous les yeux de ton père, ce serait blâmé ; on le croit le premier du monde et lui-même serait peut-être blessé de te voir un autre professeur que lui.

— Oh ! c’est impossible, je le comprends, s’écria Diane ; je patienterai, mon bon ami, je serai raisonnable, je vous le promets.

Elle tint sa parole autant que possible. Mais, dès qu’elle fut endormie, elle revit la Dame au voile qui lui proposait une promenade au château de Pictordu. À peine y furent-elles arrivées, qu’une grande demoiselle mince et très-jolie vint les prier de s’en aller au plus vite, parce que le château allait tomber. Diane reconnut que cette jeune personne n’était autre que mademoiselle Blanche de Pictordu, et, comme elle l’appelait par son nom, celle-ci lui répondit :

— Il ne vous est pas malaisé de me reconnaître, parce que vous voyez à mon cou la broche de turquoises que vous m’avez donnée. Sans cela, vous ne sauriez qui je suis, car vous n’avez point de mémoire et vous êtes trop maladroite pour avoir dessiné ma figure. Éloignez-vous d’ici. Le château bâille et se plaint. Il est las de résister aux orages et tout va s’écrouler.

Diane eut peur, mais la Dame au voile éloigna Blanche de la main, et entra dans le péristyle en faisant à Diane signe de la suivre. Diane obéit et le château s’abattit sur elles ; mais sans leur faire plus de mal que si c’eût été une petite bourrasque de neige, et le sol se trouva jonché de camées plus beaux les uns que les autres qui tombaient des nuages.

— Vite, dit la dame voilée, cherchons ma figure ! elle doit se trouver là-dedans, c’est à toi de la reconnaître. Si tu n’en viens pas à bout, tant pis pour toi, tu ne me connaîtras jamais ! Diane chercha longtemps, ramassant des pierres gravées, les unes en creux sur pierre dure, d’autres en relief sur des coquilles. Celle-ci représentant un personnage en pied d’une élégance extrême, celle-là un profil charmant ou sévère, quelques-unes grimaçantes comme des masques antiques, la plupart d’une expression austère ou mélancolique, et toutes d’un travail exquis qu’elle ne pouvait se défendre d’admirer. Mais la fée la pressait.

— Vite donc, disait-elle, ne t’amuse pas à regarder tout ce monde-là, c’est moi, moi seule qu’il faut trouver.

Alors Diane trouva sous sa main une cornaline transparente sur le fond de laquelle se découpait en blanc mat un profil d’une beauté idéale, coiffé de cheveux rejetés en arrière avec un ruban et une étoile au front. D’abord cette petite tête lui parut de la grandeur d’un chaton de bague ; mais, à mesure qu’elle la regardait, elle augmentait et elle arriva à remplir tout le creux de sa main. « Enfin ! s’écria la fée, me voilà ! C’est bien moi, ta muse, ta mère, et tu vas voir que tu ne t’es pas trompée ! » Elle se mit à dénouer son voile attaché par derrière — mais Diane ne put voir sa figure, car la vision s’évanouit, et elle s’éveilla désespérée. Pourtant la fiction avait été si vive et si frappante, qu’elle ne put retrouver ses esprits tout de suite et qu’elle serra la main, croyant y sentir le précieux camée, qui du moins, lui conserverait l’image précieuse si ardemment cherchée. Hélas, cette illusion ne dura qu’un instant. Elle eut beau serrer sa main et l’ouvrir ensuite, il n’y avait rien dedans, absolument rien.

Quand elle fut levée, le docteur entra chez elle portant une boîte en maroquin à agrafes d’or qu’il allait ouvrir, croyant lui causer une douce joie, mais elle s’écria en le repoussant : « Non, non, mon bon ami ! Je ne dois pas la voir encore ! Elle ne veut pas. Il faut que je la trouve toute seule, sinon elle m’abandonnera pour jamais !

— Comme tu voudras, répondit le docteur ; tu as des idées à toi que je ne comprends pas toujours, mais que je ne veux pas contrarier. Je te laisse ce médaillon, il est à toi. Ton père te le donne, tu le regarderas quand la fée qui te parle en rêve t’en donnera la permission, ou quand tu ne croiras plus aux fées, ce qui arrivera bientôt, car te voici dans l’âge où on distingue le rêve de la réalité, et je ne suis pas inquiet de ta raison.

Diane remercia M. Féron de ses bonnes paroles et du beau cadeau qu’il avait obtenu pour elle. Elle baisa le médaillon, et, sans l’ouvrir, le serra précieusement dans son petit secrétaire, après s’être juré à elle-même qu’elle attendrait la permission de la muse mystérieuse — et elle se tint parole. Elle résista au désir de connaître cette figure chérie et elle se remit à la chercher au bout de son crayon. Mais elle tint aussi parole à son bon ami ; elle travailla avec plus de patience, ne s’obstinant plus à réussir tout de suite, et s’attachant à copier des études, sans espérer d’arriver à créer quelque chose de beau du jour au lendemain.

Une idée étrange qui l’aida à être patiente, c’est qu’elle croyait se rappeler parfaitement le beau profil qu’elle avait vu et touché dans son rêve. Il était toujours devant ses yeux, et toujours le même, toutes les fois qu’elle voulait y penser ; elle se défendait d’y penser trop longtemps et trop souvent car alors il lui semblait le voir trembloter et menacer de disparaître.


VII

LA FIGURE RETROUVÉE


Elle continuait à s’instruire et à être très-heureuse, lorsqu’un jour, — elle avait alors environ quinze ans, — elle trouva son père triste et changé.

— Es-tu malade, mon père chéri ? lui dit-elle en l’embrassant : tu n’as pas ta figure des autres jours.

— Bah ! répondit Flochardet un peu brusquement, est-ce que tu connais quelque chose aux figures, toi ?

— J’essaye, mon papa ; je fais ce que je peux, reprit Diane, qui voyait dans les paroles de son père une moquerie de sa passion malheureuse pour l’art.

— Tu fais ce que tu peux ! dit alors M. Flochardet en l’examinant avec tristesse. Pourquoi t’es-tu fourré dans la tête cette folle idée d’être artiste ? Tu n’as pas besoin de cela, toi qui as trouvé un second père, plus sage et plus heureux que le premier ; tu veux connaître les soucis du travail, quand tu peux t’en dispenser ! Pourquoi ça ? À quoi bon ?

— Je ne peux pas te répondre, mon cher papa. C’est malgré moi ; mais pourtant si cela te fâche que j’essaie, j’y renoncerai, quelque chagrin que cela puisse me causer.

— Non, non ! amuse-toi, fais ce que tu veux, rêve l’impossible, c’est le bonheur de la jeunesse. Plus tard, tu sauras que le talent ne sauve pas de la fatalité et du malheur !

— Mon Dieu ! tu es malheureux, toi ? s’écria Diane en se jetant dans ses bras. Est-ce possible ? comment, pourquoi ? Il faut me le dire. Je ne veux plus être heureuse si tu n’es pas heureux.

— Ne crains rien, répondit Flochardet en l’embrassant avec tendresse, j’ai dit cela pour t’éprouver ; je n’ai aucun chagrin, je croyais que tu ne m’aimais plus parce que… parce que j’ai négligé ton éducation et l’ai confiée à un autre. Tu as peut-être pensé que j’étais un père frivole, indifférent, mené comme un enfant…

— Non, non, mon père, je t’adore, et je n’ai jamais pensé cela. Pourquoi l’aurais-je pensé, mon Dieu !

— Parce que je l’ai quelquefois pensé moi-même. Je me suis fait certains reproches ; à présent, je me console en songeant que s’il m’arrivait quelque désastre de fortune, tu ne t’en ressentirais pas.

Diane essaya de questionner encore son père ; il détourna la conversation et se remit au travail, mais il était agité, impatient, et comme dégoûté de ce qu’il faisait. Tout à coup il jeta son pinceau avec humeur en disant : ça ne va pas aujourd’hui, je gâterais ma toile, et pour un peu je la crèverais. Viens faire un tour de promenade avec moi !

Comme ils se préparaient à sortir, madame Laure entra, aussi pimpante qu’à l’ordinaire, mais la figure altérée aussi :

— Comment, dit-elle à son mari, vous sortez, et vous devez pourtant livrer ce portrait ce soir.

— Et quand je ne le livrerais que demain ? répondit Flochardet sèchement : suis-je l’esclave de mes clients ?

— Non, mais… Il faut que vous touchiez ce soir le prix de cette peinture, car demain matin…

— Ah ! oui, votre tailleuse, votre marchand d’étoffes. Ils sont à bout de patience, je le sais, et si on ne les satisfait pas, ce sera un nouveau scandale.

Diane, étonnée et comme effrayée, ouvrait de grands yeux qui frappèrent madame Laure ; Ma chère enfant, lui dit-elle, vous dérangez trop souvent votre père, vous l’empêchez de travailler, et aujourd’hui surtout, il faut qu’il travaille. Laissez-le tranquille.

— Vous me renvoyez de chez nous ? s’écria Diane stupéfaite et consternée.

— Non jamais ! dit M. Flochardet avec force en la faisant asseoir près de lui. Reste ! jamais tu ne me déranges, toi !

— Alors, c’est moi qui suis importune, répondit madame Laure, je comprends et je sais ce qui me reste à faire.

— Faites tout ce qu’il vous plaira, reprit Flochardet d’un ton glacial.

Elle sortit et Diane fondit en larmes.

— Qu’as-tu donc ? lui dit son père en essayant de sourire, qu’est-ce que cela te fait que je me querelle un peu de temps en temps avec maman Laure ? Elle n’est pas ta mère et tu ne l’aimes pas follement ?

— Tu es malheureux, répondit Diane en sanglottant, mon père est malheureux et je ne le savais pas !

— Non, dit-il ton reprenant son ton de légèreté habituel. On n’est pas malheureux parce qu’on a des contrariétés. J’en ai d’assez vives, je l’avoue, mais j’en sortirai. Je travaillerai davantage, voilà tout. Je croyais pouvoir arriver au repos, j’avais gagné une jolie petite fortune, environ deux cent mille francs. En province, c’est une douce aisance ; mais il faut bien te le dire, car tu l’apprendrais un jour ou l’autre, nous avons trop mené grand train ; j’ai eu l’imprudence de faire bâtir, les devis ont été terriblement dépassés, bref, il faut revendre et à perte, car les créanciers sont pressés. Tu ne t’étonneras donc pas d’entendre dire que je suis ruiné. Ne t’en tourmente pas trop, on exagère toujours. Je vendrai ce que j’ai, et mes dettes seront payées, mon honneur sera sauf, tu n’auras pas à rougir de ton père, sois tranquille ! Je réparerai tout, d’ailleurs. Je suis encore jeune et fort, je me ferai payer un peu plus cher, il faudra bien que la clientèle y consente. Avec le temps, j’espère bien encore amasser de quoi te doter honnêtement si tu n’es pas trop pressée de te marier, auquel cas le docteur fera l’avance.

— Ah ! ne parlons pas de moi, s’écria Diane, je n’ai jamais pensé au mariage et je ne m’occupe pas de ce qui me concerne dans l’avenir. Parlons de toi seul ; est-ce que cette jolie maison de ville que tu aimes tant, que tu as si bien arrangée, où tu es si bien installé, va être vendue ? Non, c’est impossible, où travailleras-tu ! Et ta maison de campagne… Où demeureras-tu donc ?

Flochardet, voyant que Diane s’affectait pour lui plus qu’il n’eût voulu, s’efforça de la rassurer en lui disant que peut-être obtiendrait-il de nouveaux délais. Mais elle s’inquiétait de l’excès de travail qu’il allait s’imposer. Elle craignait qu’il ne tombât malade. Elle feignit de se tranquilliser, mais ce fut pour lui faire plaisir, et elle rentra tout abattue et passa la soirée à pleurer en dedans. Elle n’osait pas dire au docteur combien elle avait de chagrin, elle craignait de lui entendre blâmer et critiquer son père. Elle joua aux échecs avec son vieux ami et se retira dans sa chambre pour pleurer en liberté.

Elle dormit peu et ne rêva point. Le matin, elle se remit au travail comme les autres jours, cherchant à se distraire, mais revenant toujours à cette pensée cruelle que madame Laure ferait mourir son père à force de travail, et que si sa pauvre mère, à elle, eût vécu, Flochardet eût toujours été sage et heureux.

Alors elle pleurait sa mère dans son cœur, non plus comme la première fois, alors qu’en la regrettant elle n’avait songé qu’à elle-même ; elle la regrettait maintenant pour le bonheur qu’elle eût pu donner à son père et qu’elle avait emporté avec elle.

Et elle dessinait machinalement sans songer à l’occupation de ses mains, elle appelait sa mère du fond de son âme, elle lui disait : Où es-tu ? Vois-tu ce qui se passe ? Ne peux-tu rien me dire de ce qu’il faudrait faire pour sauver et consoler celui qu’une autre accable et désole ?

Tout à coup elle sentit comme un souffle chaud dans ses cheveux et une voix faible comme la brise du matin murmura à son oreille : Je suis là, tu m’as trouvée.

Diane tressaillit et se retourna ; il n’y avait personne derrière elle. Il n’y avait d’autre mouvement dans sa chambre que l’ombre des feuilles des tilleuls agitées par le vent, sur le plancher de sapin blanc. Elle regarda son papier, une silhouette très-fine s’y dessinait, c’était elle qui l’avait tracée ; elle l’indiqua davantage et modela le visage, toujours sans y attacher d’importance. Puis elle massa la chevelure de cette tête d’étude, y dessina une bandelette et une étoile en souvenir du camée splendide dont elle avait rêvé et la regarda avec indifférence, pendant que Geoffrette qui venait d’entrer trottait par la chambre pour ranger quelques objets.

— Eh bien, mon enfant, dit la bonne femme en s’approchant, êtes-vous contente de votre ouvrage, ce matin ?

— Pas plus que les autres jours, ma Geoffrette, je ne sais même pas trop ce que j’ai fait… mais qu’est-ce que tu as, toi ? te voilà pâle avec des larmes dans les yeux ?

— Ah ! seigneur Dieu ! s’écria Geoffrette, comment est-ce possible ? ce n’est pas vous qui avez fait cette figure-là ? Vous avez donc regardé le portrait ? vous l’avez donc copié ?

— Quel portrait ? je n’ai rien copié du tout.

— Alors… alors… c’est une vision, un miracle ? Monsieur le docteur, venez voir, venez voir cela ! qu’est-ce que vous en dites ?

— Quoi, qu’y a-t-il ? dit le docteur qui venait chercher Diane pour déjeuner. Pourquoi Geoffrette crie-t-elle au miracle ?

Et, regardant l’étude de Diane, il ajouta ; Elle a copié le médaillon ! Mais c’est bien, cela, ma fille ; sais-tu que c’est très-bien ? C’est même étonnant, et la ressemblance est frappante. Pauvre jeune femme ! Je crois la voir. Allons, ma fille, courage ! Tu feras de meilleurs portraits que ton père, celui-là est beau et il est vivant.

Diane interdite, regardait son étude et y retrouvait le souvenir fidèle du camée de son rêve, le type qu’elle avait gardé dans sa pensée ; mais c’était l’ouvrage de son imagination, et sans doute aussi la ressemblance que lui trouvait Geoffrette et le docteur était une affaire d’imagination. Elle ne voulut pas leur dire qu’elle n’avait jamais ouvert le médaillon : elle eût craint qu’ils ne le lui fissent ouvrir, et elle ne se jugeait pas encore digne de cette récompense.

Pendant le déjeuner, elle demanda pourtant à son bon ami s’il était bien sûr que le portrait de sa mère fût ressemblant.

— Comment l’aurais-je reconnu, dit-il, s’il ne l’était pas ? Tu sais bien que je ne veux pas mettre de complaisance avec toi. — Geoffrette, ajouta-t-il, allez me chercher ce dessin. Je veux le voir encore.

Geoffrette obéit, et le docteur le regarda encore attentivement et à plusieurs reprises, tout en savourant son café. Il ne disait plus rien, il paraissait absorbé, et Diane se demandait avec angoisse s’il ne revenait pas sur sa première impression. En ce moment, on annonça M. Flochardet, qui venait quelquefois prendre le café avec le docteur.

— Que regardez-vous donc là ? dit-il à M. Féron, quand il eut embrassé sa fille,

— Regardez vous-même, répondit le docteur.

M. Flochardet se pencha sur le dessin et pâlit.

— C’est elle, dit-il avec émotion. Oui, c’est bien cette chère et digne créature à laquelle, sans le dire à personne, je pense sans cesse, et à présent plus que jamais ! Mais qui a fait ce portrait, docteur ? C’est une copie du médaillon que je vous ai donné pour Diane. Seulement c’est infiniment mieux senti, et mieux rendu. La ressemblance est plus noble et plus vraie, C’est très-remarquable et je n’ai pas un seul élève capable d’en faire autant. Dites ! dites-donc qui a fait cela ?

— C’est… c’est, dit le docteur avec une hésitation maligne, un petit élève de… de moi, ne vous en déplaise ! Flochardet regarda sa fille qui s’était tournée vers la fenêtre pour cacher son émotion, et regardant aussi le docteur d’une manière qui équivalait à un point d’interrogation, il comprit et reporta ses yeux sur le dessin avec une surprise extrême, cherchant peut-être à y critiquer quelque chose, mais ne trouvant rien à reprendre, car il était dans une de ces dispositions d’esprit où l’on n’est plus si sûr de soi-même et où l’on se sent forcé d’admettre que dans les choses les plus sérieuses on a pu se tromper.

Diane n’osait pas se retourner, elle craignait de rêver, elle se penchait sur la fenêtre pour cacher son trouble, sans s’occuper du soleil qui frappait vivement sur sa tête et qui lui enfonçait, comme des aiguilles rouges dans les yeux, ses rayons de rubis. Dans cet éblouissement, elle vit une grande figure blanche, d’une merveilleuse beauté, dont la robe verdâtre brillait comme une poussière d’émeraude. C’était la muse de ses rêves, c’était sa bonne fée, la dame au voile ; mais elle n’avait plus ce voile sur la figure, il flottait autour d’elle comme un nimbe d’or, et son beau visage, qui était celui du camée vu en songe, était exactement celui que Diane avait dessiné celui que Flochardet contemplait sur le papier avec une admiration mêlée d’un certain effroi.

Diane étendit volontairement les bras vers cette figure rayonnante qui lui souriait et qui lui dit en se dissipant : Tu me reverras !

Diane, oppressée et ravie, tomba sur une chaise dans l’embrasure de la fenêtre en étouffant un cri de joie. Flochardet et le docteur s’élancèrent vers elle pensant qu’elle se trouvait mal ; mais elle les rassura et, sans leur dire la vision qu’elle venait d’avoir, elle demanda à son père s’il était vraiment un peu content de son ouvrage.

— Je n’en suis pas seulement content, répondit-il ; j’en suis ravi et bouleversé. Je te fais réparation, mon enfant ; tu as le feu sacré, et avec cela une connaissance du dessin très au-dessus de ton âge. Continue sans te fatiguer, travaille, espère, doute souvent de toi-même, cela est fort bon, mais moi, je n’en doute plus et j’en suis bien heureux !

Ils s’embrassèrent en pleurant. Puis, Flochardet pria sa fille de le laisser parler affaires avec le docteur, et elle se retira dans sa chambre où elle se trouva seule, Geoffrette ayant été déjeuner. Alors Diane courut à son secrétaire et y prit la boîte de maroquin qu’elle avait liée d’un ruban de satin noir, pour n’avoir pas la tentation de l’ouvrir trop tôt. Elle l’ouvrit enfin, se mit à genoux sur un coussin et baisa le médaillon avant de le regarder ; puis, elle ferma les yeux pour revoir dans sa pensée la figure idéale qui lui avait promis de revenir. Elle la revit bien nette, et, sûre de son consentement, elle regarda enfin le portrait. C’était bien la même figure qu’elle avait dessinée ; c’était la muse, c’était le camée, c’était le rêve, et c’était pourtant sa mère ; c’était la réalité trouvée à travers la poésie, le sentiment et l’imagination.

Diane ne se demanda pas comment le prodige s’était fait en elle. Elle accepta le fait tel qu’il se produisait et ne chercha pas comment sa raison se mêlerait plus tard de l’expliquer. Je crois qu’elle fit fort bien. Quand on est encore très-jeune, il vaut mieux croire à des divinités amies que de trop croire à soi-même.



VIII

DÉBACLE


Je ne vous raconterai pas jour par jour les deux années qui suivirent. Diane continua à travailler avec courage et modestie, réclamant souvent avec une tendre humilité les conseils de son père. Mais celui-ci n’était pas disposé tous les jours à bien comprendre ce qu’il n’eût pas été capable de faire. Sans s’en rendre compte, Diane prenait une route tout opposée à la sienne. Le pays qu’elle habitait possédait beaucoup de beaux restes de la statuaire antique que l’on commençait à apprécier, car le goût français commençait, lui aussi, à chercher une pente nouvelle. La gravure répandait et popularisait les trouvailles précieuses d’Herculanum et de Pompeïa, peintures, vases, statues, meubles, objets de toute sorte, et une élégante simplicité, comme on disait alors, tendait à remplacer la chinoiserie, le contourné et le vanlotté. On connaissait mieux l’Italie, on voyageait davantage, et si on appréciait encore le beau coloris et l’aimable fantaisie de Watteau, on ne s’éprenait pas moins des vases étrusques et des médailles grecques. On ne revenait pas précisément au goût du temps des Valois, que nous appelons aujourd’hui l’époque de la Renaissance ; on tentait une renaissance nouvelle, moins originale, mais charmante encore. On faisait de ces meubles que nous appelons à présent style Louis XVI, et qu’alors on appelait meubles à l’antique. Ils étaient fort beaux sans être bien fidèles, mais ils avaient un grand air, et les femmes elles-mêmes commençaient à baisser leurs monumentales coiffures et à faire bouffer négligemment autour du front leurs cheveux encore poudrés. Les hommes bouclaient leurs ailes de pigeon, liaient d’un simple ruban leurs longs cheveux naguère renfermés dans une bourse ; quelques-uns même les relevaient en tresse avec un peigne d’écaille. Flochardet, dans son atelier, était coiffé ainsi et faisait des portraits dont l’ajustement était beaucoup moins compliqué que ceux qui lui avaient valu tant de gloire.

On ne s’étonna donc pas trop de voir sa fille, à laquelle on commençait à faire attention, s’habiller plus simplement encore que la mode ne l’y autorisait, et lui-même ne se demanda pas trop comment cette vision du passé, ce goût pour ce qui ne faisait que poindre, avait pu germer en elle, dans sa tendance et dans son talent avec tant de parti pris et de précocité. Seulement, Flochardet devenait triste et se débutait de son propre savoir-faire. Ce réveil de la forme dans l’art le prenait au dépourvu, lui qui l’avait toujours escamotée pour faire ressortir l’ajustement. Il s’apercevait d’une baisse croissante dans la vogue dont il avait joui. Il avait essayé d’augmenter ses exigences au moment où l’on était moins disposé à le payer cher, et comme il eût été humilié de consentir à un rabais, il voyait rapidement diminuer sa clientèle. On commençait à connaître et à estimer le talent de sa fille et on ne craignait pas de lui dire qu’il devrait se faire aider, au besoin remplacer par elle. Certes, le pauvre homme n’était pas jaloux du talent de sa chère Diane, mais, à aucun prix, il ne voulait qu’elle interrompît ses libres et fécondes études pour s’adonner au métier, pour gagner de l’argent et réparer les sottises de madame Laure.

Durant ces deux années que je vous résume, la position de l’artiste devint très-grave. Il eût voulu tout sauver par un travail énergique, il se fût volontiers tué à la peine, mais la chose qu’il avait le moins prévue lui arrivait. Le travail lui manquait de plus en plus. Incapable de mettre de l’économie dans ses dépenses, madame Laure avait retiré de la communauté son petit avoir et s’était retirée à Nîmes, chez ses parents, où elle se tenait les trois quarts de l’année, ne se montrant qu’à de courts intervalles avec son mari, et le reste du temps dépensant en robes neuves le peu qu’elle possédait, au lieu de le sacrifier pour alléger les embarras du ménage. Diane voyant son père délaissé, triste et seul ; avait repris chez lui son domicile et partageait son temps entre lui et le docteur. On avait renvoyé presque tous les domestiques. Geoffrette faisait la cuisine, et Diane y mettait la main pour que son père, habitué à bien vivre, ne s’aperçût pas de cette décadence. Elle mettait de l’ordre dans la maison et dans les affaires. Longtemps elle retarda le désastre qui menaçait le capital, en servant fidèlement les intérêts. Mais un jour vint où les créanciers, las d’attendre, firent une saisie sur les maisons, les jardins, la petite ferme, les objets d’art et le mobilier.

Ce fût un coup très-rude pour Flochardet, qui ne pouvait plus le cacher à sa fille et à ses amis. Il était résigné à tout abandonner et à chercher dans une autre province, non pas une nouvelle clientèle, il faut des années pour cela, mais des travaux quelconques. Il en avait déjà obtenu à Arles, dans les églises ; il faisait des vierges, des saintes et des anges, et d’abord, il s’était imaginé pouvoir se passer de faire le portrait. Un instant même, il s’était réjoui, se croyant passé maître pour tout de bon en abordant ce qu’il appelait la grande peinture. Mais l’idée que l’on se faisait des vierges et des anges avait changé aussi ; longtemps on avait aimé les madones souriantes et grassouillettes du temps de Louis XV. On commençait à les vouloir plus sérieuses, moins semblables à de jolies nourrices de village, et on lança beaucoup de lazzis aux bonnes petites mamans que Flochardet entourait vainement d’un nimbe lumineux semé de roses parfaitement exécutées. Ces railleries, qu’on lui épargnait par un reste de déférence, arrivèrent pourtant aux oreilles de Diane. Elle comprit que son père ne se relèverait pas par cette nouvelle tentative, et elle entra, un soir, chez le docteur au moment où il se rôtirait dans sa chambre. Mon bon ami, lui dit-elle, savez-vous que mon père est perdu ?

— Oui, je le sais, répondit le docteur, tout à fait perdu ! Il lui faudrait deux cent mille francs et personne ne veut les lui prêter.

— Mais si quelqu’un se portait caution ?…

— Qui ferait cette folie ? Ce serait deux cent mille francs jetés à l’eau ; ton père ne s’acquittera jamais.

— Vous doutez de lui ?

— Non ; mais, dès qu’il aura recouvré une aisance apparente, sa femme reviendra et le ruinera de plus belle.

— Achetez, au moins, une des maisons pour satisfaire les créanciers ; vous permettrez que j’y demeure avec mon père, et, un jour, quand il ne sera plus, vous reprendrez tout ; moi, j’aurai assez de talent pour vivre ; il me faut si peu, qu’un tout petit peu de talent me suffira.

— Tu oublies que ton père n’a pas cinquante ans et que j’en ai soixante-quinze. Si j’achète ses biens et que je lui en laisse la jouissance, je ne retirerai jamais l’intérêt de mon argent et je mourrai dans la gêne. Est-ce là ce que tu veux ?

— Non ! je vous paierai le loyer ; je travaillerai, ma bonne fée fera encore un miracle pour moi, je gagnerai de l’argent ! Essayez, mon ami. Retardez la vente de nos biens en répondant du paiement et vous verrez qu’avant deux ans…

— Ce n’est pas si sûr que cela, dit le docteur. Il y a une autre solution, mais elle est bien grave. Je puis acheter pour toi au moins la maison de ville de ton père et tous les objets d’art de la maison de campagne. Je puis donc te mettre à même de lui conserver son domicile, ses habitudes et son bien-être, car vous pouvez louer une partie de cette maison qui est grande et vous en faire une petite rente pour subvenir à vos besoins. Mais voici ce qui arrivera : madame Laure reviendra chez son mari et elle s’arrangera pour te chasser de chez toi par ses tracasseries. Tu ne supporteras pas cette lutte que tu n’as jamais voulu engager, tu me reviendras, ce dont je serai fort content ; mais ton père retombera sous le joug, les dettes recommenceront, car on ne vivra pas avec la petite rente que fourniront les loyers. Alors, tu abandonneras la propriété pour sauver l’honneur de ton nom, ton père sera tout aussi ruiné qu’aujourd’hui, et toi, tu le seras à tout jamais, car la dot que je voulais te constituer aura passé à payer les cotillons à falbalas de ta belle-mère. Tu n’ignores pas que je veux partager ma fortune entre toi et mon neveu. Ce que ton père doit équivaut, à peu de chose près, à la moitié de mon avoir. Donc, si je sauve ton père, je sacrifie ton avenir, cela est aussi certain que deux et deux font quatre.

— Sacrifiez-le ! il faut le sacrifier ! répondit Diane avec un ton d’autorité comme si elle eût été une de ces fières déesses dont elle avait le profil pur et la belle tournure. Vous ne m’aviez jamais dit ce que vous vouliez faire pour moi : à présent que je le sais, je me tranquillise, mon père est sauvé. Vous ne pouvez pas me conseiller de l’abandonner au désespoir et à la misère pour préserver mon avenir.

— C’est fort bien, dit le docteur ; mais mon présent, à moi ? mon revenu, c’est-à-dire mon bien-être ? il faudra donc que je le diminue de moitié, dès demain ?

— Si vous m’eussiez mariée, ne l’eussiez-vous pas fait ?

— Je comptais que tu resterais près de moi, que nous vivrions en famille ; de cette façon on ne s’aperçoit pas de la dépense, on a pour compensation le bonheur domestique ; au lieu que me priver pour faire vivre largement madame Laure…

— Sans doute, reprit Diane, cela n’a rien de réjouissant ; mais tenez, j’y ai songé : je suis résolue à mettre mon autorité à la place de la sienne et je sens que j’en viendrai à bout. Je vous servirai l’intérêt du capital que vous me confiez. Croyez en moi, car si j’adore mon père, je vous adore aussi et je ne veux pas que vous souffriez, si peu que ce soit, du bienfait que vous me destinez.

— Allons ! dit le docteur en l’embrassant, j’y songerai. Va-t’en dormir et dors bien ; à tout risque et quoi qu’il arrive, ton père sera sauvé jusqu’à nouvel ordre, puisque tu le veux.

En effet, le lendemain, la maison de la ville et la maison de campagne mises aux enchères furent poussées et enlevées par le docteur Féron ; mais, contre l’attente de Diane, il garda pour lui l’une et l’autre. Il savait ce qu’il faisait et ne voulait pas la mettre dans l’alternative d’entrer en lutte avec son père ou d’être dépouillée par lui. Il connaissait la faiblesse de Flochardet pour sa femme et ne voulait pas non plus amener entre eux un rapprochement funeste. Il ne s’en ouvrit nullement à Flochardet. Mon ami, lui dit-il, je regrette de n’avoir pu vous sauver de cette catastrophe ; vous voilà dépossédé de tous vos biens, mais, puisque j’en fais l’acquisition, vous vivrez tranquille et sans dettes désormais. Vous vivrez chez votre fille, à qui je loue votre maison devenue mienne. Elle tirera parti d’une grande moitié de cet immeuble qui ne vous servait qu’à donner des bals et des spectacles, et votre clientèle à tous deux suffira à vos dépenses, car elle compte travailler à vos côtés, et, tout en faisant des progrès, elle ramènera la vogue à votre atelier. Elle ne s’en flatte pas sans raison. Je sais que l’opinion est bien disposée pour elle et que si elle l’eût voulu, elle eût déjà eu des commandes et du succès.

Flochardet remercia le docteur et objecta pourtant que si sa femme voulait se réunir à lui, il serait forcé d’élire un autre domicile.

— Si cela arrive, reprit M. Féron, elle acceptera celui que votre fille, principale locataire de ma maison, vous offre à tous deux.

— Ma femme n’y consentira jamais ! elle a trop d’orgueil : elle alléguera, pour vivre tout à fait séparée de moi, que je n’ai pas de domicile à lui offrir, parce qu’elle ne veut rien devoir à ma fille.

— Ce sera un fort mauvais prétexte, car il lui reste quelque chose et rien ne l’empêchera de payer pension à sa belle-fille. Ce sera une manière de contribuer aux dépenses de la communauté, devoir dont elle se dispense un peu trop.

Flochardet sentit que le docteur avait raison, et, à vrai dire, sa femme l’avait rendu si malheureux qu’il ne pouvait pas la regretter beaucoup. Son caractère facile ne lui fit pas envisager comme humiliante la position qu’on lui offrait. Doux et honnête, naturellement confiant, il espéra recouvrer sa clientèle et son indépendance, une fois qu’on saurait ses dettes acquittées.



IX

RETOUR À PICTORDU


En effet, il se fit un retour vers Flochardet. En province on n’aime pas les situations douteuses, et d’ailleurs, en face d’une faillite possible, presque tout le monde s’alarme, parce que presque tout le monde s’y trouve plus ou moins compromis. Quand tout fut liquidé rapidement et quand on vit l’honnête artiste, absolument dépouillé, attendre gaiement devant sa toile les bienveillantes figures de ses concitoyens, ces figures arrivèrent en souriant, et après mille marques d’estime et d’intérêt plus ou moins délicatement exprimées, on le mit à même de travailler. Près de lui, Diane à son chevalet, attendait avec calme et résolution qu’on lui amenât les enfants de ces messieurs et de ces dames. Elle avait déclaré choisir cette spécialité pour ne pas aller sur les brisées de son père. On lui amena toute la jeune génération de la ville et des châteaux d’alentour, l’espoir des familles, l’orgueil des mères, une série de marmots presque tous beaux, car il ne faut pas oublier qu’Arles est le pays de la beauté.

Diane montrait un aplomb extraordinaire, mais c’était un rôle que la pauvre enfant jouait par devoir. Au fond, elle se croyait trop ignorante pour bien faire, et invoquait encore, toute grande personne qu’elle était, l’assistance miraculeuse de sa mère, la belle muse, car ces deux types n’en faisaient plus qu’un dans sa pensée.

La première fois qu’elle se risqua, elle chercha, la veille, dans son secrétaire, une vieille relique qu’elle n’avait pas regardée depuis longtemps, la petite tête de Bacchus enfant trouvée à Pictordu ; elle avait depuis ce temps, appris à s’y connaître, et elle la trouva encore plus charmante qu’elle ne lui avait semblé l’être. Cher petit Dieu, lui dit-elle, c’est toi aussi qui m’as révélé la vie dans l’art. Inspire-moi, à présent ! Enseigne-moi ce secret de vérité qu’un grand artiste inconnu a mis en toi. Je consens à être ignorée comme lui, si comme lui, je laisse quelque chose de beau comme toi.

Diane ne se permettait pas encore la peinture, elle commença par le pastel qui était fort à la mode en ce temps-là, et, du premier coup, elle en fit un si remarquable et si charmant qu’il en fut parlé à vingt lieues à la ronde. Dès lors la clientèle lui arriva en même temps qu’elle revenait à son père. Les familles nobles ou bourgeoises aimaient à se rencontrer dans cet atelier si décent où le père et la fille travaillaient ensemble, l’un causant avec esprit de gaieté, après des années de mélancolie ou de préoccupation qui avaient éloigné de lui ; l’autre, silencieuse et modeste, ne se doutant pas de sa beauté et se tenant de manière à ne pas faire de jalouses. On se rappelait les airs évaporés, les folles toilettes et le ton tranchant de madame Laure, on ne regrettait pas d’en être débarrassée. On était venu là autrefois pour babiller, c’était affaire de mode ; on y vint pour causer, et ce fut affaire de bon ton.

Au bout d’un an, Flochardet et sa fille, ayant vécu très-modestement, mais sans privation sérieuse, se trouvèrent à même de payer leur loyer au docteur. Il reçut l’argent et le plaça au nom de Diane. Par testament, il l’avait constituée propriétaire de toute son acquisition ; mais il se gardait de le dire, autant pour sauvegarder la dignité de Flochardet et pour stimuler le courage de Diane, que pour tenir madame Laure à distance.

Malgré cette attitude prudente, madame Laure revint au gîte quand elle sut que les dettes étaient payées et que les affaires marchaient bien. Elle ne se plaisait guère chez ses parents qui avaient peu de ressources et qui étaient économes. Elle n’y voyait presque pas de monde et ses belles toilettes ne lui servaient guère. Elle revint donc, et Diane se fit un devoir de la bien accueillir. D’abord madame Flochardet s’en montra touchée ; mais bientôt elle voulut s’introduire dans la bonne compagnie qui fréquentait l’atelier de son mari. Sa présence y jeta un grand froid, son caquet n’était plus de saison, on lui sut très-peu de gré d’étaler ses belles robes et ses bijoux qu’elle eût dû vendre pour hâter la libération des dettes de la communauté. On trouva qu’elle en prenait trop à son aise, qu’elle avait avec Diane un ton de légèreté qui ne convenait point et on lui fit sentir qu’elle n’était plus agréable à personne. Elle en prit du dépit, s’exila de l’atelier, et chercha à renouer des relations au dehors. Ce fut inutile, c’était un astre éclipsé ; sa beauté s’en allait avec ses triomphes. Les idées devenaient plus sévères. Elle fut reçue froidement et peu des visites qu’elle hasarda lui furent rendues.

Alors elle se fit hypocrite pour se réhabiliter, et, quittant ses habits roses comme la veuve de Malbrough, elle prit la tenue et les allures d’une dévote fervente. Comme elle n’était pas sincère, elle devint pire en jouant ce rôle ; elle n’avait été qu’égoïste et légère, elle devint envieuse et méchante. Elle disait du mal de tout le monde, calomniait au besoin, dénigrait toutes choses et troublait la famille par ses récriminations, ses plaintes, ses susceptibilités et l’aigreur de son caractère.

Diane la supportait avec une douceur inaltérable et, voyant que son père avait un reste d’attachement pour cette femme frivole, elle faisait le possible et l’impossible pour la rattacher à la vie de ménage. Il y avait une seule chose à laquelle elle savait résister, c’est au désir effréné qu’éprouvait Laure de remettre la maison sur son ancien pied. Comptant sur l’argent que gagnait de nouveau son mari, elle voulait qu’on renvoyât les locataires et qu’on reçût du monde comme autrefois. Diane tint bon et dès lors elle fut traitée en ennemie par sa belle-mère, qualifiée de tyran et dénoncée comme avare à qui voulait l’entendre.

Diane souffrit beaucoup de cette persécution, et bien des fois elle fut sur le point de retourner dans la maison du docteur pour y travailler en paix ; mais elle s’en défendit, sachant que son père serait malheureux sans elle.

Un jour, elle reçut la visite d’une jeune dame qu’elle hésita peu à reconnaître, tant elle avait la mémoire développée à l’endroit des figures. C’était madame la vicomtesse Blanche de Pictordu, mariée depuis peu avec un de ses cousins ; toujours jolie, toujours pauvre et mécontente de son sort, mais toujours fière de son nom qu’elle avait la consolation de n’avoir pas quitté. Elle présenta son jeune époux à Diane. C’était un garçon fort niais, d’une figure commune et sotte. Mais c’était un Pictordu, un vrai, de la branche aînée, et Blanche n’eût pas compris qu’un autre fût plus digne d’elle.

Malgré cette obstination dans ses idées, Blanche était devenue plus sociable et comme, à tous autres égards, elle avait un certain esprit, elle se montra fort gracieuse pour Diane, lui fit compliment de son talent et n’affecta pas comme autrefois de rabaisser sa profession. Diane la revit avec plaisir, son nom et sa personne rafraîchissaient ses plus doux souvenirs d’enfance. Pour l’engager à revenir, elle lui demanda de lui laisser faire son portrait. Blanche devint pourpre de plaisir, comme au temps où elle avait reçu la boucle de turquoises. Elle se savait jolie, et voir sa figure retracée par une main habile était pour elle une ivresse ; mais elle était pauvre, et Diane comprit son hésitation. C’est un service que je vous demande, lui dit-elle. Reproduire un visage parfait est pour moi une satisfaction que je ne rencontre pas tous les jours, et comme cela est difficile, cela me pousse à faire des progrès.

Au fond, Diane ne tenait qu’à payer une ancienne dette de cœur au souvenir de Pictordu. Blanche ne pouvait comprendre cette délicatesse mystérieuse ; elle en fit honneur à ses charmes. Elle se laissa un peu prier et allégua divers empêchements, bien qu’elle eût très-peur d’être prise au mot. Elle avait peu de jours à passer à Arles, sa position ne lui permettait pas de séjourner dans une ville de luxe ; son mari, occupé d’agriculture et de chasse, la pressait de retourner à la campagne où leur vie était fixée.

— Je ne ferai de vous, répondit Diane, qu’un léger croquis à trois crayons : blanc, noir et sanguine. Si je réussis, cela pourra être très-joli, et je ne vous demande qu’une matinée.

Blanche accepta pour le lendemain, et, le lendemain, elle arriva avec une jolie robe bleu de ciel et la broche de turquoises passée dans le ruban de cou.

Diane fut inspirée, elle fit un de ses meilleurs portraits, et la vicomtesse se trouva si jolie qu’elle en eut des larmes de reconnaissance au bord des longs cils noirs qui bordaient ses yeux bleus. Elle embrassa Diane et la supplia de venir la voir dans son château.

— Au château de Pictordu ? lui dit Diane avec surprise ; vous me disiez que vous habitiez encore chez votre père. Est-ce que vous avez fait relever le vieux manoir ?

— Pas en entier, répondit la vicomtesse, cela ne nous eût pas été possible ; mais nous avons restauré un petit pavillon et nous nous y installons le mois prochain. Il y a une chambre d’amis. Si vous voulez l’étrenner, vous serez la plus aimable personne du monde.

L’offre était sincère. Blanche ajoutait que son père serait heureux de la revoir, ainsi que M. Flochardet, dont il s’était toujours souvenu avec complaisance et qu’il appelait son ami Flochardet quand il entendait parler de ses beaux ouvrages.

Diane eut un grand désir de revoir Pictordu, et elle promit de faire son possible pour s’y rendre le mois suivant, avec ou sans son père, car celui-ci l’engageait depuis longtemps à faire un petit voyage pour se distraire, ne fût-ce que d’aller voir à Mende sa vieille tante la religieuse. Pictordu se trouvait à peu près sur son chemin, et certes elle ferait un détour pour s’y rendre.

Quand madame Laure sut que Diane songeait à prendre un peu de repos nécessaire à sa santé, elle en eut de l’humeur. Il lui avait bien fallu reconnaître qu’elle gagnait plus d’argent que son père, qu’elle était plus estimée comme peintre et plus aimée. Son absence pouvait compromettre les intérêts de la maison, et elle le fit si aigrement sentir que Diane en fut impatientée à l’excès. On lui marchandait avec amertume une ou deux semaines de liberté, à elle qui, depuis deux ans, se privait de tout et travaillait sans relâche pour réparer le désastre causé par cette personne inutile et oisive.

Il faut avouer que la situation était pénible et que Diane avait mis un grand courage à refuser l’offre du docteur, qui l’invitait à voir l’Italie ou Paris, et qui était disposé à l’y conduire pour peu qu’elle le désirât. Diane le désirait passionnément, mais elle ne voulait pas l’avouer, parce qu’elle ne voulait pas céder à la tentation. Elle trouvait que c’était trop tôt et que son père n’était pas assez remis à flot pour se passer d’elle durant quelques mois.

Quand elle vit qu’on lui disputait, en remerciement de son sacrifice, le droit de s’absenter quelques jours, elle faillit se décourager de sa tâche et briser l’obstacle. Elle résista, répondit avec douceur qu’elle reviendrait vite, et fit son paquet, vingt fois interrompu par les importunes objections de sa belle-mère. Le docteur dut intervenir et décider que Diane partirait le jour suivant avec Geoffrette. Il recommanda en riant à sa chère enfant de tenir note de ses apparitions, si elle avait la bonne fortune d’en avoir encore, afin de les lui raconter aussi agréablement qu’autrefois.

Il fallait deux journées pour se rendre à Saint-Jean-Gardonnenque. M. Marcelin Féron, le neveu du docteur, devenu docteur de grand renom lui-même, voulut accompagner les deux femmes jusqu’à cette ville, où elles se reposèrent la nuit. De là il se rendit chez un de ses amis qui demeurait aux environs, tandis que Diane, qui venait de retrouver avec joie le brave postillon Romanèche, prenait avec sa nourrice le chemin de Pictordu, dans une carriole de louage. On avait fait à ce terrible chemin quelques réparations nécessaires, et nos voyageuses arrivèrent sans accident, dans l’après-dînée, au bas de la terrasse du château.

Ce n’était plus là l’entrée. Le pavillon réparé, qui n’était autre que l’ancien bain de Diane, avait son entrée plus bas. Mais Diane voulait revoir seule cette statue qui lui avait parlé. Elle tremblait de ne plus la retrouver. Elle envoya donc Romanèche et Geoffrette en avant, et, franchissant une petite barrière récemment posée, elle gravit légèrement les marches inégales et brisées du grand escalier.

Il était environ quatre heures de l’après-midi, le soleil commençait à éclairer obliquement les objets. Diane, avant de découvrir sa chère statue à travers les buissons qui la lui masquaient, vit son ombre se projeter sur le sable de la terrasse, et son cœur battit de joie. Elle y courut et la contempla avec surprise. Dans son souvenir, elle était gigantesque, et, en réalité, elle était à peine grande comme nature. Était-elle belle et monumentale comme Diane l’avait gardée dans sa pensée ? Non, elle était un peu maniérée, et les plis de son vêtement étaient trop fouillés et trop cassants ; mais elle avait de l’élégance et de la grâce quand même, et Diane qui eût été désolée d’avoir à la dédaigner, lui envoya un baiser naïvement attendri que la statue ne lui rendit pourtant pas. La terrasse était dans le même état d’abandon qu’autrefois. Les grandes herbes n’étaient pas foulées. Diane vit qu’on ne se promenait jamais par là ; elle sut plus tard que Blanche, qui craignait beaucoup les serpents et qui traitait de vipères les plus innocentes couleuvres, n’allait jamais dans les ruines et ne permettait à personne d’y aller. Pourtant elle habitait au milieu de ces décombres, et Diane s’étonnait, en même temps qu’elle s’en réjouissait, de voir que cette solitude et ce désordre qui l’avaient autrefois charmée, n’avaient subi aucune amélioration bourgeoise, c’est-à-dire aucune altération.

Elle admira ce pêle-mêle d’arbres touffus et d’arbres morts, de magnifiques plantes sauvages et de plantes autrefois cultivées, aussi libres, aussi folles les unes que les autres ; ce chaos de pierres où la mousse avait envahi la roche naturelle et la roche taillée. Elle revit le filet d’eau pure qui avait alimenté jadis les bassins et les cascatelles, et qui frissonnait discrètement entre l’herbe et les cailloux. Elle contempla cette élégante façade renaissance, où le lierre vivace s’enlaçait aux guirlandes de lierre fouillées dans la pierre. Quelques fenêtres finement ouvragées, quelques clochetons avaient peut-être disparu. Diane ne se souvenait pas bien exactement de ces détails ; l’ensemble avait encore cet aspect riant et noble que conservent, même dans leur décrépitude, les édifices de cette brillante époque.



X

DISCOURS DE LA STATUE


Diane voulut retrouver elle-même, à travers le chaos des ruines de l’intérieur, le chemin du pavillon, et elle le retrouva sans hésiter. Blanche, avertie par l’arrivée de sa voiture, accourut au-devant d’elle et l’accueillit avec mille caresses, puis la fit entrer, dans ce pavillon des thermes où elle avait passé une nuit mémorable dans son existence. Hélas, ici tout était changé. De la grande salle ronde, on avait fait une espèce de salon d’où la piscine avait disparu. On en avait taillé les marbres pour faire des manteaux de cheminée, la voûte enguirlandée s’était transformée en un ciel d’un bleu cru, les nymphes, trois fois hélas ! ne menaient plus leur ronde légère et décente sur la muraille circulaire. Le salon, revêtu d’une tenture de toile d’orange à gros bouquets, était désormais carré, les parties retranchées avaient servi à faire de petites chambres.

Le cloître à arcades avait été débarrassé de ses décombres et de ses plantes sauvages, l’intérieur était devenu un jardin potager, et la source, privée de ses menthes et de ses scolopendres, disparaissait, captive, sous une margelle de puits. Les poules grattaient le fumier dans une petite cour voisine, qui avait été la salle des étuves et qui était encore dallée en porphyre ; une allée de mûriers fraîchement plantés, qui ne paraissaient pas bien décidés à s’accommoder du terrain et du climat, descendait au chemin neuf sans passer par l’ancien parc, ni par les ruines. Les châtelains de Pictordu, en se glissant dans un coin du nid de leurs ancêtres, avaient fait tout leur possible pour lui tourner le dos et ne jamais le traverser.

En admirant par complaisance le parti que Blanche avait su tirer de ce reste d’habitation, Diane soupirait en songeant au parti bien différent qu’elle en eût tiré elle-même. Mais Blanche paraissait si fière et si satisfaite de ses arrangements, qu’elle se garda bien de rien critiquer. Le marquis et son gendre arrivèrent bientôt pour souper, le gendre, rouge et hâlé, appelant ses chiens, parlant d’un voix vibrante et riant aux éclats après chaque phrase, sans qu’on pût deviner ce qu’il avait dit de réjouissant ; le marquis, toujours poli, affectueux, effacé, mélancolique. Il fit à Diane l’accueille plus aimable, il n’avait rien oublié de sa première visite. Et puis il l’accabla de questions singulières auxquelles il était impossible de répondre sans entrer dans des explications comme on en donnerait à un enfant. Ce brave homme vivait tellement à part du monde, son horizon s’était tellement rétréci, que, voulant parler de tout pour ne pas paraître trop arriéré, il montrait qu’il ne comprenait plus rien à quoi que ce fût.

Blanche, plus fine, et un peu plus époussetée par l’air du dehors, souffrait de la simplicité de son père et encore plus de l’aplomb avec lequel son mari le redressait en proclamant des notions encore plus fausses. Elle les contredisait tous les deux avec un dédain visible. Diane regrettait l’ancienne solitude de Pictordu et se demandait pourquoi elle avait quitté l’aimable causerie de son père et l’intéressante conversation du docteur, pour entendre ce trio insipide qui n’avait même pas le mérite de l’ensemble.

Elle allégua un peu de fatigue et se retira de bonne heure dans l’étroite chambrette que ses hôtes décoraient du titre de chambre d’honneur. Elle n’y put dormir. Une odeur de peinture fraîche la força d’ouvrir sa fenêtre pour échapper à la migraine.

Alors elle vit que cette fenêtre donnait sur un petit escalier extérieur collé en biais à la muraille. C’était un reste épargné de l’ancienne construction. La rampe n’était pas encore remplacée, mais la nuit était belle et claire. Diane s’enveloppa de son mantelet et descendit, contente de se trouver seule et de s’en aller, comme autrefois, à la découverte du château merveilleux de son rêve. La belle muse qu’elle regardait comme sa bonne fée ne vint pas la prendre par la main pour lui faire franchir les spirales dressées dans le vide par dessus les voûtes écroulées. Elle ne put se promener sous ces arcades qui essayaient en vain de franchir les abîmes de décombres. Mais elle reconstruisit dans sa pensée cette féerique villa, créée au sein d’un désert, dans le goût italien, alors que l’Italie nous devançait encore en fait d’art et de goût. Elle revit en esprit les fêtes de cette splendeur évanouie qui ne pouvait plus renaître sous sa forme ancienne et que déjà l’industrie bannissait de l’avenir. Elle ne rencontra aucun fantôme dans sa promenade, mais elle eut une vive jouissance à contempler les beaux effets du clair de lune dans les ruines. Elle put monter assez haut sur les assises de rochers qui dominaient le château, pour voir l’échappée de lumière glauque que la petite rivière ouvrait dans la profondeur du ravin. Çà et là, un bloc qui encombrait son lit se dessinait en masse noire, au milieu d’un tremblottement de diamants. Les chouettes s’appelaient d’une voix féline, les genêts et les fougères exhalaient leur parfum sauvage. Un calme profond régnait dans l’air, les branches des vieux arbres étaient aussi immobiles, aussi sculpturales que les ornements de pierre de la terrasse.

Diane éprouva comme un besoin de résumer sa courte vie au milieu de cette nature qui semblait absorbée dans la méditation de l’éternité. Elle revit son enfance, ses moments de curiosité sérieuse, ses langueurs maladives, ses aspirations vers un idéal mystérieux, ses découragements, ses enthousiasmes, ces chagrins, ses efforts, ses succès et ses espérances. Mais là, elle s’arrêta ; son avenir était vague, mystérieux comme certaines phases de son passé. Elle sentait tout ce qui lui manquait pour franchir l’humble limite qu’elle avait acceptée en venant au secours de son père. Elle savait bien qu’au delà du métier qui assurait son indépendance et sa dignité, il y avait un grand essor à prendre : mais pourrait-elle jamais entrer dans les conditions de ce développement ? Pourrait-elle voyager, connaître, sentir ? secouer l’entourage, l’habitude, le devoir de chaque jour, cette borne que son père eût pu franchir et où il s’était arrêté pour obéir aux exigences d’une femme qui ne voyait dans l’art que le profit ?

Diane se sentait liée, arrêtée, brisée par cette même femme à laquelle il fallait disputer à toute heure l’esprit paresseux et vacillant de son père. Elle avait été naguère sur le point de l’écraser de son dédain. Elle s’était contenue, car elle avait sur elle-même l’empire qui manquait à son père, et quand elle se sentait près d’éclater, elle sentait aussi comme une force secrète qui lui disait : « Tu sais qu’il faut te vaincre. »

Elle se rappela ces moments de lutte intérieure et pensa à sa mère qui sans doute lui avait légué cette secrète et précieuse énergie de la patience. Alors elle invita avec ardeur cette âme protectrice à entrer dans la sienne pour lui tracer son devoir, comme sa figure était entrée dans sa vision pour lui révéler la beauté. Devait-elle renoncer résolûment à connaître les hautes jouissances de l’esprit pour ne pas abandonner son père ? Devait-elle résister à la voix de cette muse maternelle qui l’avait enlevée et transportée dans la région du beau et du vrai pour lui montrer cette voie sans fin où l’artiste ne doit pas s’arrêter ?

Elle réfléchissait ainsi en marchant, et elle se trouva auprès de la statue sans visage, sa première initiatrice. Elle s’appuya contre le socle, la main appuyée sur ses pieds froids. Il lui sembla alors entendre une voix qui, si elle partait de la statue, résonnait en fortes vibrations en elle-même, et qui lui disait :

« Laisse le soin de ton avenir à l’âme maternelle qui veille en toi et sur toi. À nous deux, nous trouverons bien la route de l’idéal. Il ne s’agit que d’accepter le présent comme une étape où, en te reposant, tu travailles quand même. Ne crois pas qu’il y ait un choix à faire entre le devoir et une noble ambition. Ces deux choses sont faites pour marcher ensemble en s’aidant l’une l’autre. Ne crois pas non plus que la colère vaincue et la peine endurée soient les ennemies du talent. Loin de l’épuiser, elles le stimulent. Souviens-toi que tu as trouvé dans les larmes le type que tu cherchais, et sois sûre que, quand tu souffres avec vaillance, ton talent grandit à ton insu avec ta force. La santé de l’intelligence n’est pas dans le repos, elle n’est que dans la victoire. »

Diane rentra, pénétrée de cette révélation intérieure, et, laissant sa fenêtre entr’ouverte, elle dormit on ne peut mieux.

Le lendemain, elle sentit un calme délicieux dans tout son être. Elle accepta sans impatience les naïvetés du bon marquis et les grosses platitudes de son gendre. Elle communiqua même sa bonne humeur à Blanche et l’emmena, un peu à son corps défendant, explorer les ruines au grand jour.

Le docteur ne s’était pas borné à démontrer le beau dans l’art à sa chère Diane, il le lui avait fait saisir aussi dans la nature, et il lui avait donné des notions qui rendaient ses promenades intéressantes. Il lui avait recommandé de lui rapporter de son voyage quelques plantes rares qui sont particulières aux Cévennes : reseda jaquini, saxifraga clusii, senecio lanatus, cynanchium cordatum, œthionème saxatile, etc. Diane les chercha et les trouva. Elle les recueillit avec soin pour son vieil ami et récolta pour son propre compte des fleurs moins précieuses, mais charmantes encore : la potentille des rochers, le beau géranion bleu des prés et le gracieux géranion noueux, la saponaire ocymoïde qui tapissait de ses innombrables fleurettes roses les parois rocheuses de la rivière, l’érine alpestre qui s’épanouissait sur les ruines dans les endroits humides, et la renoncule de Montpellier qui étoilait d’or les gazons de la terrasse. Tout en cherchant ces fleurettes, Diane ramassa une pièce de monnaie assez informe, couverte d’une épaisse couche d’oxyde, et la remit à Blanche en lui disant de la nettoyer avec précaution sans la gratter.

— Gardez-la, répondit la vicomtesse, si vous attachez quelque prix à ces vieux liards ; moi je n’y connais rien et j’en ai beaucoup d’autres dont je ne fais aucun cas. — Vous me les montrerez, reprit Diane. Je n’y connais pas grand’chose ; pourtant je pourrai distinguer celles qui sont intéressantes, et, avec l’aide du docteur Féron, qui est très-savant… qui sait ? j’ai la main heureuse à ce qu’il prétend. Peut-être possédez-vous à votre insu un petit trésor.

— Que je vous donnerai pour rien de bon cœur, ma chère Diane ! Tout cela c’est du cuivre, de l’or très-mince, ou de l’argent noirci.

— Ce n’est pas une raison ! S’il y a là quelque chose de précieux, je vous le dirai plus tard et vous en restituerai la valeur.

Elle vit les médailles recueillies autrefois par le marquis et jetées dans un coin de son habitation où l’on eut quelque peine à les retrouver. Diane jugea qu’elles n’étaient pas toutes sans valeur et se chargea de les faire examiner par des personnes compétentes. Elle ne voulut pas nettoyer celle qu’elle avait ramassée, craignant de la gâter, et attachant je ne sais quelle idée superstitieuse à sa trouvaille personnelle. Elle l’enveloppa dans du papier et la mit dans sa malle avec les autres.

Le lendemain elle alla voir lever le soleil au haut de la montagne ; elle était seule et marchait au hasard. Elle se trouva dans une anfractuosité de rocher, en face d’une admirable petite cascade qui s’élançait brillante et joyeuse au milieu des rosiers sauvages et des clématites à houpes soyeuses. Le soleil oblique envoyait un rayon rose sur ce détail exquis du tableau, et, pour la première fois, Diane sentit l’ivresse de la couleur. Comme la montagne n’était éclairée que de profil, elle se rendit compte de cette vie magique de la lumière plus ou moins répandue et plus ou moins reflétée, passant de l’éclat à la douceur et des tons embrasés aux tons froids, à travers des harmonies indescriptibles. Son père lui avait souvent parlé de tons neutres. Mon père, s’écria-t-elle involontairement, comme s’il eût été là, il n’y a pas de tons neutres, je te jure qu’il n’y en a pas !

Puis elle sourit de son emportement et but à loisir cette révélation qui lui venait du ciel et de la terre, du feuillage et des eaux, des herbes et du rocher, de l’aurore chassant la nuit, de la nuit se retirant gracieuse et docile, sous ses voiles transparents que le soleil cherchait à percer. Diane sentit qu’elle pourrait peindre sans cesser de dessiner, et son cœur tressaillit d’espoir et de joie.

Au retour, elle s’arrêta encore auprès de la statue et se rappela ce qu’elle avait senti la veille se formuler dans son âme. Si c’est toi qui me parles, pensa-t-elle, tu m’as bien enseignée hier. Tu m’as fait entendre qu’une bonne résolution vaut mieux qu’un beau voyage. Tu m’as dit de rentrer souriante dans la prison du devoir, je te l’ai promis, et voilà qu’aujourd’hui j’ai fait dans l’art une conquête enivrante. J’ai fait mieux que de comprendre, j’ai senti, j’ai vu ! J’ai acquis une faculté nouvelle, la lumière est entrée dans mes yeux, aussitôt que la volonté rentrait dans ma conscience. Merci, ô ma mère, ô ma fée ! Je tiens, grâce à toi, le vrai secret de la vie.

Diane quitta Pictordu pour passer deux jours à Mende. Revenue chez elle, elle se remit au métier, et, en même-temps, elle essaya la peinture sans rien dire à personne. Elle s’était fait prêter de bons tableaux et elle copiait tous les matins pendant deux heures. Elle suivait avec attention le travail de son père qui faisait toujours, de temps en temps, pour les églises, des vierges grasses avec la bouche en cœur, mais qui, à force de manier la brosse, avait acquis beaucoup d’habileté. Elle vit ce qu’il faisait et ce qu’il ne faisait pas. Elle profita de ses qualités et de ses défauts.

Et un beau jour elle essaya de peindre le portrait, elle copia des enfants et créa des anges. Un autre beau jour, plus tard, on s’aperçut qu’elle faisait de la peinture très-belle et très-bonne, et sa réputation s’étendit très-loin. Madame Laure sentit que cette belle fille, si détestée et si patiente, était une poule aux œufs d’or et qu’il ne fallait pas la tuer. Elle s’apaisa, se soumit, fit mine de la chérir, et, à défaut de la vraie tendresse dont son cœur n’était point pourvu, elle lui témoigna du respect et des égards ; elle se résigna à ne plus la maudire, à se trouver fort heureuse, à ne manquer de rien, pas même d’un certain superflu, car Diane se privait très-volontiers d’une robe pour lui en donner une plus belle ; enfin à ne plus tourmenter le bon Flochardet qui, grâce à sa fille, redevint aussi sage et aussi heureux qu’au temps de sa première femme.

Un jour, Diane vit arriver la vicomtesse de Pictordu qui, après mille caresses et autant de circonlocutions, se résigna à lui demander si elle avait pu tirer quelque parti de ses médailles. Elle avouait que le pavillon des thermes lui avait coûté plus d’argent à restaurer qu’elle ne l’avait prévu et que son mari était fort embarrassé pour payer une somme, petite en réalité, mais considérable pour lui, qu’il avait dû emprunter.

Elle ajoutait que si Diane avait toujours une passion d’artiste pour les ruines de Pictordu, elle était résignée à s’en défaire et qu’elle les lui céderait avec toute la partie rocheuse du vieux parc, pour un prix très-modéré.

— Ma chère vicomtesse, lui répondit Diane, si, quelque jour, je suis en situation de me passer cette fantaisie, j’attendrai, que vous soyez sérieusement dégoûtée du château de vos ancêtres, — mais sachez que vous n’êtes nullement forcée de faire ce sacrifice. Je n’ai point oublié vos monnaies anciennes. Il m’a fallu du temps pour les faire estimer et connaître, j’en suis venue à mes fins et j’ai le plaisir de vous annoncer qu’il y en a trois ou quatre d’une réelle valeur, surtout celle que j’ai trouvée moi-même. J’allais vous écrire pour vous communiquer les diverses propositions que le docteur a reçues des musées et des amateurs. Puisque vous voici, je veux que vous consultiez vous-même le docteur Féron ; mais sachez qu’en acceptant dès aujourd’hui les offres telles qu’elles sont, vous pouvez réaliser une somme double de celle qui vous est nécessaire.

Blanche émerveillée se jeta au cou de Diane et l’appela son ange tutélaire. Elle s’entendit avec le bon docteur qui avait fait les choses pour le mieux et qui fit rentrer assez vite le produit de cette petite fortune. Blanche retourna chez elle pleine de joie, après avoir supplié Diane de revenir la voir.

Mais Diane n’avait plus rien à faire au château de Pictordu. Elle ne souhaitait point le posséder matériellement. Elle le possédait dans sa mémoire comme une vision chère et sacrée qui lui apparaissait quand elle voulait. La fée qui l’y avait accueillie l’avait quitté pour la suivre, et cette inspiratrice demeurait à présent avec elle, pour toujours et en quelque lieu qu’elle se transportât. Elle lui bâtissait des châteaux sans nombre, des palais remplis de merveilles, elle lui donnait tout ce qu’elle pouvait souhaiter, la montagne comme la forêt et la rivière, les étoiles du ciel comme les fleurs et les oiseaux. Tout riait et chantait dans son âme, tout étincelait devant ses jeux quand, après un sérieux travail, elle sentait qu’elle avait réalisé un progrès et fait un pas de plus dans son art.

Ai-je besoin de vous dire le reste de son existence ? Vous le devinez bien, mes enfants, ce fut une existence très-noble, très-heureuse et très-féconde en ouvrages exquis. Diane, à vingt-cinq ans, épousa le neveu du docteur, cet excellent frère d’adoption qui était un homme de mérite et qui n’avait jamais songé qu’à elle. Elle se trouva donc riche et put faire beaucoup de bien ; entre autres, elle fonda un atelier de jeunes filles pauvres, qu’elle forma elle-même gratis. Elle fit avec son mari les beaux voyages qu’elle avait rêvés et revint toujours avec bonheur retrouver son pays, son vieux ami, son père, et même sa belle-mère, qu’elle était arrivée à aimer pour lui avoir beaucoup pardonné ; car c’est une loi des bonnes natures : on s’attache à ce qu’on a supporté, on tient à ce qui vous a coûté beaucoup. Les grands cœurs aiment le sacrifice, cela est bien heureux pour les cœurs étroits. Il n’y a des uns et des autres, et en apparence les derniers vivent aux dépens des premiers. Mais, en réalité, ceux qui donnent et pardonnent connaissent les plus hautes jouissances, car c’est avec eux que se plaisent les génies et les fées, esprits absolument libres dans leur manière de voir, qui fuient les personnes enchantées d’elles-mêmes et ne se montrent qu’aux yeux agrandis par l’enthousiasme et le dévouement.


Nohant, 1er février 1873.


LA REINE COAX


À MADEMOISELLE
AURORE SAND


Puisqu’à présent tu sais lire, ma chérie, je t’écris les contes que je te disais pour t’instruire un tout petit peu en t’amusant le plus possible. Tu apprends ainsi des mots, des choses qui sont nouvelles pour toi. Je me décide à publier un de ces contes pour que d’autres enfants puissent en profiter aussi : leurs parents ne m’en sauront point mauvais gré.


Ta grand’mère.


Il y avait dans un grand vieux château en Normandie ou en Picardie, je ne me souviens pas bien, une grande vieille dame qui possédait beaucoup de terres, qui était très-bonne et très-sensée malgré son grand âge. Autour du château, il y avait de grandes douves ou fossés remplis de joncs, de nénuphars, de souchets et de mille autres plantes fort belles qui venaient toutes seules, et où vivaient une quantité de grenouilles, quelques-unes si vieilles et si grosses qu’on s’étonnait de leur belle taille et de leur voix forte. La châtelaine, qui s’appelait dame Yolande, était si habituée à leur tapage qu’elle n’en dormait pas moins bien, et personne autour d’elle n’en était incommodé.

Mais il arriva une grande sécheresse. L’eau manqua dans les fossés, les roseaux et les autres plantes périrent ; beaucoup de grenouilles, de salamandres, de lézards d’eau et autres petites bêtes qui vivaient dans ces herbes moururent et furent cause que la boue fut comme empoisonnée, répandit une vilaine odeur de marécage, et fit venir la fièvre dans le château et dans les environs. Cette fièvre était très-mauvaise, plusieurs personnes en moururent, et madame Yolande, ainsi que presque tous ceux qui demeuraient avec elles tombèrent malades.

Madame Yolande avait des enfants établis dans d’autres pays, il n’était resté auprès d’elle qu’une de ses petites-filles, nommée Marguerite. C’était une enfant de quinze ans, très-avisée, très-courageuse et très-obligeante, qui se faisait aimer de tout le monde, encore qu’elle ne fût point du tout jolie. Elle était très-petite, très-agile de son corps et assez gracieuse ; mais elle avait le nez trop court, les yeux trop ronds, la bouche trop grande. Madame Yolande, qui avait été belle en son temps, disait parfois : — Quel dommage qu’une enfant si aimable et si intelligente ait la figure d’une petite grenouille !

Est-ce à cause de cette ressemblance que Marguerite aimait les grenouilles et qu’elle les plaignait en les voyant mourir de faim et de soif dans les fossés desséchés ? Malgré sa pitié pour ces innocentes bêtes, elle fit un jour une réflexion. C’est que, si les fossés étaient entièrement taris et cultivés en jardin, il y aurait là de beaux fruits abrités de la gelée, et que le terrain assaini ne donnerait plus de mauvais air et de fièvres aux gens du château et des environs. Elle soigna si bien sa grand’mère et ses vieux serviteurs qu’elle vint à bout de les guérir, et, quand l’hiver fut venu, elle dit à madame Yolande, à qui déjà elle avait parlé de son idée : — Grand’mère, voici les fossés tout à fait sans eau, la gelée a détruit toutes les bêtes et toutes les herbes ; n’attendons pas le premier printemps, qui est la saison des pluies et qui fera repousser et revivre tout ce marécage. Appelons des ouvriers, faisons enlever tous ces débris et creuser des rigoles par où l’eau s’écoulera au dehors. Nous ferons apporter de la bonne terre, nous sablerons des allées, nous sèmerons et planterons, et l’an prochain nous n’aurons plus de maladies.

— Fais comme tu veux, Margot, répondit madame Yolande. Tu es fille de bon conseil. Je te donne permission de commander à tous les ouvriers.

Mademoiselle Margot se dépêcha d’ordonner tout. Au bout de quinze jours, les grands fossés furent nettoyés. On mit le feu aux mauvaises herbes desséchées et pourries, on dessina de beaux parterres, on sabla de belles allées, et au mois de mars on planta des espaliers le long des murs, des arbustes précieux dans les carrés, des fleurs dans les plates-bandes. Au mois de mai, tout était feuilles et fleurs dans ces fossés si malsains et si dangereux. Dans chaque compartiment de ces parterres, on avait creusé des bassins revêtus de marbre, où l’eau de pluie était recueillie et restait belle et claire, avec de jolis poissons rouges comme du feu et de beaux cygnes blancs comme la neige. Marguerite fit faire de belles cabanes peintes en vert, où elle logea ses cygnes et ses paons. Les chardonnerets et les pinsons vinrent faire leurs nids dans les arbres. Elle se plaisait tant dans ses nouveaux jardins bien abrités de la grande chaleur et du grand froid, qu’elle y passait sa vie, et madame Yolande y descendait de temps en temps par un escalier que sa petite-fille y avait fait faire bien doux à son intention.

Un jour que Marguerite lui demandait si elle était contente, car l’été était revenu, et personne n’était malade : — Certainement, je suis contente de toi, répondit la vieille dame, et je reconnais que tu nous as rendu un grand service. Pourtant il faut que je t’avoue une chose, c’est que malgré moi je regrette, non pas le vilain marécage dont tu nous as délivrés, mais le temps de ma jeunesse où les eaux étaient abondantes et claires. Je ne connais rien de beau comme une demeure seigneuriale entourée de ses douves bien pleines. À présent notre château a l’air d’une maison bourgeoise, et je suis sûre que les dames des environs se moquent de nous et se demandent, en voyant tes plantations, si nous sommes des jardinières et si nous comptons envoyer nos pommes au marché.

Marguerite fut si mortifiée des paroles de sa grand’mère, qu’elle baissa la tête en rougissant. Madame Yolande la baisa au front en lui disant pour la consoler : — À présent la chose est faite et elle est avantageuse. Il faut savoir préférer l’utile à l’agréable. Nous mangerons nos pommes et nous laisserons jaser. Continue à soigner ton jardin, et sois sûre que je t’approuve.

Marguerite, restée seule, devint toute pensive. Elle n’avait jamais vu les douves pleines et limpides. Peut-être ne l’avaient-elles jamais été autant que se l’imaginait sa grand’mère, mais Marguerite se souvenait de les avoir vues toutes vertes de lentilles d’eau, comme un tapis de soie finement brochée, avec de grands massifs de roseaux énormes surmontés de leurs thyrses de velours brun ; elle se rappelait les butomes avec leurs gros bouquets de petites roses blanches et rousses, les renoncules d’eau avec leurs mille fleurettes d’argent mat, et les alismas nageans et les véroniques d’eau bleu d’azur, et toutes ces petites merveilles de mousses fontinales qu’elle avait roulées en nids, dans ses jeux, les longues scolopendres dont elle s’était fait des ceintures, les fougères élégantes dont elle s’était fait des aigrettes, et alors elle se sentit prise d’un regret singulier et trouva son beau jardin triste et laid.

— J’ai détruit, se dit-elle, une chose qui me plaisait et que ma grand’mère regrette, une chose qui avait été belle et qui le serait peut-être redevenue cette année aux pluies d’automne. — Elle regarda ses bassins de marbre, ses poissons rouges et ses beaux cygnes, et se prit à pleurer, se persuadant que tout cela ne valait pas les grosses grenouilles, les salamandres, les lézards d’eau et les mille bestioles qui s’ébattaient autrefois dans la mousse et dans la vase. Elle fixa ses yeux pleins de larmes sur l’eau limpide qui s’échappait pour aller porter au dehors, par une rigole bien propre, le trop-plein des bassins, et elle suivit machinalement cette petite eau courante, devenue libre dans la campagne.

C’était un gentil ruisseau qui se perdait dans une grande prairie, et Marguerite marcha dans l’herbe humide vers la rivière où cette eau se glissait sans bruit et cachée dans le gazon. Elle arriva ainsi à un endroit où ces écoulements devenus libres avaient formé au bord de la rivière un marécage assez étendu, qui n’y était pas autrefois. La rivière n’était pas grande, des arbres abattus par l’orage gênaient son cours en cet endroit-là, et ce qu’elle recevait de la prairie ne pouvait aller plus loin sans effort. Alors les grands roseaux qui dressaient autrefois dans les douves avaient repoussé follement avec leurs compagnons les butomes, les alismas, les souchets, les iris, les renoncules blanches et les véroniques bleues, et autour de toute cette végétation des myriades d’insectes se livraient à leurs jeux. Les grandes et petites demoiselles, phryganes, agrions et libellules rouge-corail, bleues, vertes, diamantées, les perlides légères, les éphémères transparentes ou mouchetées de noir, les ravissantes hémérobes, à la robe diaphane lustrée de rose et lamée d’émeraude, se groupaient, se dispersaient ou se poursuivaient à travers le feuillage élégant de la royale fougère osmunda. Dans les tiges de cette petite forêt vierge fourmillait un monde de coléoptères vêtus de bronze doré, ardoisé ou comme rougi au feu, donacies et gyrins, peuple terrestre qui semble avoir emprunté son éclat aux métaux, comme le peuple aérien des papillons semble emprunter le sien aux fleurs, et le peuple des névroptères aux rayons solaires. Vêtus de couleurs plus sombres, les lourds distiques nageaient avec une surprenante agilité dans l’eau que des nuages de diptères, tipules et cousins effleuraient comme une poussière d’or.

Marguerite se rappela le temps où elle prenait plaisir à regarder les jeux de tous ces petits êtres et à voir nager les grenouilles ; mais elle eut beau chercher, elle vit de tout dans cette eau, excepté une grenouille grande ou petite. — Est-ce qu’il n’y aurait plus une seule grenouille sur la terre ? se demanda-t-elle, et serais-je cause que ces pauvres bêtes n’existent plus ?

Le soleil s’était enfoncé dans un gros nuage violet qui rampait sur l’horizon, lorsque tout d’un coup il se dégagea et lança sur la prairie un rayon rouge si éclatant que Marguerite fut forcée un instant de fermer les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, elle se vit, non pas au bord du marécage, mais tout au beau milieu, sur un îlot de branches et de racines, avec de l’eau tout autour d’elle, de l’eau qui paraissait profonde et claire et où sautillaient des milliers d’étincelles. Elle ne se demanda pas comment elle était venue là sans se mouiller et comment elle en sortirait sans se noyer. Le rayon de soleil était si beau que tout semblait très-beau dans le marécage, l’eau était comme de l’or en fusion, les roseaux semblaient des palmiers couverts de fruits d’émeraude et de rubis, et d’un vieux saule qui se penchait sur le rivage tombaient en pluie des insectes d’azur à ventre d’argent qui se hâtaient de sucer les fleurs lilas des eupatoires.

Alors Marguerite entendit comme un chant faible et confus sous les eaux ; ce chant monta bientôt dans les herbes et murmura de petits mots incompréhensibles. Peu à peu les voix s’élevèrent, et les paroles devinrent distinctes. Marguerite entendit son nom mille fois répété par des millions de petites voix : Margot, Margot, Margot, Margot, Margot ! Elle ne put s’empêcher de leur répondre : — Qu’est-ce qu’il y a ? que me voulez-vous ?

Alors toutes les bestioles, lézards, salamandres, araignées d’eau, nautonectes, alcyons, libellules, se mirent à parler tous ensemble sans cesser de gambader, de glisser, de plonger, de voler et de danser follement, répétant : Margot, Margot, sur tous les tons, au point que Marguerite en fut assourdie. — Voyons, dit-elle en se bouchant les oreilles, si vous voulez parler, ne parlez qu’un à la fois, et faites comprendre ce que vous me demandez.

Alors il se fit un grand silence, toutes les bêtes cessèrent de remuer, le soleil se voila de nouveau, et, les roseaux s’écartant comme si ce fût sous les pas d’une personne, Marguerite vit apparaître en face d’elle une superbe grenouille verte tigrée de noir, mais si grosse, si grosse, qu’elle n’en avait jamais vu de pareille, et qu’elle en eut peur.

— Ne crains rien, si tu as de bonnes intentions, lui dit la grenouille d’une voix qui résonnait comme un battoir ; sache que, si tu es une petite demoiselle assez puissante sur cette terre, je suis, dans ces eaux et dans ces herbes, une grande reine omnipotente, la reine Coax ! Je te connais fort bien. J’ai longtemps demeuré sous ta fenêtre, dans les fossés de ton vieux manoir. Dans ce temps-là, je commandais à un grand peuple dont j’étais la mère, et nous t’aimions parce que tu nous aimais. Nous avions remarqué ta ressemblance avec nous, et nous te considérions comme une de nos sœurs. Tu venais chaque jour nous regarder, et nos mouvements gracieux te charmaient, en même temps que notre voix mélodieuse dissipait tes ennuis. Tu ne nous as jamais fait de mal, aussi ne t’ai-je point accusée des malheurs de mon peuple. La sécheresse l’a détruit, hélas ! Seule j’ai survécu au désastre, seule j’ai suivi les quelques gouttes d’eau qui fuyaient à travers ce pré. Je m’y suis établie, en attendant qu’un nouveau mariage me permette d’avoir une nouvelle famille. Écoute donc bien mes paroles. N’aie jamais l’idée, de dessécher mon nouvel empire comme tu as desséché les douves de ton manoir, où j’avais daigné établir ma résidence ; sache que, si tu en faisais autant de ce pré, il t’arriverait de grands malheurs ainsi qu’à ta famille.

— Vous vous moquez, madame, répliqua Margot avec assurance. Je vois bien que vous êtes fée, et vous devez savoir que jamais je n’ai eu l’intention de vous faire de la peine ; même, s’il dépend de moi de vous rendre quelque service, j’y suis très-disposée, car je vois votre chagrin, et je n’ai point un mauvais cœur.

— Eh bien ! ma belle enfant, dit la grenouille, je vais t’ouvrir le mien et te confier mes peines. Suis-moi dans mon palais de cristal, tu apprendras des choses merveilleuses que nulle oreille humaine n’a jamais entendues.

En parlant ainsi, la reine Coax plongea au plus profond de l’eau. Marguerite se trouva persuadée au point qu’elle allait l’y suivre, lorsqu’elle se sentit arrêtée par le bord de sa jupe, et, en se retournant, elle vit derrière elle le beau Névé, qui était le plus grand et le mieux apprivoisé de ses cygnes. Il était son favori et portait un collier d’or. Aussitôt le charme que la grenouille avait jeté sur elle se dissipa, et elle s’effraya de se voir au milieu de l’eau, en pleine nuit, car le soleil était couché, le ciel était couvert d’épaisses nuées, et elle ne savait plus où poser le pied pour sortir du marécage. — Ah ! mon cher Névé, dit-elle au cygne en le caressant, comment as-tu fait pour venir me trouver ici, et comment vais-je en sortir ?

Le cygne reprit le bas de sa jupe et se remit à la tirer de toute sa force. Elle le suivit à tout risque et trouva du sable et des pierres sous ses pieds. Elle put donc sortir du marécage ; mais à peine fut-elle dehors, qu’elle ne vit plus le cygne. Elle l’appela en vain, elle fit le tour, elle se hasarda encore sur l’îlot, elle invoqua la grenouille pour qu’elle lui dît où le cygne avait passé. Tout fut muet, et la nuit devenait toujours plus sombre. — Est-ce que j’aurais fait un rêve ? se dit-elle, ou bien Névé m’a-t-il devancée au château ?

Elle prit le parti d’y revenir en courant, et aussitôt qu’elle se fut montrée à sa grand’mère, elle alla voir si Névé était rentré ; mais elle ne le trouva ni dans la cabane, ni dans le jardin, ni dans les cours du château, ni à la ferme, et elle en conçut une grande inquiétude.

Sa grand’mère en avait eu une plus grande encore. Marguerite la rassura en lui disant qu’elle s’était oubliée à rêver au bord de la rivière ; mais elle n’osa point lui raconter les choses extraordinaires qui lui étaient arrivées ; elle craignait d’être raillée, d’autant plus qu’elle n’était pas bien sûre de n’avoir point vu et entendu ces choses dans un rêve. La seule chose certaine pour elle, c’est que son beau cygne avait disparu, et quand, après l’avoir cherché en vain, tout le monde fût couché, au lieu de dormir, elle ouvrit sa fenêtre, regardant de tous côtés et sifflant doucement, comme elle avait l’habitude de le faire pour l’appeler. Enfin, ne voyant et n’entendant rien que l’orage qui grondait et le vent qui faisait grincer les girouettes, elle se coucha bien chagrine et bien fatiguée.

Alors elle entendit une voix douce comme une musique lointaine qui passait dans le vent d’orage et qui lui disait : — Ne crains rien, je veille sur toi, mais ne te fie point à la reine Coax ; une fille prudente ne doit point causer avec les grenouilles qu’elle ne connaît pas.

À son réveil, elle jugea bien qu’elle avait rêvé cette voix et ces paroles, et bientôt elle crut pouvoir être sûre que les aventures de la veille s’étaient passées dans son imagination, car étant descendue aux douves, le premier objet qu’elle vit fut le beau cygne nageant dans un des bassins. Elle l’appela, lui donna du pain et lui fit mille caresses. Il mangea le pain avec la même gourmandise et reçut les caresses avec la même indifférence que de coutume, car, s’il était beau et bien apprivoisé, il n’était pas pour cela plus spirituel que les autres cygnes. Marguerite essaya de lui parler, ce à quoi il ne fit nulle attention, et, quand il n’eut plus faim, il s’en alla faire le beau au soleil, lisser ses plumes, gratter son ventre, après quoi il s’endormit sur une patte sans songer à rien.

Alors Marguerite, cherchant la cause de ses rêveries, se rappela qu’elle avait pris grand plaisir dans son enfance à entendre les contes que sa grand’mère lui disait pour l’endormir, et que dans un de ces contes il y avait une grenouille fée qui faisait des choses merveilleuses. Elle tâcha de s’en souvenir et ne put en venir à bout. — C’est cette histoire, se dit-elle, qui m’aura trotté dans la tête. Pour n’y plus songer, je vais demander à ma bonne mère de me la raconter, afin que je puisse en rire avec elle.

Elle alla trouver madame Yolande au salon, mais elle oublia les grenouilles et les fées en voyant près d’elle un personnage dont l’air et le costume lui causèrent de l’éblouissement. C’était un grand jeune homme blanc, rose, frisé, poudré à la mode de ce temps-là, en bel uniforme d’officier bleu de ciel tout galonné d’argent. Il se leva, et, marchant avec beaucoup de grâce, comme s’il eût voulu danser le menuet, il vint à sa rencontre, lui baisa la main, et lui dit d’une petite voix flûtée : — C’est donc vous, ma chère cousine Marguerite ? Je suis heureux de refaire connaissance avec vous. Vous êtes grandie, mais votre figure n’a point du tout changé.

Marguerite rougit, car elle prit cela pour un compliment et ne sut que répondre ; elle ne reconnaissait pas du tout celui qui l’appelait ma cousine.

— Chère enfant, lui dit madame Yolande, tu ne te rappelles donc pas ton cousin Mélidor de Puypercé ? Il est vrai que tu étais toute petite quand il est parti simple officier. À présent qu’il a vingt ans, ses parents lui ont donné un régiment, et tu vois un colonel de dragons. Embrassez-vous, mes enfants, et soyez bons amis comme autrefois.

Marguerite se souvint alors de ce cousin qu’elle n’avait jamais pu souffrir, parce qu’il était taquin et désœuvré. Pourtant, comme elle était sans rancune, elle lui tendit sa joue, qu’il toucha du bout des lèvres avec un air de moquerie qui lui fit de la peine. Elle pensa qu’il était ingrat, ou qu’il ne se souvenait plus de toutes les méchancetés qu’il avait à se faire pardonner.

Cependant il reprit la conversation, et elle l’écouta bouche bée, car il racontait des merveilles de Paris, des spectacles, des fêtes et des bals où il s’était distingué. Il parlait de la mode et des toilettes, et paraissait si au courant et si bon juge des parures de femme, que Marguerite fut toute honteuse de sa petite robe d’indienne à fleurs rouges et du maigre ruban vert qui retenait ses beaux cheveux. Pour lui, il ne faisait aucune attention au dépit qu’il lui causait, et madame Yolande ne paraissait point trouver son petit-neveu aussi frivole qu’il l’était. Elle souriait en écoutant ses niaiseries, comme si elle eût pris plaisir à se rappeler le temps où elle faisait grande figure dans le monde. On servit le dîner. M. de Puypercé trouva tout fort médiocre, même les pâtisseries que Marguerite faisait fort bien et que tous les hôtes de la maison avaient coutume d’apprécier. Il méprisa tout à fait le cidre du pays, qui était délicieux, et ne se gêna point pour demander du vin de Champagne que sa grand’tante lui fit servir, qu’il déclara fort plat, et dont il but toutefois plus qu’il n’était nécessaire pour déraisonner.

Alors madame Yolande s’aperçut de son mauvais ton et lui dit : — Mon cher enfant, allez vous coucher. Demain vous saurez peut-être ce que vous dites. J’aime à croire qu’on vous a enseigné la politesse, et que, quand vous êtes dans votre bon sens, vous ne dépréciez pas ainsi d’une façon impertinente les choses qui vous sont offertes de bon cœur.

Marguerite fut contente de la leçon qu’il recevait et s’endormit sans songer à lui. Pourtant, comme il y a toujours un peu de vanité au fond du cœur le plus raisonnable, quand elle s’habilla le lendemain, elle reprocha à sa fille de chambre de lui apporter toujours ses plus vilaines robes ; elle en avait dans son armoire d’assez belles qu’elle ne mettait jamais.

La fille de chambre lui présenta alors une robe de soie jaune très-riche que madame Yolande lui avait donnée, et qui était toute rehaussée de rubans couleur de feu. Madame Yolande n’était ni pauvre ni avare, mais elle vivait depuis si longtemps à la campagne qu’elle ne connaissait plus rien à la toilette, et, comme Marguerite n’avait point coutume de s’en soucier : préférant les jupes courtes et les étoffes solides pour courir et jardiner, la pauvre enfant, quand on la forçait à se faire belle, avait l’air d’une petite vieille endimanchée. C’était une belle occasion pour le jeune Puypercé de se moquer d’elle. Il ne le fit pourtant point, la leçon de madame Yolande lui avait profité, et Marguerite fut surprise de le trouver très aimable et très-poli. Elle lui sut gré des excuses qu’il lui fit de sa migraine de la veille, laquelle, disait-il, l’avait rendu maussade ; enfin il lui parla de manière à lui faire oublier tout ce qui lui avait déplu, et à son tour elle désira lui être agréable. Après le déjeuner, elle lui proposa de visiter ses nouveaux jardins. Elle l’y conduisit, et se réjouit de le voir s’amuser de tout, s’enquérir de toutes choses et ne plus rien déprécier. Il regarda les poissons rouges, et lui demanda s’ils étaient bons à manger ; il admira les renoncules, qu’il appela des tulipes, et se divertit à voir nager les cygnes, disant qu’en chasse ce serait un beau coup de fusil.

Une seule chose inquiéta Marguerite, c’est que Névé, comme s’il eût entendu les paroles de Puypercé, entra dans une furieuse colère et le poursuivit à grands coups d’aile et de bec. Elle craignit qu’en se sentant ainsi attaqué, le colonel de dragons ne fît une défense où le pauvre cygne eût succombé ; il n’en fut rien. Le beau colonel se réfugia d’abord vers sa cousine, puis, voyant qu’il ne pouvait faire un pas sans que Névé s’acharnât à lui pincer les mollets, il prit la fuite et se planta tout pâle derrière la grille du jardin, qu’il eut soin de fermer entre le cygne et lui. Marguerite eut de la peine à repousser l’oiseau exaspéré et à rejoindre son cousin, dont la frayeur l’étonna beaucoup. Il s’en justifia en lui disant qu’il avait craint de se mettre en colère et de tuer, en se défendant, une bête qu’elle aimait. Elle était en train d’excuser tout, elle l’excusa et le mena dans la campagne, où elle lui montra les beaux grands arbres qui entouraient la garenne. — Et combien valent-ils ? lui demanda M. de Puypercé.

— Vraiment je ne sais, répondit Marguerite ; ils ne sont point à vendre.

— Mais quand ils seront à vous ? Votre grand’mère m’a dit ce matin qu’elle comptait vous donner, après sa mort, tout ce qu’elle possède dans ce pays-ci.

— Elle ne m’a jamais parlé de cela, et je vous prie, Mélidor, de ne pas me parler de la mort de ma grand’mère.

— Il faudra bien pourtant vous y résoudre ; la voilà très-vieille, et elle désire vous marier auparavant.

— Je ne veux point me marier ! s’écria Marguerite ; je ne veux pas risquer d’être obligée de quitter ma bonne-maman, qui m’a élevée et qui est ce que j’aime le mieux au monde.

— C’est très-gentil de penser comme cela, mais ma tante Yolande mourra bientôt, et vous ne serez pas fâchée de trouver un beau mari qui vous fera riche en vendant tous ces champs, tous ces prés et ce vilain vieux château où vous êtes comme enterrée vivante. Alors, ma chère Marguerite, vous porterez des habits magnifiques, à la dernière mode ; vous irez à la cour, vous aurez un beau carrosse, de grands laquais, des diamants, une loge à l’Opéra, un hôtel à Paris, enfin tout ce qui peut rendre une femme heureuse.

D’abord Marguerite fut très-chagrinée d’entendre son cousin parler de la sorte ; mais tout en parcourant avec elle ces bois, ces champs et ces prairies, qu’il examinait et dont il supputait la valeur, il revint si souvent à cette idée qu’elle serait très-riche et bientôt mariée à son gré, qu’elle commença d’y songer et de s’étonner de n’y avoir jamais songé encore.

Ils arrivèrent, sans se demander où ils allaient, au bord du marécage, et tout à coup Puypercé s’écria : — Ah ! que voilà une belle grenouille ! Je n’en ai jamais vu de si grosse ! C’est bon à manger, les grenouilles ; il faut que je la tue. — Et comme la grenouille dormait au soleil sans se méfier, il leva sa canne.

— Arrêtez, mon cousin, s’écria Marguerite en lui retenant le bras ; ne faites pas de mal à cette bête, vous me feriez beaucoup de peine.

— Pourquoi donc ? reprit le cousin tout étonné, — et il se tourna vers elle en la regardant d’un air singulier.

Ce regard troubla Marguerite. Ne sachant ce qu’elle disait et toute frappée du souvenir de la vision qu’elle avait eue en ce lieu, elle poussa doucement la grenouille avec le bout de son ombrelle en lui disant : — Réveillez-vous, madame, et sauvez-vous.

La grenouille plongea au fond de l’eau, et le colonel se tordit de rire. — Qu’est-ce que vous avez donc à vous moquer comme cela ? lui dit Marguerite ; je ne puis souffrir qu’on fasse du mal aux bêtes… — Aux grenouilles surtout ! reprit Puypercé, riant toujours, au point qu’il en avait les yeux rouges ; vous protégez les grenouilles, vous leur parlez poliment, vous êtes au mieux avec elles !

— Et quand cela serait, dit Marguerite fâchée, qu’est-ce que vous y trouvez de si ridicule et de si plaisant ?

— Rien ! répondit Puypercé en redevenant tout à coup sérieux ; quand une grenouille a de l’esprit et de la grâce… On s’habitue à tout, et autant cette bête-là qu’une autre. Je vous promets, ma cousine, de ne faire aucun mal à vos amies. Parlons d’autre chose, et croyez que je ne me moque point ; vous êtes une personne aimable, et, si vous aviez vu le monde, vous gagneriez beaucoup.

— C’est donc bien beau, le monde ? pensait Marguerite en revenant au manoir, appuyée sur le bras du colonel. Elle se sentait prise d’une grande curiosité, et, le soir venu, elle ne put se défendre de demander à madame Yolande pourquoi elle ne quittait plus jamais la campagne.

— Eh ! eh ! Margot, répondit la bonne dame, voilà que tu t’ennuies d’être une campagnarde ? Prends patience, mon enfant, je suis bien vieille, et tu ne tarderas pas à être libre de vivre où tu voudras.

Marguerite fondit en larmes, et, se jetant au cou de sa bonne-maman, elle ne put lui dire un mot ; mais madame Yolande comprit bien son bon cœur et sa grande amitié. Alors elle se tourna vers son petit-neveu et lui dit : — Tu t’es trompé, mon garçon, Margot ne s’ennuie pas avec moi et ne souhaite pas me quitter. Tu peux t’en retourner à ton régiment ou à tes plaisirs.

— Puisque vous me congédiez, ma chère tante, répondit-il, j’ai l’honneur, de vous faire mes adieux. Je partirai demain de grand matin. Adieu. Marguerite, vous réfléchirez. — Et il se retira en saluant avec grâce.

— Bonne-maman, qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria Marguerite dès qu’il fut sorti.

— Cela veut dire, mon enfant, que, si tu veux épouser ton cousin Puypercé, la chose ne dépend que de toi.

— Comment ? il était venu pour me demander en mariage ?

— Non, il n’y songeait point ; mais l’idée lui en est venue ce matin.

— Pourquoi donc ?

— C’est peut-être qu’il t’a trouvée jolie ? dit en souriant madame Yolande.

— Grand’mère, ne vous moquez point ! Je ne suis pas jolie, et je le sais bien. Je ne suis qu’une grenouillette, vous me l’avez dit souvent.

— Et cela ne m’a pas empêchée de t’aimer ; on peut donc être grenouillette et inspirer de l’affection.

— Mon cousin m’aimerait ! Non ; il me connaît trop peu. Dites-moi la vérité, grand’mère ; il ne peut pas m’aimer.

— C’est à toi de me dire ce que j’en dois penser ; vous vous êtes promenés ensemble toute l’après-midi. Je n’y étais pas. Il a dû te dire beaucoup de belles choses. Ne lui as-tu pas dit, toi, que tu voudrais bien être mariée pour être une belle dame et voir le monde ?

— Non, grand’mère, il a menti ; je n’ai rien dit de pareil.

— Mais ne l’as-tu point pensé ? Il est si malin ! il l’aura deviné.

Marguerite ne savait pas mentir, elle se sentit confuse et ne répondit pas. Madame Yolande était fine et comprit. — Écoute, chère enfant, lui dit-elle ; tu m’as donné du bonheur et des soins dans ma vieillesse, je dois travailler à rendre ta jeunesse heureuse et brillante. Je te ferai riche, et ton cousin le sait. Je ne veux te dire de lui ni bien ni mal. Tu as beaucoup d’esprit, et de raison, tu le jugeras, et il te l’a dit : tu réfléchiras. Va te reposer, et si demain matin tu veux qu’il reste, tu n’auras qu’à le lui faire savoir.

Marguerite fut si agitée de surprise et d’inquiétude qu’elle ne songea point à se coucher. Elle ne sentait aucune amitié pour son cousin, mais peut-être en avait-il pour elle. Elle se savait aimable et point sotte. Puypercé lui avait d’abord paru insipide et désagréable. Pourtant, si, oubliant sa laideur, ce joli garçon avait apprécié son esprit, c’est qu’il en avait apparemment aussi. Il avait des défauts : il était frivole, il aimait la dépense et la bonne chère, mais il avait peut-être un bon cœur, car il lui avait cédé en voyant qu’elle protégeait les bêtes, et il ne paraissait point entêté. Je suis si laide, moi ! se disait-elle ; je ne plairai peut-être jamais à aucun autre, ou bien ce sera un garçon aussi vilain que moi, et tout le monde dira : Elle ne pouvait trouver mieux. Est-il défendu de mettre son amour-propre à se promener au bras d’un joli mari et d’entendre dire : Margot a une figure de grenouille, mais elle a tout de même plu à ce beau monsieur, à ce colonel si bien poudré, si bien habillé, qui pouvait choisir parmi les plus belles ! Je ne veux pas quitter ma grand’mère. Eh bien ! s’il m’aime, il consentira à me laisser auprès d’elle, et il viendra nous voir souvent. Allons ! puisqu’elle me laisse libre, c’est à moi de me décider avant demain matin. Si je le laisse partir, il sera fâché et ne viendra plus ; si je lui écrivais une lettre, qu’on lui remettra sitôt le jour venu ? Mais je n’ose point. Pourquoi a-t-il eu si peur de mon cygne, et pourquoi le cygne était-il si furieux contre lui ? Il est très-bizarre, mon cousin ; pourquoi a-t-il tant ri quand j’ai dit à la grenouille… ?

Marguerite était fatiguée, elle s’endormit sur sa chaise ; elle se leva pour se tenir éveillée, et tout à coup elle se trouva, sans savoir comment, dans les douves, au bord d’un des bassins de marbre que la lune éclairait. Elle fut surprise de voir que de grands roseaux qu’elle n’avait jamais remarqués avaient poussé tout autour et jusque dans l’eau, et comme elle s’asseyait toute lasse et assoupie sur un banc de gazon, la reine Coax sauta auprès d’elle et lui parla ainsi : — Margot, vous êtes une bonne personne, vous avez empêché qu’on ne m’ôtât la vie. Je vous veux donner un bon conseil, c’est pour cela que je suis sortie de mon palais de la prairie pour venir vous trouver dans vos douves, que je connais comme ma poche. Vous devez épouser votre cousin, ma chère, ce sera pour vous le bonheur et la gloire.

— Vous ne lui en voulez donc pas pour le coup de canne qu’il a voulu vous donner ?

— Il ne savait pas qui j’étais, il me prenait pour une grenouille comme une autre. Cela m’a fait penser qu’il serait prudent de porter désormais ma couronne et mes bijoux ; je compte m’habiller ce soir comme il convient à mon rang.

— Votre couronne et vos bijoux ? dit Marguerite étonnée, où sont-ils donc ?

— Je viens te les demander, Margot, car ils sont chez toi.

— Comment cela ?

— Apprends mon histoire, que j’allais te raconter l’autre jour quand ton affreux cygne, cet oiseau de malheur que tu appelles Névé et qui n’est autre que le prince Rolando, est venu te priver de mes confidences. Entends-le ! Il s’agite dans sa cabane de planches, il voudrait me dévorer ; mais je me suis assurée qu’il était bien enfermé : d’ailleurs je sais des paroles magiques pour le tenir en respect. Écoute-moi donc, et fais ton profit de ce que je vais te révéler :

» Je suis une de tes aïeules, non pas directe, je suis la trisaïeule de la trisaïeule de ta tante madame de Puypercé, mère de ton cousin le colonel. C’est pourquoi je m’intéresse à lui et à toi. J’ai à présent l’honneur d’être fée ; mais j’étais mortelle comme toi, et je suis née dans ce château. On m’appelait Ranaïde. J’étais belle comme le soleil, aussi belle comme femme que je le suis aujourd’hui comme grenouille. Mon père, qui s’occupait de magie, m’enseigna les sciences occultes, et comme j’avais beaucoup d’esprit, je devins si savante que je m’appropriai les plus rares secrets, entre autres celui des transformations. J’étais libre de prendre toute forme extérieure et de reprendre la mienne au moyen de certaines préparations et enchantements. Par ce moyen, je savais tout ce qui se faisait et se disait sur la terre et dans les eaux ; mais je cachais avec soin ma puissance, car j’eusse été dénoncée, poursuivie et brûlée comme sorcière en ces temps d’ignorance et de superstition.

» J’avais vingt ans quand le prince Rolando m’épousa. Il était jeune, riche, aimable et beau ; Je l’aimai éperdûment, et j’eus bientôt plusieurs enfants. Nous étions les plus heureux du monde dans ce château, alors splendide et fréquenté par toute la noblesse du pays, lorsque je crus avoir un sujet de jalousie contre une de mes damoiselles, nommée Mélasie, que je voyais rôder le soir autour des fossés en compagnie d’un homme enveloppé d’un manteau. Je supposai que cet homme était mon mari, et je me changeai en grenouille pour les voir de près ou pour le reconnaître au son de la voix. Je me plantai entre deux pierres sur le parapet de la douve, et je le vis passer tout près de moi. Je reconnus alors que je m’étais trompée, et que l’inconnu était un page de mon mari, qui parlait pour son propre compte. J’en eus tant de joie que je remontai précipitamment dans ma chambre, et, comme il était fort tard, je me jetai sur mon lit et m’endormis avec délices, sans songer, hélas ! à prendre le breuvage qui devait me rendre ma forme naturelle.

» À l’heure où l’on avait coutume de m’éveiller, Mélasie entra chez moi, et, voyant une grenouille aussi grande que moi étendue sur mon lit, elle eut une telle peur qu’elle ne put dire un mot ni seulement jeter un cri, ce qui fut cause que je ne m’éveillai pas.

» Dès qu’elle fut un peu remise elle referma sans bruit la porte de ma chambre et courut éveiller le prince Rolando pour lui demander où j’étais et lui faire part de l’étonnante chose qu’elle avait trouvée à ma place. Le prince accourut, croyant que cette fille était folle ; mais quand il me vit ainsi, saisi d’horreur et de dégoût, et ne pouvant supposer que ce fût moi, il tira son épée et m’en porta un coup qui trancha une de mes pattes de devant. Mes enchantements me préservèrent de la mort. Tant que j’étais cachée sous une forme magique, aucune cause de destruction ne pouvait m’atteindre durant l’espace de deux cents ans. Blessée, mais non mortellement atteinte, je m’élançai sur la fenêtre et de là dans la douve, où ma patte amputée repoussa aussitôt aussi saine que tu la vois. De là j’entendis le bruit qui se faisait dans le château pour retrouver la châtelaine disparue. On me cherchait partout, et mon époux était en proie à une douleur mortelle. J’attendis la nuit pour pénétrer avec précaution dans le manoir. Je grimpai, sautant de marche en marche jusqu’à ma chambre, et je me hâtai de prendre le breuvage qui devait me rendre femme et belle comme par le passé. Hélas ! j’eus beau ajouter à la vertu du breuvage celles des paroles magiques les plus mystérieuses et me frotter avec les onguents les plus puissants, cette malheureuse main ne put repousser. Elle demeura à l’état de patte de grenouille, et comme mon mari désolé approchait de ma chambre, disant que c’était là qu’il voulait se laisser mourir de chagrin, je n’eus que le temps de m’envelopper la moitié du corps avec mon manteau de velours pour cacher cette malheureuse patte.

» En me retrouvant, mon mari faillit étouffer de joie ; il me prit dans ses bras en versant des pleurs et en m’accablant de questions. Il supposait qu’un méchant démon m’avait enlevée à sa tendresse, et il voulait savoir comment je lui étais rendue. Je fus forcée d’inventer une histoire et de me dérober à ses embrassements, dans la crainte de lui laisser voir ma patte ; mais je pensai avec douleur que tout serait inutile pour lui dérober mon secret, et que bientôt il découvrirait la funeste vérité. Je dus prendre un parti extrême, un parti effroyable, celui de faire disparaître celui que j’aimais plus que ma vie.

Marguerite épouvantée voulut se lever et s’enfuir loin de cette odieuse Ranaïde, mais elle se sentit retenue par un charme, et la grenouille reprit son récit en ces termes :

— Sache, ma pauvre enfant, qu’il ne dépendait pas de moi d’agir autrement. Un serment que rien ne peut effacer et qu’il est impossible d’enfreindre oblige ceux qui reçoivent des dons magiques à faire périr quiconque vient à les découvrir. Mon mari était condamné, du jour où il verrait ma patte, à être emporté dans l’abîme par les esprits, mes seigneurs et mes maîtres.

» Je résolus de le soustraire à leur puissance en le faisant disparaître avant qu’il eût rien découvert, et à cet effet je mêlai à son vin une drogue qui lui fit aussitôt pousser des plumes blanches et de grandes ailes ; en moins d’un quart d’heure, il devint un beau cygne blanc comme neige, qui ne pouvait redevenir homme, mais qui pendant deux cents ans échappait à la mort et à la puissance des génies.

» Apprends que ces deux cents ans seront révolus cette nuit au lever de l’aurore, et qu’il dépend de toi que je retrouve ma jeunesse, ma beauté et mon rang d’être humain dans la création.

— Soit ! dit Marguerite, car sans doute vous pourrez alors rendre à Névé, au prince Rolando, je veux dire, le même service que je vous aurai rendu ?

— Sans aucun doute, répondit Ranaïde, c’est le plus cher de mes vœux.

— En ce cas, je suis prête, dites-moi vite ce qu’il faut faire.

— Pour le comprendre, il faut que tu saches le reste de mon histoire. À peine le prince Rolando se vit-il changé en oiseau, qu’il entra contre moi dans une colère effroyable et voulut me tuer. Avait-il conservé assez d’intelligence humaine pour voir le malheur où j’étais forcée de l’entraîner ? Obéissait-il seulement au nouvel instinct de sa race ? Il ne songeait qu’à me dévorer. J’essayai en vain de lui faire comprendre notre mutuelle situation ; il n’écouta rien, et je fus forcée de prononcer les paroles magiques qui, pendant deux cents ans, devaient nous rendre étrangers l’un à l’autre. Il s’envola dans les airs avec de grands cris, et je ne l’ai plus revu qu’hier, lorsqu’il est venu te chercher au bord du marécage dont j’ai été forcée de faire dernièrement ma résidence.

— Et pourquoi donc, madame, reprit Marguerite, avez-vous été condamnée à redevenir et à rester grenouille pendant deux cents ans, quand il dépendait de vous de rester dame et de cacher votre patte aux regards indiscrets ?

— Les cruels génies l’ont voulu, ma petite Marguerite ! Offensés de l’expédient par lequel je leur avais dérobé mon mari en le faisant devenir oiseau, ils m’ont condamnée à abandonner mes enfants et à épouser Coax, roi des grenouilles, avec lequel j’ai régné longtemps sur les douves, et dont je suis enfin veuve. Le château a passé avec le temps dans les mains de ta grand’mère, et toutes les drogues que j’avais si laborieusement préparées ont disparu ou ont perdu leur vertu ; mais il existe chez vous un trésor inappréciable qui peut et doit me rendre tous mes charmes. C’est une parure enchantée, ma parure de noces, qui est dans une cassette de bois de cèdre, et que madame Yolande tient enfermée dans sa chambre, comme ce qu’il y a de plus rare et de plus précieux dans vos richesses de famille. Cette cassette t’appartient, puisque ta grand’mère compte te donner tout ce qu’elle possède. Va me la chercher et apporte-la ici !

— Non, madame, répondit Marguerite, je ne veux point dérober ce qui appartient à présent à ma bonne-maman, et à moins qu’elle n’y consente…

— Il ne s’agit pas de dérober, reprit Ranaïde ; je ne tiens pas à reprendre mes bijoux. Je veux seulement m’en parer un instant, et dès que je serai transformée, je n’en aurai que faire ; je te les rendrai, car tu en as grand besoin pour toi-même. Sache une chose qui doit te décider, c’est que ces joyaux magiques ont le pouvoir de donner la beauté aux plus laides, et que, quand tu les auras portés seulement une heure, au lieu de ressembler à la grenouille que je suis, tu seras semblable à ce que j’étais, à ce que je vais redevenir, c’est-à-dire à la plus belle des femmes.

Marguerite se sentit persuadée, et elle courut chercher la cassette. Au moment où elle la prit dans la crédence de sa grand’mère, il lui sembla que celle-ci s’éveillait et la regardait. Elle alla se mettre à genoux près de son lit, prête à lui tout avouer ; mais madame Yolande se retourna vers la ruelle sans paraître l’avoir vue. Le temps pressait ; le ciel s’éclaircissait un peu comme si le jour allait paraître. Marguerite s’élança dehors et se retrouva à l’instant même auprès du bassin où la reine Coax l’attendait. — Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle en lui présentant la cassette, il n’y point de clé, et je ne connais pas le secret pour l’ouvrir.

— Je le sais, moi, répondit la grenouille en bondissant de joie. Il faut qu’une bouche qui n’a jamais menti dise simplement : Cassette, ouvre-toi !

— Eh bien ! dites-le, madame.

— Je ne saurais, ma fille. J’ai été forcée de mentir jadis pour cacher les secrets de ma science. C’est à toi de parler, et nous allons voir si ta langue est, comme je le crois, pure de tout mensonge.

— Cassette, ouvre-toi ! dit Marguerite avec assurance, — et la cassette s’ouvrit. Il en sortit comme une flamme rouge, dont la grenouille ne parut point se soucier. Elle y plongea ses pattes et en tira un petit miroir encadré d’or, puis un collier d’émeraudes étincelantes montées à l’ancienne mode, des pendants d’oreilles assortis, un bandeau et une ceinture de grosses perles fines avec des agrafes d’émeraudes. Elle se para de ces richesses et se regarda au miroir en faisant les plus étranges minauderies.

Marguerite l’observait avec anxiété, craignant qu’elle ne disparût avec les bijoux de sa grand’mère ; mais Coax ne songeait point à fuir. Ivre de plaisir et de confiance, elle s’ajustait et se regardait dans le miroir avec des mouvements désordonnés et des grimaces singulières. Ses yeux ronds lançaient des flammes, une écume verdâtre sortait de sa bouche et son corps devenait glauque et livide, tandis que sa taille prenait des proportions presque humaines. — Margot, Margot, s’écriait-elle sans plus songer à adoucir l’éclat de sa voix, regarde et admire. Vois comme je grandis, vois comme je change, vois comme je deviens belle ! Donne-moi ton voile pour me faire une robe, vite, vite, il faut que je sois vêtue décemment… et puis il me manque encore quelque chose… Mon éventail de plumes, où l’as-tu mis, malheureuse ? Ah ! je le tiens ! et mes gants blancs… vite donc ! mes gants parfumés ! mon collier est mal agrafé, rattache-le donc, maladroite ! Ô ciel ! il me manque mon bouquet de mariée ;… ne serait-il pas dans la cassette ? Regarde, retourne-la… Je le tiens ! je le mets à ma ceinture, vois ! le prodige s’accomplit… Vénus n’est qu’une maritorne auprès de moi. C’est moi, moi, la vraie Cythérée sortant des ondes sacrées. Il faut que je danse, j’ai des crampes dans les mollets ; c’est la transformation qui s’opère. Oui, oui, la danse hâtera ma délivrance ! Je sens revenir la grâce incomparable de mes mouvements, et le feu de l’éternelle jeunesse me monte au cerveau ! Haptcha ! voilà que j’éternue ! haptcha ! haptcha !

En parlant ainsi, la reine Coax sautait et gambadait d’une manière frénétique ; mais, quoi qu’elle fît, elle restait grenouille, et l’horizon blanchissait. Elle riait, criait, pleurait, frappait le marbre du bassin avec ses pieds de derrière, jouait de l’éventail, étendait ses pattes de devant comme une danseuse de ballets, cambrait sa taille et roulait ses yeux comme ceux d’une almée. Tout à coup Marguerite, qui la contemplait avec frayeur, fut si frappée de l’extravagance de ses contorsions, qu’elle fut prise d’un fou rire et se laissa choir sur le gazon. Alors la grenouille entra dans une inexprimable colère. — Tais-toi, petite misérable, s’écria-t-elle, ton rire dérange mes conjurations. Tais-toi, ou je te châtierai comme tu le mérites !

— Mon Dieu ! madame, pardonnez-moi, répondit Marguerite, c’est plus fort que moi. Vous êtes si drôle ! Tenez, il faut que je rie ou que je meure !

— Je ne puis te faire mourir, ce dont j’enrage, reprit Ranaïde en s’élançant sur elle et en lui passant une de ses pattes froides et gluantes sur la figure ; mais tu expieras les tourments que j’endure. Je voulais t’épargner, tu m’ôtes toute pitié ; il faut en finir ! Je souffre trop ! Prends ma laideur et qu’elle soit ajoutée à la tienne, puisqu’en te mettant à ma place je dois être plus vite délivrée ! Tiens ! voilà le miroir, ris à présent, si tu as encore envie de rire !

Marguerite prit le miroir que lui tendait la fée et fit un cri d’horreur en se voyant sans cheveux, la figure verte et les yeux tout ronds. Grenouille ! grenouille ! s’écria-t-elle avec désespoir, je deviens grenouille, je suis grenouille ! c’en est fait ! — Et, jetant te miroir, elle bondit involontairement et plongea dans le bassin.

Elle y resta d’abord comme endormie et privée de toute réflexion ; mais peu à peu elle se ranima en voyant le soleil percer l’horizon et jeter comme une grande nappe de feu qui dorait la pointe des roseaux au-dessus de sa tête. Elle se hasarda alors à remonter sur l’eau, et elle vit un spectacle extraordinaire : l’infortunée Coax, étendue sur le rivage, les pattes en l’air, le corps inerte et raidi par la mort. Elle avait une affreuse tête humaine avec de longs cheveux verts comme des algues ; le reste de son corps, grand comme celui d’une personne ordinaire, était d’un blanc mat et rugueux, et conservait les formes de la grenouille. Près d’elle, le prince Rolando, revêtu d’une armure d’argent avec un baudrier d’or, le casque orné d’un cimier blanc comme neige et portant aux épaules ses grandes ailes de cygne, détachait les bijoux enchantés dont Ranaïde s’était ornée en vain.

— Approche, dit-il à Marguerite, et mets vite ces joyaux qui te rendront ta figure première ; mais n’essaie pas de devenir belle par la puissance des enchantements. Reste intelligente et bonne, et n’appartiens qu’à celui qui t’aimera telle que tu es. Adieu, la mort de cette criminelle magicienne me délivre à jamais de la servitude à laquelle j’étais condamné depuis deux siècles. Ne plains pas son sort ; elle t’avait menti, elle voulait me faire mourir pour cacher ses secrets maudits, et les esprits qu’elle invoquait contre moi ont pris ma défense. Je retourne avec eux, mais je veillerai sur toi, si tu restes toujours digne de ma protection.

Il déploya ses ailes et s’éleva dans le rayon de soleil. Marguerite, en le voyant planer dans les airs, crut reconnaître Névé avec son collier d’or, puis il lui sembla que c’était l’étoile du matin. Lorsqu’elle l’eut perdu de vue, elle chercha le cadavre de la grenouille, et ne vit à la place qu’un hideux champignon noir comme de l’encre qui, au souffle de la brise, tombait en poussière.

Elle se retrouva dans sa chambre, assise sur une chaise et les yeux éblouis par le soleil levant. Son premier mouvement fut de courir à son miroir, et pour la première fois de sa vie elle se trouva très-jolie, car elle avait sa figure ordinaire, seulement un peu fatiguée.

— Tout cela serait-il un rêve ? se dit-elle. Pourtant voici les bijoux anciens que ma grand’mère gardait précieusement. D’où vient que j’en suis parée ? Aurais-je été les chercher en rêvant ?

Elle les détacha, les remit dans le coffret, et les reporta chez madame Yolande avant qu’elle fût éveillée ; puis elle descendit à la douve pour voir si Névé était dans sa cabane, comme elle l’y avait retrouvé une fois après l’avoir cru perdu.

— Vous cherchez le cygne ? lui dit le jardinier. Il est parti. Je l’ai vu s’envoler au lever du jour. Il a été rejoindre une bande de cygnes sauvages qui passait. J’avais bien dit à mademoiselle qu’il fallait lui casser le bout d’une aile, mademoiselle n’a pas voulu. Il en a profité pour se sauver ; il y a longtemps que c’était son idée.

— Eh bien ! tant mieux, dit Marguerite, car le voilà heureux et libre ; mais, puisque vous l’avez vu partir, n’avez-vous vu rien de plus dans la douve en y entrant ? N’y avait-il pas ici de grands roseaux ?

— Des roseaux ? sans doute, il en reste toujours quelques-uns qui veulent repousser autour des bassins ; mais ceux-là étaient encore tout petits, et je les surveillais. Ce matin, je les ai tous arrachés avec soin, j’ai remis du sable à la place, et j’espère qu’ils ne repousseront pas cette fois.

Marguerite regarda le sable, et il lui sembla voir encore l’empreinte que les grandes pattes de la grenouille y avaient laissée en exécutant sa danse échevelée ; mais elle reconnut que ces traces étaient celles des paons qui venaient gratter la terre fraîchement remuée.

En ce moment, un bruit de pas de chevaux résonna au-dessus de sa tête. Elle leva les yeux et vit passer sur le pont-levis son cousin Puypercé qui s’en allait escorté de ses valets. Elle l’avait complétement oublié et ne se sentit pas dans une disposition d’esprit à s’affliger de son départ. Elle n’eût eu qu’un mot à dire pour le rappeler ; elle hésita un instant, haussa les épaules et le regarda s’éloigner.

Comme elle remontait au château, elle vit les domestiques rassemblés sur le perron et se partageant le pourboire que le colonel de dragons leur avait jeté en partant. Elle entendit leurs murmures, il n’y avait pas plus d’un sou pour chacun. — Après tout, se dit-elle, il compte peut-être revenir, ou bien il est très-pauvre et ce n’est pas sa faute.

— Eh bien ! lui dit madame Yolande quand elle entra chez elle pour lui servir son chocolat, as-tu vu toi cousin ? reste-t-il avec nous ?

— Je l’ai vu partir, grand’mère, et je ne lui ai rien dît.

— Pourquoi ?

— Je ne sais. J’étais toute troublée par un rêve que j’ai fait et que je veux vous raconter ; mais, comme ce rêve ou cette vision est peut-être, à mon insu, ce qu’on appelle une réminiscence, je voudrais vous demander l’histoire de la grenouille fée que vous me racontiez autrefois pour m’endormir.

— Je me la rappelle bien confusément, répondit madame Yolande, d’autant plus que c’était un conte de ma façon, et que j’y faisais chaque fois des variantes à ma fantaisie. Voyons si je me souviendrais… Il y avait jadis dans ce château une belle héritière appelée…

— Ranaïde ? s’écria Marguerite.

— Justement, reprit la grand’mère, et elle était magicienne.

— Elle épousa le beau prince… Dites le nom du prince, bonne maman !

— Attends donc… C’était le prince Rolando !

— J’y suis, bonne mère. J’ai revu toute l’histoire comme si elle se passait sous mes yeux.

— Mais la fin ?

— Oh ! la fin est terrible ! La grenouille, voulant reprendre la figure humaine…

S’enfla si bien quelle creva ?

— Précisément.

— Alors ton dénoûment est un souvenir de la fable que je te faisais apprendre en même temps, car, pour mon compte, je n’ai jamais eu la peine de terminer mon histoire. Tu étais toujours endormie avant la fin.

En ce moment, un fort coup de vent fit entrer dans la chambre des feuilles sèches et des brins de paille. Marguerite alla fermer la fenêtre et elle vit sur le bord une feuille de papier écrite et déchirée comme si ce fût un brouillon de lettre. En ramassant ce papier pour le jeter dehors, elle y vit son nom écrit et l’apporta à sa grand’mère. Madame Yolande le prit, l’examina et le lui rendit en disant : — C’est un commencement de lettre de ton cousin à sa mère. Cela a été enlevé par le vent dans la chambre qu’il occupait au-dessus de la mienne, et, puisque nous sommes en train de croire aux esprits, je pense que nous devons remercier le follet qui nous apporte cette révélation. Lis, ma fille, je te le permets.

« Ma chère mère, pardonnez-moi mes folies, je suis en train de les expier. Je me résigne à faire un riche mariage, car j’ai découvert que la petite Margot doit hériter de tous les biens de la vieille tante. La fillette est affreuse, une vraie grenouille, ou plutôt un petit crapaud vert, avec cela très-coquette et déjà folle de moi ; mais quand on est endetté comme nous le sommes… »

Le brouillon n’en contenait pas davantage, Marguerite trouva que c’était assez ; elle garda le silence, et, comme elle vit que sa grand’mère était indignée et traitait son petit-neveu suivant ses mérites : — N’ayons point de dépit, ma chère maman, lui dit-elle, et rions de l’aventure. Je ne suis point du tout folle de mon cousin, et vous voyez que sa fatuité ne m’offense point. Vous m’aviez dit hier soir de réfléchir. Je ne sais pas si j’ai réfléchi ou dormi, mais dans mes songeries j’ai vu des choses qui sont restées comme une leçon devant mes yeux. — Qu’as-tu donc vu, ma fille ?

— J’ai vu une grenouille se parer d’émeraudes, jouer de l’éventail, danser la sarabande, se trouver belle et crever à la peine. Elle m’a paru si ridicule que je ris encore en y songeant. Je ne veux point faire comme elle. J’ai vu aussi un beau cygne s’envoler dans un rayon de soleil, et il me disait : — N’épouse que celui qui t’aimera telle que tu es. — Je veux faire comme il m’a dit.

— Et sois sûre que tu seras aimée pour toi-même, répondit madame Yolande en l’embrassant avec tendresse, car il y a une chose qui arrive à rendre belle, c’est le bonheur que l’on mérite.


LE NUAGE ROSE


À MA PETITE-FILLE
GABRIELLE SAND


Ma chérie, ayant déjà dédié un conte à ta sœur aînée, je veux te dédier celui-ci. Tu ne sauras le lire que l’année prochaine, mais Aurore te le racontera dès à présent. Pourtant, l’année prochaine, il y aura encore bien des mots que tu ne comprendras pas toujours. C’est ta sœur qui te les expliquera, car, si je vous fais ces contes pour vous amuser, je veux qu’ils vous instruisent un peu en vous faisant chercher une petite partie de la quantité de mots et de choses que vous ne savez pas encore.

Quand toutes deux vous comprendrez tout à fait sans qu’on vous aide, je n’y serai peut-être plus. Souvenez-vous alors de la grand’mère qui vous adorait.

George Sand.

Nohant, 15 juillet 1872.


I


Catherine avait trois brebis à garder. Elle ne savait encore ni lire ni écrire ; mais elle ne causait pas trop mal, et c’était une très-bonne fille, seulement un peu curieuse et changeant de caprice volontiers, ce qui prouve qu’au moins elle n’était pas têtue.

Un peu après la Noël, ses trois brebis lui donnèrent trois agneaux, deux très-forts et le troisième si petit, si petit, qu’on eût dit un petit lapin. La maman de Catherine, qui s’appelait Sylvaine, méprisa beaucoup ce pauvre agneau et dit que ce n’était pas la peine qu’il fût venu au monde, qu’il ne s’élèverait pas, ou qu’il resterait si chétif qu’il ne vaudrait pas l’herbe qu’il mangerait.

Ces paroles firent de la peine à Catherine, qui trouvait cette petite bête plus jolie, plus à son gré et à sa taille que toutes les autres. Elle se promit d’en avoir grand soin, et lui donna le nom de Bichette, car c’était une agnèle. Elle la soigna si bien qu’elle manqua bien des fois de la faire mourir. Elle l’aimait trop, elle la caressait sans cesse, elle la portait dans ses bras, elle la faisait dormir sur ses genoux. Les petits chiens et les petits chats aiment beaucoup qu’on s’occupe d’eux et se laissent dorloter ; mais les moutons, quand on les a bien fait manger, aiment mieux qu’on les laisse tranquilles, dormir quand ils veulent, marcher ou se coucher où il leur plaît. Sylvaine disait à sa fille qu’au lieu de faire grandir Bichette, elle l’en empêchait en la maniant trop ; mais Catherine ne souhaitait point que Bichette grandît, elle l’eût souhaitée plus petite encore pour pouvoir la tenir dans sa poche. Elle menait tous les jours les mères brebis au pré pendant deux heures le matin, et dans le jour pendant trois heures. Les deux gros agneaux supportaient fort raisonnablement l’absence de leurs mères ; ils avaient l’air de savoir qu’elles allaient chercher du lait dans le pré, Bichette était moins patiente ou plus affamée, et, quand sa mère rentrait, elle avait des bêlements si plaintifs en l’entendant venir, que Catherine en avait le cœur tout attendri, et pour un peu elle en eût pleuré.

Il lui était défendu de faire sortir les agneaux. Ils étaient trop jeunes, l’herbe était trop fraîche ; mais elle pria tellement pour sa Bichette que Sylvaine lui dit : — Fais donc comme tu veux ! si elle en meurt, ce ne sera pas une grosse perte, et même j’aimerais autant en être débarrassée ; elle te rend folle, et tu n’as plus souci de rien que d’elle seule. Tu ramènes les brebis trop tôt et tu les sors trop tard, pour ne pas séparer Bicbette de sa mère. Emmène-la donc, et advienne que pourra.

Catherine emmena Bichette aux champs, et, tout le temps qu’elle y fut, elle la tint sous son tablier pour l’empêcher d’avoir froid. Cela alla bien pendant deux jours ; mais, le troisième, elle se rassasia d’être ainsi l’esclave d’une bête, et elle recommença de jouer et de courir comme auparavant. Bichette ne s’en trouva pas plus mal ; mais elle ne s’en trouva pas mieux non plus et continua d’être un petit avorton.

Un jour que Catherine avait plus songé à chercher des nids dans les buissons qu’à garder ses bêtes, elle trouva vers le soir un nid de merles avec trois gros petits déjà bien emplumés. Ils ne paraissaient guère farouches, car, lorsqu’elle leur montrait le bout de son doigt en imitant le cri de la merlesse, ils ouvraient leurs becs jaunes et montraient leurs larges gosiers tout roses.

Catherine fut si contente qu’elle ne fit que leur parler et les embrasser tout en rentrant ses bêtes, et ce ne fut que le lendemain matin qu’elle s’aperçut d’un grand malheur. Bichette n’était pas dans la bergerie. Elle avait été oubliée dehors, elle avait couché à la belle étoile, sans doute le loup l’avait mangée. Catherine maudit ses merles qui l’avaient rendue cruelle et négligente. Toute son amitié pour Bichette lui revint au cœur, et, tout en pleurant, elle courut au pré pour savoir ce qu’elle était devenue.

C’était alors le mois de mars, le soleil n’était pas encore levé, et sur la mare qui était au milieu du pré il y avait une vapeur blanche très-épaisse. Catherine, après avoir regardé partout, cherché en vain dans tous les creux, dans toutes les haies, se rapprocha de la mare, pensant que la pauvre Bichette y était tombée ; elle vit alors une chose qui l’étonna beaucoup, car c’était la première fois de sa vie qu’elle se trouvait là de si grand matin. Le brouillard, qui avait dormi en nappe toute la nuit sur l’eau, s’était déchiré à l’approche du soleil et roulé en petites boules qui essayaient de monter ; quelques-unes avaient l’air de s’accrocher aux branches des saules et d’y être retenues. D’autres, rabattues et secouées par le vent du matin, retombaient sur le sable ou semblaient trembler de froid sur l’herbe humide. Un moment Catherine crut voir un troupeau de moutons blancs ; mais ce n’était pas un tas de moutons qu’elle cherchait, c’était Bichette, et Bichette n’était point là. Catherine pleura encore et mit sa tête sur ses genoux et son tablier sur sa tête, comme une personne désespérée.

Heureusement, quand on est une enfant, on ne peut pas pleurer toujours. Quand elle se releva, elle vit que toutes les petites boules blanches avaient monté au-dessus des arbres et qu’elles s’en allaient dans le ciel, sous la forme de jolis nuages roses qui avaient l’air d’être attirés et emmenés par le soleil, comme s’il eût voulu les boire.

Catherine les regarda longtemps s’émietter et s’effacer, et quand elle abaissa ses regards, elle vit sur la rive, assez loin d’elle, car la mare était grande, sa Bichette immobile, endormie ou morte. Elle y courut, et sans penser qu’elle fût morte, car les enfants ne croient guère d’avance aux choses qui leur feraient une trop grosse peine, elle la prit dans son tablier et se dépêcha de courir pour la rapporter à la maison ; mais, tout en courant, elle s’étonna de sentir son tablier si léger qu’on eût juré qu’il n’y avait rien dedans. — Comme la pauvre Bichette a souffert et maigri en une nuit ! se disait-elle. Il me semble que mon tablier est vide. — Elle l’avait attaché autour d’elle et n’osait l’ouvrir, crainte de refroidir la petite bête qu’elle voulait réchauffer.

Tout d’un coup, au tournant du sentier qu’elle suivait, elle vit le petit Pierre, le fils de Joyeux le sabotier, qui accourait à elle, portant dans ses bras, devinez quoi ? Bichette bien vivante et bien bêlante. — Tiens, dit le petit Pierre à Catherine, voilà ton agnèle que je te rends. Hier soir, elle s’est mêlée avec mes bêtes comme tu rentrais en me montrant ton nid de merles. Tu n’as pas voulu me donner un de tes merlots, dont j’avais pourtant grande envie ; mais je suis meilleur que toi. Quand j’ai vu dans ma bergerie que ta Bichette avait suivi une de mes brebis, qu’elle prenait pour sa mère, je l’ai laissée têter tant qu’elle a voulu et passer la nuit à l’abri. Je te la rapporte ce matin, pensant que tu es en peine, car tu la croyais bien perdue, pas vrai ?

Catherine eut tant de joie qu’elle embrassa le petit Pierre et l’emmena chez elle pour lui donner deux de ses merlots, ce dont il fut si content qu’il en sautait comme un cabri en s’en allant.

Quand elle eut vu avec quel plaisir Bichette et sa mère se retrouvaient, elle songea enfin à dénouer son tablier, et seulement alors elle se souvint d’y avoir mis ou cru mettre quelque chose qu’elle avait pris pour son agnèle ; qu’est-ce que cela pouvait être ? — Je n’en sais rien, se disait-elle ; mais il n’est point possible que j’aie ramassé une chose qui n’existe point.

La peur la prit et la curiosité aussi. Elle s’en alla sur le toit de la bergerie, qui descendait, tout moussu, jusqu’à terre, et où il poussait un tas de petites fleurs semées par le vent, voire de jeunes épis verts déjà formés. Ce toit était petit, mais très-joli, bien doux parce qu’il était en vieux chaume, et bien exposé au soleil levant. Plus d’une fois pendant l’été, Catherine y avait oublié l’heure d’aller au pré et fait u» bon somme pour parfaire sa nuitée, toujours trop courte à son gré. Elle monta donc au faîte de ce tect, c’est ainsi qu’en ce pays-là on appelle l’abri des troupeaux, et, avec grande précaution, elle dénoua son tablier. Qu’est-ce qu’il pouvait donc y avoir, mon Dieu ! dans ce tablier ?



II


C’était un tablier de cotonnade bleue, qui avait été taillé dans un vieux tablier de la mère Sylvaine, et qui n’était ni frais ni beau ; mais dans ce moment-là, si on eût demandé à Catherine de l’échanger contre beaucoup d’argent, elle n’y eût pas consenti, tant elle était curieuse de voir ce qu’il contenait. Elle l’ouvrit enfin, et n’y vit rien du tout. Elle le secoua tant qu’elle put, rien ne tomba ; mais il se fit autour d’elle comme une fumée blanche, et en moins d’une minute il se forma au-dessus de sa tête un petit nuage en forme de boule, blanc comme neige, puis jaune doré à mesure qu’il monta, puis rose pâle, puis enfin rose comme la plus belle des roses, dès qu’il eut dépassé la tête des noisetiers et des sureaux qui entouraient la bergerie, et qu’il eut reçu la pleine lumière du soleil.

Catherine ne songea point trop à s’étonner d’avoir pu ramasser et emporter un nuage. Elle ne pensait qu’à le trouver joli et à regretter de le voir s’envoler si vite. — Ah ! petit ingrat, lui cria-t-elle, voilà comment tu me remercies de t’avoir remis dans le ciel !

Alors elle entendit une toute petite voix qui sortait du nuage rose et qui chantait des paroles, mais quelles paroles !



III


Catherine n’en comprit pas le moindre mot. Elle continuait à le regarder, et il grandissait en montant, mais il devenait tout mince et se déchirait en une quantité de petits nuages roses, — Allons ! lui cria Catherine, voilà que tu t’en vas follement te faire boire par le soleil, comme il a bu tous ceux qui étaient dans le pré ! Moi, je t’aurais gardé dans mon tablier, tu ne me gênais point ; ou bien je t’aurais mis dans notre jardin, au frais, sous le gros pommier, ou enfin sur le lavoir, puisque tu aimes à dormir sur l’eau pendant la nuit. Je n’ai jamais soigné un nuage, mais j’aurais appris, et je t’aurais fait durer, tandis que te voilà tout à l’heure emporté en miettes par M. le Vent ou avalé par M. le Soleil !

Catherine écouta si le nuage lui répondrait. Elle entendit alors, au lieu d’une petite voix, une quantité de voix encore plus petites qui chantaient comme des fauvettes, mais sans qu’il fût possible de deviner ce qu’elles disaient. Et, ces voix devenant toujours plus faibles en s’éloignant, Catherine n’entendit plus rien. Elle ne vit plus rien non plus que le ciel beau et clair, sans trace d’aucun nuage. — Maman, dit-elle à sa mère, qui l’avait appelée pour déjeuner, je voudrais savoir une chose.

— Quelle chose, ma fille ?

— C’est ce que les nuages disent quand ils chantent.

— Les nuages ne chantent pas, petite niaise ; ils grognent et ils jurent quand le tonnerre se met dedans.

— Ah ! mon Dieu ! reprit Catherine, je ne pensais pas à cela… Pourvu qu’il ne se mette pas dans mon petit nuage rose !

— Quel nuage rose ? dit Sylvaine, étonnée.

— Celui qui était dans mon tablier.

— Tais-toi, dit Sylvaine : tu sais que je n’aime pas qu’on parle au hasard pour dire des bêtises qui n’ont pas de sens. C’est bon pour les enfants de deux ans ; mais te voilà trop grande pour faire la folle.

Catherine n’osa plus rien dire et s’en fut aux champs quand elle eut déjeuné. Il ne lui restait qu’une petite merlesse, elle l’emporta et s’en amusa une heure ou deux ; mais, comme elle s’était levée de grand matin, elle s’endormit au beau milieu du pré. Elle n’avait plus peur de perdre Bichette ; elle l’avait laissée avec les autres agneaux à la bergerie.

Quand elle s’éveilla, se trouvant, couchée tout de son long sur le dos, elle ne vit que le ciel, et, juste au-dessus de sa tête, le petit nuage qui s’était reformé au plus haut de l’air, et qui tout seul, absolument seul dans le bleu d’une belle journée, brillait comme de l’argent rose.

— Il est bien joli tout de même, pensa Catherine qui dormait encore à moitié ; mais comme il est loin ! S’il chante encore, je ne peux plus l’entendre. Je voudrais être où il est ; je verrais toute la terre et je marcherais dans tout le ciel sans me fatiguer. S’il n’était pas un ingrat, il m’aurait emmenée là-haut, je me serais couchée sur lui comme sur un duvet, et à présent je verrais de tout près le soleil, je saurais en quoi il est fait.

Les roitelets des buissons chantaient pendant que Catherine divaguait ainsi, et il lui sembla que ces oisillons se moquaient d’elle et lui criaient en riant : Curieuse, fi, la curieuse ! Bientôt ils firent silence et se retirèrent, tout tremblants de peur, sous la feuillée. Un grand épervier passait dans le ciel et volait en rond juste au-dessous du nuage rose. — Ah ! se dit encore Catherine, ils ont beau se moquer et m’appeler curieuse, je voudrais être sur le dos de ce grand oiseau de proie. Je reverrais de plus près mon nuage rose, et peut-être que je pourrais voler jusqu’à lui, — Elle s’éveilla tout à fait et se rappela qu’il ne fallait pas dire de sottises, et pour cela ne pas penser à des choses folles. Elle prit sa quenouille et fila de son mieux en tâchant de ne penser à rien ; mais, malgré elle, à tout instant elle relevait la tête et regardait le ciel. L’épervier n’y était plus, mais le nuage rose y était toujours.

— Qu’est-ce que tu regardes donc là-haut à toute minute, petite Catherine ? lui dit un homme qui passait sur la traquette du pré.

C’était le père Bataille, qui venait d’abattre un arbre mort dans le pré voisin et qui rapportait la branchée sur ses épaules. Il y en avait lourd, et il s’appuyait contre un saule pour se reposer un moment.

— Je regarde le nuage là-haut, lui répondit Catherine, et je voudrais savoir de vous, qui avez voyagé et qui êtes savant, pourquoi il est tout seul et ne bouge point.

— Ah ça ! ma fille, répondit le vieux, c’est ce que, du temps que je voyageais sur la mer dans un vaisseau, j’aurais appelé un grain, et pour moi ç’aurait été mauvais signe.

— Signe de quoi, père Bataille ?



IV


— Signe de grande tempête, mon enfant. Quand on voit cela en mer, on dit : Il va y avoir de l’ouvrage, et du dur ! Ça n’a l’air de rien du tout ; c’est quelquefois gros et blanc comme un petit mouton ; on s’imaginerait qu’on va le mettre sous son bras. Et puis ça grossit, ça noircit, ça s’étend sur tout le ciel, et alors va te promener ! les éclairs, le tonnerre, les coups de vent et toute la boutique du diable ! On se démène pour n’être pas désemparé, et on en réchappe, si on peut !

— Ah ! mon Dieu, dit Catherine tout effrayée, est-ce que mon nuage rose va devenir méchant comme ça ?

— Dans nos pays et dans la saison où nous sommes, les grains sont bien rares, et, à mon avis, il n’y a point de vrais dangers sur terre ; c’est égal pourtant, il est drôle, ton nuage rose !

— Pourquoi drôle, père Bataille ?

— Dame ! reprit le vieux marin, je lui trouve une drôle de mine, et j’aime autant me dépêcher de faire mon ouvrage avant le soir. J’ai encore trois charges de branchée à rentrer.

Il repartit, et Catherine essaya de se remettre à filer ; mais elle regardait toujours en haut, et ce n’était pas le moyen d’avancer sa tâche et d’arrondir son fuseau. Il lui semblait que son nuage grossissait et changeait de couleur. Elle ne se trompait pas, il devenait bleu, et puis il devint couleur d’ardoise, et puis il devint noir, et petit à petit s’étendit jusqu’à ce qu’il eût rempli tout un côté du ciel. Tout devint sombre et triste, et le tonnerre commença enfin à gronder.

Catherine fut contente d’abord de voir son petit nuage devenir si gros, si grand et si fort. — À la bonne heure ! dit-elle, je vois bien que ce n’est pas un nuage comme les autres. Le soleil n’a pas pu le boire, et mêmement on dirait que c’est lui qui va manger le soleil. Et dire que j’ai tenu ce matin un pareil nuage dans mon tablier ! — Elle en était toute fière ; mais les éclairs sortirent du plus épais de ce terrible nuage ; elle eut peur, et se dépêcha de ramener ses brebis.

— J’étais en peine de toi, lui dit sa mère, voilà un drôle de temps. Je n’ai jamais vu pareil orage se faire si vite et s’annoncer si mauvais dans la saison où nous voilà.

L’orage fut terrible en effet, La grêle brisa les vitres de la maison ; le vent emporta les tuiles du toit, la foudre tomba sur le gros pommier du jardin. Catherine n’était guère brave, elle eût voulu se cacher sous le lit, et elle ne pouvait s’empêcher de dire tout haut : — Méchant nuage rose, si j’avais connu ta malice, je ne l’aurais pas mis dans mon tablier ! — Sylvaine recommençait à la gronder, mais l’enfant ne pouvait plus se retenir de parler. — Hélas ! ma petite est folle ! disait Sylvaine à ses voisins. — Bah ! bah ! ce n’est rien, répondaient-ils ; c’est l’orage qui l’a épeurée. Ça sera passé demain.

Le lendemain, en effet, c’était passé. Le soleil se leva tout joyeux. Catherine fit comme le soleil et monta en même temps que lui sur le chaume de sa bergerie. La maison était endommagée, mais la bergerie, plus basse et mieux abritée, n’avait pas souffert. Les petites fleurs du toit, que la pluie avait un peu couchées, les jolies chélidoines jaunes, les orpins blancs et les joubarbes se relevaient et semblaient dire au soleil, en tournant leurs petites figures de son côté : Te voilà donc revenu ? Bonjour, cher père, ne t’en va plus ; nous ne savons que devenir quand tu te caches.

Catherine eut envie de dire bonjour aussi au père soleil ; mais elle avait peur de l’avoir fâché en laissant échapper le nuage qui s’était tant battu avec lui la veille. Elle n’osa point demander à sa mère, qui passait au-dessous d’elle dans le jardin, si on pouvait fâcher et défâcher le soleil. Sylvaine n’aimait pas les rêvasseries, et Catherine, qui était obéissante, résolut de ne plus en avoir.

Elle en vint à bout ; sa merlesse l’occupa tous les jours suivants, jusqu’à ce qu’elle mourût pour avoir mangé trop de pâtée au fromage blanc. Catherine eut du chagrin et éleva un moineau qui fut croqué par le chat. Autre chagrin. Elle se dégoûta des bêtes et voulut aller à l’école, et puis elle prit goût à sa quenouille, et en grandissant elle devint une fillette très-aimable et une fileuse très-habile.


V


Quand elle eut douze ans, sa mère lui dit : — Serais-tu contente de voyager un peu, ma fille, et de voir des pays nouveaux ?

— Certainement, répondit Catherine ; j’ai toujours eu envie de voir les pays bleus.

— Que me chantes-tu là, petite ? Il n’y a pas de pays bleus !

— Si fait, je les vois tous les jours du toit de la bergerie ; tout autour de notre pays qui est vert, il y a un grand pays qui est bleu.

— Ah ! je vois ce que tu veux dire ; ça te paraît comme ça parce que c’est loin. Eh bien ! tu peux contenter ton envie ; ta grand’tante Colette, qui demeure loin d’ici dans la montagne et que tu ne connais pas, parce qu’elle n’est pas revenue chez nous depuis plus de trente ans, demande à nous voir. La voilà très vieille, et elle est seule, n’ayant jamais été mariée. Elle n’est pas bien riche, et tu auras soin de ne lui rien demander ; au contraire il faut lui offrir ce qu’elle pourra désirer de nous. J’ai peur qu’elle ne s’ennuie et qu’elle ne meure faute de soins ; allons la trouver, et, si elle veut que nous la ramenions au pays, je suis prête à lui obéir, comme c’est mon devoir.

Catherine se souvint vaguement d’avoir entendu quelquefois ses parents parler entre eux de la tante Colette ; elle n’avait jamais bien compris ce qu’on en disait, elle ne chercha pas à en savoir davantage. L’idée de changer de place et de voir du nouveau lui faisait bouillir le sang ; elle avait beau être devenue sage, les roitelets avaient eu raison de la traiter de curieuse ; elle l’était toujours, et ce n’était pas un mal : elle aimait à s’instruire.

La voilà partie en diligence avec sa mère ; elles voyagèrent pendant un jour et une nuit et arrivèrent tout étonnées dans la montagne. Sylvaine trouvait cela fort vilain, Catherine n’osait pas lui dire qu’elle le trouvait fort beau.

Quand elles descendirent de voiture et demandèrent le village où demeurait madame Colette, on leur montra un chemin aussi rapide que le toit de la bergerie de Catherine, et on leur dit : — Il n’y en a pas d’autre, suivez-le.

— Eh bien ! voilà un drôle de chemin, dit Sylvaine, c’est le monde à l’envers. Il faudrait avoir quatre pattes comme une chèvre pour marcher dans ce pays-ci. Le voilà, ton pays bleu, Catherine ! Le trouves-tu à ton gré ?

— Je t’assure qu’il est bleu, répondit Catherine. Regarde le haut de la montagne, maman, tu vois bien que c’est bleu !

— C’est de la neige que tu vois, ma pauvre enfant, et de près elle est blanche.

— De la neige en été ?

— Oui, parce qu’il fait si froid là-haut que la neige n’y fond pas.

Catherine pensa que sa mère se trompait et n’osa pas la contredire ; mais elle était impatiente d’aller s’assurer de la vérité et elle grimpait comme une petite chèvre, encore qu’elle n’eût point quatre pattes à son service.

Quand elles furent rendues au village, Sylvaine bien lasse et Catherine un peu essoufflée, on leur dit que la tante Colette n’y demeurait pas l’été ; mais elle était de la paroisse, et sa maison n’était pas bien loin. Alors on leur montra un petit toit de planches couvert de grosses pierres, avec des sapins tout autour, et on leur dit : — C’est là ; vous n’avez plus qu’une petite heure à marcher, et vous y serez. — Sylvaine manqua perdre courage. Il y avait autant à monter pour arriver à cette maison qu’on avait déjà monté pour gagner le village, et c’était encore plus raide et plus effrayant.

Elle avait peur que Catherine n’eût pas la force d’aller jusque-là, et l’endroit lui paraissait si laid et si sauvage qu’elle pensa à redescendre et à retourner vite dans son pays, sans faire savoir à la vieille tante qu’elle était venue dans le sien ; mais Catherine n’était point lasse ni effrayée, elle rendit le courage à sa mère, et, quand elles eurent déjeuné, elles se remirent à grimper. Il n’y avait pas à choisir le bon chemin, il n’y en avait qu’un, et elles n’avaient pas besoin de guide ; elles n’eussent pu se distraire en causant avec lui ; les gens de ce pays-là ne savaient que quelques mots de français. Ils parlaient un patois que ni Catherine ni sa mère ne pouvaient comprendre. Enfin, quoique le sentier fût dangereux, elles arrivèrent sans accident à la maison couverte en planches ; il y avait, tout autour, des bois de sapins très-jolis qui laissaient à découvert une espèce de prairie en pente douce, creuse au milieu, sans fossés ni barrières, mais abritée des avalanches par des roches très-grosses, et tout de suite au-dessus commençait la neige, qui semblait monter jusqu’au ciel, d’abord en escaliers blancs soutenus par le rocher noir, et puis en cristaux de glace d’un beau bleu verdâtre, et cela finissait dans les nuages.

— Cette fois nous y sommes bien, dans le pays bleu ! pensa Catherine toute joyeuse, et, si nous montions encore un peu, nous serions dans le ciel. — En ce moment, elle pensa à une chose qu’elle avait oubliée depuis longtemps : elle se dit qu’on pouvait monter dans les nuages, et elle se souvint de son nuage rose comme d’un rêve qu’elle aurait eu. L’enfant était si ravie par la vue du glacier qu’elle ne fit pas d’abord grande attention à la tante Colette. Pourtant elle était curieuse de la voir, et plus d’une fois en voyage elle s’était demandé quelle femme ce pouvait être.



VI


C’était une grande femme pâle avec des cheveux d’argent et une figure assez belle. Elle ne montra pas grand étonnement de voir Sylvaine. — Je t’attendais presque, lui dit-elle en l’embrassant, j’avais rêvé de toi et de ta fille. Voyons si elle est comme je l’ai vue dans mon rêve.

Catherine s’approcha ; la tante Colette la regarda avec de grands yeux gris très-clairs qui semblaient voir les gens jusqu’au fond de l’âme, puis elle l’embrassa en lui disant : — C’est très-bien, très-bien ! Je suis contente que cette enfant soit venue au monde.

Quand les voyageuses furent un peu reposées, elle leur montra toute sa résidence.

La maison qui paraissait petite de loin était grande, vue de près. Elle était tout en bois, mais en si beau bois de sapin et si bien bâtie qu’elle était très-solide. Les grosses pierres posées sur le toit empêchaient le vent d’enlever ou de trop secouer la charpente. Tout était fort propre à l’intérieur et les meubles cirés et reluisants faisaient plaisir à voir. Il y avait beaucoup de vaisselle et d’ustensiles de cuivre, pour lits, des caisses de bois remplies de laine et de crin avec de beaux draps blancs et de bonnes couvertures, car il ne faisait jamais chaud dans cet endroit-là. On y faisait du feu tout l’été, et le bois ne manquait point. Une bonne partie des arbres qui entouraient la prairie appartenait, comme la prairie elle-même, à la tante Colette, et dans cette prairie qui était fort grande, elle nourrissait de belles vaches, quelques chèvres et un petit âne pour faire les transports. Il y avait un jeune garçon pour soigner les bêtes et une jeune fille pour faire le ménage et aller aux commissions, car la tante Colette aimait à bien vivre, et deux fois par semaine elle envoyait au village chercher la viande ou le pain ; en un mot, elle était riche, très-riche pour une paysanne, et la Sylvaine, qui ne s’était point doutée de cela, car elle était venue pour l’assister si besoin était, ouvrait de grands yeux et se sentait intimidée comme devant une dame fort au-dessus d’elle. Catherine était un peu confuse aussi, non pas d’être plus ou moins pauvre que sa grand’tante, mais de voir que celle-ci lui était supérieure par l’éducation. Pourtant, en la trouvant bonne et aimable, elle se tranquillisa et sentit même pour elle une amitié comme si elle l’eût toujours connue.

Alors, dès le premier jour, elle se mit à la questionner sans façon et apprit qu’elle avait été femme de confiance d’une vieille dame qu’elle avait soignée jusqu’à sa mort et qui lui avait laissé de quoi vivre. — Mais elle n’était pas bien riche, ma vieille dame, ajouta la tante Colette, et ce n’est pas avec ce qu’elle a pu me donner que je me suis procuré les aises que vous voyez chez moi. C’est avec mon travail et mon industrie.

— C’est avec le beau bétail que vous savez élever ? dit Sylvaine.

— Mon bétail entretient mes affaires, répondit Colette ; mais avec quoi ai-je acheté de la terre pour le loger et le nourrir ? le devineras-tu, petite Catherine ?

— Non, ma tante, je ne le devine point.

— Sais-tu filer, mon enfant ?

— Oh ! certainement, ma tante ; si à mon âge je ne savais pas filer, je serais bien sotte. — Sais-tu filer très-fin ?

— Mais… oui, assez fin.

— Elle est la première fileuse de chez nous, dit Sylvaine avec orgueil, et on lui apporterait n’importe quoi à filer qu’elle en viendrait à bout.

— Filerait-elle bien des toiles d’araignée ? dit la tante Colette.

Catherine pensa qu’elle se moquait et répondit en riant : — Dame ! dame ! je n’ai jamais essayé.

— Voyons comment tu files, reprit la grand’tante en lui mettant au côté une quenouille d’ébène et en lui donnant un petit fuseau monté en argent.

— Voilà bien de jolis outils ! dit Catherine en admirant la finesse de la quenouille, qui était droite comme un jonc, et le fuseau, léger comme une plume ; mais pour filer, ma tante, il faut avoir quelque chose à mettre sur la quenouille.

— On trouve toujours quelque chose quand on a de l’invention, répondit la tante.

— Je ne vois pourtant rien ici à filer, reprit Catherine, car vous parliez de toile d’araignée, et votre maison est trop bien époussetée pour qu’il y en ait un brin.

— Et dehors, Catherine ? puisque te voilà sur le pas de la porte, ne vois-tu rien du tout à mettre sur ta quenouille ?

— Non, ma tante, car il faudrait que l’écorce des arbres fût broyée et la laine des moutons cardée… et à moins de filer ces nuages qui sont là haut sur le glacier et qui ont l’air de grosses balles de coton… — Eh bien ! qui te dit qu’on ne puisse pas filer les nuages ?

— Excusez-moi, je ne savais pas, dit Catherine, devenue toute pensive et toute sotte.



VII


— Tu vois bien, lui dit Sylvaine, que ta grand’tante se moque de toi ?

— Pourtant, reprit la tante, vous savez comment on m’appelle dans le pays ?

— Je l’ignore, répondit Sylvaine ; nous ne comprenons pas le langage de la montagne, et vous pouvez vous gausser de nous tant qu’il vous plaira.

— Je ne gausse point. Appelez Benoît, mon petit valet, qui sert le dîner sous le berceau ; il parle français, demandez-lui comment je m’appelle.

Sylvaine appela Benoît, et bien honnêtement lui fit la question : — Comment, dans le pays d’ici, appelle-ton madame Colette, ma tante ?

— Eh pardi, répondit Benoît, on l’appelle la grande fileuse de nuages !

On questionna de même la petite servante, qui répondit sans hésiter la même chose.

— Voilà qui est étonnant par exemple ! dit Catherine à sa mère, filer des nuages ! Eh bien ! pourtant, ma tante, ajouta-t-elle, vous m’apprenez une chose dont je m’étais toujours doutée ; c’est qu’on peut manier ces choses-là. Quand j’étais petite, une fois… elle s’arrêta en voyant sa mère lui faire de gros yeux, comme pour lui dire : ne recommence pas cette sornette-là !

Madame Colette voulut tout savoir, et Sylvaine lui dit : — Excusez une enfant, ma tante. C’est encore si jeune ! Son idée n’est point de se moquer de vous comme vous vous êtes moquée d’elle ; c’était votre droit, elle sait bien que ce ne serait pas le sien.

— Mais enfin, reprit la vieille, ça ne me dit pas ce qu’elle voulait dire !

— Ma chère grand’tante, dit Catherine avec des yeux pleins de larmes, je ne me permettrais pas de me moquer, et pourtant maman me croit menteuse. Je vous assure qu’une fois, étant petite, j’ai ramassé un petit nuage blanc dans mon tablier !

— Ah ! oui-dà ! dit la tante sans paraître ni fâchée, ni surprise. Et qu’en as-tu fait, ma mignonne ? As-tu essayé de le filer ?

— Non, ma tante, je t’ai laissé s’envoler, et il est devenu tout rose, et même il est parti en chantant.

— As-tu compris ce qu’il disait dans sa chanson ?

— Pas un mot ! Dame, j’étais si jeune !

— Après qu’il s’est envolé, ne s’est-il pas changé en tonnerre ?

— Vous dites justement la vérité, ma tante ; il a effondré notre toit, et il a cassé notre gros pommier, qui était tout en fleurs.

— Voilà ce que c’est que de ne pas se méfier des ingrats ! reprit madame Colette, toujours très-sérieuse. Il faut se méfier de tout ce qui change, et les nuages sont ce qu’il y a de plus changeant dans le monde ; mais je pense que vous avez faim, voilà le dîner prêt. Aidez-moi à tremper la soupe, et nous nous mettrons à table.

Le dîner fut très-bon, et Catherine y fit honneur. Le fromage et la crème étaient exquis ; il y eut même du dessert, car la tante avait dans un bocal des macarons au miel qu’elle faisait elle-même, et qui étaient délicieux. Ni Sylvaine ni sa fille n’avaient jamais fait un pareil repas.

Quand on eut dîné, la nuit étant venue, madame Colette alluma sa lampe et apporta un petit coffre qu’elle posa sur la table. — Viens çà, dit-elle à Catherine. Il faut que tu saches pourquoi on m’appelle la fileuse de nuages. Approche aussi, Sylvaine, tu apprendras comment j’ai gagné ma petite fortune.

Qu’est-ce qu’il y avait donc dans ce coffret dont la tante Colette tenait la clé ? Catherine mourait d’envie de le savoir.



VIII


Il y avait quelque chose de blanc, de mou et de léger, qui ressemblait si bien à un nuage, que Catherine poussa un cri de surprise, et que Sylvaine, s’imaginant que sa tante était sorcière ou fée, devint toute blême de peur. Ce n’était pourtant pas un nuage, c’était une grosse floche d’échevaux de fil fin, mais si fin, si fin, qu’il eût fallu couper un cheveu en dix pour faire quelque chose d’aussi fin. C’était si blanc qu’on n’osait y toucher, et si fragile qu’on craignait de l’emmêler en soufflant dessus.

— Ah ! ma grand’tante, s’écria Catherine toute ravie, si c’est vous qui avez filé cela, on peut bien dire que vous êtes la première filandière du monde, et que toutes les autres sont des tordeuses de ficelle.

— C’est moi qui ai filé cela, répondit madame Colette, et tous les ans je vends plusieurs de ces bottes. Vous n’avez pas remarqué en venant ici que toutes les femmes font de la dentelle très-fine, qui se vend très-cher. Je ne peux pas les fournir toutes, et il y a beaucoup de fileuses qui travaillent fort bien, mais aucune n’approche de moi, et on me paie mon fil dix fois plus que celui des autres ; c’est à qui aura du mien, parce qu’avec le mien on fait des ouvrages qu’on ne pourra plus faire quand je ne serai plus de ce monde. Me voilà bien vieille, et ce serait grand dommage que mon secret fût perdu ; n’est-ce pas vrai, Catherine ?

— Ah ! ma tante, s’écria Catherine, si vous vouliez me le donner ! Ce n’est pas pour l’argent ; mais je serais si fière de travailler comme vous ! Donnez-moi votre secret, je vous en prie.

— Comme ça, tout de suite ? dit la tante Colette en riant. Eh bien ! je te l’ai dit, il s’agit d’apprendre à filer les nuages.

Elle serra son coffret, puis, ayant embrassé Sylvaine et Catherine, elle se retira dans sa chambre. Elles couchèrent dans celle où elles se trouvaient et où il y avait un troisième lit pour Renée, la petite servante.

Comme ce lit se trouvait tout près de celui de Catherine, elles babillèrent tout bas avant de s’endormir. Sylvaine était si lasse qu’elle n’eut pas le temps de les écouter. Catherine faisait mille questions à Renée, qui était à peu près de son âge. Elle n’avait qu’une chose en tête, elle voulait savoir si elle connaissait le secret de sa grand’tante pour filer les nuages. — Il n’y a pas d’autre secret, lui répondit Renée, que d’avoir beaucoup d’adresse et de patience.

— Pourtant, pour saisir un nuage, le mettre sur une quenouille, l’empêcher de vous fondre dans les doigts, en tirer un fil…

— Ce n’est pas là le difficile ; le tout, c’est de faire le nuage.

— Comment ! de faire le nuage ?

— Eh oui, c’est de le carder !

— Carder le nuage ! avec quoi ?

Renée ne répondit pas ; elle s’endormait.

Catherine essaya de s’endormir aussi, mais elle était trop agitée ; le sommeil ne venait pas. La chandelle était éteinte, et dans la cheminée il n’y avait plus que quelques braises. Cependant Catherine voyait une petite clarté dans le haut de la chambre. Elle sortit sa tête du lit et vit qu’au haut de l’escalier par où la tante Colette s’en était allée, il y avait, le long de la porte, un filet de lumière. Elle n’y put tenir, et, marchant pieds nus avec précaution, elle gagna l’escalier. Il était en bois, et Catherine craignait bien de le faire craquer. Elle était si légère qu’elle réussit à atteindre sans bruit la dernière marche et à regarder dans la chambre de sa tante par la petite fente de la porte. Devinez ce qu’elle vit ?


IX


Elle ne vit rien qu’une chambrette très-propre, avec une petite lampe pendue dans la cheminée. Il n’y avait personne dans cette chambre, et Catherine se retira toute confuse, car elle sentait bien qu’elle venait de faire quelque chose de très-mal en voulant s’emparer par surprise d’un secret qu’elle ne méritait plus d’apprendre. Elle retourna à son lit en se faisant des reproches qui furent cause qu’elle eut de mauvais rêves. Elle se promit en s’éveillant de n’être plus si curieuse et d’attendre le bon plaisir de sa tante. Renée l’emmena traire les vaches, et puis elles les menèrent au pré, si l’on peut appeler pré un ressaut de montagne tout herbu naturellement et point du tout cultivé. C’était tout de même un endroit bien joli. Une belle eau bien froide qui suintait du glacier se détournait en suivant le rocher et allait tomber en cascades au bout de l’herbage, Catherine, qui n’avait jamais vu de cascade que dans l’écluse des moulins, trouvait cette eau si belle qu’elle s’éblouissait les yeux à regarder tous les diamants qu’elle charriait au soleil. Elle n’osait pourtant pas la traverser en sautant de pierre en pierre comme faisait Renée ; mais elle s’y habitua vite, et au bout de deux heures c’était un jeu pour elle.

Elle voulut aussi monter un peu sur le glacier. Renée lui montra jusqu’où on pouvait aller sans danger de rencontrer des crevasses et lui enseigna la manière de marcher sans glisser. À la fin de la journée, Catherine était tout enhardie, et même elle savait quelques mots du patois de la montagne.

Comme tout était nouveau pour elle, elle s’amusa beaucoup et prit la montagne en si grande amitié qu’elle eut un vrai chagrin quand Sylvaine lui parla le lendemain de s’en retourner dans son pays. La tante Colette était si douce, si indulgente ! Catherine l’aimait encore plus que la montagne.

— Eh bien ! ma fille, lui dit Sylvaine, il y a un moyen de te contenter, c’est de rester ici. Ta grand’tante désire te garder et elle m’a promis de t’apprendre à carder et à filer aussi bien qu’elle ; mais il faut du temps et de la patience, et, comme je te connais un peu trop vive et sujette à changer d’idées, j’ai dit non. Pourtant, si tu te crois capable d’apprendre à filer aussi bien que ta tante, comme tu as déjà réussi à filer aussi bien que moi, je ne dois pas m’opposer à ce que tu deviennes riche et heureuse comme elle. C’est à toi de te consulter.

La première idée de Catherine fut d’embrasser sa mère en lui jurant qu’elle ne voulait pas la quitter ; mais le lendemain, Sylvaine lui ayant dit que c’était un grand tort de négliger l’occasion de s’instruire elle hésita. Le jour d’après, Sylvaine lui dit : — Nous ne sommes pas riches. Ta grande sœur a déjà trois enfants et le frère aîné en a cinq ; moi, veuve, je crains pour mes vieux jours. Si tu étais riche et savante, tu sauverais toute ta famille. Reste ici ; la tante Colette t’aime beaucoup, tes petits défauts ne la choquent pas, et je la vois disposée à te gâter. L’endroit te plaît, je reviendrai te chercher dans trois mois, et si tu veux revenir avec moi au pays, nous reviendrons. Si c’est le contraire, tu resteras, et qui sait si la tante ne te donnera pas un jour tout ce qu’elle possède ?

Catherine pleura encore à l’idée de quitter sa mère. — Reste avec moi, lui dit-elle, je te jure que j’apprendrai à carder et à filer dans la perfection.

Mais Sylvaine avait déjà le mal du pays. — Si je restais ici, dit-elle, j’y mourrais ou j’y deviendrais folle. Vois si tu veux cela ! Et d’un autre côté vois si, pouvant nous enrichir, tu crois devoir t’y refuser.

Catherine s’en alla coucher en sanglotant, mais en promettant à sa mère de faire ce qu’elle lui dirait de faire.

Le lendemain, Renée ne l’éveilla pas et elle dormit jusqu’à neuf heures du matin. Alors elle vit auprès de son lit la tante Colette qui lui dit en l’embrassant : — Ma petite Catherine, tu vas être courageuse et raisonnable ! Ta mère est partie de grand matin ; elle t’a embrassée de tout son cœur pendant que tu dormais et m’a chargée de te dire qu’elle reviendrait dans trois mois. Elle n’a pas voulu t’éveiller, tu aurais eu trop de chagrin de la voir partir. — Et comme Catherine pleurait très-fort, tout en demandant à sa tante de lui pardonner son chagrin : — Je ne trouve pas mauvais que tu regrettes ta mère, reprit la tante Colette ; cela doit être, et tu ne serais pas une bonne fille, si tu ne la regrettais pas ; mais je te prie, dans ton intérêt, mon enfant, d’avoir le plus de courage que tu pourras, et je te promets de faire de mon mieux pour que tu sois heureuse avec moi. Tu dois te dire que ta mère a beaucoup de chagrin aussi et qu’une seule chose peut la consoler, c’est d’apprendre que tu te soumets de bonne grâce à sa volonté.

Catherine fit un effort sur elle-même et embrassa sa tante en lui promettant de bien travailler.

— Pour aujourd’hui, répondit la tante, tu vas te distraire et te promener. Demain nous commencerons.



X


Le lendemain en effet, Catherine prit sa première leçon ; mais ce ne fut pas ce qu’elle attendait. Il ne lui fut révélé aucun secret ; sa tante lui donna une quenouille chargée de lin et lui dit : — Fais-en le fil le plus fin que tu pourras. — C’était bien assez pour la première fois, car, au pays de Catherine, on ne filait que du chanvre pour faire de la toile forte. Elle ne s’y prit pas trop mal, et pourtant c’était si loin, si loin, de ce qu’elle eût voulu faire, qu’elle craignait de montrer son ouvrage. Elle s’attendait à des reproches ; mais la tante lui fit au contraire des compliments, disant que c’était très-bien pour un premier jour, et que ce serait mieux encore le lendemain. Catherine demandait à rester à la maison, elle eût voulu voir travailler sa tante, — Non, dit celle-ci, je ne peux pas travailler quand on me regarde. Je ne travaille d’ailleurs que dans ma chambre, et à ton âge on ne peut pas rester enfermée. Tu travailleras en te promenant ou en regardant mes vaches, comme il te plaira. Je ne t’oblige à rien, car je vois que tu n’es pas une paresseuse et je sais que tu feras de ton mieux.

Certainement Catherine n’était point paresseuse ; cependant elle était impatiente, et cette manière d’apprendre toute seule ne répondait pas à l’idée d’un grand secret qu’elle aurait reçu comme on avale une tasse de lait sucré. Elle faisait bien tous les jours un petit progrès, chaque soir elle rapportait bien son fuseau chargé d’un fil plus fin que celui de la veille ; mais elle ne s’en apercevait pas beaucoup, et au bout d’une semaine elle sentit de l’ennui et du dépit contre sa tante, dont les encouragements l’impatientaient. Renée, toute aimable et complaisante qu’elle était, la fâchait aussi par sa tranquillité. Elle avait pour devoir de soigner les animaux et le laitage. Elle ne s’intéressait pas à autre chose. Benoît n’était presque jamais là ; il vivait dans les bois, et, quand il avait du temps de reste, il chassait et n’aimait pas d’autre compagnie que celle de son chien. Catherine se trouvait souvent seule, elle ne voyait sa grand’tante qu’aux heures des repas ; le soir, madame Colette se retirait de bonne heure dans sa chambre pour travailler. Renée ronflait aussitôt qu’elle avait la tête sur le traversin ; Catherine songeait, rêvassait et pleurait quelquefois. Elle se disait qu’au train dont madame Colette menait les choses, elle aurait des cheveux blancs comme elle avant de savoir filer aussi bien qu’elle, et, songeant à sa mère, elle craignait ses moqueries quand, au bout de trois mois, celle-ci ne la trouverait guère plus avancée que le premier jour.

Un matin, Catherine sortit de bonne heure. Elle avait pris la résolution de filer si bien ce jour-là que la tante se verrait forcée de lui donner son secret. Elle alla s’asseoir dans les rochers pour ne rien voir autour d’elle et n’être pas distraite ; mais peut-on ne rien regarder ? Elle leva les yeux malgré elle, et vit le glacier qui montait au-dessus d’elle et le haut de la montagne qui se trouvait à découvert. Jusqu’à ce moment, Catherine ne l’avait pas vu, parce qu’il y avait toujours eu une vapeur qui le cachait. Le ciel étant enfin très-pur, elle admira ces belles neiges dentelées en blanc sur l’air bleu, et fut reprise du désir d’aller jusque-là ; mais c’était très-dangereux. Renée l’en avait avertie, et la tante Colette lui avait défendu d’essayer, disant que cela était bon pour des garçons.

Catherine se contenta de regarder en soupirant cette chose si belle qu’elle aurait voulu toucher, et qui paraissait tout près, bien qu’elle fût très-loin. Elle vit alors ce qu’elle n’avait pas encore vu dans le ciel de ce pays-là, des flocons de petits nuages dorés qui s’amassaient autour de la plus haute dent du glacier et qui lui faisaient comme un collier de grosses perles. — Comme c’est joli, se disait-elle, et comme je voudrais savoir faire un fil assez menu pour enfiler des perles si légères !

Comme elle pensait cela, elle vit sur la dent du glacier quelque chose de petit, mais de brillant, un point rouge qui se mouvait aux rayons du soleil, juste au-dessus du collier de petits nuages. Qu’est-ce que cela pouvait-être ? Une fleur, un oiseau, une étoile ?



XI


— Si j’avais, pensait-elle, les lunettes d’argent de ma grand’tante, je verrais certainement ce que c’est, car elle m’a dit qu’avec ces lunettes-là elle voyait tout ce que les yeux ne voient pas.

Il lui fallut bien se contenter de ses yeux, et, regardant toujours, elle vit le petit point rouge attirer à lui tous les petits nuages dorés, jusqu’à ce qu’il en fut si enveloppé qu’on ne le voyait plus du tout. Tous les petits nuages réunis n’en faisaient plus qu’un gros qui brillait et tournait en boule d’or au sommet le plus élevé, comme le coq d’une girouette sur un clocher.

Au bout d’un moment, cette boule s’enleva et monta en se faisant toujours plus petite jusqu’à ce qu’elle devînt toute rose, et Catherine l’entendit chanter d’une voix pure comme le cristal, et sur un air le plus joli du monde : « Bonjour, Catherine ; Catherine, me reconnais-tu ? »

— Oui, oui, s’écria Catherine : je te reconnais, je t’ai porté dans mon tablier ! Tu es mon petit ami, le nuage rose, celui qui parle et dont j’entends à présent les paroles. Cher petit nuage, tu es un peu fou, tu as cassé mon beau pommier fleuri, mais je te pardonne ! tu es si rose, et je t’aime tant !

Le nuage répondit : — Ce n’est pas moi, Catherine, qui ai cassé ton pommier fleuri, c’est le tonnerre, un méchant qui se loge dans mon cœur et qui me force à devenir fou ; mais, vois, comme je suis doux et tranquille quand tu me regardes avec amitié ! ne viendras-tu pas quelque jour sur le haut du glacier ? Ce n’est pas si difficile qu’on te l’a dit ; c’est même très-aisé, tu n’as qu’à vouloir. Je serai là d’ailleurs, et si tu tombes, tu tomberas sur moi, je te soutiendrai pour que tu n’aies pas de mal. Viens demain, Catherine, viens dès le lever du jour. Je t’attendrai toute la nuit, et si tu ne viens pas, j’aurai tant de chagrin que je me fondrai en grosses larmes et qu’il y aura de la pluie toute la journée.

— J’irai ! s’écria Catherine, j’irai, bien sûr !

À peine eut-elle fait cette réponse, qu’elle entendit un bruit comme un coup de canon suivi d’un éclatement de mitraille. Elle eut si grand’peur qu’elle s’enfuit, pensant que le malicieux nuage recommençait à la trahir et à lui rendre le mal pour le bien. Comme elle courait tout éperdue vers la maison, elle rencontra Benoît qui sortait fort tranquillement avec son chien. — Est-ce toi, lui dit-elle, qui as fait ce coup de tonnerre avec ton fusil ?

— Le bruit de tout à l’heure ? répondit-il en riant. Ce n’est ni le tonnerre, ni mon fusil, c’est un lavange.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— C’est la glace qui fond au soleil, qui éclate et qui roule en entraînant des pierres, de la terre et quelquefois des arbres, quand il s’en trouve sur son passage, des personnes par conséquent, si le malheur veut qu’il y en ait qui ne se garent pas à temps ; mais on n’a pas toujours la mauvaise chance, c’est même très-rare, et il faut t’habituer à voir ces accidents-là. À présent que le beau temps est revenu, ça se verra tous les jours, et peut-être à toute heure.

— Je m’y habituerai ; mais puisque te voilà, Benoît, dis-moi donc si tu monterais bien sur la grande dent du glacier, toi qui es un garçon et qui n’as peur de rien ?

— Non, dit Benoît, on ne monte pas sur ces dents-là ; mais j’ai bien été tout auprès et j’en ai touché le pied. Ce n’est pas la saison pour s’amuser à ça, il fait trop chaud, et des crevasses peuvent s’ouvrir à chaque instant.

— Mais pourrais-tu me dire ce qu’on voit par moment de rouge sur la pointe de la grande dent ? — Tu l’as donc vu, le point rouge ? tu as de bons yeux ! C’est un drapeau que des voyageurs avaient planté sur le plus haut rocher de la montagne, il y a environ un mois, pour faire savoir à ceux qui les regardaient d’en bas qu’ils avaient réussi à monter jusque-là. Il est venu un fort coup de vent qui les a forcés de redescendre bien vite en laissant là leur drapeau que la bourrasque a emporté sur la crête du glacier, et qui y est resté accroché en attendant qu’une autre tempête le décroche.

Catherine dut se contenter de l’explication de Benoît ; mais il lui avait passé par la tête une fantaisie qui lui revint en voyant de loin la tante Colette se promener au bas du glacier avec son capulet de laine écarlate sur la tête et sur les épaules. Elle n’était pas si loin que Catherine ne pût la reconnaître, et, bien que la pauvre enfant n’eût pas filé trois aunes de fil ce jour-là, elle alla tout de suite à sa rencontre, sans songer à quitter sa quenouille pleine et son fuseau vide.



XII


Quand elle se vit tout près de la tante, elle s’aperçut de sa distraction ; mais il était trop tard pour reculer. Elle l’aborda résolument en lui demandant si elle ne craignait pas de se fatiguer en allant comme cela sur le glacier. — À mon âge, lui répondit madame Colette, on ne se fatigue plus, on marche avec la volonté, et les jambes suivent sans qu’on sache si elles existent ; mais je ne viens pas du glacier, ma fille. Il n’y fait point bon en ce temps-ci. Je suis les bons sentiers, il y en a toujours quand on les connaît.

— Alors, ma grand’tante, c’est bien vous qui étiez là-haut il y a environ une heure ? J’ai vu votre capulet rouge.

— Là-haut, Catherine ? Qu’appelles-tu là-haut ?

— Je ne sais pas, dit Catherine interdite ; j’ai cru vous voir dans le ciel au-dessus des nuages.

— Qui a pu te faire croire que j’étais capable d’aller si haut que cela ? est-ce que tu me prends pour une fée ?

— Mon Dieu ! ma tante, quand vous seriez fée, qu’est-ce qu’il y aurait d’étonnant ? Je ne veux point vous fâcher. On dit qu’il y a de bonnes et de méchantes fées ; vous ne pouvez être que dans les bonnes, et les gens du village qui montent jusque par ici et que je commence à comprendre, disent avec raison que vous travaillez comme une fée.

— On me l’a dit souvent à moi-même, répondit madame Colette ; mais c’est une manière de parler, et je ne suis pas fée pour cela. Je vois que tu as une petite tête remplie d’imaginations drôles ; c’est de ton âge, et je ne voudrais pas te voir aussi raisonnable que moi, ce serait trop tôt. Pourtant un tout petit brin de raison ne te nuirait pas, ma mignonne. Je vois que tu n’as pas beaucoup appris à filer aujourd’hui ! — Hélas ! ma tante, vous pourriez bien dire que je n’ai pas filé du tout !

— Ne pleure pas, mon enfant, ça viendra, ça viendra avec le temps et la patience…

— Ah ! vous dites toujours comme cela, s’écria Catherine dépitée ; vous en avez vraiment trop, vous, de la patience, ma chère grand’tante ! vous me traitez comme un petit enfant, vous ne me croyez pas capable d’apprendre vite, et si vous vouliez pourtant !…

— Voyons ! dit la tante, tu me fais des reproches comme s’il y avait un secret pour remplacer la volonté et la persévérance. Je te déclare que je n’en connais pas, et qu’il ne m’en a été révélé aucun. Tu fais la moue ? tu as quelque idée que je ne devine pas ; veux-tu m’ouvrir ton cœur et m’y faire lire comme dans un livre ?

— Oui, je le veux, dit Catherine en s’asseyant sur une grosse pierre moussue auprès de madame Colette. Je vous dirai tout, car j’ai une faute sur la conscience ; et je crois que c’est cela qui me rend un peu folle.

Catherine alors se confessa de sa curiosité, et raconta comme quoi elle avait regardé à travers la fente de la porte de sa tante. — Je n’ai rien vu et rien surpris, dit-elle, vous n’y étiez point ; mais, si vous n’eussiez pas été sortie, je vous aurais vue travailler, et j’aurais volé votre secret.

— Tu n’aurais rien volé du tout, répondit madame Colette. Je te répète que je n’ai point de secret. Si tu étais entrée dans ma chambre, tu aurais pu monter dans mon atelier, qui est au-dessus. C’est là que je carde ce qu’on appelle le nuage, et, comme il est malsain de carder dans une maison à cause des petits brins qui entrent dans les narines et dans les poumons, je fais ce travail au plus haut de mon chalet, dans un endroit où l’air circule librement et emporte au loin ces brindilles imperceptibles, qui te nuiraient, à toi comme aux autres. Mais tu ne me dis pas tout, Catherine : quelle idée te fais-tu donc des nuages, puisque tu en parles toujours ? Confonds-tu les nuages du ciel avec la matière fine et blanche que j’extrais du lin, et que dans notre pays de fileuses habiles on appelle nuage pour dire une chose légère par excellence ?

Catherine fut très-mortifiée de voir qu’elle s’était sottement trompée sur le sens d’un mot et qu’elle avait bâti mille chimères sur une métaphore bien simple ; tout cela ne lui expliquait pas ses propres visions, et, voulant en avoir le cœur net, elle revint à son nuage rose, et raconta tout ce qui en était.

Madame Colette l’écouta sans la reprendre et sans se moquer. Au lieu de la gronder et de lui imposer silence, comme eût fait Sylvaine, elle voulut savoir tout ce qu’il y avait de rêveries dans cette petite tête, et, quand elle eut tout entendu, elle devint songeuse, resta quelques minutes sans parler, et dit enfin : — Je vois bien que tu aimes le merveilleux, et qu’il faut y prendre garde. Moi aussi, j’ai été enfant et j’ai rêvé d’un nuage rose. Et puis j’ai été jeune fille, et je l’ai rencontré. Il avait de l’or sur son habit et un grand plumet blanc… — Qu’est-ce donc que vous dites, ma tante ? Votre nuage était habillé, il avait un plumet ?

— C’est une manière de parler, mon enfant ; c’était un nuage brillant, très-brillant, mais ce n’était rien de plus. C’était l’inconstance, c’était le rêve. Il apportait l’orage, lui aussi, et il disait que ce n’était pas sa faute, parce qu’il avait la foudre dans le cœur. Et un beau jour, c’est-à-dire un mauvais jour, j’ai failli être brisée comme ton pommier fleuri ; mais cela m’a corrigée de croire aux nuages et j’ai cessé d’en voir. Méfie-toi des nuages qui passent, Catherine, des nuages roses surtout ! Ils promettent le beau temps et portent en eux la tempête ! — Allons ! ajouta-t-elle, reprends ta quenouille et file un peu ou fais un somme, tu fileras mieux après. Il ne faut jamais se décourager. Les rêves s’envolent, le travail reste.

Catherine essaya de filer en causant avec sa tante ; mais ses yeux se fermèrent, et le fuseau s’échappa de ses doigts.



XIII


Elle fût tout d’un coup secouée comme par un tremblement de terre. Elle vit la tante Colette debout auprès d’elle, et pour la première fois en colère. Elle avait son capulet rouge rabattu sur les épaules, et ses cheveux blancs flottaient comme un nimbe autour de sa belle figure pâle. — Tu dors, paresseuse, lui dit-elle d’un air fâché ; je t’ai dit de choisir et tu as choisi : tu rêves sans rien faire ! Allons ! debout, et suis-moi ; je vois bien qu’il faut te donner mon secret. Tu vas l’apprendre…

Catherine se leva, et, dormant encore à moitié, elle suivit la tante Colette ; mais elle la suivait avec peine, car la vieille dame marchait plus vite que le vent et montait un grand escalier de saphirs et d’émeraudes avec une légèreté étonnante. Catherine se trouva dans un merveilleux palais de diamants, où l’on marchait sur des tapis d’hermine, à travers des colonnades de cristal. Elle se trouva vite au faîte de l’édifice merveilleux. — Nous voici sur le haut du glacier, dit alors la tante avec un rire épouvantable ; il faut avoir le courage de me suivre sur la grande dent. Prends-toi à ma robe, allons ! il ne s’agit pas d’avoir peur. Le nuage rose t’attend, et tu lui as donné ta parole.

Catherine prit la jupe de sa tante, mais elle glissa et ne put monter. Alors la tante lui dit : — Prends la corde et ne crains rien !

Elle lui présentait un bout de fil si fin, si fin, qu’on avait de la peine à le voir. Catherine le prit pourtant, et, bien qu’elle tirât très-fort et glissât à chaque pas, le fil ne rompit point.

Elle arriva ainsi à la pointe de l’aiguille de glace, et la tante lui arracha sa quenouille, qu’elle planta dans la neige en lui disant d’une voix terrible : — Puisque tu ne sais pas te servir de cela, voici l’outil qui te convient ! — Et elle lui mit dans les mains un balai aussi long et aussi chevelu qu’un grand sapin. Catherine le prit résolûment et le trouva fort léger.

— À présent, lui dit la tante, il s’agit de balayer. Et elle la poussa rudement dans l’espace.



XIV


Catherine se crut précipitée au bas de la montagne, mais il n’en fut rien ; elle se trouva retenue en l’air par le fil que sa tante avait enroulé autour de son bras, et elle put marcher sur les nuages aussi facilement que si c’eût été la prairie. — Allons, balaie, cria madame Colette ; amène-moi ici tous ces nuages, il me les faut tous, tous, sans qu’il en manque un seul.

Catherine balayait, balayait, mais jamais assez bien et assez vite au gré de sa tante, qui lui criait : — Allons, plus vite et mieux que ça ! Plus loin, plus loin ! Faudra-t-il t’envoyer une charrette et des bœufs pour me rentrer tous ces nuages ?

Catherine parcourait tout le ciel, ramenant en tas les nuages que poussait son grand balai. En un instant, elle eut proprement balayé tout le ciel. — Amène-moi les tas ! criait encore dame Colette ; pousse, pousse ! Il m’en faut faire un seul et que je l’aie là dans les mains ! — Catherine poussait, amassait, et Colette rangeait tout cela en une meule gigantesque qui couvrait toute la dent du glacier. — Reviens, à présent, lui dit-elle, il faut m’aider ; mais attends que je mette mes lunettes ! — Elle mit sur son nez aquilin ses grandes lunettes d’argent : — Que vois-je ? s’écria-t-elle, tu as oublié le nuage rose  ! Crois-tu que je veuille faire grâce à ton bel ami ? Cours vite me le chercher et ne souffre pas qu’il échappe !

Le nuage rose fit beaucoup courir Catherine. Entraîné par le vent, il allait disparaître ; Catherine lui jeta le fil qui la retenait dans l’air, et aussitôt il vint se blottir dans son tablier en chantant d’une voix douce et plaintive : — Cher petit tablier qui m’as déjà sauvé, sauve-moi encore ! Catherine, bonne Catherine, prends pitié de moi ; ne me livre pas à la fileuse !

Catherine revint auprès de sa tante. Elle avait relevé et noué son tablier, espérant que dame Colette n’y ferait pas attention. Le fait est qu’elle était très-affairée ; elle avait bien dressé et bien peigné sa meule, et, armée de cardes très-fines, elle commençait à carder les nuages. Elle allait si vite qu’en un moment ce fut fini, et, comme Catherine se baissait pour enlever une charge de cette ouate éclatante, son tablier se dénoua, et le nuage rose roula dans le tas. — Ah ! friponne que vous êtes ! dit la tante en le saisissant dans ses cardes ; vous avez cru que je ne le découvrirais pas ! Au tas, le nuage rose, au tas comme les autres !

— Ma tante ! ma tante ! grâce pour celui-là ! s’écria Catherine, grâce pour mon petit nuage !

— Mets-le sur ta quenouille, répondit dame Colette ; le voilà cardé, fais-en du fil, et vite, et vite ! je le veux !

Catherine reprit sa quenouille, et fila en fermant les yeux pour ne pas voir l’agonie du pauvre nuage ; elle entendit de faibles plaintes, elle faillit jeter la quenouille et se sauver ; mais ses mains s’engourdirent, ses yeux se troublèrent, et elle se retrouva couchée sur la pierre moussue, à côté de sa tante, qui dormait aussi.



XV


Elle se leva et secoua madame Colette, qui lui dit en l’embrassant : — Eh bien ! nous avons été paresseuses toutes deux, nous avons dormi l’une et l’autre. Est-ce que tu as rêvé quelque chose ?

— Oh ! oui, ma tante ; j’ai rêvé que je filais aussi bien que vous ; mais ce que je filais, hélas ! c’était mon nuage rose !

— Eh bien ! mon enfant, sache qu’il y a longtemps que j’ai filé le mien. Le nuage rose, c’était mon caprice, ma fantaisie, mon mauvais destin. Je l’ai mis sur ma quenouille, et le travail, le beau et bon travail, a fait de l’ennemi un fil si léger que je ne l’ai plus senti. Tu feras comme moi : tu ne pourras pas empêcher les nuages de passer ; mais tu auras fait provision de courage. Tu les saisiras, tu les carderas, et tu les fileras si bien qu’ils ne pourront plus faire l’orage autour de toi et en toi-même.

Catherine ne comprit pas beaucoup la leçon ; mais elle ne revit plus le nuage rose. Quand, trois mois plus tard, sa mère vint la voir, elle filait déjà dix fois mieux qu’au commencement, et au bout de quelques années elle était aussi habile que la tante Colette, dont elle était la riche héritière.


LES AILES DE COURAGE





À


AURORE ET GABRIELLE SAND


Cette fois-ci, mesdemoiselles chéries, l’histoire sera longue : vous l’avez demandée comme cela. Si vous vous endormez en l’écoutant, on la finira un autre jour, à la condition que vous vous rappellerez le commencement. Aurore a demandé que la scène se passât dans un lieu remarqué par vous durant vos voyages. Je n’ai pas beaucoup de choix, et je suis forcée de vous ramener en Normandie, où déjà vous avez fait connaissance avec le marécage fleuri de la Reine Coax ; mais nous sortirons de ces eaux tranquilles, et nous irons voir, non loin de là, cette mer rose et bleue que vous aimiez encore plus. Prenez votre tricot ou vos découpures, soyez sages, mais interrompez quand vous ne comprendrez pas. Je m’expliquerai en mots parlés, qui sont toujours plus clairs que les mots écrits. Vous voulez qu’il y ait du merveilleux dans mon récit. Il y en aura un peu, mais c’est à la condition qu’il y aura aussi des choses vraies que tout le monde ne sait pas, et que vous ne serez pas fâchées d’apprendre, non plus que vos grands cousins qui sont là. La nature est une mine de merveilles, mes chers enfants, et toutes les fois qu’on y met tant soit peu le nez, on est étonné de ce qu’elle vous révèle.

Nohant, octobre 1872.


I


Il y avait dans les terres du pays d’Auge, du côté de Saint-Pierre-d’Azif, à trois lieues de la mer, un bon paysan et sa femme qui, à force de travail, étaient devenus assez riches. Dans ce temps-là, c’est-à-dire il y a environ cent ans, le pays n’était pas très-bien cultivé. C’étaient des herbages et puis des herbages, avec des pommiers et encore des pommiers ; un grand pays tout plat, à perte de vue, et de temps en temps un petit bois de noisetiers, avec un jardinet et une maison de bois et de torchis, la pierre étant rare. On élevait par là de bonnes vaches, on faisait d’excellent beurre et des fromages renommés ; mais, comme il n’y avait alors ni grandes routes, ni chemins de fer, ni toutes ces maisons de campagne qu’on voit aujourd’hui sur la côte, le paysan n’avait pas beaucoup d’idées et n’inventait rien pour augmenter ou varier les produits de la terre.

Celui dont je vous parle s’appelait Doucy et on appelait sa femme la mère Doucette. Ils avaient plusieurs enfants qui tous travaillaient comme eux, n’inventaient pas davantage et ne se plaignaient de rien, tous très-bons, très-doux, très-indifférents, ne faisant rien vite, mais faisant toujours quelque chose et pouvant arriver à la longue à mettre de côté un peu d’argent pour acheter de la terre.

Il y en avait un seul, qu’on appelait Clopinet, qui ne travaillait pas ou presque pas. Ce n’est point qu’il fût faible ou malade ; il était frais et fort, quoiqu’un peu boiteux, très-joli de visage et rose comme une pomme. Ce n’est pas non plus qu’il fût désobéissant ou paresseux ; il n’avait aucune malice et ne craignait pas de se donner de la peine ; mais il avait une idée à lui, et cette idée, c’était d’être marin. Si on lui eût demandé ce que c’était que d’être marin, il eût été bien embarrassé de le dire, car il n’avait guère que dix ans quand cette idée entra dans sa tête, et voici comment elle y entra.

Il avait un oncle, frère de sa mère, qui était parti tout jeune sur un navire marchand et qui avait vu beaucoup de pays. Cet oncle, établi sur la côte de Trouville, venait de loin en loin voir les Doucy, et il racontait beaucoup de choses extraordinaires qui n’étaient peut-être pas toutes vraies, mais dont Clopinet ne doutait point, tant elles lui paraissaient belles. C’est ainsi qu’il prit l’idée de voyager et une très-grande envie d’aller sur la mer, encore qu’il ne l’eût jamais vue et qu’il ne sût pas au juste ce que c’était.

Elle n’était pas loin pourtant, et il eût bien pu marcher jusque-là, sa boiterie ne le gênant guère ; mais son père ne se souciait pas de lui voir prendre le goût des voyages, et ce n’était pas la coutume des paysans de ce temps-là de s’éloigner sans nécessité de leur endroit. Les frères aînés allaient aux foires et marchés quand besoin était. Pendant ce temps-là, les plus jeunes gardaient ou soignaient les vaches et ce n’était jamais le tour de Clopinet d’aller se promener. Il en prit de l’ennui et en devint tout rêveur. Quand il menait paître ses bêtes, au lieu d’inventer quelque amusement, comme de faire des paniers de jonc ou de bâtir des petites maisons avec de la terre et des brins de bois, il regardait les nuages, et surtout les oiseaux voyageurs qui passaient pour aller à la mer ou pour en revenir. — Sont-ils heureux, ceux-là ! se disait-il ; ils ont des ailes et vont où il leur plaît. Ils voient comment le monde est fait, et jamais ils ne s’ennuient.

À force de regarder les oiseaux, il les connaissait à leur vol, si haut qu’ils fussent dans le ciel. Il savait leurs habitudes de voyage, comment les grues se mettent en flèche pour fendre les courants d’air, comment les étourneaux volent en troupe serrée, comment planent les oiseaux de proie et comment les oies sauvages se suivent en ligne à distance bien égale. Il était toujours content de voir arriver les oiseaux de passage et il essayait souvent de courir aussi vite qu’ils volaient ; mais c’était peine inutile : il n’avait pas fait dix pas qu’ils avaient fait une lieue et qu’il les perdait de vue.

Soit à cause de sa boiterie, soit parce qu’il n’était pas naturellement brave, Clopinet ne s’éloignait guère de la maison et ne faisait rien pour accorder son courage avec sa curiosité. Un jour que l’oncle marin était venu voir la famille et que Clopinet parlait d’aller voir la mer avec lui, si son papa voulait bien le permettre :

— Toi ? dit le père Doucy en riant : tais-toi donc ! tu ne sais pas marcher et tu as peur de tout. Ne vous embarrassez jamais de ce gamin-là, beau-frère ! c’est un malingre et un poltron. L’an dernier, il s’est caché tout un jour dans les fagots, parce qu’il a passé un ramoneur un peu barbouillé qu’il a pris pour le diable. Il ne peut pas voir sans crier le tailleur qui vient faire nos habits, parce qu’il est bossu. Un chien qui grogne, une vache qui le regarde, une pomme qui tombe, le voilà qui s’envole. On peut bien dire que c’en est un qui est venu au monde avec des ailes de la peur attachées aux épaules.

— Ça passera, ça passera, répondit l’oncle Laquille, — c’était le nom du marin ; quand on est enfant, on a des ailes de peur ; plus tard, il vous en pousse d’autres.

Ces paroles étonnèrent beaucoup le petit Clopinet. — Je n’ai point d’ailes, dit-il, mon papa se moque ! mais peut-être qu’il m’en pousserait, si j’allais sur la mer !

— Alors, reprit le père Doucy, ton oncle devrait en avoir ? Dis-lui donc de te les montrer !

— J’en ai quand il en faut, reprit le marin d’un air modeste ; mais ce sont des ailes de courage pour voler au danger. Clopinet trouva ces paroles très-belles, et ne les oublia jamais ; mais le père Doucy rabattit l’orgueil de son beau-frère en lui disant : — Je ne dis point que tu n’aies pas ces ailes-là quand il faut faire ton devoir ; mais quand tu rentres à la maison, tu n’en es plus si fier, ta femme te les coupe !

Le père Doucy disait cela parce que la mère Laquille gouvernait le ménage, tandis qu’au contraire la mère Doucette était très-bien nommée et tout à fait soumise à son mari.

À cause de cela, cette bonne femme n’osait point encourager les idées de Clopinet, dont le père ne voulait pas entendre parler. Il disait que le métier de marin était trop dur pour un garçon qui avait une jambe plus faible que l’autre ; il disait pourtant aussi que Clopinet, malgré sa bonne santé, ne serait jsmais un homme assez solide pour bêcher la terre et qu’il fallait lui faire apprendre l’état de tailleur, qui est un bon état dans les campagnes.

Aussi, un jour que le tailleur était venu dans la famille, comme il avait coutume de venir tous les ans, le père Doucy lui dit : — Tire-à-gauche, mon ami, — on appelait ainsi le tailleur parce qu’il était gaucher et tirait l’aiguille au rebours des autres, — nous n’avons pas d’ouvrage à te donner cette année ; mais voilà un petit qui aurait bonne envie d’apprendre ton état. Je te paierai quelque chose pour son apprentissage, si tu veux être raisonnable et te contenter de ce que je t’offrirai. Dans un an d’ici, il pourra t’aider, faire tes commissions, être enfin ton petit serviteur et gagner chez toi sa nourriture. — Combien donc est-ce que vous donneriez ? dit le tailleur en regardant Clopinet du coin de l’œil, d’un air un peu dédaigneux, comme pour déprécier d’avance la marchandise.

Pendant que le paysan et le tailleur discutaient à voix basse les conditions du marché, et se tenaient à deux livres tournois de différence, Clopinet, tout interdit, car jamais il n’avait eu la moindre envie de coudre et de tailler, essayait de regarder tranquillement le patron auquel on était en train de le vendre. C’était un petit homme bossu des deux épaules, louche des deux yeux, boiteux des deux jambes. Si on eût pu le détortiller et l’étendre sur une table, il eût été grand ; mais il était si cassé et si soudé aux angles que, quand il marchait, il n’était pas plus haut que Clopinet lui-même, qui avait alors douze ans et n’était pas très-grand pour son âge. Tire-à-gauche, lui, pouvait bien avoir la cinquantaine ; sa tête, énorme en longueur, jaune et chauve, ressemblait à un gros concombre. Il était sordidement vêtu des guenilles qui n’avaient pu resservir dans les vêtements de ses pratiques et que l’on eût jetées aux fumiers, s’il ne les eût réclamées ; mais ce qu’il y avait en lui de plus horrible, c’était ses pieds et ses mains, d’une longueur démesurée et très-agiles, car, avec ses bras en fuseau et ses jambes en équerre, il travaillait et marchait plus vite qu’aucun autre. L’œil pouvait à peine suivre l’éclair de sa grosse aiguille quand il cousait et le tourbillon de poussière qu’il soulevait en rasant la terre pour courir.

Clopinet avait vu plusieurs fois Tire-à-gauche, et n’avait jamais manqué de le trouver fort laid ; mais ce jour-là il le trouva épouvantable, et la peur qu’il en avait toujours eue devint si forte qu’il se serait sauvé, s’il n’eût pensé à ces ailes de peur qu’on lui reprochait d’avoir aux épaules.

Quand le marché fut conclu, Doucy et le tailleur se tapèrent dans la main, burent en trinquant un demi-broc de cidre, et la mère Doucette, avertie de ce qui se passait, s’en alla, sans rien dire, dans l’autre chambre pour faire le paquet du pauvre enfant que le tailleur allait lui prendre pour trois ans.

Jusque-là, Clopinet n’avait pas compris ce qui lui arrivait. Il avait bien entendu dire une ou deux fois à son père qu’on songerait à le pourvoir d’un métier manuel à cause de la faiblesse de sa jambe ; mais il ne pensait pas que cela dût être réglé sitôt et contre son gré. Donner un démenti à son père, faire résistance, c’était là une chose à laquelle il ne pouvait pas songer non plus, car il était doux et soumis, et pendant un moment il crut que rien ne serait décidé sans son consentement ; mais quand il vit sa mère sortir de la chambre sans le regarder, comme si elle eût craint de pleurer devant lui, il comprit son malheur, et s’élança après elle pour la supplier de le secourir.

Il n’en eut pas le temps. Le tailleur allongea son bras, et le saisit comme une araignée prend une mouche ; puis, le plantant sur sa bosse de derrière et lui serrant les jambes qu’il avait ramenées sur sa bosse de devant, il se leva en disant au père Doucy : — C’est bien, c’est entendu. Nous laisserons pleurer la mère, elle pleurera moins quand elle ne le verra plus. Elle en a pour une heure à empaqueter ses nippes ; vous m’enverrez ça demain à Dives, où je vais passer trois jours. Çà, petit, tenez-vous coi, et ne criez point, ou avec mes bons ciseaux, que vous voyez là pendus à ma ceinture, je vous coupe la langue.

— Traitez-le avec douceur, dit le père ; il n’est point méchant et fera toutes vos volontés.

— C’est bon, c’est bon, reprit le tailleur, ne soyez point en peine de lui, j’en fais mon affaire. En route, en route ! ne vous attendrissez pas, ou je renonce à le prendre.

— Souffrez au moins que je l’embrasse, dit le père Doucy ; un enfant qui s’en va…

— Eh ! vous le reverrez ; il reviendra travailler avec moi chez vous. Bonjour, bonjour, point de scène, point de pleurs, ou je vous le laisse. Pour ce que vous payez, je n’y tiens déjà pas tant.

En parlant ainsi, Tire-à-gauche franchit la porte de la maison et se mit à courir, avec Clopinet sur son dos, à travers les pommiers. L’enfant essaya de crier ; mais il avait la gorge serrée et ses dents claquaient de peur. Il se retourna avec angoisse vers sa maison. Ce n’était pas tant d’obéir qui le chagrinait, que de ne pouvoir embrasser ses parents et leur dire adieu ; c’est cette cruauté-là qui lui semblait impossible à comprendre. Il vit sa mère qui accourait sur la porte et qui lui tendait les bras. Il réussit à s’écrier : Maman ! au milieu d’un sanglot étouffé ; elle fit quelques pas comme si elle eût voulu le rattraper ; mais le père la retint, et elle tomba, pâle comme si elle eût été morte, dans les bras de François, son fils aîné, qui jurait de chagrin et montrait le poing au tailleur d’un air de menace. Tire-à-gauche ne fit qu’en rire, d’un rire affreux qui ressemblait au bruit d’une scie dans la pierre, et il doubla le pas, ce pas gigantesque, fantastique, qu’il était impossible de suivre.

Clopinet, croyant que sa mère était morte et voyant que rien ne pouvait le sauver, souhaita de mourir aussi, laissa tomber sa tête sur l’épaule monstrueuse du tailleur et perdit connaissance.

Alors le tailleur, le trouvant trop lourd et le jugeant endormi, le mit sur son âne, qu’il avait laissé paître dans la prairie, et qui était aussi petit, aussi laid et aussi boiteux que lui. Il lui allongea un grand coup de pied pour le faire marcher et ne s’arrêta plus qu’à trois lieues de là, dans les dunes.

Là il se coucha pour faire un somme, sans se soucier de voir si l’enfant dormait tout de bon, ou s’il était malade. Clopinet, en ouvrant les yeux, se crut seul, et regarda autour de lui sans comprendre où il était ; c’était un endroit singulier qu’il n’avait jamais vu et qui ne ressemblait à aucun autre. Il se trouvait comme enfermé dans un creux de gazon épais et rude, qui croissait en grosses touffes sur un terrain inégal, relevé de tous côtés en pointes crochues ; c’étaient les déchirures des grandes marnes grises qui s’étendent, entre Villers et Beuzeval, sur le rivage de la mer et qui la cachent aux regards quand on les suit par le milieu de leur épaisseur. Après s’être étonné un peu, Clopinet retrouva la mémoire, et son cœur se serra au souvenir de son enlèvement par le tailleur ; mais il bondit de joie en s’imaginant que son ravisseur l’avait abandonné, et qu’en cherchant un peu il retrouverait le chemin de sa maison.

Aussitôt pensé, aussitôt fait. Il se releva et fit quelques pas sur le sentier assez large qui s’offrait à lui ; mais il s’arrêta glacé d’épouvante en voyant Tire-à-gauche étendu à deux pas de lui, dormant d’un œil et de l’autre surveillant tous ses mouvements. L’âne broutait un peu plus loin.

Clopinet se recoucha aussitôt et se tint tranquille, quoique le cœur lui battît bien fort. Tout à coup il entendit un grognement clair, comme si un corbeau coassait non loin de lui. Il se retourna et vit que le tailleur ronflait et dormait pour tout de bon avec un œil ouvert. C’était son habitude, cet œil crevé ne se fermait plus ; mais il n’en dormait pas moins. Il était fatigué, car il faisait chaud.

Clopinet se traîna sur ses genoux jusqu’auprès de lui, toujours terrifié par ce vilain œil qui le regardait. Il passa sa main devant, l’œil ne bougea pas, l’œil ne voyait pas. Alors l’enfant, se traînant toujours, sortit du creux en suivant le chemin et se trouva dans un autre creux plus grand, que le chemin traversait aussi. Il ôta et abandonna ses sabots pour mieux courir, et tout à coup, se jetant dans les herbes, il quitta le sentier, gagna la hauteur, et se mit à la descendre aussi vite qu’un lièvre, dans un fouillis de buissons et de plantes folles où il se trouva perdu et couvert par-dessus la tête. Il courut longtemps ainsi ; puis, s’avisant que, si le tailleur le cherchait, il verrait remuer les herbes et les feuilles, il s’arrêta, se blottit au plus épais, et resta immobile retenant sa respiration.

Tout cela lui réussit très-bien. Tire-à-gauche, après avoir dormi assez longtemps, s’éveilla, vit que son prisonnier lui avait échappé, trouva les sabots, ne daigna pas les ramasser, suivit quelque temps la trace des pieds nus, et continua son chemin en ricanant, car ce chemin conduisait à Dives, où le tailleur comptait aller passer la nuit. Cet imbécile d’enfant, pensait-il, s’est imaginé suivre le chemin de sa maison ; il n’a pas su qu’il lui tournait le dos ; en quatre enjambées je l’aurai rattrapé.

Et le tailleur, battant et chassant devant lui son fine, se mit à raser le terrain avec ses grandes jambes tordues, qui s’agitaient comme deux faux et qui allaient aussi vite que deux ailes ; mais, grâce à la bonne idée que l’enfant avait eue de prendre en sens contraire, plus le tailleur avançait, plus il s’éloignait de lui.



II


Il faisait nuit quand Clopinet se sentit assez rassuré pour sortir de sa cachette. C’était une douce soirée de printemps, tranquille et voilée. Il écouta avant de bouger et fut très-effrayé d’un bruit singulier. Il s’imagina que c’était le terrible pas du tailleur qui faisait crier le sable au-dessous de lui ; et puis, comme cela ressemblait par moments à une étoffe qu’on déchire, il pensa encore au tailleur déchirant les étoffes avant d’y mettre ses terribles ciseaux. Mais cela recommençait toujours sans augmenter ni diminuer de force et de vitesse, sans se rapprocher et sans jamais s’arrêter. C’était la mer brisant au bas de la grève. Clopinet ne connaissait pas ce bruit-là ; il essaya de voir et s’assura, aussi bien que possible dans l’obscurité, que personne autre que lui n’était dans ce désert. C’était pour lui un lieu incompréhensible. D’où il était, en sortant la tête des buissons, il voyait un grand demi-cercle de dunes dont il ne pouvait distinguer les plis et les ressauts, et qui lui paraissait être une immense muraille ébréchée s’écroulant dans le vide. Ce vide, c’était la mer ; mais, comme il ne s’en faisait aucune idée et que la brume du soir lui cachait l’horizon, il ne la distinguait pas du ciel et s’étonnait seulement de voir des étoiles dans le haut et de singulières clartés dans le bas. Était-ce des éclairs de chaleur ? Mais comment se trouvaient-ils sous ses pieds ? Comment comprendre tout cela quand on n’a rien vu, pas même une grande rivière ou une petite montagne ? Clopinet marcha un peu dans les grosses herbes sans oser descendre plus bas, il avait peur et il avait faim. — Il faut, se dit-il, que je cherche un endroit pour dormir, car au petit jour je veux demander le chemin de chez nous et retourner voir si ma pauvre mère n’est pas morte. — Cette idée le fit pleurer, mais en se souvenant qu’il avait été comme mort lui-même sur le dos du tailleur, il espéra que sa mère en reviendrait aussi.

Il n’osait pas dormir au premier endroit venu, de peur d’être surpris par l’horrible patron qu’il supposait toujours lancé à sa recherche, et il ne se trouvait pas assez loin du chemin par où il eût pu revenir vers lui. Il descendit donc avec précaution, et vit que cela était plus difficile qu’il ne l’avait pensé. Le rebord de la dune n’était pas un mur où il pût se laisser glisser. C’était un terrain tout coupé, tout crevassé et tout hérissé, comme une châtaigne, de pointes mal solides qui cédaient sous la main quand on voulait s’y accrocher ; puis il rencontrait de grandes fentes cachées par l’herbe et les épines, et il craignait d’y tomber. Il ne put en éviter quelques-unes qui avaient de l’eau au fond, et qui par bonheur n’étaient pas profondes ; mais la nuit, la solitude et le danger de ce terrain perfide, si nouveau pour un habitant des plaines et si difficile pour un boiteux, lui causèrent une grande tristesse et peu à peu un grand effroi. Il renonça à descendre et voulut remonter. Ce fut pire. Si le dessus du terrain était séché par le soleil et un peu consolidé par l’herbe épaisse, le flanc de cette fausse roche était humide et glissant, le pied n’y pouvait trouver d’appui, de gros morceaux de marne épaisse se détachaient et laissaient crouler de gros cailloux qui étaient comme tombés du ciel de place en place. Épuisé de fatigue, l’enfant se crut perdu ; il ne savait pas si les loups ne viendraient pas le manger.

Il se jeta tout découragé sur une mousse épaisse qu’il rencontra et essaya de s’endormir pour tromper la faim ; mais il rêva qu’il glissait, et quelque chose qui passa sur lui en courant, peut-être un renard, peut-être un lièvre, lui fit une telle peur qu’il s’enfuit, sans savoir où, au risque de tomber dans une fente et de s’y noyer. Il n’avait plus sa raison et ne reconnaissait plus les choses qu’il avait vues au jour. Il allait d’un creux à l’autre, s’imaginant qu’au lieu de courir il volait au-dessus de la terre. Il rencontrait ces grandes crêtes de la dune qui l’avaient étonné, et il les prenait pour des géants qui le regardaient en branlant la tête. Chaque buisson noir lui paraissait une bête accroupie, prête à s’élancer sur lui. Il lui venait aussi des idées folles et des souvenirs de choses qu’il avait oubliées. Une fois son oncle le marin avait dit devant lui : « Quand on s’est donné aux esprits de la mer, les esprits de la terre ne veulent plus de vous. » Et cette parole symbolique lui revenait comme une menace. — J’ai trop pensé à la mer, se disait-il, et voilà que la terre me renvoie et me déteste ; elle se déchire et se fend de tous les côtés sous mes pieds, elle se dresse en pointes qui ne tiennent à rien et qui veulent m’écraser. Je suis perdu, je ne sais pas où est la mer, qui peut-être serait meilleure pour moi ; je ne sais pas de quel côté est mon pays et si je retrouverai jamais ma maison. Peut-être que la terre s’est aussi fâchée contre mes parents et qu’ils n’existent plus ! Comme il pensait cela, il entendit passer au-dessus de sa tête quelque chose de très-surprenant. C’était une quantité de petites voix plaintives qui semblaient appeler du secours ; ce n’était pas des cris d’oiseau, c’était des voix de petits enfants, si douces et si tristes, que le chagrin et la détresse de Clopinet en augmentèrent et qu’il cria : — Par ici, par ici, petits esprits, venez pleurer avec moi ou emmenez-moi pleurer avec vous, car au moins vous êtes tous ensemble pour vous plaindre, et moi je suis tout seul.

Les petites voix continuaient à passer, et il y en avait tant que cela passa pendant un quart d’heure sans faire attention à Clopinet, bien que peu à peu sa voix, à lui, se fût mise à l’unisson de cette douce plainte. Enfin elles devinrent plus rares, la grande troupe s’éloignait ; il ne passa plus que des voix isolées qui étaient en retard et appelaient d’un accent plein d’angoisse pour qu’on les attendît. Quand Clopinet, qui courait toujours sans pouvoir les suivre, entendit passer celle qu’il jugea devoir être la dernière, il fut désespéré, car ces compagnons invisibles de son malheur avaient adouci son chagrin, et il se retrouvait dans l’horreur de la solitude. Alors il s’écria : — Esprits de la nuit, esprits de la mer peut-être, ayez pitié, emportez-moi !

En même temps il fit en courant un grand effort, comme pour ouvrir ses ailes, et, soit que le désir qu’il en avait lui en eût fait pousser, soit que tout ceci fût un rêve de la fièvre et de la faim, il sentit qu’il quittait la terre et qu’il s’envolait dans la direction que suivaient les esprits voyageurs. Emporté dans l’air grisâtre, il crut voir distinctement des petites flèches noires qui volaient devant lui ; mais bientôt il ne vit plus rien que du brouillard et il appela en vain pour qu’on l’attendît. Les voix avançaient toujours, pleurant toutes ensemble, mais allant plus vite que lui et se perdant à travers la nue. Alors Clopinet sentit ses ailes se fatiguer, son vol s’appesantir, et il descendit, descendit, sans tomber, mais sans pouvoir s’arrêter, jusqu’au pied de la dune. Dès qu’il toucha la terre, il agita ses bras, et s’imagina que c’était toujours des ailes qui pourraient repartir quand il ne serait plus fatigué. Au reste, il n’eut pas le loisir de s’en tourmenter, car ce qu’il voyait l’occupait tellement qu’il ne songeait presque plus à lui-même.

La nuit était toujours voilée, mais pas assez sombre pour l’empêcher de distinguer les objets qui n’étaient pas très-éloignés. Il était assis sur un sable très-fin et très-doux, parmi de grosses boules rondes et blanchâtres qu’il prit d’abord pour des pommiers en fleurs. En regardant mieux et en touchant celles qui étaient près de lui, il reconnut que c’était de grosses roches pareilles à celles qu’il avait vues sur le haut des dunes, et qui avaient glissé, il y avait peut-être longtemps, jusque sur la plage.

C’était une belle plage, car en cet endroit-là la mer venait chaque jour jusqu’au pied de la dune balayer la boue qui tombait de cette montagne marneuse. Le sable était d’ailleurs lavé en mille endroits par de petits filets d’eau douce qui filtrait le long de la hauteur et se perdaient sans bruit et sans bouillonnement dans l’eau salée ; mais, comme la marée n’était pas encore tout à fait montée, tout en entendant le bruit de la vague qui approchait, Clopinet ne voyait encore que cette longue et pâle bande de sable humide que perçait une multitude de masses noires plus ou moins grosses et toutes plus ou moins arrondies. Clopinet n’avait plus peur ; il regardait ces masses immobiles avec étonnement. C’était comme un troupeau de bêtes énormes qui dormait devant lui. Il voulut les voir de près et avança sur le sable jusqu’à ce qu’il put en toucher une. C’était une roche pareille à celle qu’il venait de quitter ; mais pourquoi était-elle noire, tandis que celles du rivage étaient blanches ? Il toucha encore et amena à lui quelque chose comme une énorme grappe de raisins noirs. Il avait faim, il y mordit, et ne trouva sous sa dent que des coquilles assez dures ; mais ses dents étaient bonnes et entamaient de petites moules excellentes. Aussitôt il les ouvrit avec son couteau et apaisa sa faim, car il y avait de ces moules à l’infini et c’était ce revêtement épais de coquillages qui rendait noirs les cailloux blancs tombés comme les autres du sommet et des flancs de la dune.

Quand il eut bien mangé, il se sentit tout ranimé et redevint raisonnable. Il ne se souvint plus d’avoir eu des ailes et pensa qu’il avait roulé doucement le long des marnes en croyant voler dans les nuages.

Alors il monta sur une des plus grosses roches noires et regarda ce qu’il y avait au delà. Il revit passer ces longs éclairs pâles qu’il avait déjà vus d’en haut et qui paraissaient raser le sol. Qu’est-ce que ce pouvait être ? Il se rappela que son oncle avait dit devant lui que l’eau de mer brillait souvent comme un feu blanc pendant la nuit, et il se dit enfin que ce qu’il voyait devait être la mer. Elle était tout près et avançait vers les roches, mais si lentement et avec un mouvement si régulier et un bruit si uniforme que l’enfant ne se rendit pas compte du terrain qu’elle gagnait et resta bien tranquille sur son rocher, à la regarder aller et venir, avancer, reculer, se plisser en grosses lames, s’élever pour s’abattre aussitôt et recommencer jusqu’à ce qu’elle vînt s’aplatir sur la grève avec ce bruit sec et frais qui n’est pas sans charme dans les nuits tranquilles et appelle le sommeil, pour peu qu’on y soit disposé.

Clopinet n’y put résister ; il était peut-être dix heures du soir, et jamais il n’avait veillé si tard. Son lit de roches et de coquillages n’était pas précisément mollet ; mais quand on est bien las, où ne dormirait-on point ? Pendant quelques instants, il fixa ses yeux appesantis sur cette mince nappe argentée qui s’étend mollement sur le sable, qui avance encore au moment où la vague recule déjà, qui est reprise et poussée plus avant quand elle revient. Rien n’est moins effrayant que cette douce et perfide invasion de la marée montante.

Clopinet vit bien que la bande de sable se rétrécissait devant lui et que de petits flots commençaient à laver le pied de son rocher. Ils étaient si jolis avec leur fine écume blanche qu’il n’en prit aucun souci. C’était la mer, il la voyait, il la touchait enfin ! Elle n’était pas bien grande, car au-delà de cinq ou six lames il ne voyait plus rien qu’une bande noire perdue dans la brume. Elle n’avait rien de méchant, elle devait bien savoir qu’il avait toujours souhaité de vivre avec elle. Sans doute elle était raisonnable, car l’oncle marin parlait souvent d’elle comme d’une personne majestueuse et respectable. Cela fit songer à Clopinet qu’il ne l’avait pas encore saluée, et que ce n’était point honnête. Tout appesanti par le sommeil qui le gagnait, il souleva poliment son bonnet de laine, et, laissant retomber sa tête sur son bras gauche étendu, il s’endormit en tenant toujours son bonnet dans la main droite.



III


Cependant, au bout de deux heures, il fut réveillé par un bruit singulier. La mer battait le rocher avec tant de force qu’il paraissait trembler, et même Clopinet ne vit plus de rocher ; il vit un gros ourlet d’écume tout autour de lui. La marée était haute, et l’enfant ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Il voulut se sauver du côté par où il était venu, mais il y avait autant d’eau d’un côté que de l’autre, et toutes les roches noires avaient absolument disparu. Le flot montait jusqu’au pied des roches blanches, et semblait vouloir monter encore plus haut. Clopinet essaya de mettre ses jambes dans l’eau pour voir si elle était profonde. Il ne sentit pas le fond, mais il sentit que, s’il lâchait le rocher, la vague allait l’emporter. Alors il se jugea décidément perdu, pensa à sa mère et ferma les yeux pour ne pas se voir mourir.

Tout d’un coup il entendit au-dessus de lui les petites voix qui l’avaient appelé sur la dune, et le courage lui revint. Il avait déjà volé pour descendre de là-haut, il pouvait bien voler encore pour y retourner. Il imita le cri de ces esprits invisibles, et il les entendit planer sur lui comme s’ils tournaient en rond pour l’appeler et l’attendre. Il fit de nouveau un grand effort avec ses bras, qui le soutinrent comme des ailes, et il s’éleva dans les airs ; mais il sentit qu’il ne volait pas bien haut et qu’il planait sur la mer, allant, venant, effleurant les vagues, se reposant sur le rocher, se remettant à voltiger, à nager, et trouvant à cela un plaisir extrême. L’eau de mer lui semblait tiède, il s’y soutenait sans effort comme s’il n’eût fait que cela toute sa vie, et puis il eut envie de voir dedans. Il ferma ses ailes et y plongea la tête. L’eau était tout en feu blanc qui ne brûlait pas. Enfin il se sentit fatigué, et, revenant à son rocher, il s’y rendormit profondément, bercé par le beau bruit des vagues et par la douce voix des esprits, qui continuaient à faire de petits cris d’enfant dans les airs.

Quand il s’éveilla, le soleil se levait dans un brouillard argenté qui s’en allait par grandes bandes autour de l’horizon. Un vent frais plissait la mer verte, et du côté du levant elle avait de grandes lames roses et lilas ; l’horizon se dégageait rapidement, et le rocher où Clopinet avait dormi était assez élevé pour qu’il vît combien la mer était grande. Elle était moins tranquille que la veille, mais elle était beaucoup plus loin, et il voulut la voir de près en plein jour. Il courut sur le sable, peu soucieux de mouiller ses jambes dans les grandes flaques qu’elle avait laissées, et il ne fut content que lorsqu’il en eut jusqu’aux genoux. Il ramassa quantité de coquillages différents qui tous étaient bons et jolis ; puis il retourna au pied de la dune pour boire aux petites sources un peu saumâtres, mais moins âcres que l’eau de mer qu’il avait goûtée. Il était si content de voir cette grande chose dont il avait tant rêvé, qu’il ne pensait plus à retourner chez lui. Il avait presque oublié tout ce qui lui était arrivé la veille. Il allait et venait sur le rivage, regardant tout, touchant à tout, essayant de se rendre compte de tout. Il vit au loin passer des barques, et il comprit ce que c’était en distinguant les hommes qui les montaient et les voiles que le vent enflait. Il vit même un navire à l’horizon et crut que c’était une église ; mais cela marchait comme les barques, et son cœur battit bien fort. C’était donc là un vaisseau, une de ces maisons flottantes sur lesquelles son oncle avait voyagé ! Clopinet eût voulu être sur ce bâtiment et voir où finissait la mer, au-delà de la ligne grise qui la séparait du ciel.

Il ne pensait plus au tailleur, lorsque la peur lui revint à cause d’une personne qu’il aperçut au loin, marchant sur le rivage et se dirigeant de son côté ; mais il se rassura bien vite en voyant que c’était un homme fait comme les autres, et même il lui sembla reconnaître son frère aîné François, celui qui, la veille, avait montré le poing au tailleur, car François détestait le tailleur et chérissait son petit Clopinet.

C’était lui, c’était bien lui, et Clopinet courut à sa rencontre pour se jeter dans ses bras. — Et d’où viens-tu, d’où sors-tu ? s’écria François en l’embrassant. Il n’est que sept heures du matin ; tu ne viens pas de Dives. Où donc as-tu passé la nuit ?

— Là, sur cette grosse pierre noire, dit Clopinet.

— Comment ! sur la Grosse-Vache ?

— Ce n’est pas une vache, mon François, c’est une pierre pour de vrai.

— Eh ! je le sais bien ! Toi, tu ne sais pas qu’on appelle ces pierres-là les Vaches-Noires ? Mais pendant la marée où étais-tu ?

— Je ne sais point ce que tu veux dire.

— La mer qui monte jusqu’ici, jusqu’à ces pierres qu’on appelle les Vaches-Blanches ?

— Ah ! oui, j’ai vu cela, mais les esprits de la mer m’ont empêché de me noyer.

— Il ne faut pas dire de folies, Clopinet ! il n’y a pas d’esprits sur la mer ; sur la terre, je ne dis pas…

— Qu’ils soient de la terre ou de la mer, reprit Clopinet vivement, je te dis qu’ils m’ont porté secours.

— Tu les as vus ? — Non, je les ai entendus. Enfin me voilà, et même j’ai bien dormi tout au beau milieu de l’eau.

— Alors tu peux dire que tu as eu une fière chance ! Je sais bien que cette Grosse-Vache-là, étant la plus haute, est la seule que la marée ne couvre pas tout à fait quand la mer est tranquille ; mais s’il était venu le moindre coup de vent, elle eût monté par-dessus, et c’était fini de toi, mon pauvre petit.

— Bah ! bah ! je sais très-bien nager, plonger, voler au-dessus des vagues, c’est très-amusant.

— Allons ! allons ! tu me dis des bêtises. Tes habits ne sont pas mouillés. Tu as eu peur, tu as eu faim et froid ; pourtant tu n’as pas l’air malade. Mange le pain que je t’apporte, et bois un bon coup de cidre que j’ai là dans ma gourde, et puis tu me raconteras raisonnablement comment tu as quitté ce chien de tailleur, car je vois bien que tu t’es sauvé de ses griffes.

Clopinet raconta tout ce qui s’était passé. — Eh bien ! répondit François, j’aime autant qu’il n’ait pas eu le temps de te faire souffrir, car c’est un méchant homme, et je sais qu’il a fait mourir des apprentis à force de les maltraiter et de les priver de nourriture. Notre père ne veut pas croire ce que je lui dis, et il a persuadé à notre mère que j’en voulais à cet homme-là et ne disais point la vérité. Tu sais qu’elle craint beaucoup le père et veut tout ce qu’il veut. Elle a beaucoup pleuré hier et n’a pas soupé ; mais ce matin elle l’a écouté, et tous deux s’imaginent que ton chagrin est passé comme le leur, que tu es déjà habitué à ton patron. Il n’y a pas moyen de leur faire penser le contraire, et, si tu reviens chez nous, tu es bien sûr que le père te corrigera et te reconduira lui-même ce soir à Dives, où le tailleur, qui ne demeure nulle part, doit, à ce qu’il a dit, passer deux jours. La mère ne pourra pas te défendre, elle ne fera que pleurer. Si tu m’en crois, tu iras trouver ton oncle Laquille, qui demeure à Trouville. Tu lui diras de te faire entrer mousse dans la marine, et tu seras content, puisque c’est ton idée.

— Mais on ne voudra pas de moi pour marin, répondit Clopinet tout abattu. Papa l’a dit, un boiteux n’est pas un homme, on n’en peut faire qu’un tailleur.

— Tu n’es pas si boiteux que ça, puisque tu as couru toute la nuit sans sabots dans ce vilain endroit qu’on appelle le désert. Est-ce que tu as attrapé du mal ?

— Nenni, dit Clopinet, seulement je suis plus fatigué de ma jambe droite que de la gauche.

— Ce n’est rien, tu n’as pas besoin d’en parler. Çà, que veux-tu faire ? Si le père était là, il me commanderait de te reconduire bon gré mal gré au tailleur, et je ne le ferais point avec plaisir, car je sais ce qui t’attend chez lui ; mais il n’y est pas, et, si tu veux, je vais te conduire à Trouville. Ce n’est pas loin d’ici, et je serai encore revenu chez nous ce soir.

— Allons à Trouville, s’écria Clopinet. Ah ! mon François, tu me sauves la vie ! Puisque la mère n’est pas malade de chagrin, puisque le père n’a pas de chagrin du tout, je ne demande qu’à m’en aller sur la mer, qui me veut bien et qui n’a pas été méchante pour moi. Ils arrivèrent à Trouville au bout de trois heures ; c’était dans ce temps-là un pauvre village de pêcheurs, où l’oncle Laquille, établi sur la grève, avait une petite maison, une barque, une femme et sept enfants. Il reçut très-bien Clopinet, l’approuva de ne pas vouloir descendre à l’ignoble métier de tailleur, écouta avec admiration le récit de la nuit qu’il avait passée sur la Grosse-Vache, et jura par tous les jurons de terre et de mer qu’il était destiné aux plus belles aventures. Il promit de s’occuper dès le lendemain de son admission soit dans la marine marchande, soit dans celle de l’État.

— Tu peux, ajouta-t-il en s’adressant à François, retourner chez tes parents, et, comme je sais que le père Doucy a la tête dure, tu feras aussi bien de lui laisser croire que le petit est avec son patron. Je le connais, ce crabe de tailleur, c’est un mauvais drôle, avare, cruel avec les faibles, poltron avec les forts. J’avoue que je serais humilié d’avoir un neveu élevé si salement. Va-t’en, François, et sois tranquille, je me charge de tout. Voilà un garçon qui fera honneur à sa famille. Laisse-leur croire qu’il est à Dives. Il se passera peut-être deux ou trois mois avant que Tire-à-gauche retourne chez vous. Quand ton père saura que le petit a filé, il sera temps de lui dire qu’il est sur la mer et qu’il n’y reçoit de coups que de mains nobles, — des mains d’homme, des mains de marin ! La dernière des hontes, c’est d’être rossé par un bossu.

François trouva tout cela fort juste et Clopinet aussi. L’idée d’être corrigé sans être coupable n’entrait pas dans ses prévisions. Le tailleur seul était capable d’une cruauté gratuite. François s’en retourna donc et fit comme il était convenu. En partant, il remit à son petit frère un paquet de hardes que la mère Doucette avait bien rapiécées, des chaussures neuves et un peu d’argent, auquel il ajouta de sa poche deux beaux grands écus de six livres et un petit sac de liards, afin que Clopinet n’eût à changer son argent que dans les grandes occasions. Il l’embrassa sur les deux joues, et lui recommanda de se bien conduire.

L’oncle Laquille était un homme excellent, très-exalté, même un peu braque, doux comme quelqu’un qui a beaucoup souffert et beaucoup peiné avec patience. Il avait voyagé et savait pas mal de choses, mais il les voyait en beau, en grand, en laid ou en bizarre dans ses souvenirs, et surtout quand il avait bu beaucoup de cidre, il lui était impossible de les dire comme elles étaient. Clopinet l’écoutait avec avidité et lui faisait mille questions. À l’heure, du souper, madame Laquille rentra et Clopinet lui fut présenté. C’était une grande femme sèche, vêtue d’un vieux jupon sale et coiffée d’un bonnet de coton à la mode du pays ; elle avait plus de barbe au menton que son mari et ne paraissait point habituée à lui obéir. Elle ne fit pas un très-bel accueil à Clopinet et Laquille fut obligé de lui dire bien vite que sa présence chez eux n’était pas pour durer ; elle lui servit à souper en rechignant et en remarquant avec humeur qu’il avait un appétit de marsouin.

Le lendemain, Laquille fit ce qu’il avait promis. Il conduisit Clopinet chez divers patrons de barque, qui, le voyant boiter, le refusèrent. Il en fut de même quand il le présenta aux hommes chargés de recruter pour la marine du roi. Le pauvre Clopinet rentra bien humilié au logis de son oncle, et celui-ci fut forcé d’avouer à sa femme qu’ils n’avaient réussi à rien, parce que l’enfant avait, une jambe faible, et que, n’ayant pas été élevé au bord de la mer, il n’avait pas non plus la mine hardie et la tournure leste qui conviennent à un marin.

— j’en étais bien sûre, répondit madame Laquille. Il n’est bon à rien, pas même à faire un lourdaud de paysan. Tu as eu grand tort de t’en charger, tu ne fais que des sottises quand je ne suis pas là. Il faut le conduire au tailleur ou à ses parents. J’ai assez d’enfants comme ça et ne me soucie point d’un inutile de plus à la maison.

— Patience, ma femme ! répondit Laquille. Il est possible que quelqu’un veuille de lui pour aller à la pêche de la morue.

Madame Laquille haussa les épaules. Le village regorgeait d’enfants déjà dressés à la pêche, et personne ne voudrait de celui-ci qui ne savait rien et n’intéressait personne. Laquille s’obstina à essayer dès le lendemain, mais il échoua. Tout le monde avait plus d’enfants que d’ouvrage à leur donner. Madame Laquille s’écria que, pour son compte, elle en avait trop et n’entendait pas en nourrir un de plus. Laquille lui demanda de prendre patience encore quelques jours et mena Clopinet à la pêche. Ce fut un grand plaisir pour l’enfant, qui oublia tous ses chagrins en se sentant enfin ballotté sur cette grande eau qu’il aimait tant. — C’est pourtant un gars solide, disait Laquille en rentrant ; il n’a peur de rien, il n’est pas malade en mer, et même il a le pied marin. Si je pouvais le garder, j’en ferais quelque chose.

Madame Laquille ne répondit rien ; mais, quand la nuit fut venue et que tous les enfants furent couchés, Clopinet, qui ne dormait pas, car l’inquiétude le tenait éveillé, entendit la femme au bonnet de coton dire à son mari : — En voilà assez ! Le tailleur doit passer ici demain matin pour aller chercher des marchandises à Honfleur ; j’entends que tu lui rendes son apprenti ; il saura bien le mettre à la raison. Il n’y a rien de tel pour rendre les enfants gentils que de les fouailler jusqu’au sang.

Laquille baissa la tête, soupira et ne répondit point. Clopinet vit que son sort était décidé, et que, pas plus que sa mère, son oncle ne le préserverait du tailleur. Alors, résolu à se sauver, il attendit que tout le monde fût endormi et se leva tout doucement. Il mit ses habits, prit son paquet qui lui servait d’oreiller et s’assura que son argent était dans sa poche, se disposant à quitter son lit. C’était un drôle de lit, je dois vous le dire. Comme tous les enfants de Laquille étaient couchés bien serrés avec le père et la mère dans les deux seules couchettes qu’il y eût dans la maison, on avait mis une botte d’algues pour Clopinet dans une petite soupente qui donnait contre une lucarne et où il fallait monter avec une échelle. Il allongea donc un pied dans l’obscurité pour trouver le barreau de cette échelle ; mais il ne sentit rien, et se souvint que madame Laquiile l’avait retirée pour grimper à son grenier, qui était en face, à l’autre bout de la chambre. Clopinet souleva une petite loque qui servait de rideau à sa lucarne et vit qu’il faisait une nuit claire. Il put s’assurer ainsi que l’échelle était hors de portée et qu’il n’était pas possible de sauter de si haut dans la chambre sans se casser le cou.

Chose singulière, il ne pensa point à ses ailes. Son frère s’étant moqué de lui à ce sujet, il n’avait osé en reparler à personne et il se disait qu’il les avait peut-être rêvées. Pourtant il fallait partir et ne pas attendre le jour. Il ouvrit la lucarne et s’assura que son corps pouvait y passer ; mais, en mettant la tête dehors, il vit que c’était beaucoup trop haut pour sauter. La mer était encore loin. Il avait remarqué, la veille au soir, que la marée venait battre les pieux qui soutenaient la maison ; mais quand reviendrait-elle ? On lui avait dit : une fois toutes les vingt-trois heures ; Clopinet ne savait pas assez compter pour faire son calcul.

— Pourtant si la mer venait me chercher, se disait-il, je sauterais bien dedans ; je n’ai pas peur d’elle, elle est bonne pour moi.

Il y avait longtemps qu’il songeait ainsi, toujours tenant son paquet, tantôt dormant malgré lui, tantôt rêvant qu’il était sur la barque de son oncle, quand un coup de vent ouvrit la lucarne qu’il avait mal refermée. Il s’éveilla tout à fait et entendit passer les voix enfantines des petits esprits de la nuit. Il comprenait cette fois leur chanson. — Viens, viens, disaient-elles, à la mer, à la mer ! Allons, ne te rendors pas, ouvre tes ailes et viens avec nous, à la mer, à la mer !

Clopinet sentit son cœur battre et ses ailes s’ouvrir. Il sauta de la lucarne, et de là sur un vieux mât qui était attaché à la maison et qui servait de perchoir aux pigeons ; puis il se laissa glisser ou s’envola comme c’était son idée, et se trouva dans la mer sur la barque de son oncle.

Elle était bien amarrée avec une chaîne et un cadenas. Il n’y avait pas moyen de s’en servir ; mais l’eau ne faisait que lécher le rivage, elle n’était pas profonde, et Clopinet, soit qu’il nageât à la manière des oiseaux, soit qu’il fût porté par le vent, arriva sans mouiller son corps dans une grande plaine de sables et de joncs marins très-sèche où il n’était point aisé de marcher vite. D’ailleurs c’était l’heure de dormir, et Clopinet avait veillé au-delà de ses forces. Il se coucha dans ce sable fin et chaud et ne s’éveilla qu’au lever du soleil, bien reposé et bien content de se sentir libre. Sa joie fut vite troublée par une découverte fâcheuse : il avait cru voler et marcher du côté de Honfleur, dont il avait vu le phare, et il s’était trompé. Il se reconnaissait, il avait passé là l’avant-veille avec son frère François. Il était revenu par là de Villers et des Vaches-Noires. Il y retournait ! C’est par là que le tailleur devait revenir de Dives, il risquait de le rencontrer. Retourner à Trouville n’était pas plus rassurant. On l’y verrait, on ne manquerait pas de livrer sa piste à l’ennemi.

Il prit le parti de continuer du côté des dunes en se tenant loin du chemin plus élevé qui traverse les sables, et en rasant la grève. Son oncle lui avait appris que le tailleur avait la mer en aversion ; il en avait une peur bleue, il disait n’avoir jamais pu mettre le pied sur une barque sans être malade à en mourir. La vue seule des vagues suffisait pour lui tourner le cœur, et quand il cheminait sur la côte, il se gardait bien de suivre les plages, il allait toujours par le plus haut et par le plus loin.

Clopinet arriva ainsi à Villers, où, après avoir bien regardé autour de lui, il acheta vite un grand pain, et tout aussitôt il reprit sa route le long des dunes jusqu’aux Vaches-Noires, où il se retrouva seul, dans son désert, avec un plaisir comme s’il eût revu sa maison et son jardin.

Cependant il ne souhaitait plus retourner chez ses parents. Ce que son frère lui avait dit lui ôtait toute espérance d’attendrir son père et de trouver protection auprès de la mère Doucette. Il mangea en regardant la côte ; le peu de jours qu’il avait passés avec son oncle lui avait donné quelques notions du pays. La journée était claire, il vit comme l’embouchure de la Seine était loin, et que pour gagner Honfleur il fallait traverser des pays plats et découverts. Les dunes où il se trouvait étaient les seules du voisinage où il pût se cacher, s’abriter et vivre seul. Le pauvre enfant avait peur de tout le monde, madame Laquille ne l’avait pas réconcilié avec le genre humain. D’ailleurs il était très habitué à la solitude, lui qui n’avait encore fait que de garder les vaches dans un pays où il ne passait jamais personne. Enfin, depuis qu’il avait commerce avec les esprits, il n’avait plus aucune peur de la vie sauvage.

Toutes ces réflexions faîtes, il résolut de parcourir ce revers de la dune et de s’y établir pour toujours. — Pour toujours ! Vous allez me dire que ce n’était pas possible, que l’hiver viendrait, que les deux ou trois écus de Clopinet s’épuiseraient vite. Puis, eût-il eu beaucoup d’argent, comment faire pour manger et s’habiller dans un désert où il ne pousse que des herbes dont les troupeaux mêmes ne veulent pas ? Il y avait bien la mer et ses inépuisables coquillages, mais on s’en lasse, surtout quand on n’a à boire que de l’eau qui n’est pas bien bonne. — Je vous répondrai que Clopinet n’était pas un enfant pareil à ceux qui à douze ans savent lire et écrire. Il ne savait rien du tout, il ne prévoyait rien, il n’avait jamais réfléchi, peut-être n’avait-il même pas l’habitude de penser. Sa mère avait toujours songé à tout pour lui, et malgré lui il s’imaginait qu’elle était toujours là, à deux pas, prête à lui apporter sa soupe et à le border dans son lit. Ce n’est que par moments qu’il se souvenait d’être seul pour toujours ; mais, à force de se répéter ce mot-là, il s’aperçut qu’il n’y comprenait rien et que l’avenir ne signifiait pour lui qu’une chose : échapper au tailleur.

Il s’enfonça dans les déchirures de la dune. Auprès des Vaches-Noires, elle était haute de plus de cent mètres et toute coupée à pic, très-belle, très-sombre, avec des parois bigarrées de rouge, de gris et de brun-olive, qui lui donnaient l’air d’une roche bien solide. C’est par là qu’il aurait voulu se nicher, mais il ne paraissait point possible d’y aller. Qui sait pourtant s’il n’y avait pas quelque passage ? Son frère lui avait tant dit qu’il ne fallait pas dormir sur les Vaches-Noires qu’il avait promis de ne plus s’y risquer. Et puis le jour il redevenait un peu craintif et ne croyait plus beaucoup à ce qu’il avait vu la nuit. Il grimpa donc les endroits praticables de la dune et les trouva moins effrayants et moins difficiles qu’il ne l’avait pensé. Bientôt il en connut tous les endroits solides et comment on pouvait traverser sans danger les éboulements en suivant les parties où poussaient certaines plantes. Il connut aussi celles qui étaient trompeuses. Enfin il pénétra dans la grande dune et vit qu’elle était toute gazonnée dans certaines fentes et qu’il y pouvait marcher sans trop glisser et sans enfoncer beaucoup. Après avoir erré longtemps, très-longtemps, au hasard, dans ces éboulements plus ou moins solidifiés, il arriva sur une partie rocheuse et vit devant lui un enfoncement en forme de grotte, maçonnée en partie. Il y entra et trouva que c’était comme une petite maison qu’on aurait creusée là pour y demeurer. Il y avait un banc de pierre et un endroit noirci comme si on y eût allumé du feu ; mais il y avait bien longtemps qu’on n’y demeurait plus, car le beau gazon fin qui entourait l’entrée ne portait aucune trace de foulure ; même il y avait de grandes broussailles qui pendaient devant l’ouverture et que personne ne se donnait plus la peine de couper.

Clopinet s’empara de cet ermitage abandonné depuis bien des années à cause des éboulements du terrain environnant. Il y plaça son paquet et coupa des herbes sèches pour se faire un lit sur le banc de pierre. — À présent, se dit-il, le tailleur ni ma tante Laquille ne me trouveront jamais. Je suis très-bien, et si j’avais seulement une de nos vaches pour me tenir compagnie, je ne m’ennuierais point.

Il regrettait ses vaches, que pourtant il n’avait jamais beaucoup aimées, et la tristesse le gagnait. Il prit le parti de dormir, car il avait assez de pain pour deux jours, et il s’était promis de ne pas se montrer tant que le tailleur pourrait être dans les environs. Il dormit longtemps, et, le soir étant venu, il était rassasié de sommeil. Encouragé par l’obscurité, il parcourut ce qu’il lui plut d’appeler son jardin, car il y avait beaucoup de fleurs. C’était tout de même un drôle de jardin ; cela était fait comme un fossé de verdure entre des talus tout droits qui ne laissaient voir qu’un peu de ciel. On y était dans un trou, mais ce trou, placé très-haut sur la dune, n’avait pas de chemin pour monter ni descendre, et Clopinet, ne se souvenant pas bien comment il y était arrivé, se demanda s’il retrouverait le moyen d’en sortir.

Comme il avait l’esprit assez tranquille, ne souffrant plus ni de faim ni de fatigue, il s’essaya pour la première fois à raisonner et à prévoir. Il n’y a rien de tel pour cela que d’y être forcé. Il se dit que quelqu’un ayant demeuré là, il devait toujours être possible de s’y reconnaître. Il se dit aussi qu’il devait être proche de la mer, puisqu’il s’était tenu dans l’épaisseur de la dune loin du petit chemin qui en occupait à peu près le milieu, ce même chemin où il avait échappé au tailleur ; mais pourquoi ne voyait-il pas la mer ? — La ravine où il se trouvait tournait un peu à sa droite, et à sa gauche c’était comme un chemin naturel. Il le suivit, et arriva bientôt à une sorte de petit mur évidemment construit de main d’homme et percé d’un trou par où il regarda. Alors il vit la mer à cent pieds au-dessous de lui et la lune qui se levait dans de gros nuages noirs. Il fut content d’avoir à son gré la vue de cette mer qu’il aimait tant, dont il entendit la voix qui montait et qui promettait de le bercer plus doucement qu’autour de la Grosse-Vache. Il examina bien la paroi extérieure de la falaise, car en cet endroit la dune était assez solide pour être une vraie falaise, toute droite et tout à fait inaccessible. Celui qui avait demeuré là avant lui avait donc eu aussi des raisons de se bien cacher, puisqu’il s’était fait un guettoir dans un lieu si escarpé et si sauvage.

Alors Clopinet voulut voir l’autre bout de cette ravine tournante où il se trouvait comme enfermé, et, revenant sur ses pas, il y alla ; mais il fut vite arrêté par une fente profonde et une muraille naturelle toute droite. Enfin il chercha au clair de la lune, qui n’était pas bien brillant, à reconnaître l’endroit par où il avait pénétré dans cette cachette. Il s’engagea en tâtonnant dans plusieurs fentes fermées par des éboulements si dangereux qu’il n’osa plus essayer, et se promit de vérifier cela au jour. La lune se voilait de plus en plus, mais le peu de ciel qu’il voyait au-dessus de sa tête était encore clair ; il en profita pour rentrer dans sa grotte, car son jardin sauvage n’était pas uni et facile à parcourir. Il n’avait pas sommeil, il s’ennuya de ne rien voir et devint triste ; il espéra que les petits esprits viendraient lui tenir compagnie : il n’entendit que le mugissement de l’orage qui montait et couvrait celui de la mer. Alors il s’endormit, mais d’un sommeil léger et interrompu souvent.

Il n’avait jamais rêvé, tant il avait l’habitude de bien dormir, ou, s’il avait rêvé, il ne s’en était jamais rendu compte en s’éveillant. Cette nuit-là, il rêva beaucoup ; il se voyait encore une fois perdu dans les dunes sans pouvoir en sortir, et puis il se trouvait tout-à-coup transporté dans son pays, dans sa maison, et il entendait son père qui comptait de l’argent en répétant sans cesse le même nombre, dix-huit, dix-huit, dix-huit. — C’était dix-huit livres qui avaient été promises au tailleur pour la première année d’apprentissage, et le tailleur en voulait vingt. Le père Doucy s’était obstiné, et il avait répété « dix-huit » jusqu’à ce que la chose fût acceptée. — Clopinet crut alors sentir la terrible main crochue du tailleur, qui s’abattait sur lui. Il fit un grand cri et s’éveilla. — Où était-il ? Il faisait noir dans sa grotte comme dans un four. Il se souvint et se rassura ; mais tout aussitôt il ne sut que penser, car il entendit bien distinctement, et cette fois bien éveillé, une voix qui parlait à deux pas de lui et qui répétait dix-huit, dix-huit, dix-huit.

Clopinet en eut une sueur froide sur tout le corps ; ce n’était pas la voix forte et franche de son père, c’était une voix grêle et cassée, toute pareille à celle du tailleur au moment où il avait dit : dix-huit, dix-huit,… va pour dix-huit ! — Il était donc là ! il avait découvert la retraite de son apprenti, il allait l’emporter ? Clopinet éperdu sauta de son lit de rocher. Quelque chose tourbillonna bruyamment autour de lui et sortit de la grotte en répétant d’une voix aigre qui se perdit dans l’éloignement : dix-huit,… dix-huit !…

Le tailleur était donc venu là, peut-être pour s’y réfugier contre l’orage ? il n’avait pas vu Clopinet endormi, et à son réveil il en avait eu peur, puisqu’il se sauvait ! Cette idée que le tailleur était poltron, peut-être plus poltron que lui, enhardit singulièrement Clopinet. Il se recoucha avec son bâton à côté de lui, résolu à taper ferme, si l’ennemi revenait.

Quand il eut sommeillé un bout de temps, il s’éveilla encore ; l’orage avait passé, la lune brillait sur le gazon, à l’entrée de la grotte. Il avait plu, et les feuillages qui pendaient devant l’ouverture reluisaient comme des diamants verts. Alors Clopinet fut très-étonné d’entendre, dans le calme de la nuit, le mugissement du taureau, le bêlement des chèvres et l’aboiement des chiens à très-peu de distance. Il écouta, et cela se répéta si souvent qu’en fermant les yeux il aurait juré qu’il était dans sa maison et qu’il entendait ses bêtes. Pourtant il était bien dans sa grotte et dans le désert ; comment une habitation et des troupeaux pouvaient-ils se trouver si près de lui ?

D’abord ces bruits lui furent agréables, ils adoucissaient l’effroi de la solitude ; mais le dix-huit se fit encore entendre, répété à satiété par plusieurs voix qui partaient de différents côtés ; on aurait dit une bande de tailleurs éparpillés sur les pointes de la dune, qui le menaçaient en se moquant de lui. Clopinet ne put se rendormir ; il attendit le jour sans bouger et n’entendit plus rien. Il sortit de la grotte, regarda partout et ne vit personne. Seulement il y avait beaucoup d’oiseaux de mer et de rivage qui avaient dormi sur le haut des dunes et qui passaient au-dessus de lui. Il vit des vanneaux, au plumage d’émeraude, qui voltigeaient en faisant dans l’air mille cabrioles gracieuses, des barges de diverses espèces et un grand butor qui passait tristement, le cou replié sur son dos et les pattes étendues. Il ne connaissait pas ces oiseaux-là par leurs noms, il n’en avait jamais vu de près, parce qu’il n’y avait ni étang ni rivière dans son endroit et que les oiseaux de passage ne s’y abattaient pas. Il prit plaisir à les regarder, mais tout cela ne lui expliquait pas les bruits qui l’avaient étonné, et il résolut de savoir s’il y avait un endroit habité dans son voisinage.

Il s’agissait de sortir de son trou. Au grand jour, rien n’était plus facile, quoique le passage fût étroit et embrouillé de buissons épineux. Il le remarqua bien, et, sûr de ne plus se tromper, même la nuit, il monta sur un endroit plus élevé d’où il vit tout le pays environnant. Aussi loin que sa vue pût s’étendre, il ne trouva que le désert et pas la moindre trace de culture et d’habitation.

Il s’imagina alors que les diables de la nuit avaient voulu l’effrayer. Son frère François lui avait dit ; « Il n’y a pas d’esprits sur la mer, sur la terre je ne dis pas ! » et ses parents croyaient à toute sorte de lutins, bons ou mauvais, qui donnaient la maladie ou la santé à leurs bêtes. Clopinet ne se piquait pas d’en savoir plus long qu’eux. Il n’avait jamais eu affaire à des esprits quelconques avant d’avoir passé la nuit dehors ; mais depuis ce moment là il croyait aux esprits de la mer ; il pouvait donc bien croire à ceux de la terre, et il s’en inquiéta, car il avait lieu de les croire mal disposés pour lui. Peut-être voulaient-ils l’empêcher de demeurer dans la falaise, peut-être le tailleur était-il sorcier et avait-il le pouvoir de venir en esprit le tourmenter pendant la nuit. Tout cela était bien confus dans sa tête ; mais après tout, le fantôme qui disait dix-huit s’était enfui devant lui, et les autres n’avaient pas osé paraître. Ils s’étaient contentés d’imiter des cris d’animaux, peut-être pour le faire sortir de son refuge et l’égarer pendant la nuit. — Une autre fois, pensa-t-il, ils diront tout ce qu’ils voudront, je ne bougerai mie, je ne me perdrai plus dans la dune, je la connais à présent, et, si les lutins entrent dans ma grotte, je les battrai ; mon oncle l’a dit, il me poussera des ailes de courage.



IV


Il se mit à cherchée de l’eau à boire. L’eau ne manquait pas, il en sortait de tous les côtés. Il remarqua que plus il montait, plus elle était douce ; cependant elle avait un goût terreux qui n’était point agréable. Enfin il découvrit un petit filet qui sortait de l’endroit rocheux et qui sentait le thym sauvage ; mais cette bonne eau tombait goutte à goutte, comme si elle eût voulu se faire prier, et il eût fallu un vase pour la recueillir. Il avisa en plusieurs endroits de grandes huîtres de pierres qui étaient engagées dans les marnes ; elles étaient presque toutes cassées ; la mer avait monté jusque-là autrefois, et les avait roulées. En cherchant mieux, il en trouva plusieurs très-larges et entières. Il les adapta bien adroitement les unes au-dessus des autres dans le passage du filet d’eau, de manière qu’elles pussent se remplir toutes et lui fournir une provision toujours prête et toujours renouvelée. Il attendit et en emporta une bien pleine pour déjeuner dans son jardin. Il n’avait que du pain sec, mais il n’était pas habitué aux confitures et savait fort bien s’en passer.

Il ne trouva pas la journée longue. Il faisait un temps charmant, et il s’amusa à regarder les plantes qui poussaient dans son gazon et qui ne ressemblaient pas à celles des herbages de la plaine. Il y en avait de désagréables, tout hérissées d’épines et de dards, mais il leur pardonna ; c’était comme des gardiens chargés de le défendre contre les visites fâcheuses. Il y en avait d’autres très-jolies qui lui plurent beaucoup et sur lesquelles il eut soin de ne pas marcher ni s’asseoir, car elles égayaient les alentours de son refuge et il se serait reproché de les abîmer. Ce jour-là, par le trou pratiqué dans le vieux pan de mur au flanc de la falaise et qu’il appela sa fenêtre, il se rassasia de regarder la mer. Il la trouva plus belle qu’il ne l’avait encore vue. Il contempla au loin des embarcations de différentes grandeurs ; aucune n’approchait des Vaches Noires, l’endroit était réputé dangereux. Aujourd’hui on y va de tous côtés recueillir des moules. Dans ce temps-là, la côte était déserte, on n’y voyait pas une âme. Cette grande solitude l’enhardit. Vers le soir, il alla ramasser des coquillages sur la grève pour son souper et il regarda bien si du dehors on pouvait voir sa fenêtre. Cela était impossible ; elle était trop haute, trop petite, le mur était trop bien caché par la végétation. Il ne put la retrouver avec ses yeux. Cette nuit-là, il dormit bien tranquille. Il avait tant marché, tant grimpé pour connaître tous les recoins du désert qu’il n’eut aucun besoin d’être bercé. Si les lutins s’amusèrent à crier et à parler comme la veille, il ne les entendit pas.

Le troisième jour fut employé à explorer le bas de la dune, afin d’avoir là une bonne cachette en cas de surprise sur la plage. Il en trouva dix pour une, et, tout étant ainsi arrangé et prévu, il se sentit aussi libre qu’un petit animal sauvage qui connaît son lieu de promenade et son terrier. Il pensa aussi à faire sa provision de coquillages pour avoir de quoi déjeuner ou dîner dans sa grotte, s’il ne lui plaisait pas de redescendre pour chaque repas à la mer. Il y avait beaucoup de joncs sur la côte, des genêts, des saules nains, des arbustes flexibles ; il en emporta les rameaux et travailla chez lui (il disait déjà chez moi) à se faire un beau grand panier assez solide. Il se fit aussi un lit excellent avec des algues que la mer apportait sur le rivage. Enfin il s’imagina de chasser, et, comme il était adroit à lancer des pierres, il abattit, après l’avoir guettée longtemps, une perdrix de mer qu’il voyait courir et jouer sur la grève. C’était un joli oiseau très-gras ; il s’agissait de le faire cuire. Clopinet n’était pas embarrassé pour allumer du feu. Il avait dans son paquet une chose que dans ce temps-là on appelait un fusil, et dont tout le monde était muni en voyage. C’était un anneau de fer et un morceau d’amadou. Avec un caillou, on avait du feu presque aussi vite qu’à présent. Il fit un tas de feuilles et de broussailles sèches, et réussit à cuire son oiseau. Je ne réponds pas que la chair fût bien bonne et ne sentît pas la fumée, mais il la trouva excellente et regretta de ne pouvoir en offrir une aile à sa mère et une cuisse à son frère François. La perdrix de mer n’est point du tout une perdrix, c’est plutôt une hirondelle. Elle vit de coquillages et non de grain. Elle est très-jolie avec son bec et son collier, qui ressemblent un peu en effet à ceux des perdrix. Elle est à peu près grosse comme un merle. On voit que Clopinet ne risqua pas d’avoir une indigestion.

Il avait vu, en chassant ce gibier, beaucoup d’autres oiseaux qui l’avaient bien tenté, des guignettes, des pluviers, des alouettes de mer, qui ne sont pas non plus des alouettes, mais qui sont une sorte de petits bécasseaux, — des huîtriers ou pies de mer, des harles, des tourne-pierres, des mauves, des plongeons, enfin une quantité de bêtes emplumées qu’il ne connaissait pas, et qui, aux approches du soir, venaient s’ébattre avec des cris bruyants sur le sable. Il en remarqua de très-gros qui nageaient au large et qui, au coucher du soleil, s’éloignaient encore plus, comme s’ils eussent eu l’habitude de dormir sur la mer. D’autres revenaient à terre et se glissaient dans les fentes de la dune ; d’autres prenaient leur vol, s’élevaient très-haut et semblaient disparaître le matin dans les petits nuages blancs qui flottaient comme des vagues dans le ciel rose. Le soir, ils semblaient en redescendre pour souper sur les rochers et dans les sables. Clopinet se figura d’abord qu’ils passaient la journée dans le ciel, mais il en vit un très-grand qui était perché sur le plus haut de la dune et qui s’en détacha pour faire un tour dans les airs et descendre à son lieu de pêche. Après celui-là, et partant toujours du sommet de la dune, un oiseau pareil fit le même manége, et puis un autre ; Clopinet en compta une vingtaine. Il en conclut que ces oiseaux nichaient là-haut et qu’ils étaient nocturnes comme les chouettes.

Clopinet qui de sa lucarne faisait beaucoup d’observations et voyait les oiseaux de très-près sans en être aperçu, apprit une chose qui l’amusa beaucoup. Les hirondelles de mer, qui décrivaient de grands cercles autour de lui, laissaient tomber souvent de leur bec quelque chose qui ressemblait à des coquillages ou à de petits poissons, et comme elles se balançaient en même temps sur place en jetant un certain cri, elles avaient l’air de le faire exprès et d’avertir. Il en suivit de l’œil une en particulier et regarda en bas. Alors il vit remuer quelque chose par terre, comme si c’eût été le petit monde qui venait ramasser la nourriture que les mères leur jetaient du haut des airs. Quand il retourna à la grève, il put s’assurer qu’il ne s’était pas trompé ; mais quand il voulut s’approcher des petits pour les prendre, car ils ne volaient pas encore, la mère hirondelle jeta un autre cri qui, au lieu de les appeler sur le sable, les fit fuir vers la terre. Clopinet les chercha sous les herbes où ils s’étaient tapis et se tenaient immobiles. Il les trouva, et ne voulut point les prendre pour ne ne pas faire de chagrin à leur mère, qui en savait probablement le compte.

Tout en regardant comment les oiseaux s’y prenaient pour pêcher, il apprit à pêcher lui-même. Il n’y avait pas que des coquillages sur la rive : il y avait sur les sables, au moment où la marée se retirait, quantité de petits poissons très-jolis et très-appétissants. Il ne s’agissait que de se trouver là pour les prendre avant que le flot qui les poussait ne les eût emportés. Il vit comme les oiseaux pêcheurs étaient adroits et rusés. Il fit comme eux ; mais la marée était brutale, et Clopinet, sans en avoir peur, voyait bien maintenant que les ailes lui manquaient pour sauter par-dessus la vague et qu’il ne suffirait plus de son caprice pour devenir oiseau. Il n’avait eu cette faculté que dans les moments de grand danger ou de grand désespoir et il ne souhaitait point trop de s’y retrouver. Il aimait mieux s’apprendre à nager lui-même, et comme il se fiait à la mer, en un jour il nagea comme une mouette et sans savoir lui-même comment cela lui venait. Il faut croire que l’homme nage naturellement comme tous les animaux, et que c’est la peur seule qui l’en empêche.

Cependant comme les oiseaux nageaient plus longtemps que lui sans se fatiguer et voyaient mieux à travers l’eau de mer, il était loin de prendre autant de poisson qu’eux. Il renonça donc à lutter avec ces habiles plongeurs et il observa d’autres oiseaux qui ne plongeaient pas et fouillaient le sable encore mouillé avec leurs longs becs. Il fouilla aussi avec une petite pelle qu’il se fabriqua, et il trouva des équilles à discrétion ; l’équille est une petite anguille excellente qui abonde sur cette côte, et il en fit cuire pour son souper. S’il avait eu du pain, il se fût trouvé nourri comme un roi ; mais le sien était fini, et il n’osait pas encore se montrer pour en aller acheter à Villers.

Il résolut de s’en passer le plus longtemps qu’il pourrait et se mit en tête de trouver des œufs. C’était le temps des nids ; il ne savait pas que la plupart des oiseaux de mer n’en font pas, qu’ils pondent à nu ou presque à nu sur le sable ou dans les rochers. Il en trouva donc par hasard là où il n’en cherchait pas, mais ils étaient si petits que cela ne comptait guère ; les gros oiseaux qui devaient donner de gros œufs pondaient probablement tout en haut de la falaise, et il ne semblait pas possible à une personne d’aller jusque-là, car, si du côté du désert elle était de moitié moins haute que de celui de la mer, elle offrait encore par là un escarpement si raide, avec des veines de terre si friables, que le vertige vous prenait rien que de la regarder d’en bas.

Mais chaque jour qui s’écoulait rendait Clopinet moins poltron. Il apprenait à devenir prudent, c’est-à-dire brave avec tranquillité, et à raisonner le danger au lieu de le fuir aveuglément. Il étudia si bien les contours et les anfractuosités de la grande falaise, qu’il monta presque au faîte sans accident. Il fut bien récompensé de sa peine, car il trouva dans un trou quatre beaux œufs verts qu’il mit dans son panier, dont il avait garni le fond avec des algues. Il trouva là aussi de belles plumes, et il en ramassa trois qu’il mit à son bonnet. C’était trois plumes longues, minces et fines, blanches comme la neige, et qui paraissaient venir de la tête ou de la queue du même oiseau. Comme les œufs étaient tout chauds, il pensa bien alors que les mères venaient pondre ou couver la nuit et qu’il pourrait les surprendre et s’en emparer ; mais il pensa aussi que, pour un oiseau ou deux de pris, il effraierait tous les autres et risquerait de leur faire abandonner ce campement. Il préféra y trouver des œufs à discrétion quand il lui plairait d’y revenir et il les laissa tranquilles.

Huit jours s’étaient déjà passés, et Clopinet n’avait vu personne ni sur le rivage ni sur les dunes. Il avait été si occupé qu’il n’avait pas eu le temps de s’ennuyer ; mais quand il se fut bien installé et à peu près assuré de sa nourriture, quand les dunes et le rivage n’eurent plus un seul recoin qu’il n’eût exploré et fouillé, il en vint à trouver la journée longue et à ne trop savoir que faire du repos. Déjà il connaissait à peu près les habitudes de toutes les bêtes au milieu desquelles il vivait ; il eut souhaité connaître leurs noms, de quels pays elles venaient, raconter les observations qu’il avait faites, causer enfin avec quelqu’un. Le temps était très-beau, le pied boueux des dunes séchait au soleil de mai et la plage redevenait un chemin praticable, aux heures de marée basse. Il vit donc apparaître quelques passants, et le cœur lui battit bien fort de l’envie d’aller leur parler, ne fût-ce que pour leur dire : « Il fait beau temps, il y a du plaisir à marcher. » Il n’osa pas, car, si on venait à lui demander, qui il était et ce qu’il faisait là, que répondrait-il ? Il savait qu’on blâme les vagabonds et que parfois on les ramasse pour les mettre en prison. Il était trop simple et trop honnête pour se donner un faux nom et inventer une fausse histoire ; il aima mieux ne pas se montrer.

Cependant, un matin le vent d’est lui apporta un son de cloches et lui apprit que c’était dimanche. Par habitude il mit ses meilleurs habits, et puis il attacha les trois plumes blanches à son bonnet, il se chaussa bien proprement, et, bien peigné, bien lavé, il se mit à marcher sans trop savoir où il allait. Il avait coutume d’aller à la messe le dimanche. C’était jour de rencontre et de causerie avec les jeunes gars de sa paroisse, parents ou amis. On jouait aux quilles, on dansait quelquefois. Cette cloche qui sonnait, c’était un appel à la vie commune ; Clopinet ne comprenait pas qu’on pût rester seul le dimanche.

Qui sait s’il ne rencontrerait pas encore son frère François ? Il eût risqué beaucoup pour avoir des nouvelles de ses parents, il se risqua donc ; le tailleur devait être bien loin du côté d’Honfleur. Il coupa à vol d’oiseau à travers le désert et se trouva bientôt à deux pas au-dessus de Villers. Comme il n’y connaissait personne et que personne ne l’y connaissait, il espéra passer inaperçu, voir des figures de chrétiens et entendre le son de la voix humaine sans qu’on fit attention à lui. Cela lui était déjà arrivé dans cet endroit, puisqu’il y avait passé deux fois ; mais cette fois-ci il fut très-étonné de voir que tout le monde le regardait et se retournait même pour le suivre des yeux.



V


Cela l’inquiéta, et il pensait à s’en retourner ; mais, comme il passait devant un boulanger, l’envie de manger du pain fut si grande qu’il s’arrêta sur la porte pour en demander.

— Combien en veux-tu, mon garçon ? lui demanda le boulanger, qui l’examinait d’un air de surprise enjouée.

— Pouvez-vous m’en donner un bien gros ? dit Clopinet, qui désirait en avoir pour plusieurs jours. — Certainement, répondit le boulanger, et même deux, et même trois, si tu as la force de les emporter.

— Eh bien ! donnez-m’en trois, reprit Clopinet, je les porterai bien.

— Il y a donc bien du monde à nourrir chez vous ?

— Apparemment, répondit l’enfant, qui ne voulait pas faire de mensonges.

— Oh ! oh ! tu es bien fier ! Tu n’aimes pas à causer ? Tu ne veux pas dire qui tu es et où tu demeures, car je ne te connais point, et tu n’es pas du pays ?

— Non, je ne suis point d’ici, répondit Clopinet ; mais je n’ai pas le temps de causer. Donnez-moi mes trois pains, s’il vous plaît, et dites-moi ce qu’il faut vous donner d’argent.

— Ah dame ! ça fait de l’argent, car le pain est très-cher ici ; mais, si tu veux me donner les trois plumes que tu as à ton bonnet, tu pourras revenir tous les dimanches pendant un mois chercher autant de pain qu’aujourd’hui sans que je te demande d’argent. Tu vois que je suis raisonnable, et tu dois être content.

Clopinet crut d’abord que le boulanger se moquait de lui ; mais, comme cet homme insistait, il lui vint tout à coup assez de jugement dans l’esprit pour se dire que ses trois plumes devaient être quelque chose de rare et que c’était cela que le monde regardait et non pas lui. Il les ôta vitement, et le boulanger tendait déjà la main pour les prendre quand Clopinet, qui ne tenait pas à l’argent, parce qu’avec ses deux gros écus il se croyait riche pour toute sa vie, refusa de donner ces plumes si belles et qu’il avait été chercher si haut, au péril de sa vie. — Non, dit-il, voilà de l’argent ; payez-vous de vos trois pains, j’aime mieux garder mes trois plumes.

— Veux-tu du pain deux fois par semaine au lieu d’une seule fois ?

— Non, merci, j’aime mieux payer.

— Veux-tu quatre pains par semaine pendant deux mois ?

— Je vous dis que non, répondit Clopinet, j’aime mieux mes plumes.

Le boulanger lui donna les trois pains, Clopinet paya et s’éloigna ; mais, comme pour reprendre le chemin du désert il devait tourner la rue, il se retrouva derrière la maison du boulanger et il entendit que cet homme disait : — Non ! pour quarante-huit livres de pain, il n’a pas voulu me céder ses plumes !

Clopinet s’arrêta sous la fenêtre et entendit une voix de femme qui disait : — Était-ce bien des plumes de roupeau ?

— Oh ! des vraies, et des plus belles que j’aie jamais vues !

— Diantre ! reprit la femme, ça devient rare ; les roupeaux ne nichent plus sur la plage, et à présent il y a de ces aigrettes qu’on paie un louis la pièce. Ça t’aurait fait trois louis ! Eh bien il faut courir après ce petit et lui offrir un écu de trois livres pour chaque plume ; peut-être aimera-t-il mieux de l’argent blanc qu’un crédit de pain. Clopinet, on l’a vu, ne tenait pas à l’argent blanc. Il doubla le pas, et pendant que le boulanger le cherchait d’un côté, il se sauva de l’autre et retourna vers son désert.

Cette aventure lui donnait bien à penser. — Pourquoi donc, se disait-il, ces plumes de roupeau, puisque roupeau il y a, sont-elles si précieuses ? comment est-il possible que des plumes d’oiseau puissent valoir un louis d’or la pièce ? J’aurais cru que cela ne pouvait servir que d’amusette à se mettre sur la tête, et voilà que, si j’avais demandé au boulanger de me nourrir pendant un an, il aurait peut-être dit oui pour avoir mes trois plumes !

N’ayant pas encore connu la misère, Clopinet n’était pas intéressé. Il était bien plus sensible au plaisir de posséder une chose rare qui avait peut-être une vertu merveilleuse, inconnue. Comme il était absorbé par ces réflexions et suivait, sans plus se méfier de rien, le chemin du milieu des dunes, il entendit derrière lui une voix aigre et criarde qui disait : — Vous dites qu’il a pris par là ; soyez tranquille, je le rattraperai bien, et s’il ne veut pas vendre ses plumes, je les lui arracherai ; comme ça nous les aurons pour rien et c’est la meilleure manière de faire les affaires.

Cette voix était encore loin, mais elle était si perçante qu’elle portait à bonne distance, et comme elle était de celles qu’on n’oublie pas, Clopinet reconnut que le tailleur en personne était à sa poursuite. Tout aussitôt ses ailes de peur l’emportèrent bien loin du chemin dans les buissons ; mais, quand il fut là, il se sentit très-honteux d’être si lâche devant un bossu, lui qui était monté à la grande dune et qui avait nagé dans la mer, deux choses que Tire-à-gauche n’eût jamais osé tenter. — Il faut, pensa-t-il, que je devienne un homme et que je cesse de craindre un autre homme ; sans cela, je serai toujours malheureux et ne pourrai aller où bon me semble. Je suis aussi grand et aussi fort que cet avorton de tailleur, et mon oncle Laquille assure qu’il n’est brave qu’avec ceux qui ne le sont pas. Finissons-en, allons ! et que les bons esprits de la mer me protégent !

Il remit fièrement ses trois plumes à son bonnet, posa ses trois pains sur l’herbe, et, ramassant son bâton qui était solide et ferré au bout, il s’en alla tout droit au-devant du tailleur, résolu à taper dessus et à le dégoûter de courir après lui. Quand il le vit en face, le cœur lui manqua et il faillit s’enfuir encore ; mais tout aussitôt il agita ses bras en se disant que c’était des ailes de courage, et il fit faire à son bâton un moulinet rapide très-bien exécuté. Le tailleur s’arrêta net, et, faisant deux pas en arrière : — Tiens ! dit-il en ricanant comme pour faire le gracieux ; c’est mon petit apprenti ! Holà ! Clopinet, mon mignon, reconnais-moi, je suis ton ami et ne te veux point de mal.

— Si fait, répondit Clopinet, vous voulez me voler mes trois plumes. Je le sais.

— Oui-da ! reprit le tailleur tout étonné, qui a pu te dire pareille chose ?

— Les esprits apparemment, — répondit Clopinet qui se tenait sur une grosse pierre au bord du chemin, toujours en position pour défendre son trésor et sa liberté. Aussitôt qu’il eut dit ces mots, il vit Tire-à-gauche pâlir et trembler, car ce bossu croyait aux esprits plus que personne : — Voyons, petit, reprit-il, tu es bien méchant ! Dis-moi où nichent les roupeaux qui te donnent de pareilles aigrettes, je ne te demande pas autre chose.

— Ils nichent, répondit Clopinet, dans un endroit où les oiseaux et les esprits peuvent seuls monter. C’est vous dire que je ne vous crains pas et que, si vous tentez encore quelque chose contre moi, je vous y porterai comme un roupeau y porte un crabe et vous ferai rouler au fond de la mer.

Clopinet parlait ainsi, poussé par je ne sais quel vertige de colère et de fierté. Le tailleur crut tout de bon qu’il s’était donné aux lutins, et, tournant les talons, marmottant je ne sais quelles paroles, il reprit le chemin de Villers à toutes jambes. Clopinet, émerveillé de sa victoire, rentra dans le travers de la dune, ramassa ses pains et les porta lestement dans sa grotte.

Là, il se parla tout haut à lui-même, car il avait absolument besoin de parler : — C’est fini, dit-il ; je n’aurai plus peur de rien et personne ne m’emmènera jamais où je ne voudrai pas aller. Me voilà délivré, et si c’est l’esprit de la mer qui m’a donné du courage, je ne veux plus jamais perdre ce qu’il m’a donné. À présent, se dit-il encore, je chercherai d’autres plumes de cet oiseau merveilleux dont l’aigrette, je ne sais pourquoi, fait tant d’envie au monde ; quand j’en aurai beaucoup, je les vendrai, et j’irai dire à mon père : Je n’ai pas besoin d’être tailleur, et, tout boiteux que je suis, me voilà capable de gagner plus d’argent en un jour que mes frères en un an. Comme cela, le père sera content et me laissera vivre à mon idée.

Il se retrouva donc dans sa solitude avec plaisir. Il était si content d’avoir du pain, et celui qu’il avait acheté était si bon, qu’il ne se régala pas d’autre chose ce jour-là. La crainte de trop jeûner ou d’être trop absorbé par le souci de pêcher chaque repas l’avait un peu inquiété les jours précédens. Sûr désormais de circuler sans crainte et d’acheter ce qu’il voudrait, il ne borna plus son ambition à prendre des petits oiseaux et des petits poissons pour ses repas. Il voulut avoir des choses de luxe, des aigrettes à rendre jaloux tous les habitans du pays et à faire crever de rage le sordide tailleur.

Le lendemain, il fit une chose périlleuse et difficile. Il n’attendit pas le jour pour monter tout au beau milieu des grands pics déchiquetés de la falaise, et il y monta si adroitement et si légèrement qu’il ne réveilla pas un seul oiseau. Alors il se coucha doucement sur le côté, de manière à bien voir sans avoir à faire aucun mouvement. Il ne s’était pas aventuré jusque-là la première fois ; il fut surpris d’y trouver une ruine qu’on ne voyait qu’en y touchant et dont il put s’expliquer la destination. L’endroit était fort bien choisi pour servir de refuge à des oiseaux qui aiment à percher. On avait établi là autrefois une vigie, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui un sémaphore ; vous en avez vu un dans une autre partie de ces mêmes dunes. Cela sert à noter tout ce qui se passe sur la mer et à transmettre des avis. Jadis c’était une simple baraque d’observation pour empêcher le vol du sel, qui était une contrebande très-répandue sous le nom de faux saulnage.

La baraque en question s’était écroulée avec un pan de la grande falaise. Ses ais disjoints et sa charpente étaient restés en partie debout, engagés dans une fente, et les roupeaux, qui aiment les arbres, mais qui avaient été très-pourchassés dans les bois et les étangs du pays à cause de leur précieux plumage, avaient établi leur colonie sur cette ruine invisible du dehors et depuis longtemps oubliée. Un petit marécage s’était formé à une certaine distance de l’éboulement, et beaucoup d’autres oiseaux aquatiques avaient transporté de ce côté leur domicile.

Cette vigie expliquait l’ermitage et la lucarne d’observation situés au-dessous et de même abandonnés. Sans doute, c’était un refuge que les guetteurs, condamnés à vivre dans ce poste dangereux, s’étaient creusé et construit en secret pour se mieux abriter des tempêtes sans être réprimandés par leurs chefs.

Clopinet, qui avait rapporté de son court séjour à Trouville des notions un peu plus nettes qu’auparavant, fut content de voir qu’il était seul en possession du secret de sa demeure et de celle des roupeaux. Il observa leurs nids, grossièrement construits avec des branches et tous placés dans les bifurcations des bois de charpente. Il n’y vit que des femelles qui couvaient sans se déranger, mais peu à peu les mâles arrivèrent pour se reposer de leur chasse nocturne ; c’est à cause de leurs habitudes et aussi à cause de leur cri que les anciens naturalistes les ont appelés nycticorax, corbeaux de nuit. Ils appartiennent à la même famille que les hérons ; leur vrai nom est bihoreaux. Leur plumage est épais, et leur vol est sans bruit comme celui des oiseaux nocturnes. Cependant, lorsqu’ils ont des petits, ils chassent aussi le jour ; mais il n’y en avait pas encore de nés dans la colonie, et ces messieurs y venaient dormir après avoir fait manger ces dames. Clopinet, qui, les voyant d’abord en dessous, les avait crus tout blancs, reconnut qu’ils n’avaient de blanc que le cou et le ventre. Leurs ailes étaient gris de perle ; un joli manteau vert sombre leur couvrait le dos, et de leur bonnet, vert aussi, tombait sur le dos, cette longue et fine aigrette invariablement composée de trois plumes. Les mâles seuls paraissaient avoir cette riche coiffure ; cependant Clopinet vit que plusieurs ne l’avaient pas encore ou ne l’avaient plus. C’était le moment de la mue, et beaucoup de ces plumes précieuses, éparses sur les rochers, étaient le jouet du vent. Clopinet ne bougea pourtant pas pour les ramasser, voulant voir les habitudes de ces rôdeurs de nuit, qui, sans faire attention à lui, apportaient aux couveuses les poissons, coquillages et insectes qu’ils avaient pris. Le repas terminé, ils s’aperçurent de la présence de l’étranger, et tous en même temps, avertis par le cri de l’un d’eux, tournèrent la tête de son côté. D’abord Clopinet fut un peu ému de voir tous ces grands yeux rouges qui le regardaient. Les mâles étaient bien là une cinquantaine, gros comme de jeunes dindons, armés de longs becs et de griffes pointues. Si tous se fussent mis après l’enfant curieux, ils eussent pu lui faire un mauvais parti ; mais ils le contemplèrent d’un air de stupéfaction, et, ne le voyant pas remuer, ils ne s’occupèrent plus que de se quereller entre eux à coups d’aile et sans se blesser, puis ils se mirent à se gratter, à s’étendre, même à bâiller comme des personnes fatiguées ; enfin, chacun cherchant un endroit commode, tous s’endormirent sur une patte au lever du soleil. Alors Clopinet se leva doucement et fit sa récolte de plumes sans les déranger, après quoi il redescendit, sagement résolu à ne pas les dégoûter de leur campement et à ne plus prendre les œufs des femelles.

Il y retourna la nuit suivante avant que les mâles fussent revenus de leur chasse nocturne. Il n’éveilla pas les couveuses et mit du pain devant leurs nids, pensant qu’elles le trouveraient bon et lui en sauraient gré. Il ne se trompait pas, bien que ce fût une idée d’enfant. Presque tous les oiseaux aiment le pain, quelque différente que soit leur nourriture, et le matin suivant il vit que le sien avait été mangé. Il continua ainsi, et bientôt tous les bihoreaux, mâles et femelles, furent habitués à le voir, se sauvèrent peu loin à son approche, enfin ne se sauvèrent plus du tout. Il en était né de jeunes qui, le connaissant avant de connaître la peur de l’homme, se trouvèrent si bien apprivoisés qu’ils venaient à lui, se couchaient sur ses genoux, mangeaient dans sa main, et le suivaient jusqu’au bord de la dune quand il les quittait.

Il prit tant de plaisir à cette occupation qu’il ne s’ennuyait plus du tout. Il commençait à aimer ces oiseaux sauvages comme il n’avait jamais aimé ses pigeons et ses poules ; il méprisait ces amitiés banales et se sentait fier d’avoir apprivoisé des animaux méfians, dont les gens du pays cherchaient en vain la retraite et ne pouvaient approcher. Il se prit aussi d’affection pour tous les autres oiseaux, car il s’aperçut que, semant du pain partout dans ses promenades, marchant posément et sans bruit, n’attaquant et n’effrayant aucun d’eux, il arrivait à ne plus les mettre en fuite et à les voir se poser, voltiger et s’ébattre tout près de lui. Il se reprocha le meurtre de la perdrix de mer, et s’en alla acheter du fromage et de la viande, afin de ne plus être tenté de tuer les compagnons de sa solitude.

Il n’alla pas faire ses provisions à Villers, où il craignait d’être reconnu, tourmenté, et peut-être suivi par le boulanger. Il avait remarqué un hameau plus proche, puisqu’il est situé sur la dune même, du côté où elle s’abaisse vers la terre ferme. Je crois que ce hameau s’appelle Auberville. Il y trouva tout ce qu’il souhaitait et même des pommes bien conservées qu’il paya cher. Il n’était pas assez raisonnable pour ne pas faire quelques folies. Il y but un pichet de cidre ; il l’aimait tant ! Il eut bien soin de ne pas arborer son aigrette et de ne point causer inutilement. Il avait désormais deux secrets à garder, son nom et son pays, afin de n’être pas reconduit de force chez ses parens, — son domicile dans la falaise, afin de n’y pas attirer les enfants curieux ou les chasseurs amateurs d’aigrettes ; mais en écoutant causer il apprit plusieurs choses sur le pays, et il vit que les jeunes habitants de ce village connaissaient assez bien les mœurs des oiseaux de la côte. Ils n’en citaient que deux espèces précieuses : les roupeaux ou bihoreaux, qu’on ne pouvait plus atteindre, ils se cachaient trop bien ou ne nichaient plus dans le pays ; et les petits grèbes, qui ne faisaient que passer et auxquels on avait tant fait la chasse qu’ils étaient devenus rares et méfiants. Clopinet fit des questions sur ces grèbes et apprit encore que le plumage épais et brillant de leur ventre se vendait comme fourrure d’ornement aux marchands plumassiers, qui passaient deux fois l’an. Comme il avait déjà une douzaine d’aigrettes, Clopinet souhaitait beaucoup de savoir le jour et l’heure où passeraient ces brocanteurs, afin de faire affaire avec eux ; mais il craignait d’adresser trop de questions et il se promit de mieux s’informer un autre jour.



VI


Il s’étonnait qu’on n’eût pas encore été chercher les bihoreaux où il les avait trouvés, et à ce sujet il entendit raconter une chose qui ne laissa pas de l’inquiéter un peu. Autrefois, disait quelqu’un, on trouvait ces bêtes sur les arbres de la grande falaise ; mais depuis qu’il en est tombé un grand morceau dans la mer et qu’il n’y a plus d’arbres pour retenir les terres, on n’y va plus. On prétend que le poids d’une personne suffirait pour faire ébouler le reste. Clopinet s’en alla un peu tourmenté, lui qui demeurait dans cette falaise et qui presque tous les matins montait au faîte !

La nuit, il eut peur. Il y eut de la houle, et le bruit de la mer arrivait à lui comme par rafales ; à chaque instant il s’éveillait, croyant que c’était la falaise qui s’écroulait. Il avait trop bien examiné l’endroit pour n’être pas sûr que son ermitage était absolument de la même nature que les gros cailloux appelés les Vaches-Noires et les Vaches-Blanches, lesquels avaient été autrefois portés par les terres et s’étaient écroulés avec elles. La mer continuait à ronger le pied des dunes, et chaque hiver, disait-on, elle en mangeait de bons morceaux. Ces gros cailloux qui paraissaient faire la sécurité du refuge de Clopinet pouvaient bien reposer sur un sol aussi fragile que les terres qui le couvraient ; puis, à supposer qu’elles ne dussent pas se dérober sous lui, celles d’au-dessus pouvaient s’effondrer, lui fermer le passage et l’ensevelir vivant dans sa grotte. Il ne dormit guère, car, à mesure que la réflexion lui venait, il sentait bien que, si le raisonnement est une chose nécessaire, il est aussi une chose triste et une source de mille appréhensions. Heureusement cet enfant-là avait dans la tête une passion qui était plus forte que la crainte du danger : c’était de vivre libre et maître de lui-même dans la nature. Il ne connaissait pas ce mot-là, la nature, mais il se sentait épris de la vie sauvage et comme orgueilleux de résister à la tentation de retourner au repos des champs et aux douceurs de la famille. Il resta donc dans son nid d’oiseau, s’imaginant que, puisque les oiseaux nichaient au-dessus de lui, c’est qu’ils en savaient plus long que les hommes et avaient l’instinct de connaître que la montagne était solide.

Il passa là tout l’été, s’approvisionnant tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, ne se faisant connaître nulle part, s’habituant de plus en plus à ne vivre que des produits de la mer et de fruits sauvages, afin d’éviter d’être l’esclave de son ventre. Il devint peu à peu si sobre que la gourmandise ne l’attira plus du côté de la campagne. Il réussit à rencontrer les marchands plumassiers en tournée et à s’aboucher avec eux sans témoins. Il eut assez de raisonnement pour ne pas montrer trop d’exigence, afin d’établir des rapports pour l’avenir. Il se contenta d’un gros écu pour chaque plume, et, comme il en avait recueilli une cinquantaine, il lui fut compté en beaux louis d’or trois cents livres, somme énorme pour ce temps-là, et qu’un petit paysan de son âge n’avait certes jamais gagnée.

Quand il se vit à la tête d’une telle fortune, il résolut d’aller la porter à ses parents ; mais auparavant il souhaita revoir son oncle Laquille, et, aux approches de l’hiver, il se mit en route pour Trouville. Comme il voulait se présenter convenablement à sa famille, et que ses habits, même les meilleurs, étaient très-avariés par l’escalade continuelle et le manque d’entretien, il se commanda à Dives, où il avait fait quelques apparitions, un habillement tout neuf, un peu de linge et de bonnes chaussures. Il paya tout très-honnêtement, et, son bâton à la main, son argent en poche, il se dirigea sur Trouville, où il rencontra son oncle tout en larmes, revenant de l’église. Il venait d’enterrer sa femme, et, bien qu’elle l’eût rendu aussi malheureux qu’il lui avait été possible, le pauvre homme la pleurait comme si c’eût été un ange. Il fut bien étonné de revoir Clopinet, qu’il croyait retourné chez ses parents, et qu’il hésitait à reconnaître, tant il était changé. Sans s’en apercevoir, Clopinet avait grandi, il avait le teint hâlé que donne l’air de la mer ; à force de grimper et d’agir, il avait pris de la force, sa jambe faible était devenue aussi bonne que l’autre, il ne boitait plus du tout. Sa figure aussi avait pris un autre air, un regard vif, pénétrant, une expression assurée et sérieuse. Ses habits, mieux faits que ceux que Tire-à-gauche fabriquait de routine aux paysans, lui donnaient aussi meilleure tournure et meilleure mine que par le passé. Laquille en fut frappé tout de suite.

— D’où sors-tu, s’écria-t-il, tu ne viens pas de chez tes parents ?

— Non, dit Clopinet, mais donnez-moi vitement de leurs nouvelles ; nous parlerons de moi après.

— Je ne puis t’en donner, répliqua l’oncle ; quand tu t’es sauvé de chez nous pendant la nuit, il y a bientôt… six mois… je pense…

— Oui, mon oncle, j’ai compté les lunes.

— Eh bien ! j’ai été inquiet de toi et je t’ai cherché autant que j’ai pu ; mais, une douzaine de jours après, le tailleur a repassé par ici, disant qu’il t’avait vu en bonne santé auprès de Villers et qu’il n’avait pas voulu te contraindre à le suivre, pensant que ta famille t’avait repris et t’envoyait là en commission. Alors je ne me suis plus tourmenté à ton sujet, et, ma pauvre femme étant tombée malade, je n’ai plus quitté le pays que pour aller à la mer quand il le fallait, de sorte que je n’ai rien su de ta famille. Bien sûr, elle te croit embarqué, puisqu’il était convenu avec ton frère François que tu le serais et qu’il aura dit comme cela, le croyant aussi pour son compte. À présent je pense que tu peux aller chez toi sans crainte d’être recédé au tailleur. Je ne sais pas ce que tu lui auras dit quand tu l’as rencontré ; il a juré qu’il aimerait mieux prendre le diable en apprentissage qu’un gars aussi bizarre et aussi revêche que toi. J’ai pensé que tu lui avais montré les dents, et je ne t’en ai pas blâmé.

— Je lui ai montré mon bâton, reprit Clopinet ; vous l’aviez prédit, mon oncle, il m’a poussé des ailes de courage. — Et là-dessus il raconta toute son histoire et fit voir ses cent écus au marin émerveillé.

— Eh bien ! s’écria l’oncle Laquille, voilà que tu es riche, et tu peux faire de ta vie ce que tu voudras. Du moment que tu peux te rendre utile, personne ne refusera de t’embarquer, et tu peux t’en aller dans les pays lointains où il y a des oiseaux bien autrement rares et superbes que tes roupeaux : des paille-en-queue, des aigrettes blanches d’Amérique, des oiseaux de paradis, des phénix qui renaissent de leurs cendres, des condors qui enlèvent des bœufs, et cent autres dont tu n’as pas seulement l’idée.

— C’est vrai que c’est là ce qui me manque, reprit l’enfant. Je ne sais rien, et il faudrait savoir.

— On apprend tout en voyageant.

Cette belle parole de l’oncle ne persuada pas beaucoup le neveu. Laquille avait fait le tour du monde sans avoir appris à lire, et Clopinet commençait à voir, en causant avec lui, qu’il avait les notions les plus fausses sur les choses les plus simples, comme de croire que certains oiseaux ne mangeaient pas et vivaient de l’air du temps, que d’autres ne se reproduisaient pas et naissaient des anatifes, mollusques à tubercules qui s’attachent à la carène des navires. Clopinet avait l’esprit très-romanesque, il croyait volontiers aux oiseaux fées, c’est-à-dire aux génies prenant des formes et des voix d’oiseau ; mais il avait déjà trop observé les lois de la vie pour partager les erreurs et préjugés de son oncle.

Pourtant l’idée de voyager le tentait bien. Pour se désennuyer dans sa solitude, il avait tant rêvé de voyages au long cours ! Laquille lui conseillait d’aller à Honfleur et de prendre passage sur quelque bâtiment partant pour l’Angleterre, il y en avait toujours. Les grèbes nichaient par là, et Clopinet en prendrait à discrétion ; mais quand l’enfant sut qu’il fallait les tuer et les écorcher pour avoir leur plumage, il secoua la tête, cela lui faisait horreur.

Comme après souper il se promenait avec son oncle sur la grève, ils revinrent sur ce sujet, et Clopinet se sentit troublé et affolé par la vue des grosses barques qui se préparaient à partir dès le lendemain matin pour Honfleur. Il était presque décidé à s’arranger avec le patron d’une de ces embarcations, lorsqu’il entendit passer dans la nuit sombre les petites voix d’enfants qu’il connaissait si bien. — Les voilà ! s’écria-t-il, les voilà qui viennent me chercher ! — L’oncle, ne sachant ce qu’il voulait dire, restait bouche béante, attendant qu’il s’expliquât. Clopinet ne s’expliquait pas ; il courait, les bras étendus, suivant le vol des esprits invisibles qui l’appelaient toujours. D’abord ils suivirent la grève, semblant se diriger vers le lieu d’embarquement ; mais tout à coup ils firent un crochet, quittèrent le rivage et prirent à travers champs. Clopinet les suivit tant qu’il put, mais sans réussir à s’envoler, et il revint essoufflé vers son oncle, qui le croyait fou.

— Voyons, mon petit, lui dit le brave homme, est-ce que tout de bon tu prends les courlis pour des esprits ?

— Les courlis ? Que voulez-vous dire, mon oncle ?

— Tu ne connais pas ces oiseaux-là ? Il est vrai qu’ils ne voyagent que dans les nuits bien noires et qu’on ne les voit jamais. On ne les connaîtrait pas, si on n’en tuait point quelquefois en tirant au hasard dans le tas, ce qui est bien rare, car on dit qu’ils volent plus vite que les grains de plomb du fusil. Je conviens que ce sont des oiseaux extraordinaires, ils pondent dans les nuages, et c’est le vent qui les couve.

— Non, mon oncle, reprit vivement Clopinet ; si ce sont des oiseaux, des courlis, comme vous les appelez, ils ne pondent pas dans les nuages, et si ce ne sont pas des oiseaux, si ces voix sont celles des esprits, comme j’en suis sûr, ils ne pondent pas du tout. Que leur chant ressemble à celui des courlis, c’est possible ; moi aussi, la première fois que je les ai entendus, j’ai dit : Voilà des oiseaux de nuit qui passent ; mais, en les écoutant bien, j’ai compris leurs paroles. Ils m’ont appelé, ils m’ont fait pousser des ailes, ils m’ont appris à courir sans me mouiller, sur la mer, la nuit que j’ai passée sur la Grosse-Vache-Noire ; ils m’ont aidé à m’envoler de chez vous par la lucarne de votre maison, enfin ils m’ont secouru et consolé. Je crois en eux, je les aime, et partout où ils me diront d’aller, je les suivrai.

— Et pourtant, reprit l’oncle, tu ne les as pas suivis tout à l’heure ?

— Ils n’ont pas voulu ; mais ils m’ont bien montré, en quittant le bord de la mer, que je ne devais pas m’embarquer cette nuit. Ils ont volé de ce côté-ci, du côté du midi. Dites-moi si c’est par là que mon pays se trouve ?

— C’est par là certainement, à trois lieues de la mer en droite ligne.

— Eh bien ! c’est par là qu’il me fout aller dès demain matin. Je dois aller embrasser mes parens et leur donner l’argent que j’ai gagné.

— Très-bien, mais ils te le garderont, et tu ne pourras plus voyager.

— Je pourrai toujours retourner à mon trou de la falaise et faire une nouvelle provision de plumes ; d’ici là, j’aurai leur permission pour me faire marin.

Clopinet suivit son idée. Il se fit enseigner son chemin, et dès le lendemain, vers midi, il se trouvait à la porte de son enclos.



VII


La première personne qu’il vit fut sa mère, qui le reconnut bien de loin malgré son changement, et pensa mourir de joie en le serrant dans ses bras. Clopinet en fut tout ému, car il s’était imaginé dans sa tristesse qu’elle ne l’aimait qu’un peu, et il vit bien qu’elle le chérissait d’autant plus qu’elle s’était fait violence pour le laisser partir. Le père Doucy, le frère François et les autres accoururent et lui firent grande fête, car de le voir si bien vêtu, si bien portant et si bien guéri de sa boiterie prouvait de reste qu’il n’avait pas souffert dans son voyage. On pensait qu’il arrivait de loin, et François lui-même le croyait, n’ayant pas été détrompé par l’oncle Laquille, qu’on n’avait point revu. Le père Doucy gronda pourtant un peu Clopinet d’avoir disposé de lui-même contre le gré de sa famille, et il ne manqua pas d’ajouter que, s’il n’arrivait point à bien gagner sa vie, il serait une charge pour les siens. Clopinet prit la chose modestement, et, sans faire d’embarras, il présenta sa bourse à son père en lui disant : — J’espère continuer à gagner bien honnêtement ma vie sans faire de tort aux hommes ni aux bêtes. Voilà ce qui m’a été payé pour six mois de ma peine, et si cet argent-là vous fait besoin ou seulement plaisir, je vous prie de l’accepter, mon cher père. Je compte que l’an prochain je vous en apporterai davantage.

Toute la famille ouvrit de grands yeux en voyant les louis d’or de Clopinet, mais le père Doucy hocha la tête. — Où as-tu pris cet argent-là, mon garçon ? Il faut t’expliquer là-dessus, car j’ai beau être un paysan et n’avoir couru ni la mer ni les villes, je sais fort bien qu’un apprenti mousse ou tout autre chose est assez payé quand, à ton âge, il gagne sa nourriture.

Clopinet, voyant que son père le soupçonnait d’avoir fait quelque chose de mal, lui dit la vérité sur la source de sa richesse et ne le trouva pas incrédule, car on savait dans le pays que certains plumages d’oiseau étaient fort recherchés par les plumassiers. Seulement le père Doucy observa que les roupeaux ne se voyaient plus au pays d’Auge, et que sans doute Clopinet avait dû les trouver au loin, car il s’obstinait à croire qu’il avait passé l’été en grands voyages. Clopinet avait refusé aux questions de son oncle Laquille, de révéler l’endroit précis du rivage où il avait passé l’été. Avec ses parents, il ne se départit point de cette réserve. Il savait que, s’il parlait des Vaches-Noires et de la grande falaise, personne chez lui ne lui permettrait de retourner vivre dans un endroit réputé si dangereux. Il laissa donc croire à ses parents qu’il arrivait de l’Écosse, — son oncle ayant prononcé devant lui le nom de ce pays-là, — et qu’il y avait fait bonne chasse.

Il se tira assez bien des nombreuses questions qu’on lui fit le premier jour. Comme on ne savait chez lui quoi que ce soit des pays étrangers, il n’eut point de longues histoires à inventer. Il répondit qu’en Écosse on mangeait du pain, des légumes et de la viande comme ailleurs, que les arbres ne poussaient pas la racine en l’air, enfin qu’il n’avait rien vu de merveilleux là ni ailleurs.

— C’est bien, c’est bien, lui dit le père à la fin du souper ; ce qui me plaît de toi, c’est que tu ne dis pas des mensonges et des folies comme ton oncle Laquille. Continue à être raisonnable, et tout ira bien, puisque tu as de l’invention pour rapporter des choses à vendre et pour faire le commerce. Je ne veux point te priver de ton argent, il est à toi, je vais le placer en bonne terre qui t’appartiendra ; ce sera le commencement de ta fortune.

— Si vous n’en voulez point pour vous, répondit Clopinet, j’aimerais mieux m’en servir pour reprendre mes voyages et faire d’autres trouvailles.

Ce que Laquille avait prévu arriva. Le père Doucy ne voulut pas comprendre ce que lui disait son fils. Il ne pouvait pas s’imaginer un autre placement que les carrés d’herbe et de pommiers avec des vaches dedans ; il ne jugeait pas bon pour un enfant d’avoir une somme comme celle-là à sa disposition. Il le complimenta d’avoir eu la sagesse de l’apporter à la maison, mais il ne le crut pas pour cela incapable de faire quelque folie, si on le lui rendait. Clopinet dut céder ; c’était le cas de dire qu’on lui coupait les ailes. Il s’en alla coucher tout triste, voyant ses futurs voyages retardés ; mais il rêva que les esprits lui parlaient et lui disaient : Espère, nous ne te quitterons pas ; puisque tu as fait notre volonté, nous saurons bien t’en récompenser.

Il se résigna donc, et ne fut point insensible, il faut en convenir, à la douceur de dormir sur une bonne couchette de plumes bien chaude. Depuis une quinzaine que la fraîcheur se faisait sentir, il n’avait pas été très-bien dans sa grotte, où il ne pouvait se défendre de l’humidité qui y suintait et du vent qui s’y engouffrait. On vivait bien chez le père Doucy, on n’était ni pauvre ni avare ; on n’épargnait ni le bon pain ni le bon cidre, et la mère Doucette avait un grand talent pour faire la soupe au lard. Clopinet était l’objet de ses préférences ; elle le caressait et le choyait si tendrement qu’il ne sut point y résister et se laissa amollir par la vie de famille, au point de concevoir l’idée de passer chez lui la mauvaise saison. Il voyait toutes les bandes d’oiseaux voyageurs venir de la mer et se diriger vers l’intérieur des terres, soit pour hiverner dans les marécages, soit pour aller chercher des mers plus chaudes. Il se disait que ce n’était pas la saison de trouver des nids vers le nord ; il ne savait pas encore que certaines espèces s’envolent en sens contraire et vont chercher le froid.

Comme il n’avait pas voulu trop mentir, il avait dit à son père qu’aucun engagement ne le forçait de se remettre en mer. Il voulait amener ses parents à lui laisser sa liberté et à le voir repartir sans fâcherie ; mais, comme il ne pouvait pas rester sans rien faire, il lui fallut bien se remettre à garder et à soigner les vaches, ce qui l’ennuya beaucoup. Ces bêtes lourdes et lentes lui plaisaient de moins en moins ; ce pâturage plat et sans vue le rendait triste, son esprit voltigeait toujours sur la mer et sur les falaises. Un jour, son père l’envoya chercher à Dives un médicament chez l’apothicaire ; dans ce temps-là, on ne disait point pharmacien, mais c’était la même chose, ou plutôt c’était quelque chose de plus. La médication étant plus compliquée, ceux qui fabriquaient et vendaient des remèdes étaient obligés à savoir plus de détails et à fournir plus de drogues différentes.

Dives était une très-ancienne ville ; mais Clopinet, qui n’était pas antiquaire, trouva le pays fort laid, bien qu’il soit très-joli du côté de la campagne : lui qui ne regardait que du côté de la mer s’ennuya de voir cette côte plate et tout ensablée. Alors il vit dans l’étroit chenal qui remplace le grand port, d’où jadis la flotte de Guillaume le Conquérant partit pour l’Angleterre, de grosses barques qui faisaient encore un petit commerce avec Honfleur, et l’envie de s’en aller au moins jusque-là fut si forte qu’il pensa oublier sa commission. Pourtant il résista et se fit enseigner la maison de l’apothicaire. Là, pendant qu’on préparait la drogue, il faillit oublier qu’il devait la reporter à ses parents. L’objet qui absorbait son attention et qui le jetait dans un ravissement sans pareil, c’était un combattant, autrement dit paon de mer, perché sur un bâton et immobile dans la vitrine. L’apothicaire, s’amusant de sa surprise, prit l’oiseau, qui semblait bien vivant, car ses yeux brillaient et son bec était ouvert, et le lui fit toucher ; il était empaillé. Clopinet n’avait pas idée d’un pareil artifice et se le fit expliquer ; puis, avec une vivacité et un air de décision qui, de la part d’un garçon d’apparence si simple, étonna tout à coup l’apothicaire, il demanda si celui-ci voudrait bien lui apprendra à conserver et à empailler.

— Ma foi ! répondit l’apothicaire, si tu veux m’aider dans cette besogne, tu me feras plaisir, pour peu que tu aies autant d’adresse que de résolution. — Il apprit alors à Clopinet que le curé de l’endroit et le seigneur du château voisin étaient grands amateurs d’ornithologie, c’est ainsi que l’apothicaire appelait la connaissance des oiseaux, de leur classement en familles, en genres et en espèces. Ces deux personnages s’en procuraient tant qu’ils pouvaient, le seigneur à tout prix, le curé au prix de tout l’argent qu’il pouvait y mettre. Le pays était très-riche en oiseaux de mer et de rivage, à cause des grands ensablements de la côte et des marécages formés par la Dive. Tous les chasseurs y guettaient ce gibier pour le porter au château, où le seigneur en faisait une collection empaillée. C’était lui, l’apothicaire, que l’on chargeait de la préparation, et il s’y entendait assez bien : mais il n’avait personne pour l’aider, et le temps lui manquait. S’il venait à trouver un élève soigneux et intelligent, il le paierait volontiers aussitôt qu’il saurait son affaire.

— Prenez-moi, monsieur, dit Clopinet, je suis sûr d’apprendre vite et bien ; même, si cela ne vous offense pas, je vous dirai que je connais les oiseaux mieux que vous. Voilà cette bête que vous appelez paon de mer et dont je ne savais pas le nom ; mais je l’ai vue cent fois en liberté, et je sais comment elle est faite et comment elle se tient. Vous avez voulu lui donner l’air qu’elle a quand elle se bat : ce n’est pas ça, et si c’était une chose qu’on puisse pétrir, je vous montrerais comment elle se pose pour de vrai.

L’apothicaire était homme d’esprit, ce qui fait qu’il comprenait vite l’esprit des autres. Il ne se fâcha point des critiques de Clopinet et lui dit : — Ma foi, essaie ; cela peut se pétrir, comme tu dis, c’est-à-dire qu’on peut changer le mouvement de l’oiseau en appuyant sur les fils de fer qui remplacent les os et les muscles. Essaie, te dis-je ; si tu le gâtes, tant pis ! Un paon de mer n’est pas une chose bien rare. — Clopinet hésita un moment, devint pâle, trembla un peu, réfléchit pour se bien rappeler ; puis tout à coup, saisissant l’oiseau avec beaucoup de délicatesse, mais avec une grande résolution, il lui donna une attitude si vraie et une tournure si fière sans lui gâter une seule plume, que l’apothicaire en fut tout surpris. — J’avoue, dit-il, que ton mouvement a l’air plus naturel que le mien. Pourtant le mien était plus énergique.

— Plaît-il, monsieur ? dit Clopinet.

— Je veux dire que le mien avait l’air plus méchant. Ce sont des bêtes féroces que ces oiseaux-là !

— Et c’est en quoi vous vous trompez, monsieur, reprit Clopinet avec conviction. Les oiseaux ne sont pas méchants quand la faim ne les force pas à la bataille. Ceux-ci ne se battent pas pour se faire du mal, et ils ne s’en font presque jamais ; c’est un jeu qu’ils font par fierté quand on les regarde, et je vais vous dire : ils s’en vont, tous les mâles d’un côté et toutes les femelles de l’autre avec les petits. Ils choisissent des tas de sable où ils se mettent en rang, les femelles sur un autre tas les regardent. Alors les vieux disent aux jeunes : Allons, mes enfants, faites-nous voir comment vous savez vous battre. Et il en vient deux jeunes qui se gourment jusqu’à ce qu’ils tombent de fatigue, et puis il en vient deux autres ; quelquefois il y a deux paires qui se battent en même temps, mais toujours un contre un et jamais une bande contre une autre, ni à propos des femelles, ni pour la nourriture. Quand l’heure de cet amusement-là est finie, on va se promener ou manger ensemble, et on est bons amis.

— C’est possible, dit en riant l’apothicaire ; si tu as si bien regardé les oiseaux, tu en sais plus long que moi, et je reconnais que ce combattant me plaît mieux, tourné et dressé comme le voilà. Je pense que tu es un observateur et peut-être un artiste de naissance.

Clopinet ne comprit pas, mais son cœur battit de joie quand l’apothicaire lui dit : — Reviens demain, je t’apprendrai le métier, qui est très-facile, et, puisque tu as le sentiment, qui est un don de nature, je te ferai entrer chez le seigneur du château en qualité de préparateur. Tu apprendras l’histoire naturelle des oiseaux, et tu deviendras un jour conservateur de collections chez lui ou chez quelque autre. Qui sait si tu n’es pas né pour être savant ?

Clopinet ne comprit bien qu’une chose, c’est qu’il allait voir des oiseaux nouveaux pour lui, et qu’il apprendrait les noms et les pays de ceux dont il connaissait les airs, les chants, le plumage et les habitudes. Il vola plutôt qu’il ne courut chez son père et obtint facilement la permission d’aller travailler dans les oiseaux. — Puisque c’est son idée, dit le père Doucy avec un sourire en regardant sa femme, et que M. l’apothicaire est un grand brave homme, je pense, mère Doucette, que vous ne serez point fâchée de savoir cet enfant occupé dans un pays qui n’est pas loin, et où nous pourrons le voir souvent ?

La mère Doucette eût préféré que l’enfant ne la quittât point du tout ; mais, quand son mari avait parlé en l’honorant d’un sourire, elle ne savait qu’approuver en riant de toute sa bouche, ce qui n’était pas peu de chose. D’ailleurs elle tremblait toujours en songeant que Clopinet pouvait retourner dans ce pays d’Écosse, qu’elle croyait situé au bout du monde et où Clopinet n’avait jamais été. Au bout d’un mois, Clopinet sut très-bien composer la préparation arsenicale avec laquelle on préserve les oiseaux de la pourriture et des mites. Il sut écorcher avec une propreté parfaite, en retournant la peau de l’oiseau comme on retourne un gant, sans salir ni froisser une seule plume. Il sut les petits os qu’il faut conserver pour assujettir les fils de fer, ceux qu’il faut couper, la manière de remplacer la charpente de l’animal par des fils de métal plus ou moins gros. Il sut distinguer dans la provision d’œils de verre ceux qui convenaient précisément à tel ou tel volatile. Il sut le rembourrer d’étoupes en lui conservant sa forme exacte, lui recoudre le ventre avec tant d’adresse qu’on ne pût soupçonner la couture, le dresser sur ses pieds, lui fermer ou lui ouvrir les ailes à son gré, et quant à lui donner la grâce ou la singularité de sa pose naturelle, il y fut passé maître dès le premier jour.

L’apothicaire, qui ne demandait qu’à vendre ses préparation et à débarrasser son laboratoire des travaux de l’empaillage, songea vitement à faire entrer Clopinet chez M. le baron de Platecôte, le seigneur épris d’ornithologie, pour qui l’enfant travaillait sans que ses talents fussent encore révélés au curé, car le curé, tout en faisant des recherches et des échanges avec le baron, était un peu jaloux de lui et eût essayé d’accaparer Clopinet pour son compte.

L’apothicaire était brave homme autant qu’homme d’esprit et il s’intéressait à Clopinet, dont la douceur et la raison n’étaient pas ordinaires. Il l’emmena donc au château du baron, et le présenta lui-même comme un garçon capable, entendu et laborieux.

— Je n’en doute pas, répondit poliment le baron, mais c’est un enfant. Il est très-propre et très-gentil, mais c’est un petit paysan qui ne sait rien.

— Monsieur le baron, qui sait tout, répliqua gracieusement l’apothicaire, lui apprendra ce qu’il voudra. Monsieur le baron n’a point d’enfant et pourrait s’occuper de celui-ci, qui lui deviendra un bon et fidèle serviteur ; j’engage fort monsieur le baron à mettre la main sur lui tout de suite, car M. le curé ne le laissera pas échapper, dès qu’il verra les préparations qu’il sait faire.

Là-dessus l’apothicaire ouvrit la boîte qu’il avait apportée, et plaça sur la table trois sujets différents, à chacun desquels Clopinet avait su si bien donner la physionomie qui lui était propre, que le baron, qui s’y connaissait, jeta des cris de surprise et d’admiration. — Je vois bien, dit-il, que ce n’est point vous, monsieur l’apothicaire, qui avez fait ce travail excellent. Pouvez-vous me jurer que c’est tout de bon l’enfant que voici ?

— Je le jure, monsieur le baron.

— Lui tout seul ?

— Lui tout seul.

— Eh bien ! je le prends ; laissez-le-moi, il n’aura point à regretter d’être à mon service.



VIII


Dès le jour même, Clopinet fut installé au manoir de Platecôte, dans une petite chambre située tout en haut des combles. La première chose qu’il fit avant de regarder la chambre, qui était fort gentille, fut de mettre la tête à la fenêtre et de prendre connaissance du pays. Il était des plus beaux, car le château était bâti sur une haute colline, d’où l’on découvrait d’un côté la vallée d’Auge, le cours de la Dive et celui de l’Orne, avec leurs bois et leurs prairies ondulées, de l’autre la mer et les côtes à une grande distance. Clopinet reconnut tout de suite les pointes dentelées de la grande falaise ; il les vit encore mieux en regardant dans une lunette d’approche, installée sur le belvédère du château, qui était encore plus haut perché que sa chambre. Il distingua avec ravissement les Vaches-Noires montrant leur dos au-dessus des vagues, et, du côté de la campagne, la maison de ses parents, dont le chaume perçait à travers les pommiers aux feuilles jaunies. Il se sentit comme ivre de joie de demeurer ainsi dans les airs et de pouvoir ajouter à sa bonne vue le merveilleux pouvoir de cette lunette, qui lui donnait une faculté de vision aussi puissante que celle des oiseaux. Il vit et reconnut toutes les anfractuosités, tous les hameaux et villages de la côte. Il retrouva Trouville et découvrit le cap derrière lequel Honfleur se cache.

Une autre joie fut d’être installé dès le lendemain dans la pièce qui lui fut donnée pour laboratoire, et où l’on avait déjà déposé les fioles, les matériaux et les outils que l’apothicaire avait envoyés et fournis pour son usage ; de cette pièce, on entrait de plain-pied dans le musée de M. le baron, et Clopinet vit là, dans de grandes armoires garnies de vitres, une quantité d’oiseaux étrangers et indigènes plus ou moins précieux, mais tous très-intéressans pour qui voulait apprendre leurs noms et leur classement.

Le baron étant venu le trouver là pour lui expliquer de quelle besogne il comptait le charger, Clopinet, qui avait la confiance que donne la simplicité du cœur, lui dit : — Monsieur le seigneur, votre provision d’oiseaux est mal rangée. En voilà un petit qu’on a mis avec les autres parce qu’il est petit ; mais ça ne va pas du tout. Il doit être à côté de ces gros-là parce qu’il est de leur famille, je vous en réponds. Il a leur bec, leurs pattes, et il se nourrit comme eux, je le sais, je le reconnais, ou si ce n’est pas absolument celui-là, c’en est un qui lui ressemble et qui doit être son cousin ou son neveu.

Le baron fit babiller Clopinet, qui n’était pas du tout causeur, mais qui, sur le chapitre des oiseaux, avait toujours beaucoup à dire ; il admira son bon raisonnement et la sûreté de ses observations, celle non moins remarquable de sa mémoire, car en une matinée il connut tous les noms que le baron voulut bien lui dire, et il les repassa sans faire aucune erreur ; mais tout à coup, voyant que le baron bâillait, prenait force prises de tabac et s’ennuyait de faire le professeur avec un ignorant : — Mon bon seigneur, lui dit-il, c’est encore trop tôt pour que j’entre à votre service, vous n’aurez point de plaisir à m’instruire. Il faut que je sois en état de m’instruire tout seul, et pour cela il me faut savoir lire. Laissez-moi aller chez M. le curé, c’est son métier d’avoir de la patience ; quand je saurai, je reviendrai chez vous.

— Non pas, non pas ! dit le baron, tu n’iras pas chez le curé. Mon valet de chambre est assez instruit, il t’instruira.

Le valet de chambre lisait couramment, il avait une bonne écriture et savait assez de français pour écrire une lettre passable sous la dictée de M. le baron, qui était savant et bel esprit, mais qui était de trop bonne maison pour connaître l’orthographe ; ce n’était pas la mode en ce temps-là pour les gens du grand monde. M. de La Fleur, c’était le nom du valet de chambre, fit donc le maître d’école avec le petit paysan, tout en rechignant un peu et en y mettant fort peu de patience. Il faut de la patience avec la plupart des enfants ; mais pour ceux qui ont comme Clopinet une grande ardeur au travail et qui craignent de voir l’occasion s’échapper, un professeur indolent ou irritable convient assez ; Clopinet fit des efforts de grande volonté pour ne point lasser la médiocre volonté de M. de La Fleur, et au bout d’un an il sut lire, écrire et compter aussi bien que lui. Cela ne lui suffisait point. Les noms scientifiques des oiseaux sont latins et beaucoup des ouvrages qui traitent des sciences naturelles sont écrits en latin. Clopinet, dont le dimanche était libre, alla empailler des oiseaux chez le curé, à la condition que pendant son travail celui-ci lui enseignerait le latin. En une autre année, il sut tout le latin vulgaire dont il avait besoin pour son état.

Tout en s’instruisant ainsi, il empaillait toutes les bêtes que lui envoyaient ou lui apportaient, tant du pays que de l’étranger, les fournisseurs et correspondants du baron ; il réparait ou renouvelait celles de la collection qui étaient mal préparées ou détériorées ; il procédait aussi à un meilleur rangement après des discussions, quelquefois très-animées, avec son patron, car celui-ci croyait en savoir bien long et n’admettait pas aisément qu’il pût s’être trompé ; mais Clopinet, avec la résolution entêtée de son caractère et la droiture de son esprit naturel, arrivait toujours à le persuader ; alors le baron, qui n’était point sot, haussait les épaules, et, feignant d’y mettre de la lassitude ou de la complaisance, disait ; — Fais donc comme tu voudras ! Pour si peu de chose, je ne veux ni te fâcher, ni me fâcher moi-même. — Ce n’était pourtant pas peu de chose. Le curé, qui, pour être moins riche en échantillons, ne laissait pas que d’être plus instruit et plus intelligent que le baron, tenait Clopinet en grande estime, et déclarait que, si M. de Buffon venait à le connaître, il lui ferait faire son chemin.

Clopinet n’en était pas plus fier. Il savait bien le respect qu’on doit à M. de Buffon, dont il lisait avec ardeur le magnifique ouvrage ; mais il avait l’esprit fait de telle sorte que rien ne le tentait dans le monde, hormis les choses de la nature. Il ne se souciait ni d’argent, ni de renommée ; il continuait à ne rêver que voyages, découvertes et observations faites par lui-même et tout seul.

Aussi pensait-il sans cesse à son ermitage de la grande falaise, et plus il faisait connaissance avec le bien-être de la vie de château, plus il regrettait son lit de rochers, ses fleurs sauvages, le chant des libres oiseaux et surtout l’amitié qu’il avait su leur inspirer. Le souvenir de cette intimité bizarre lui serrait parfois le cœur. — Où sont à présent, se disait-il, tous ces pauvres petits compagnons de ma solitude ? où sont mes barges, qui contrefaisaient si bien le bêlement des chèvres et l’aboiement des chiens ? Où est le grand butor solitaire qui mugissait comme un taureau ? Où sont les jolis vanneaux espiègles qui me criaient aux oreilles, en empruntant la voix du tailleur, dix-huit, dix-huit ? Où sont les courlis dont les douces voix d’enfant m’appelaient dans les nuits sombres, et me faisaient pousser des ailes enchantées, des ailes de courage ?

On voit que Clopinet ne croyait plus aux esprits de la nuit. Il n’en était pas plus content pour cela ; il regrettait le temps où il avait cru distinguer les paroles de ses petits amis du ciel noir et du vent d’orage. Le milieu où il se trouvait transplanté ne le portait point au merveilleux. À ce moment-là, tout le monde se piquait d’être philosophe, même le curé, et surtout M. de La Fleur, qui parlait beaucoup de M. de Voltaire sans l’avoir jamais lu, et qui affectait un grand mépris pour les superstitions rustiques.

Quand Clopinet eut atteint au service du baron l’âge de quinze à seize ans, il se trouva avoir épuisé, en fait d’ornithologie, toute l’instruction qu’il pouvait recevoir dans le château et dans le voisinage, et il fut pris du désir invincible d’aller demander à la nature les secrets qu’on ne trouve pas toujours dans les livres. Il se sentait malade, et tout le monde remarquait sa pâleur. Il songea donc sérieusement à se rendre libre, et, bien qu’il fût très-content de son patron et qu’il lui fût attaché, il lui déclara sa résolution de faire un voyage, promettant de lui rapporter tout ce qu’il pourrait recueillir d’intéressant pour son musée. Le baron lui reprocha d’abandonner son service, l’instruction qu’il prétendait lui avoir donnée et le manque de reconnaissance pour ses bontés. Il lui offrit, pour le retenir, de porter ses appointements au même chiffre que ceux de La Fleur et même de ne plus le faire manger à l’office. Clopinet se trouvait bien assez payé et ne se sentait pas humilié de manger à l’office ; il remercia et refusa. — Peut-être, dit le baron, es-tu fâché de porter la livrée ? Je t’autorise à te faire faire un petit habillement noir comme celui de l’apothicaire. — Clopinet refusa encore, il ne se trouvait que trop richement habillé. Alors le baron se fâcha, le traita d’ingrat et de maniaque, le menaça de l’abandonner et lui déclara qu’il rayerait de son testament la petite rente qu’il y avait inscrite en sa faveur. Rien n’y fit. Clopinet lui baisa les mains en lui disant que, déshérité ou non, il l’aimerait toujours autant et lui resterait dévoué, mais qu’il mourrait s’il demeurait enfermé comme il l’était depuis trois ans, qu’il était de la nature des oiseaux et qu’il lui fallait l’espace et la liberté, fût-ce au prix de toutes les misères.

Le baron, voyant qu’il n’y pouvait rien, se résigna et le congédia avec bonté en lui payant ses gages et en y ajoutant un joli cadeau. Clopinet refusa le cadeau en argent et demanda au baron de lui donner une longue-vue portative et quelques outils. Le baron les lui donna et l’obligea de garder aussi l’argent.

Alors Clopinet, le voyant si bon, se jugea véritablement ingrat, et, se jetant à ses pieds, il renonça à tous ses rêves ; il demanda seulement huit jours de congé, jurant de revenir et de faire tout son possible pour s’habituer à la vie de château, que son protecteur lui faisait si douce. Le baron attendri l’embrassa, et le munit de tout ce qui lui était nécessaire pour une tournée de huit jours.

Par une belle matinée de printemps, Clopinet, après avoir donné une journée à ses parents, partit seul pour la grande falaise. Il avait été si assidu au travail que lui confiait le baron et si acharné à s’instruire avec le curé, qu’il ne s’était jamais permis de perdre une heure en promenade pour son plaisir. Il n’avait donc pas revu les Vaches-Noires, et il était impatient de s’assurer de près des ravages que la mer avait dû faire en son absence. On avait parlé chez le baron et chez l’apothicaire d’éboulements considérables ; mais, comme du belvédère, Clopinet avait constaté que les sommets dentelés de la grande falaise existaient toujours, il ne croyait qu’à demi à ce que l’on rapportait.

Vêtu d’un fort sarrau de villageois, chaussé de gros souliers et de bonnes guêtres de toile, coiffé d’un bonnet de laine qui ne craignait pas les coups de vent, portant sur son dos un solide sac de voyage qui contenait ses outils, un ou deux volumes de catalogues, sa longue-vue et quelques aliments, il fut vite rendu aux dunes, mais sans pouvoir suivre la plage, qui se trouva obstruée en divers endroits par le glissage des marnes. À mesure qu’il avançait en se tenant à mi-côte, il s’apercevait d’un changement notable dans ces masses crevassées. Là où il y avait eu des plantes, il n’y avait plus que de la boue très-difficile à traverser sans s’y perdre ; là où il y avait eu des parties molles, le terrain s’était durci et couvert de végétation. Clopinet ne se reconnaissait plus. Ses anciens sentiers, tracés par lui et connus de lui seul, avaient disparu. Il lui fallait faire un nouvel apprentissage pour se diriger et de nouveaux calculs pour éviter les fentes et les précipices. Enfin il gagna la grande falaise, qui était bien toujours debout, mais dont les flancs dénudés et coupés à pic ne lui permettaient plus de monter à son ermitage.



IX


Il faillit y renoncer, mais il s’était fait une telle joie de retrouver son nid, qu’il s’y acharna, et qu’à force de chercher de nouveaux passages il réussit à en trouver un pas bien difficile et pas trop dangereux. Il s’y risqua et arriva enfin à la partie rocheuse, où, avec une vive satisfaction, il retrouva son jardin, sa galerie, sa lucarne et sa grotte à peu près intacts. Aussitôt il s’occupa d’y refaire son installation : son lit d’herbes sèches fut vite coupé et dressé ; après un grand nettoyage, car divers oiseaux avaient laissé leur trace dans sa demeure, il coupa plusieurs brassées de joncs marins desséchés, et alluma du feu pour bien assainir la grotte. Il y brûla même des baies de genévrier pour la parfumer. Il y prit son frugal repas, puis, s’étendant sur l’herbe de son jardin sauvage, où les mêmes fleurs qu’il avait aimées fleurissaient plus belles que jamais, il fit un bon somme, car il s’était levé de grand matin et s’était beaucoup fatigué pour traverser les dunes bouleversées.

Dès qu’il fut reposé, il voulut essayer l’ascension de la grande falaise pour savoir si elle était encore habitée par les mêmes oiseaux. Il y parvint avec mille peines et mille dangers ; mais il n’y trouva plus trace de nids, et il n’y put ramasser une seule plume. Les roupeaux avaient abandonné la place ; c’était signe qu’elle menaçait ruine, leur instinct les en avait avertis. Où s’étaient-ils réfugiés ? Clopinet ne tenait plus à reprendre son bon petit commerce d’aigrettes, il se trouvait assez riche ; mais il eût souhaité revoir ses anciens amis et savoir s’ils le reconnaîtraient après cette longue absence, ce qui n’était guère probable. En cherchant des yeux, il vit qu’une grande fente s’était ouverte à la déclivité de la falaise, et il s’y engagea avec précaution. C’était comme une rue nouvelle qui s’était creusée dans sa cité déserte ; elle le conduisit à des blocs inférieurs où il fut tout surpris de se retrouver auprès de son ermitage et de voir les roches toutes blanchies par le laisser des oiseaux. Il ne lui en fallut pas davantage pour découvrir quantité de nids où les œufs, chauffés par le soleil, attendaient la nuit pour être couvés, et autour desquels mainte plume révélait le passage des mâles. Ainsi les bihoreaux avaient déménagé, et le choix qu’ils avaient fait du voisinage de la grotte prouvait qu’elle était encore solidement assise dans les plis de la falaise. Content de cette découverte, Clopinet rentra chez lui facilement en franchissant un petit pli de terrain, et il se réjouit d’avoir ses anciens amis pour ainsi dire sous la main.

Décidément Clopinet aimait la solitude, car cette journée dans le désert lui fit l’effet d’une récompense après un long exil courageusement supporté. Il refit connaissance avec tout le prolongement des dunes et se mit bien au courant de leur nouvelle disposition. Il revit avec joie ses bonnes Vaches-Noires, toujours couvertes de coquillages ; il se baigna dans la mer avec délices et refit toutes ses anciennes observations sur les oiseaux qui habitaient ce rivage ou qui y campaient en passant. Il n’avait plus rien à apprendre sur leur compte, sinon que ce n’était plus les mêmes individus ou qu’ils n’avaient pas de mémoire, car ils ne parurent pas du tout le reconnaître et ne voulurent point approcher du pain qu’il leur montrait. Pourtant c’était encore pour eux un régal, et sitôt qu’il s’éloignait un peu, ils se jetaient sur les miettes qu’il avait semées et se les disputaient avec de grands cris. Il ne désespéra pas de les apprivoiser de nouveau pendant le peu de temps qu’il passerait dans la falaise, car il souhaitait d’y rester tout le temps de son congé, sans trop savoir pourquoi il s’y plaisait tant.

Il est certain que, quand on est jeune, on se laisse aller à son caractère, sans bien s’en rendre compte. Clopinet n’était pourtant pas le même enfant qui avait mené six mois cette vie de sauvage ; il était maintenant relativement très-instruit, il savait le pourquoi des choses qui lui avaient plu autrefois. Il avait aimé la mer, les rochers, les oiseaux, les fleurs et les nuages avant de savoir en quoi ces choses sont belles. L’étude et la comparaison lui avaient appris ce que c’est que le beau, le terrible et le gracieux. Il en jouissait donc doublement, et il eût pu se savoir quelque gré d’avoir aimé la nature avant de la comprendre ; mais il était modeste comme tous ceux qui vivent de contemplation et d’admiration : c’est la nature qu’il remerciait d’avoir bien voulu se révéler à lui sans le secours de personne.

Comme si cette puissante dame nature eût voulu lui faire fête en lui donnant le spectacle dont elle l’avait régalé trois ans auparavant, le premier soir de son installation dans la falaise, il y eut au coucher du soleil un grand entassement de nuages noirs bordés de feu rouge, et la mer fut toute phosphorescente. Quand il fut retiré dans la grotte, le vent s’éleva et la fête devint un peu brutale. Des torrents de pluie ruisselèrent autour de l’ermitage ; mais la lune aimable et coquette quand même mit encore des diamants verts dans le feuillage qui en festonnait l’entrée. Clopinet dormit au milieu du vacarme, et il prenait plaisir à se trouver réveillé de temps en temps par le fracas du tonnerre. Un de ces éclats de foudre fut pourtant si violent qu’il en ressentit la commotion et se trouva sans savoir comment debout à côté de son lit. Mille cris plaintifs remplissaient l’air au-dessus de lui, et un instant après il se sentit littéralement fouetté par une quantité de grandes ailes qui s’agitaient sans bruit autour de lui dans sa grotte. C’était le campement de ses voisins qui avait été frappé par la foudre. Les femelles éperdues avaient quitté leurs œufs brisés, et, poussées par le vent, elles venaient s’abattre dans le jardin de Clopinet et se réfugier, avec des clameurs d’épouvante et de désolation, presque dans sa demeure. Il en eut une grande pitié, et, se gardant bien de les repousser, il se recoucha et se rendormit au milieu de ces pauvres oiseaux dont quelques-uns à demi morts gisaient sur son lit.

Dès que le jour parut, tout ce qui avait encore des ailes s’envola, mais plusieurs étaient démontés, quelques-uns éborgnés, d’autres morts ou mourans. Clopinet soigna de son mieux ses tristes hôtes et alla ensuite voir le désastre de la colonie. Il fut témoin des cris et des lamentations des couveuses cherchant en vain leurs œufs, et il essaya de réparer quelques nids ; mais le fluide électrique avait cuit ce qui n’était pas brisé, et la colonie, voyant qu’il n’y avait plus d’espérance, s’appela avec de certains cris de détresse, se rassembla sur une roche où elle parut tenir conseil, puis avec des sanglots d’adieu, prit son vol sur la mer et disparut dans les brumes, sans qu’il fût possible de voir ce qu’elle était devenue.

Clopinet, ne les voyant pas revenir le lendemain ni les jours suivants, pensa qu’ils avaient dit adieu, pour toujours peut-être, à cette côte inhospitalière. Il retourna à ses malades, et en peu de temps ils se trouvèrent apprivoisés, mangèrent dans sa main, se laissèrent toucher, gratter et réchauffer, puis se mirent à marcher autour de lui, et à s’installer, les uns dans la grotte pour dormir, les autres dans le jardin pour se ranimer au soleil. Chose étrange, ils parurent avoir oublié le désastre de leur progéniture, n’essayèrent pas d’aller voir ce qu’elle était devenue, répondirent par de petites notes tristes et enrouées à l’appel bruyant de ceux qui partaient, et se résignèrent à la domesticité comme à une existence nouvelle contre laquelle il était inutile de protester.

Clopinet se trouvait à même d’étudier une chose qui l’avait toujours passionné, le degré d’intelligence qui se développe chez les animaux quand l’instinct ne peut plus suffire à leur conservation. Il passa la journée tantôt à observer ces convalescents plus ou moins estropiés qui se donnaient à lui, tantôt à recueillir des hôtes emplumés d’autres espèces qu’il trouva gisants de tous côtés en parcourant la falaise. La tempête en avait amené qu’il n’avait pas encore vus de près, des spatules, des cormorans et des blongios. Le soir, sa grotte en était remplie, il dut leur donner tout le reste de son pain et se coucher à jeun.

Le lendemain au matin, il courut déjeuner à Auberville, le village où il s’était approvisionné autrefois, et il en rapporta de quoi pourvoir aux besoins de son infirmerie. Il y eut dans la journée des décès et des guérisons. Il alla encore recueillir des estropiés sur les hauteurs et il put voir les individus libres et bien portants guetter son passage pour recueillir les miettes qu’il laissait derrière lui. Quelque jours suffirent pour les rendre familiers comme autrefois. Clopinet crut reconnaître dans ceux qui s’apprivoisèrent le plus vite les mêmes qui avaient été déjà apprivoisés par lui.

Mais il remarqua toujours une grande différence de caractère entre les oiseaux qui, tout en s’habituant à l’approcher, restèrent indépendants et ceux que des blessures ou l’évanouissement produit par la foudre avaient mis sous sa dépendance. Ces derniers devinrent confiants avec lui jusqu’à l’importunité. La privation du vol ou de la marche rapide développa en eux un sentiment d’égoïsme et de gourmandise insatiable, tandis que les premiers restaient actifs et fiers. Clopinet se prit de préférence pour ceux-ci, et, bien qu’il soignât davantage ceux qui avaient plus besoin de lui, il ne pouvait s’empêcher de mépriser un peu leur abnégation facile.

Pourtant la pitié le retenait auprès d’eux, il espérait les remettre tous en état de se reprendre à la vie sauvage. Il était trop exercé à reconstruire leur charpente osseuse pour ne pas connaître très-bien leur anatomie, et il réussissait avec une merveilleuse adresse à remettre les pattes et les ailes cassées ; mais ceux qui furent ainsi raccommodés, et qui, au bout de bien peu de jours, furent capables d’aller chercher leur vie, furent si mal accueillis par les libres, qu’ils revinrent tout penauds se réfugier dans les jambes de Clopinet, et qu’il eut à repousser et à réprimander vertement les insulteurs qui voulaient les plumer ou les mettre en pièces. Dans ces combats étranges où il dut prendre part, je vous laisse à penser s’il observa avec intérêt toutes les allures et manières de ces personnages emplumés.

Enfin Clopinet songea, au bout de la semaine, à quitter la falaise et à retourner chez son patron. Il était dans tous les cas bien temps de songer à la retraite, la falaise avait été fort endommagée par le dernier orage. Près du nid foudroyé des roupeaux, une nouvelle fissure s’était faite, et les marnes délayées par la pluie commençaient à couler jusque dans le jardin de Clopinet. Ce fut un chagrin pour lui, car ce petit creux était rempli de bonne terre végétale où jadis il s’était amusé à cultiver les plus jolies plantes des terrains environnants, des genêts, des vipérines superbes, des érythrées maritimes d’un jaune éclatant, de délicieux statices d’un lilas pur et d’une taille élégante, et ces jolis liserons-soldanelle, à corolle rose vif rayée de blanc, à feuilles épaisses et lustrées, qui étalent leurs festons gracieux jusque dans les sables mouillés par la marée. En l’absence de Clopinet, tout cela avait prospéré et s’était répandu jusqu’au seuil de la grotte, et tout cela allait pour jamais disparaître sous l’envahissement implacable de la marne lourde et compacte, stérile par elle-même et stérilisante quand elle n’est pas mêlée et bien incorporée à des terres d’autre nature. Et puis, avec un peu de temps, ou peut-être très-vite, sous l’action des agents extérieurs comme la pluie et la foudre, elle devait combler tout le jardin et toute la grotte. Clopinet était trop attentif et trop habitué à surveiller l’état des glissements de cette marne pour craindre d’être trop brusquement surpris par elle. Pourtant il ne dormait plus, comme on dit, que d’un œil ; et il comptait les jours en se disant : — Voici encore une belle journée qui sèche toute cette boue ; mais, s’il pleut demain, il me faudra peut-être déloger vite et regarder la fin de mon petit monde.

Dans cette attente, pour sauver ses oiseaux du désastre, il résolut de les porter au curé de Dives, sachant qu’il aimait à conserver des bêtes vivantes, tandis que le baron de Platecôte les aimait mieux mortes et empaillées. Le curé était plus naturaliste, le baron plus collectionneur. Clopinet, certain que le curé donnerait des soins à ces volatiles, s’en alla couper des bûchettes dans la campagne et se mit à confectionner un panier assez grand pour emporter tout son monde sans l’étouffer ; mais il songea que ce serait trop lourd pour lui seul, car il y avait de très-grands oiseaux, et il s’en alla louer un âne qu’il fit grimper jusqu’à l’entrée de son jardin, prêt à se mettre en route avec lui le lendemain matin.


X


La nuit fut très-mauvaise et la marne gagna beaucoup. Clopinet dut se lever avant le jour ; il rassembla toutes ses bestioles, les fit déjeuner, les mit avec soin dans le panier garni d’herbe, les chargea sur le bât de l’âne, qu’il fit bien déjeuner aussi, et, le soutenant de son mieux, il lui fit descendre la falaise jusqu’au bord de la mer. Il avait calculé son temps de manière à se trouver là au moment où la marée, commençant à descendre, lui permettrait de suivre la plage pour gagner Dives ; mais quand l’âne entendit la mer de si près, car il faisait encore trop sombre pour qu’il pût bien la voir, il fut pris d’une si belle peur qu’il resta tout tremblant, les oreilles couchées en arrière, sans vouloir avancer ni reculer. Clopinet était fort patient, et au lieu de le battre il le caressa, afin de lui donner le temps de s’habituer au bruit des vagues.

En ce moment, il lui sembla voir sur la grande Vache-Noire, qui montrait toujours son dos au-dessus des vagues, quelque chose de fort extraordinaire. Il ne faisait pas encore assez clair pour qu’il pût distinguer ce que c’était. Cela avait comme un petit corps avec de longues pattes qui remuaient. Clopinet pensa que c’était un poulpe gigantesque, et la curiosité de voir un animal si extraordinaire lui fit abandonner l’âne et avancer de ce côté. Cela remuait toujours, tantôt une patte, tantôt l’autre, mais le corps semblait collé au rocher. Clopinet craignait pourtant que cet animal incompréhensible ne s’en détachât avant qu’il eût pu l’observer et le définir. Il se déshabilla vite, jeta ses vêtements sur l’âne, qui ne bougeait point, et se mit à la mer ; mais la houle était très-forte et l’empêchait d’avancer autrement qu’en s’accrochant aux roches éparses et submergées qu’il connaissait parfaitement. Enfin il put aller assez près pour voir que ce poulpe était un homme cramponné au sommet de la Grosse-Vache et donnant des signes non équivoques de détresse ; mais quel homme singulier ! Il était si effroyablement bâti que, malgré l’émotion qu’il éprouvait, Clopinet songea au tailleur grotesque qui avait été la terreur de son enfance. Lui seul pouvait être aussi laid que l’être difforme dont il apercevait la grosse tête et les longs membres étiques à travers ses habits mouillés et collants. Il nagea vers lui, et crut entendre une voix qui lui criait : À moi, à moi ! Clopinet atteignit la dernière roche qui s’élève avant la Grosse-Vache et qui se montrait à son tour au-dessus de l’eau. Il n’était plus qu’à une très-courte distance du naufragé, et il put s’assurer, grâce au jour qui augmentait rapidement, que c’était bien le misérable bossu dont il avait conservé un souvenir plein de dégoût et d’aversion, quoiqu’il ne l’eût pas revu depuis trois ans. Il lui cria : — Ne bougez pas, attendez-moi ! Ce fut inutile ; soit que Tire-à-gauche n’entendit pas, soit que la marée en se retirant remportât malgré lui, il fit un suprême effort pour tendre ses longs bras à Clopinet, et lâcha prise ; en un clin d’œil, il fut entraîné par la vague qui tourbillonnait autour du rocher et disparut. Clopinet, debout sur celui où il s’était arrêté pour reprendre haleine, resta un moment indécis et comme glacé par l’effroi de la mort. On pense vite dans ces moments-là ; il comprit que le tailleur éperdu allait, s’il lui portait secours, se cramponner, s’enlacer à lui comme une véritable pieuvre et l’entraîner au fond en l’empêchant de nager. Mourir comme cela tout d’un coup, d’une mort affreuse, lui si jeune et si curieux de la vie, pour avoir voulu porter un secours inutile à un être aussi sournois, aussi méchant et aussi laid que ce tailleur, c’était de la folie. Clopinet hésita un instant, — un instant bien court, car il se fit dans ses oreilles un bruit mélodieux qu’il reconnut aussitôt ; c’était le chant énergique et tendre de ses petits amis les esprits ailés de la mer, et ces voix caressantes lui disaient : — Tes ailes, ouvre tes ailes I nous sommes là !

Clopinet sentit ses ailes de courage s’ouvrir toutes grandes, grandes comme celles d’un aigle de mer, et il sauta dans la vague furieuse. Il ne sut jamais comment il avait pu ressaisir le tailleur au milieu de l’écume qui l’aveuglait, lutter avec lui, vaincre avec une force surnaturelle la lame énorme qui l’emmenait au large, enfin revenir à la Grosse-Vache et y tomber épuisé sur le corps du naufragé évanoui. Tout cela se passa comme dans un rêve ; mais dans ce moment-là, malgré toute l’instruction qu’il avait acquise, personne n’eût pu persuader à Clopinet que les bons génies qui l’avaient assisté autrefois ne s’en étaient point mêlés encore cette fois-ci. Il se releva vite en leur criant : — Merci, merci, mes bien-aimés ! — Il retourna le tailleur sur le ventre et le tint couché, la tête en bas, pour lui faire rendre l’eau qu’il avait bue ; il le frotta de toute sa force jusqu’à ce qu’il vit qu’il retrouvait la respiration. Au bout de cinq minutes, Tire-à-gauche revint tout à fait à lui, et, voulant parler, fit de grands cris par suite du dernier étouffement qu’il avait à combattre. Il voulait se rejeter à l’eau pour gagner plus vite la terre ; il était comme fou. Clopinet réussit à le maintenir en le battant ferme du plat de la main, ce qui acheva de le ranimer.

— Ayez confiance, lui dit Clopinet quand il put lui faire comprendre quelque chose ; dans un instant, cette roche sera toute découverte, et nous retournerons à pied sec à la côte. J’ai réussi à vous réchauffer un peu ; si vous vous refroidissez à présent, vous mourrez.

Tire-à-gauche se soumit, et au bout d’un quart d’heure il était sur le rivage et se séchait à fond, tout en mangeant le pain de Clopinet devant un bon feu d’herbes sèches que ce brave enfant avait allumé sur un ressaut de la dune où la marée ne montait pas.

C’est alors que le tailleur put raconter à Clopinet comment, malgré son horreur pour la mer, il s’était laissé surprendre et emporter par elle. — Il faut, lui dit-il, que je t’avoue une chose. Je vivais mal de mon état, et depuis le jour où je t’avais vu paré de trois belles plumes de roupeau, je n’avais plus d’autre ambition que celle de découvrir la cachette de ces oiseaux précieux. J’en voyais bien voler au-dessus et autour de cette maudite falaise, mais je n’osais point m’y risquer ; quoique je marche et grimpe très-joliment, Dieu ne m’a point donné le courage, et je n’osais ni me risquer tout seul, ni me donner comme toi au diable.

— Monsieur le tailleur, dit Clopinet en lui passant sa gourde, buvez un coup ; vous avez besoin d’éclaircir vos idées, car vous êtes un imbécile de croire au diable, et, quand vous prétendez que je me suis donné à lui, je vous déclare, sans vouloir vous offenser, que vous mentez comme un chien.

Le tailleur, qui était querelleur et vigoureux au combat, baissa la tête et fit des excuses, car il avait trouvé son maître.

— Mon cher monsieur Clopinet, dit-il, je vous dois de faire encore l’ornement de ce monde, je vous en suis reconnaissant, et les femmes vous béniront.

— Puisque vous avez de l’esprit et que vous vous moquez agréablement de vous-même, je vous pardonne, reprit Clopinet.

Mais le tailleur ne se moquait point. Il se croyait très-bien de sa personne, et il assura très-sérieusement que les belles le trouvaient aimable et se disputaient son cœur. Clopinet fut alors pris d’un si bon rire qu’il en tomba sur le dos en se tenant les flancs et tapant des pieds. Le tailleur se fût bien fâché s’il l’eût osé, mais il n’osa pas et continua son récit.

— Ce sont les aventures qui m’ont perdu, dit-il ; vous pouvez en rire, mais il n’est que trop vrai que j’ai quitté le pays pour obéir à une veuve qui voulait m’épouser. Elle m’avait fait accroire qu’elle était riche, et j’allais consentir, quoiqu’elle ne fût pas de la première jeunesse, quand je découvris qu’elle n’avait pas le sou, pas même de quoi me payer une misérable dette de cabaret ! Je l’ai donc plantée là, et je revenais par ici, la mort dans l’âme, le gousset vide et le ventre creux, forcé de demander un morceau de pain au boulanger de Villers, lorsque hier soir l’idée me vint de chercher les plumes de roupeau auxquelles j’avais toujours songé. Ce boulanger m’apprit que vous en aviez vendu pour trois mille écus au seigneur de Platecôte, lequel vous avait adopté pour son domestique et son héritier. Voilà du moins ce qu’on raconte dans le pays. Alors je me mis en tête, dussé-je me tuer, de trouver les roupeaux que l’on voyait voler par ici et qu’il fallait surprendre avant le jour lorsqu’ils quittent le bord de la mer. Je partis de Villers à minuit, pensant arriver aux Vaches-Noires avant la marée ; mais il faut croire que le coucou du boulanger retarde, ou qu’il m’avait fait un peu boire, car c’est un homme d’esprit qui aime les gens instruits et qui n’a pas été fâché de me faire goûter son cidre, tout en causant le soir avec moi. Enfin, que le cidre ou le coucou, ou le diable s’en soit mêlé, j’ai été surpris par la marée avant que le jour ne parût, et emporté sur cette roche où sans vous je serais mort.

— C’est-à-dire, répondit Clopinet, qu’avec un peu de sang-froid et de raisonnement vous fussiez resté sans danger jusqu’au départ de la marée. Enfin vous voilà sain et sauf, prenez ces deux écus et allez en paix, j’ai assez de votre compagnie.

Le tailleur se confondit en remercîments ; il eût baisé les mains de Clopinet, si Clopinet l’eût laissé faire. La mer était loin, l’âne se trouvait tout rassuré et tout disposé pour transporter à Dives la ménagerie destinée à M. le curé ; Clopinet avait aussi ramassé beaucoup de plantes que son ami le pharmacien lui avait désignées en le priant de les lui rapporter ; il y en avait une grosse botte attachée sur le derrière du baudet. Le tailleur, bien que congédié, ne s’en allait pas, et regardait la cage et la gerbe de plantes avec une curiosité pleine de convoitise.

— Vous pouvez, lui dit Clopinet, vous rendre utile et gagner quelque chose en ramassant des herbes comme celles-ci ; quant aux oiseaux de la dune, quels qu’ils soient, je vous défends de leur tendre des piéges et de troubler leurs couvées.

— Pourtant, dit avec une timidité sournoise le tailleur attentif, les oiseaux du rivage sont à tout le monde. Il y a là, dans cette cage, des roupeaux magnifiques. Vous les avez pris, ils sont à vous ; mais il en reste, et si vous aviez pitié d’un pauvre homme, vous lui diriez où ces oiseaux se cachent pendant le jour, et par quel moyen on peut y arriver sans périr, car enfin vous voilà, et vous venez de faire cette riche capture.

— Monsieur Tire-à-gauche, répondit Clopinet, vous voulez faire ce que je vous défends et vous ne craignez pas de me déplaire après ce que j’ai fait pour vous. Eh bien ! écoutez ce qui vous attend, si vous voulez escalader la falaise !

— Quoi donc ? dit le tailleur incrédule.

— Vous n’entendez rien ?

— J’entends qu’il tonne du côté de Honfleur.

— Il ne tonne pas, c’est la falaise qui croule, marchons !

Clopinet fit doubler le pas à son âne, et le tailleur prit sa course en avant. Quand il se vit loin du danger, il s’arrêta terrifié par un bruit formidable, et, se retournant, il vit crouler tout un pan de cette montagne avec un banc de roches énormes qui furent lancées au loin dans la mer, ou elles mêlèrent un effrayant troupeau de vaches blanches au sombre troupeau des vaches noires, leurs devancières. Clopinet s’était arrêté et retourné aussi. Il avait vu rouler, avec ce banc de roches, les débris de maçonnerie de son ermitage et de son observatoire.

— Monsieur Tire-à-gauche, dit-il au tailleur quand il l’eût rejoint, j’avais là une maison de campagne, un jardin, et les roupeaux à discrétion tout près de moi ; allez en prendre possession, si vous voulez !

Le tailleur confus secoua la tête. Il était à jamais guéri de la fantaisie de surprendre les oiseaux de mer et d’escalader les falaises.

Clopinet fut triste en continuant sa route. Il avait aimé cet ermitage comme on aime une personne. Les privations qu’il y avait subies, les dangers qu’il y avait bravés, les rêves agréables ou effrayants qu’il y avait eus se représentaient à lui comme des liens de cœur qu’un désastre inévitable et longtemps prévu venait de rompre sans retour. Dame nature, pensa-t-il, n’est pas toujours une hôtesse bien commode, elle a des lois très-rudes qu’on prendrait pour des caprices, si on ne les comprenait pas. Il faut l’aimer quand même, car ce qu’elle vous ôte quelque part, elle vous le rend ailleurs, et je retrouverai bien quelque jour un trou où je pourrai vivre encore tête à tête avec elle.

Clopinet fit l’école buissonnière le long de la plage. C’était son dernier jour de congé, et il n’arriva à Dives que le soir, afin qu’on ne vît pas son chargement d’oiseaux. Il le porta mystérieusement au presbytère en priant le curé de ne pas dire au baron d’où lui venait cette richesse. — Je m’en garderai bien ! s’écria le curé enchanté. Il n’aurait pas de repos qu’il ne m’eût arraché toutes ces charmantes bêtes vivantes pour en faire des momies. Il ne les verra pas, sois tranquille !

Clopinet laissa le curé et sa servante se démener bien avant dans la soirée pour bien loger leurs nouveaux hôtes, et il alla porter les plantes à l’apothicaire ; enfin il s’en retourna coucher, le cœur gros, au manoir de Platecôte.



XI


Le lendemain, le baron le trouvait à son poste au laboratoire. Il avait bonne mine et paraissait guéri ; mais deux jours plus tard le pauvre enfant était aussi pâle et aussi accablé qu’auparavant. Pressé de questions, il répondit enfin à son protecteur : — Monsieur le baron, il faut me laisser partir, je ne peux plus vivre ici. J’ai cru qu’un peu d’air et de promenade suffirait à ma guérison, je me suis trompé. Il me faut plus de temps que cela. Il me faut un an, peut-être davantage, je ne sais pas. Retirez-moi vos bienfaits, je n’en suis plus digne ; mais ne me haïssez pas, j’en mourrais de chagrin et ne pourrais profiter de la liberté que vous m’auriez laissée.

Le baron, voyant Clopinet si affecté, se montra tout à fait brave homme, et, le consolant de son mieux, lui jura qu’il ne cesserait jamais de s’intéresser à lui ; mais, avant de se rendre à la nécessité de le voir partir pour longtemps, peut-être pour toujours, car la vie de voyages est pleine de dangers, il exigea que l’enfant lui ouvrit tout à fait son cœur. Il lui supposait quelque arrière-pensée et ne comprenait pas du tout son amour pour la solitude.

— Eh bien ! répondit Clopinet, je vais tout vous dire, au risque de vous paraître idiot ou fou. J’aime les oiseaux, entendons-nous, les oiseaux vivants, et il me faut vivre avec eux ; j’aime bien à les voir en peinture, car la peinture donne une idée de la vie, et il me semble qu’un jour je pourrais devenir capable de représenter par le dessin et la couleur les êtres que j’aurai eu le temps de bien voir et de bien comprendre ; mais l’empaillage m’est devenu odieux. Vivre au milieu de ces cadavres, disséquer ces tristes chairs mortes, faire le métier d’embaumeur, je ne peux plus, il me semble que je bois la mort et que je me momifie moi-même. Vous admirez la belle tournure et le lustre que je sais donner à ces oiseaux. Pour moi, ce sont des spectres qui me poursuivent dans mes rêves et me redemandent la vie que je ne puis leur donner et quand je passe le soir dans la galerie vitrée, il me semble les entendre frapper le verre de leurs becs pour me réclamer la liberté de leurs ailes, que j’ai liées avec mes fils de fer et de laiton. Enfin ces fantômes me font horreur, et je me fais horreur à moi-même de les créer. Je n’ai pourtant pas à me reprocher leur mort, car je n’ai jamais tué qu’un oiseau, un seul, pour le manger, pressé que j’étais par la faim. Je ne me le suis jamais pardonné, et j’ai juré de n’en pas tuer un second ; mais il n’en est pas moins vrai que je vis de la mort de tous ceux que je prépare, et cette idée me trouble et me poursuit comme un remords. Et puis,… et puis… il y a encore autre chose que je n’ose pas, que je ne saurais peut-être pas vous dire.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda le baron ; il faut me dire tout comme à ton meilleur ami.

— Eh bien ! repartit Clopinet, il y a sur la mer et sur ses rivages des voix qui me parlent et que personne autre que moi ne sait entendre. On croit et on dit que les oiseaux font entendre des cris d’amour ou de peur, de colère ou d’inquiétude, qui ne s’adressent jamais aux êtres d’une autre espèce, et que les hommes n’ont pas besoin de comprendre. C’est possible ; mais comme il y en a que je comprends et qui me disent ce que je dois faire quand j’hésite devant mon devoir, je pense qu’il y a autour de nous de bons génies qui prennent à nos yeux certaines formes et empruntent certaines voix pour nous montrer leur amitié et nous bien conduire. Je ne prétends pas qu’ils fassent des miracles, mais ils nous en font faire en changeant, par leurs bonnes inspirations, nos instincts d’égoïsme et de lâcheté en élans de courage et de dévoûment. Cela vous étonne, mon cher patron, et pourtant je vous ai quelquefois entendu dire en beau langage que, dans l’étude de la science, la nature nous parlait par toutes ses voix, qu’elle nous détachait ainsi de l’ambition et de la vanité, enfin qu’elle nous conservait purs et nous rendait meilleurs. J’ai bu vos paroles, et ces voix de la nature, je les ai entendues. Je me suis enivré de leur magie, je ne puis vivre sans les écouter. Elles ne me parlent point ici ; laissez-moi partir. Elle me commanderont certainement de revenir vous apporter le résultat de mes découvertes, comme déjà elles m’ont commandé d’aller faire soumission à mes parents, et je reviendrai ; mais laissez-moi les suivre, car en ce moment elles m’appellent et veulent que je devienne un vrai savant, c’est-à-dire un véritable élève, de la nature. Le baron jugea que Clopinet était jusqu’à un certain point dans le vrai, mais qu’il avait l’imagination malade et qu’il fallait le laisser se distraire par le mouvement des voyages. Il s’occupa avec lui de tout ce qui pouvait lui faciliter une traversée, et, l’ayant bien muni d’argent, d’effets et d’instruments, il l’embarqua sur un de ces gros bateaux qui, deux ou trois fois par an, font encore le voyage de Dives à Honfleur. Là, Clopinet s’embarqua lui-même pour l’Angleterre, d’où il passa en Écosse, en Irlande et dans les autres îles environnantes. Libre et heureux dans les sites les plus sauvages, étudiant tout et se rendant compte de toutes choses par lui-même, il songea au retour et revint au bout d’un an, rapportant au baron un trésor d’observations nouvelles qui contredisaient souvent les affirmations des naturalistes, mais n’en étaient pas moins aussi vraies qu’ingénieuses.

L’année suivante, après avoir passé quelques semaines dans sa famille et chez ses amis, Clopinet s’en alla en Suisse, en Allemagne et jusque dans les provinces polonaises, russes et turques. Plus tard, il visita le nord de la Russie et une partie de l’Asie, achetant partout les oiseaux que les gens du pays tuaient à la chasse, et les momifiant pour les envoyer au baron, dont la collection devint une des plus belles de France ; mais Clopinet se tint à lui-même la parole qu’il s’était donnée de ne rien tuer et de ne rien faire tuer pour son service. C’était sa manie, et la science y perdit peut-être quelques échantillons précieux qu’avec moins de scrupule il eût pu se procurer. En revanche, il l’enrichit de tant de documents justes et nouveaux qui redressaient des erreurs longtemps consacrées, que le baron n’eut point à se plaindre. Il se fit longtemps honneur de toutes les découvertes de son élève, et publia ses notes sous forme d’ouvrages scientifiques où il oublia de le nommer. Clopinet n’y trouva point à redire, n’ayant aucune ambition personnelle et se trouvant parfaitement heureux de satisfaire sa passion pour la nature. Le baron, parvenu à une certaine réputation, ce qui avait été le but de toutes ses dépenses et de toutes ses commandes, ne fut pourtant pas ingrat envers Clopinet : il mourut en l’instituant son légataire universel. Ses neveux intentèrent un grand procès à ce misérable petit cuistre, qui avait capté, selon eux, la faveur du défunt : le testament était en bonne forme, et Clopinet eût peut-être emporté gain de cause ; mais il n’aimait pas les querelles, et il accepta la première transaction qui lui fut offerte. On lui laissa le manoir et le musée, avec assez de terre pour y vivre modestement et pouvoir voyager avec économie.

Il se tint pour privilégié de la fortune et de la destinée. Il put faire le tour du monde pendant que sa famille et celle de son oncle Laquille habitaient son château, où il revint de temps en temps pour entretenir avec un soin pieux la collection de son bienfaiteur. Il vieillit dans ce mouvement perpétuel, disparaissant des années entières sans donner de ses nouvelles, car il faisait de longues stations dans des endroits si sauvages, qu’il lui était impossible de correspondre avec personne. Il revenait toujours doux, tranquille, facile à vivre, obligeant et généreux au-delà de ses moyens. Des naturalistes qui l’avaient rencontré dans ses lointaines excursions, entre autres M. Levaillant, racontèrent de lui des traits d’une grande bonté et d’un courage extraordinaire ; cependant, comme il n’en parla jamais lui-même, on ne sut pas bien si cela était arrivé.

Il vécut longtemps sans infirmités, mais une fatigue excessive et le froid qu’il éprouva en étudiant les mœurs de l’eider en Laponie le rendirent boiteux comme il l’avait été dans son enfance. Habitué à un grand exercice et ne pouvant plus s’y livrer, il songea qu’il n’avait plus beaucoup d’années à vivre, et s’occupa d’envoyer à divers musées les oiseaux de sa collection et une foule de notes anonymes que les savants estimèrent beaucoup sans savoir d’où elles leur venaient.

Autant la plupart des autres aiment à se produire et à faire parler d’eux, autant Clopinet aimait à se cacher. Il ne pouvait pourtant pas s’empêcher à être aimé et respecté par les gens du pays, qui l’appelaient M. le baron, et se seraient jetés à la mer seulement pour lui faire plaisir. Il fut donc très-heureux, occupa ses derniers loisirs à faire d’excellents dessins qui furent vendus cher et fort admirés après sa mort. Quand il se sentit près de sa fin, affaibli et comme averti, il voulut revoir la grande falaise. Il n’était pas très-vieux, et sa famille n’avait pas d’inquiétude réelle sur son compte. Ses fidèles amis, le pharmacien et le curé, étaient beaucoup plus âgés que lui, mais ils étaient encore verts, et ils lui offrirent de l’accompagner. Il les remercia en priant qu’on le laissât seul. Il promettait de ne pas aller loin sur la plage, on connaissait son goût pour la solitude, on ne voulut pas le gêner.

Le soir venu, comme il ne rentrait pas, ses frères, ses neveux et ses amis s’inquiétèrent. Ils partirent avec des torches, le curé et le pharmacien suivirent François du mieux qu’ils purent. On chercha toute la nuit, on explora la côte tout le lendemain et on s’informa tous les jours suivants. Les dunes furent muettes, la mer ne rejeta aucun cadavre. Une vieille femme, qui pêchait des crevettes sur la grève au lever du jour, assura qu’elle avait vu passer un grand oiseau de mer dont elle n’avait jamais vu le pareil auparavant, et qu’en rasant presque sa coiffure, cet oiseau étrange lui avait crié avec la voix de M. le baron : — Adieu, bonnes gens ! ne soyez point en peine de moi, j’ai retrouvé mes ailes.


LE GÉANT YÉOUS


À MA PETITE FILLE
GABRIELLE SAND


Et toi aussi, mon petit enfant rose, tu casseras des pierres sur le chemin de la vie avec tes mains mignonnes, et tu les casseras fort bien, parce que tu as beaucoup de patience. En écoutant l’histoire du géant Yéous tu vas comprendre ce que c’est qu’une métaphore.


I


Lorsque j’habitais la charmante ville de Tarbes, je voyais toutes les semaines à ma porte un pauvre estropié appelé Miquelon, assis de côté sur un petit âne et suivi d’une femme et de trois enfants. Je leur donnais toujours quelque chose, et j’écoutais toujours sans impatience l’histoire lamentable que Miquelon récitait sous ma fenêtre, parce qu’elle se terminait invariablement par une métaphore assez frappante dans la bouche d’un mendiant. « Bonnes âmes, disait-il, assistez un pauvre homme qui a été un bon ouvrier et qui n’a pas mérité son malheur. J’avais une cabane et un bout de terre dans la montagne ; mais un jour que je travaillais de grand cœur, la montagne a croulé et m’a traité comme me voilà. Le géant s’est couché sur moi. »

La dernière année de mon séjour à Tarbes, je remarquai que, depuis plusieurs semaines, Miquelon n’était pas venu chercher son aumône, et je demandai s’il était malade ou mort. Personne n’en savait rien. Miquelon était de la montagne, il demeurait loin, si toutefois il demeurait quelque part, ce qui était douteux. Je mis quelque insistance à m’informer, je m’intéressais surtout aux enfants de Miquelon, qui étaient beaux tous trois. J’avais remarqué que l’aîné, qui avait déjà une douzaine d’années, était très-fort, paraissait fier et intelligent, que par conséquent il eût pu commencer à travailler. J’avais fait reproche aux parents de n’y pas songer. Miquelon avait reconnu son tort, il m’avait promis de ne pas trop prolonger cette école de la mendicité, qui est la pire de toutes. Je lui avais offert de contribuer et de faire contribuer quelques personnes à l’effet de placer cet enfant dans une école ou dans une ferme. Miquelon n’était pas revenu.

Quinze ans plus tard, ayant depuis longtemps quitté ce beau pays, je m’y retrouvai de passage, et, comme je pouvais disposer de quelques jours, je ne voulus pas quitter les Pyrénées sans les avoir un peu explorées. Je revis avec joie une partie des beaux sites qui m’avaient autrefois charmé.

Un de ces jours-là, voulant aller de Campan à Argelez par un chemin nouveau pour moi, je m’aventurai à pied dans les vallées encaissées entre les contre-forts du pic du Midi et ceux du pic de Mont-Aigu. Je ne pensais pas avoir besoin de guide : les torrents, dont je n’avais qu’à suivre le lit avec mes jambes ou avec mes yeux, me semblaient devoir être les fils d’Ariane destinés à me diriger dans le labyrinthe des gorges. J’étais jeune encore, rien ne m’arrêtait : aussi, quand j’eus gravi jusqu’au charmant petit lac d’Ouscouaou, je me laissai emporter par la tentation d’explorer la crête rocheuse au revers de laquelle je devais trouver un autre lac et un autre torrent, le lac et le torrent d’Isaby et par conséquent les sentiers qui redescendent vers Villongue et Pierrefitte. Pensant que j’aurais toujours le temps de reprendre cette direction, je pris sur ma droite et m’enfonçai dans une coulisse resserrée que côtoyait, en s’élevant, un sentier de plus en plus escarpé.

C’est là que je me trouvai en face d’un beau montagnard, très-proprement vêtu de laine brune, avec la ceinture rouge autour du corps, le béret blanc sur la tête et les espadrilles de chanvre aux pieds. Comme nous ne pouvions nous croiser sur ce sentier sans que l’un de nous s’effaçât, le dos un peu serré à la muraille de roches, je pris position pour laisser passer cet homme, qui paraissait plus pressé que moi ; mais, tout en soulevant son bonnet d’un air poli, il s’arrêta au lieu de passer et me regarda avec une attention singulière. Je l’examinais aussi, croyant bien ne pas rencontrer son regard pour la première fois, mais ne pouvant me rappeler où et quand j’avais pu remarquer sa figure.

— Ah ! s’écria-t-il tout à coup d’un ton joyeux, c’est vous ! je vous reconnais bien ; mais vous ne pouvez pas vous rappeler… Pardon ! je passe devant ; inutile de nous croiser, à deux pas d’ici le chemin est plus commode ; je veux vous demander de vos nouvelles. Je suis content, bien content de vous retrouver ! — Mais qui êtes-vous, mon ami ? lui dis-je ; j’ai beau chercher…

— Ne causez pas ici, reprit-il ; vous avez pris un mauvais sentier ; vous n’êtes pas un montagnard. Il faut penser où l’on met le pied. Suivez-moi ; avec moi, il n’y a pas de danger.

En effet, le sentier devenait vertigineux ; mais j’étais jeune et j’étais naturaliste, je n’avais pas besoin d’aide. Cinq minutes plus tard, le sentier tourna et entra dans une des rainures sauvages qui aboutissent en étoile au massif du Mont-Aigu. Là il y avait assez d’espace pour marcher côte à côte, et je pressai mon compagnon de se nommer.

— Je suis, me dit-il, Miquel Miquelon, le fils aîné du pauvre Miquelon, le mendiant qui allait vous voir tous les jours de marché à Tarbes, et à qui vous donniez toujours avec un air d’amitié qui me faisait plaisir, car dans ce malheureux métier-là on est souvent humilié, ce qui est pire que d’être refusé.

— Comment ? C’est vous, mon brave, qui êtes ce petit Miquel ?… En effet, je reconnais vos yeux et vos belles dents.

— Mais pas ma barbe noire, n’est-ce pas ? Tutoyez-moi encore, s’il vous plaît, comme autrefois. Je n’ai pas oublié que vous me vouliez du bien ; vous n’étiez pas riche, je voyais ça, et pourtant vous auriez payé pour me mettre à l’école ; mais le pauvre père est mort là-dessus, et il s’est passé bien des choses.

— Raconte-les-moi, Miquel, tu parais sorti de la misère, et je m’en réjouis. Pourtant, si je puis te rendre quelque service, l’intention y est toujours.

— Non, merci ! Après bien des peines, tout va bien pour moi à présent. Cependant vous pourriez me faire un grand plaisir.

— Dis !

— Ce serait de venir dîner chez moi !

— Volontiers, si ce n’est pas trop loin d’ici, et si je peux arriver ce soir à Argelez, ou tout au moins à Pierrefitte.

— Non, il n’y faut pas songer. Ce n’est pas bien loin, ma maison, mais c’est un peu haut ; il est déjà quatre heures, et pour redescendre de ce côté-ci au soleil couché, non, c’est trop dangereux ! Je vois bien que vous avez bon œil et bon pied ; mais je ne serais pas tranquille. Il faut que vous passiez la nuit chez moi. Voyons, faites-moi cet honneur-là ! Vous ne serez point trop mal. C’est pauvre, mais c’est propre. Oh ! j’ai trop souffert des vilains gîtes dans mon enfance pour ne pas aimer la propreté. D’ailleurs vous ne mourrez pas de faim : j’ai tué un isard, il n’y a pas huit jours ; la viande est à point. Venez, venez ! Si vous refusez ; j’en aurai un chagrin que je ne peux pas vous dire.

Ge bon Miquel était si sincère, il avait une si agréable figure que j’acceptai de grand cœur, et j’aurais accepté de même, s’il eût fallu coucher sur la litière et souper avec le lait aigre et le pain dur des chalets.

Tout en marchant, je le questionnais ; il refusa de répondre. — Nous entrons dans le plus dur de la montagne, me dit-il, il ne faut pas causer, ce n’est ni commode ni prudent. Quand nous serons chez moi, je vous raconterai toute mon histoire, qui est assez drôle, et vous verrez ! À présent mettez vos pieds où je mets les miens, ou plutôt — je n’ai pas le pied grand — mettez mes espadrilles par-dessus vos bottines ; vous n’êtes pas chaussé comme il faudrait.

— Et tu iras pieds nus ?

— Je n’en marcherai que mieux !

Je refusai, il insista ; je m’obstinai et je le suivis, piqué un peu dans mon amour-propre. Je dois avouer pourtant que j’eus quelque mérite à m’en tirer sans accident. Nous escaladions à pic des talus pénibles pour descendre des ravins glissants. Nous traversions des neiges qui cachaient des cailloux polis roulant sous le pied. Le pire était de suivre des versans tourbeux sur des sentiers tracés, c’est-à-dire défoncés par les troupeaux.

Enfin nous débouchâmes tout à coup, après une dernière escalade des plus rudes, sur un bel herbage qui offrait une large voie ondulée entre de fraîches collines surmontées de contre-forts hardiment dessinés. Nous étions dans le cœur, ou pour mieux dire, dans les clavicules de la montagne, dans ces régions mystérieuses que renferment les grands escarpements, et où l’on se croirait dans les doux vallons d’une tranquille Arcadie, si çà et là une échancrure du rempart ne vous laissait apercevoir une dentelure de glacier à votre droite ou un abîme formidable à votre gauche. — À présent que nous voici dans le pli, me dit Miquelon, nous pouvons causer. Vous êtes chez moi, ce vallon m’appartient tout entier. Il n’est pas large, mais il est assez long, et la terre est bonne, l’herbe délicieuse. Tenez, vous pouvez voir là-bas mes cabanes et mon troupeau. Nous habitons cela une partie de l’année, et l’hiver nous descendons dans la vallée.

— Tu dis nous, tu es donc en famille ?

— Je ne suis pas marié. J’ai mes deux jeunes sœurs avec moi ; je ne suis pas encore assez à l’aise pour avoir femme et enfants avant qu’elles ne soient établies. Ça viendra sans doute, rien ne presse ; nous vivons en paix. Je vous les présenterai, ces petites que vous avez vues si misérables. Ah dame ! elles aussi sont changées ! mais voyez d’abord mes belles vaches en passant.

— Certainement ; elles font honneur à ton pâturage ; cependant il ne doit pas être facile de les faire descendre d’ici ?

— C’est très-aisé au contraire. À l’autre bout de mon petit bien, il y a un sentier que j’ai rendu très-praticable. Celui où je vous ai rencontré n’est pas le bon ; il fallait bien le suivre ou vous faire faire un trop grand détour.

— J’allais au hasard : mais toi, tu avais un but, et je te l’ai fait manquer ?

— Et j’en suis bien content, j’aurais voulu avoir quelque chose à sacrifier au plaisir de vous voir ; mais l’affaire que j’avais à Lesponne peut être remise à demain. Nous arrivions à l’enclos en palissade qui était comme le jardin de l’habitation. À vrai dire, les légumes n’étaient pas variés, je crois qu’il n’y avait que des raves ; le climat, à cette hauteur, est trop froid pour mieux faire ; en revanche, les plantes sauvages étaient intéressantes, et je me promis de les examiner le lendemain matin. MIquel me pressait d’entrer dans sa demeure, qui, au milieu des chalets de planches destinés au bétail, avait un air de maison véritable. Elle était bâtie tout en marbre rougeâtre brut, avec une forte charpente très-basse, couverte de minces feuillets de schiste en guise de tuiles ; elle pouvait braver les deux mètres de neige sous lesquels elle était ensevelie tous les hivers. À l’intérieur, des meubles massifs en sapin, deux bonnes chambres bien chauffées. Dans l’une, les sœurs couchaient et travaillaient à la confection des repas ; dans l’autre, Miquel avait son lit, un vrai lit, sans draps il est vrai, mais garni de couvertures de laine fort propres, une armoire, une table, trois escabeaux et une douzaine de volumes sur un rayon.

— Je vois avec plaisir que tu sais lire, lui dis-je.

— Oui, j’ai appris un peu avec les autres, et davantage tout seul. Quand la volonté y est ! mais permettez que j’aille chercher mes sœurs.

Il me laissa seul après avoir jeté dans l’âtre une brassée de branches de pin, et je regardai ses livres, curieux de voir en quoi consistait la bibliothèque de l’ex-mendiant. À ma grande surprise, je n’y trouvai que des traductions de poëmes de premier choix : la Bible, l’Iliade et l’Odyssée, la Luisiade, Roland furieux, Don Quichotte et Robinson Crusoé. À la vérité, pas un seul de ces ouvrages n’était complet ; leur état de délabrement attestait leurs longs services. Quelques feuillets brochés contenaient en outre la légende populaire des quatre fils Aymon, diverses versions espagnoles et françaises sur le thème de la chanson de Roland, enfin un petit traité d’astronomie élémentaire très-éraillé, mais complet.

Miquel rentra avec ses sœurs Maguelonne et Myrtile, deux grandes filles de dix-huit et vingt ans, admirablement belles sous leurs capulets de laine écarlate, et très-proprement endimanchées pour me recevoir. Après avoir rentré leurs vaches, elles s’étaient hâtées de faire cette toilette en mon honneur ; elles n’en firent pas mystère, n’y ayant point mis de coquetterie. Après que nous eûmes renouvelé connaissance, bien que l’aînée seule se souvînt vaguement de moi, l’une s’empressa d’aller mettre le cuissot d’isard à la broche, tandis que l’autre dressait la table et arrangeait le couvert. Tout était fort propre, et le repas me parut excellent, le gibier cuit à point, les fromages exquis, l’eau pure et savoureuse, le café passable. — car il y avait du café ; — c’était le seul excitant que se permît le patron ; il ne buvait jamais de vin.

Je trouvai les sœurs charmantes de naturel et de bon sens. L’aînée, Maguelonne, avait l’air franc et résolu ; Myrtile, plus timide, avait une douceur touchante dans le regard et dans la voix. Plus occupées de nous bien servir que d’attirer l’attention, elles parlèrent peu, mais toutes leurs réponses furent sages et gracieuses. Quand le couvert fut enlevé : — Êtes-vous fatigué ? me dit Miquel ; voulez-vous dormir, ou apprendre mon histoire ?

— Je ne suis pas fatigué. Je veux ton histoire ; je l’attends avec impatience.

— Eh bien donc ! reprit-il, je vais vous la dire, — et se tournant vers ses sœurs, — vous la connaissez de reste, vous autres.

— Nous ne la connaissons pas assez, répondit Maguelonne.

— C’est-à-dire, ajouta Myrtile, ça dépend… Nous la connaissons toute d’une manière ; mais de l’autre… tu ne la contes jamais autant que nous voudrions.

Mes yeux étonnés demandaient à Miquel l’explication de cette réponse profondément obscure ; celui-ci, s’adressant à Maguelonne : — Fais comprendre cela à notre hôte, dit-il. La petite ne parle pas mal ; mais toi, tu parles mieux, étant l’aînée.

— Oh ! je ne saurai pas expliquer la chose, s’écria Maguelonne en rougissant.

— Si fait, lui dis-je, je vous prie d’expliquer, et je vous promets des questions, si je ne comprends pas tout de suite.

— Eh bien ! répondit-elle, un peu confuse, voilà ce que c’est : mon frère ne raconte pas mal quand il dit les choses comme elles sont pour tout le monde ; mais, quand il les dit comme il les a vues et comme il les entend, il est plus amusant, et il y a des jours où on ne se lasse pas de l’écouter. Dites-lui d’avoir confiance, peut-être qu’il trouvera au bout de sa langue des imaginations comme il en lit dans ses livres.

Je priai Miquel de se livrer à son imagination, puisque l’imagination devait jouer un rôle dans son récit. Il se recueillit un instant, tout en attisant le feu, regarda ses sœurs avec un bon et fin sourire, et tout à coup, l’œil brillant et le geste animé, il parla ainsi.



II


— Il y a sur les flancs du Mont-Aigu, à cent mètres au-dessus de nous, — je vous montrerai cela demain, — un plateau soutenu par un contre-fort de rochers et creusé en rigole, comme celui où nous sommes, avec de beaux herbages, quand la neige est fondue. Il y fait plus froid, l’hiver y est plus long, voilà toute la différence. Ce plateau a un nom singulier : on l’appelle le plateau d’Yéous. Pourriez-vous me dire ce que ce nom-là signifie ?

Après avoir réfléchi un instant : — J’ai ouï dire, lui répondis-je, que beaucoup de montagnes des Pyrénées avaient été consacrées à Jupiter ou Zeus, dont il faut, je crois, prononcer le nom Zéous

— Vous y êtes ! reprit Miquel avec joie. Vous voyez, mes sœurs, que je n’ai pas inventé cela, et que les gens instruits me donnent raison. À présent, monsieur mon ami, dites-moi si vous vous souvenez de la phrase qui terminait toujours la complainte de mon pauvre père demandant l’aumône.

— Je me la rappelle très-bien. « Le géant, disait-il, s’est couché sur moi. »

— Alors vous allez comprendre. Mon père était un poëte ; il avait été élevé par les vieux bergers espagnols sur les hauts pâturages de la frontière, et tous ces hommes-là avaient des idées, des histoires, des chansons, qui ne sont plus du temps où nous vivons. Ils savaient tous lire, et plusieurs savaient du latin, ayant étudié pour être prêtres ; mais ils n’en avaient pas su assez, ou ils avaient commis quelque faute contre les règlements, ou bien encore ils avaient été compromis dans des affaires politiques : tant il y a que c’est une race à peu près perdue, et qu’on ne croit plus, dans nos pays, à toutes les choses qu’ils enseignaient, à leurs secrets et à leur science. Mon père y croyait encore, et, comme il avait l’esprit tourné aux choses merveilleuses, il m’avait élevé dans ces idées-là. Ne soyez donc pas étonné s’il m’en reste.

Je suis venu au monde dans cette maison, c’est-à-dire dans l’emplacement qu’elle occupe, car c’était alors une simple cabane comme celle où j’abrite mon bétail. Mon père était propriétaire d’une partie de cet enclos, qu’il appelait sa rencluse. Plus haut il y a la rencluse d’Yéous, où il me menait quelquefois pour voir, d’après l’état des neiges, si nous devions prolonger ou abréger notre séjour dans la montagne. Or, toutes les fois que nous passions devant le géant, c’est-à-dire devant une grande roche dressée qui, vue de loin, avait un peu l’air d’une statue énorme, il faisait un signe de croix et m’ordonnait de cracher en me donnant l’exemple. C’était, selon lui, faire acte de bon chrétien, attendu que ce géant Yéous, qui donnait son nom au plateau, était un dieu païen, autant dire un démon ennemi de la race humaine. Longtemps le géant, ainsi expliqué, me fit peur ; mais à force de cracher en l’air à son intention, voyant qu’il souffrait ces insultes sans bouger, j’arrivai à le mépriser profondément.

Un jour, — j’avais alors huit ans, je me souviens très-bien, — c’était vers midi, mon père travaillait dans notre petit jardin, ma mère et mes sœurs, — Maguelonne, qui déjà savait traire et soigner les vaches, Myrtile, qui commençait à marcher seule, — étaient au bout de la rencluse avec les animaux ; moi, j’étais occupé à battre le beurre à deux pas de la maison. Voilà qu’un bruit comme celui de la foudre court sur ma tête avec un coup de vent qui me renverse, et je tombe étourdi, assourdi, comme assommé, bien que je n’eusse aucun mal. Je reste là immobile pendant un bon moment sans rien comprendre à ce qui m’arrive.

Des cris affreux me réveillent. Je me lève, et, me trouvant en face de la maison, je ne la vois plus : elle est effondrée sur le sol, écrasée sous des pierres énormes qui, poussées par d’autres, commencent à s’ébranler et à rouler vers moi. Je comprends que c’est quelque chose comme une avalanche, et je me sauve, éperdu, sans savoir où je vais. J’arrive auprès de ma mère et de mes sœurs, qui m’appelaient avec des cris de désespoir. Je me retourne alors, l’écroulement s’est arrêté ; le géant Yéous n’est plus sur son contrefort de rochers, il s’est abattu sur notre maison et couvre de sa masse disloquée notre jardin et la plus grande partie de notre enclos. Alors ma mère : — Ton père ? où est ton père ?

— Mon père ? je ne sais pas.

— Malheur ! il est écrasé ! Reste là, garde les petites ; moi, je cours ! — Et ma pauvre mère de courir vers ces masses encore mal assises et menaçantes. Ne pas la suivre était bien impossible. Je range les enfans dans un gros repli du terrain, je leur défends de bouger et je cours aussi à travers l’éboulement, cherchant et appelant mon père. Je dois dire à l’honneur de ces deux filles que voilà qu’elles firent semblant de m’obéir, et qu’un moment après elles couraient, comme moi, dans les débris, la grande traînant la petite, cherchant et appelant comme elles pouvaient. De temps en temps, nous suspendions nos cris pour écouter ; cela dura bien une bonne heure ; enfin j’entends une faible plainte, je m’élance, et je trouve mon pauvre père étendu sous une masse et ne pouvant se dégager. Comment il n’avait pas été broyé entièrement, c’est un hasard peu ordinaire : la roche formait voûte au-dessus de sa tête et de son corps. Le choc lui avait brisé les os de la jambe et du bras droit, voilà pourquoi il ne pouvait se relever et sortir de là. Il avait fait tant d’efforts inutiles et douloureux qu’il était épuisé et qu’il s’évanouit en nous voyant. Nous parvînmes à le retirer. Ma mère était comme folle. Que devenir avec un homme à moitié mort dans ce désert où il ne nous restait pas un abri, pas un pouce de terre qui ne fût couvert de débris, pas un meuble qui ne fût brisé ?

Maguelonne ne perdit pas la tête ; elle me montra les cabanes de la rencluse, c’est-à-dire de l’étage de terre végétale qui est au-dessous de nous, et se mit à courir comme un chamois de ce côté-là. Je compris qu’elle allait chercher du secours et je commençai à rassembler des morceaux de bois pour faire un brancard. Quand les habitants des cabanes d’en bas accoururent, ils n’eurent qu’à les lier ensemble, et mon père fut transporté chez eux aussi vite que possible. Le médecin fut appelé, et mon père fut bien soigné ; mais il avait fallu du temps pour avoir ces secours : l’enflure avait fait des progrès, le bras fut très-mal remis, et la jambe avait été si déchirée qu’il fallut la couper. Voilà comment ce brave homme tomba dans la misère et dut abandonner le travail, acheter un âne et mendier sur les chemins avec sa famille. Nous avions bien, au bas de la vallée, non loin de Pierrefitte, une petite maison d’hiver ; mais le plus clair de notre revenu, c’était nos vaches, et nous n’avions plus de quoi les nourrir. Il fallut vendre les deux qui nous restaient : les trois autres, épouvantées par la chute du géant, s’étaient tuées et perdues dans les précipices.

Ma mère répugnait beaucoup à la mendicité. Elle eût voulu chercher quelque travail à la ville et garder mon père au coin du feu ; mais il ne pouvait souffrir l’idée de rester tranquille, et il regardait l’exhibition de son malheur comme un travail devant lequel il ne devait pas reculer pour nourrir sa famille. C’était bien une sorte de travail en effet que d’être sans cesse et par tous les temps sur les chemins. Pour ma mère, qui avait à traîner et à porter souvent la petite, c’était même assez pénible ; pour moi, qui n’avais qu’à conduire et à soigner l’âne, c’était une vie de loisir et de paresse. C’était aussi la tentation de mal faire et la possibilité de devenir bandit ; mais je vous ai dit que mon père était poète, et je me sers de ce mot parce que, dès ce temps-là, et sans savoir encore ce qu’il signifiait, je l’entendais dire par des gens de belle apparence qui l’écoutaient émerveillés de son langage et de ses idées. Vous étiez très-occupé, vous, jamais vous n’avez eu le temps de l’interroger un peu ; vous eussiez été étonné de son esprit comme les autres.

C’est l’esprit de mon père qui m’a retenu dans le bon chemin. Il m’enseignait à sa manière tout en causant avec moi, et il me faisait voir toutes choses en grand ou en beau, si bien que, quand je vis le mal passer à côté de moi, je le trouvai laid et petit et je lui tournai le dos. Il est vrai pourtant que mon père eût pu m’apprendre à lire et qu’il n’y songeait pas. Cette vie de voyages continuels ne porte pas à l’attention, et je ne désirais pas me donner la peine d’étudier. Puis il faut que vous sachiez que depuis son accident mon père était devenu très-exalté, et qu’il n’avait plus le calme qu’il faut pour enseigner. Il ne nous instruisait que par des histoires, des chansons et des comparaisons, de telle sorte que, mes sœurs et moi, nous avions beaucoup d’entendement sans connaître ni a ni b. Notre pauvre mère n’en savait pas plus que nous.

Nous parcourions la montagne pendant toute la saison des eaux. Nous allions à Bagnères de Bigorre, à Luchon, à Saint-Sauveur, à Cauterets, à Baréges, aux Eaux-Bonnes, partout où il y a des étrangers riches. L’hiver, nous nous rabattions sur Tarbes, Pau et les grandes vallées. À ce métier-là, recevant beaucoup et dépensant peu, car nous étions tous sobres, nous eûmes en peu d’années regagné plus que nous n’avions perdu. Alors ma mère, qui avait le cœur haut placé, essaya de persuader à mon père que nous n’avions plus le droit d’exploiter la charité publique, que j’étais d’âge à gagner ma vie, et que, quant à elle, elle se faisait fort, aidée de Maguelonne, d’entretenir le reste de la famille par son travail de blanchisseuse. Mon père ne l’écouta pas. Il avait pris goût à cette vie errante, non pas tant parce qu’elle était lucrative que parce qu’elle l’amusait et lui faisait oublier son infirmité. Je pensais comme ma mère ; mais nous dûmes céder, et cette vie durerait peut-être encore, si mon pauvre père n’eût pris une fluxion de poitrine dont il mourut en peu de jours. Ce fut pour nous tous un profond chagrin. Encore qu’il contrariât nos désirs, il était si bon, si respectable et si tendre que nous l’adorions.

Après ce malheur, nous revînmes à Pierrefitte, et ma mère, ayant refait là une petite installation, me prit à part et me dit : — Mon enfant, je te dois rendre compte de notre position. Ton père nous a laissé quelque chose. Les pauvres gens comme lui ne font point de testament ; il s’est fié à moi, me laissant libre d’agir comme je l’entendrais dans l’intérêt de ses enfants. Je veux que tu saches que nous possédons entre nous quatre environ trois mille francs. J’en ai fait deux parts égales, une pour moi et tes deux sœurs, et l’autre pour toi. — Cela n’est pas juste, lui répondis-je ; je n’ai droit qu’à un quart. — Il n’est pas question de droit, reprit-elle. Il s’agit de vos besoins, dont j’ai souci et dont je suis meilleur juge que vous. Mon travail est assuré. Les petites m’aideront, et nous nous tirerons très-bien d’affaire avec la petite réserve que nous gardons ; mais tu es un garçon, et c’est à toi de gagner ta vie honnêtement. Je ne compte pas te nourrir et t’entretenir, ce serait te pousser à la lâcheté et à la fainéantise. Avise à te faire un état ; je vais te donner cent francs pour que tu puisses chercher ton occupation et la bien choisir. Il sera donc très-juste que dans la suite, quand tu te seras tiré d’affaire sans notre aide, tu en sois dédommagé par une part plus grosse que celle de tes sœurs. Sache qu’à vingt et un ans tu peux revenir chercher ici quatorze cents francs. Si j’étais morte, tu trouverais la somme quand même, puisque je vais la placer en ton nom, et d’ailleurs dans ce temps-là tes sœurs, dont je sais le bon naturel, comprendront la chose et approuveront ce que j’aurai fait.

J’embrassai ma mère et mes sœurs en pleurant, et, mes meilleurs habits au bout d’un bâton sur l’épaule, mes cent francs en poche je partis, bien triste de quitter ma famille, mais résolu à faire mon devoir.



III


Jusqu’à présent, continua Miquel, je vous raconte les choses comme elles sont ; je vous demande la permission de vous les dire maintenant comme elles me sont apparues à partir de ce moment-là, c’est-à-dire à partir du moment où je me trouvai seul au monde, livré à moi-même à l’âge de quinze ans. Ma mère m’avait pourtant donné une direction à suivre. Elle m’avait engagé à aller voir des parents et des personnes qui s’intéressaient à nous et qui me donneraient conseil, assistance au besoin ; mais j’avais une idée, une idée d’enfant si vous voulez, mais bien obstinée dans ma cervelle. Je voulais revoir notre pauvre rencluse abandonnée, notre cabane détruite, la place où j’avais vu mon père estropié, se débattant sous la roche. Il m’avait si souvent reparlé de cette catastrophe, il en avait tant de fois raconté les détails dans son langage imagé pour attirer l’attention et pour exciter l’intérêt des clients, que je n’avais rien oublié. Je crois même que je me souvenais de plus de choses que je n’en avais remarqué, et que j’avais bâti dans ma tête… Au reste vous verrez tout ce qu’il y avait dans cette tête-là ; pas n’est besoin de vous le dire d’avance.

Je marchais droit sur le Mont-Aigu. Nous avions fait tant d’allées et de venues dans nos pèlerinages de mendiants, que je savais bien où j’étais ; mais, quand il fut question de quitter les fonds, je fus vite égaré, je ne me souvenais plus. Je grimpai au hasard, et après bien du chemin inutile je me trouvai enfin dans notre rencluse, bien reconnaissable par l’écroulement encore frais qui la couvrait. C’était toujours notre propriété ; nous n’avions pas plus songé à la vendre qu’on n’avait pensé à nous l’acheter. Elle n’avait plus aucune valeur. Tout au plus eût-on pu faire paître quelques jours dans l’intervalle des débris ; cela ne valait pas la peine et la dépense d’une nouvelle installation.

La perte récente de mon père avait ravivé la tristesse de mes souvenirs, et quand je vis le colosse brisé en mille pièces, mais immobile, paisible et comme triomphant de notre désastre, j’entrai dans une grande colère. — Affreux géant, m’écriai-je, stupide bête d’Yéous, je veux venger mon père, je veux t’insulter et te maudire. Bien des fois, quand j’étais petit, j’ai craché en l’air à ton intention ; à présent que je suis grand et que te voilà étendu à mes pieds, je veux te cracher au visage ! — Et je m’en allais cherchant dans ces débris celui qui avait pu être la tête du géant. Je crus l’avoir trouvé, je crus reconnaître la roche creuse sous laquelle mon père avait été enseveli, et qui s’ouvrait comme une large bouche, essayant de mordre la terre. Je lui assénai de toute ma force un coup de mon bâton ferré, et alors… alors, croyez-moi si vous voulez, j’entendis une voix sourde qui rugissait comme un tonnerre souterrain et qui disait : — Est-ce toi ? que me veux-tu ? — J’eus une si belle peur que je me sauvai, croyant à une nouvelle avalanche ; mais je revins au bout d’un moment. Je n’avais pas craché, je voulais cracher sur la figure du géant, dût-il m’engloutir, et je lui fis résolument cette insulte sans qu’il parût s’en apercevoir. — C’est cela, lui dis-je ; tu es toujours aussi lâche ! Eh bien ! je veux te faire rouler dans le torrent pour que tu te brises tout à fait ! — Et me voilà poussant cette grosse roche et m’évertuant à l’ébranler.

J’y perdis mon temps et ma sueur, et, quand je vis que je ne gagnais rien, j’essayai de la briser en lui lançant d’autres pierres. J’eus au moins le plaisir de voir que ce n’était pas une roche bien dure, et que mes coups lui faisaient des entailles que je prenais pour des blessures et des plaies. Quand je me fus bien fatigué, je voulus revoir de près les débris de notre cabane, et je fus surpris d’y trouver un petit coin où l’on pouvait s’abriter en cas de pluie ; même ce petit coin avait été renfermé par un bout de mur relevé depuis peu par quelque chevrier, mais abandonné après un séjour plus ou moins long, car il n’y avait pas de trace de passage sur l’herbe qui poussait, haute et drue, tout autour de la ruine. Comme le soleil se couchait, je résolus d’y passer la nuit. Je relevai quelques pierres, je bouchai l’entrée, afin de n’être pas surpris par les loups, et, m’asseyant sur un reste de plancher, j’entamai un morceau de pain que j’avais dans mon havre-sac de toile. Puis, me sentant las et ennuyé de la solitude, je m’étendis pour dormir ; mais j’avais comme de la fièvre pour avoir trop marché et m’être trop démené ; d’ailleurs je n’étais plus habitué à ce grand silence de la montagne qui ne ressemble à rien et que ne semble pas interrompre le bruit continu des torrents. Je n’étais pas non plus des mieux couchés, et, bien que je ne fusse pas difficile, je me retournais d’un côté sur l’autre sans trouver moyen de m’étendre, tant mon refuge était resserré. Je pris le parti de m’asseoir sur mes talons, et, comme je manquais d’air, je poussai une des pierres que j’avais amoncelées pour me garantir, et regardai dehors pour me désennuyer.

Quelle fut ma surprise de voir que tout était changé dans la rencluse depuis que la lune s’était levée ! Elle était toute verte, toute herbue, et s’il y avait encore quelques roches éparses, elles n’étaient ni plus grosses ni plus nombreuses qu’un petit troupeau de moutons. Je fus si étonné que je sortis de mon refuge pour toucher la terre et l’herbe avec mes pieds et m’assurer que je n’étais plus dans un éboulement, que je foulais la belle prairie d’autrefois et que ce n’était point un rêve. Je me réjouissais encore plus que je ne m’étonnais, lorsque tout à coup, en me retournant, je vis derrière moi, haut comme une pyramide, le géant, dont la base occupait tout le fond de la rencluse à ma gauche. D’abord il me parut tel qu’autrefois, quand il se dressait au bord de la rencluse d’Yéous, au-dessus de la nôtre ; mais, à mesure que je le regardais, il changeait d’apparence : sa base se rétrécissait comme une gaîne, son corps prenait un air de forme humaine, sa tête se dessinait comme une boule. Il ne lui manquait que des bras, et, quand je l’eus encore mieux regardé, je vis qu’il en avait, seulement ils étaient collés à son corps, et rien de tout cela ne bougeait. C’était une vraie statue, mais si haute que je ne pouvais pas distinguer sa figure.

J’aurais dû avoir peur devant une pareille chose ; eh bien ! expliquez cela comme vous voudrez, je n’eus que de la colère. Mon premier mouvement fut de ramasser une pierre et de la lancer au géant. Je ne le touchai pas. J’en lançai une seconde qui effleura sa cuisse, et une troisième qui l’atteignit en plein ventre et rendit un son comme si elle eût frappé une grosse cloche de métal, en même temps qu’un cri rauque, furieux, sauvage, semblait sortir de sa poitrine, répété par tous les échos de la montagne. Ma colère en augmenta, et je le criblai de toutes les pierres qui m’avaient servi à me renfermer. Devenant à chaque essai plus fort et plus adroit, je l’atteignis enfin au beau milieu du visage ; sa tête tomba aussitôt et vint rouler à mes pieds. Je m’élançai dessus pour tenter encore de la briser avec mon bâton ; mais je fus arrêté par une voix grêle qui partait de cette tête monstrueuse et qui faisait entendre un rire sec comme celui d’un petit vieillard édenté. — Est-ce toi, brute, lui dis-je, qui as cette façon ridicule de rire ou de pleurer ? Je vais bien te faire taire ; attends un peu ! — Et j’allais redoubler mes coups, lorsque la tête disparut et se trouva replacée sur les épaules du géant sans que je pusse voir comment il s’y était pris pour la ramasser. Je devins furieux. Je recommençai à l’attaquer à coups de pierres. Je le touchai au bras gauche ; le bras tomba, mais il se trouva replacé au moment où je touchais et faisais tomber le bras droit. Alors je l’attaquai aux jambes, à ses vilaines jambes collées ensemble, et alors le colosse se rompit à la base et s’étendit de tout son long par terre, brisé en mille pièces : alors aussi je reconnus que j’avais fait la plus grande sottise du monde, car la belle prairie avait de nouveau disparu sous les débris, et les premières lueurs du jour me montrèrent la triste rencluse engloutie et poudreuse, telle que je l’avais trouvée la veille en arrivant.

J’étais si fatigué, si surmené par la rage de ce combat, qui avait duré toute la nuit, que je me laissai tomber là où je me trouvais, et m’endormis aussi profondément que si j’eusse été moi-même changé en pierre. Quand le soleil, déjà haut et chaud, m’éveilla, je pensai que j’avais fait un rêve terrible, et me pris à réfléchir, tout en mangeant un reste de pain et cueillant ces baies noires qu’on appelle chez nous raisins d’ours. Mon rêve, si c’en était un, devait signifier pour moi quelque chose ; mais quelle chose ? Je cherchais et ne trouvais pas. Il n’y en avait qu’une dont je ne pusse pas douter, c’est que le géant pouvait m’apparaître tant qu’il voudrait, je n’avais pas eu, je n’aurais jamais peur de lui. Je le haïssais pour le mal qu’il avait fait à mon père, et je n’avais qu’une idée : me venger de lui et l’humilier autant qu’il me serait possible.

Au grand jour, je m’assurai que toutes choses autour de moi étaient dans l’état où nous les avions laissées huit ans auparavant, que la maison était bien ruinée, hors de service, la prairie bien écrasée par une montagne de rochers, de pierrailles et de sable, et qu’il n’y avait plus aucun moyen de l’utiliser. En outre, les glaces du plateau d’Yéous, qui autrefois ne descendaient pas jusqu’à nous, s’étaient ouvert un passage l’hiver précédent. On en voyait la trace le long du rocher, la chute du géant ayant creusé une large rigole par où elles glissaient sur notre terrain avec la neige, et cette circonstance était une nouvelle cause de dévastation.

Malgré tant de sujets de découragement, une idée fixe me brûlait la tête. Je voulais reconquérir ma propriété et mettre le géant dehors. Comment ? par quels moyens ? je ne m’en doutais pas ; mais je le voulais.

Tout en rêvassant, je ramassais des pierres et je les jetais les unes sur les autres, essayant de déblayer un coin, ne fût-il grand que comme mon corps. Je voulais voir si le sol était ensablé trop profondément pour recouvrer son ancienne fertilité. Je fus surpris de trouver de l’herbe très-épaisse dans les endroits où la pierre ne portait pas à plat. Cette herbe n’était même que trop vigoureuse, car elle pourrissait dans l’humidité, les eaux n’ayant plus d’écoulement et formant partout des flaques ou de petits marécages. La terre étant humide et légère, j’y pus plonger mes mains profondément et m’assurer que c’était toujours de la bonne terre, susceptible de bien produire, si elle pouvait être assainie par des rigoles bien dirigées.

En une heure, je déblayai à peu près un mètre. Je me reposai un instant et repris mon travail avec plus d’ardeur. Vers le soir, je mesurai mon ouvrage, j’avais nettoyé environ six bons mètres de terrain. Il est vrai que c’était à l’endroit le moins épais et dans la pierre menue. — C’est égal, pensai-je, qui sait ce que je pourrais faire avec le temps ?

La faim me pressait : je descendis à la rencluse de Maury, celle qui est au-dessous d’ici et qui est habitée presque toute l’année. Ses cabanes avaient changé de maîtres. Je n’y connaissais plus personne et personne ne m’avait jamais connu ; mais j’avais de l’argent, et, bien que pour me donner le souper et le couvert on ne me demandât rien, je parlai de payer ma dépense. Je tenais à n’être pas à charge, comptant m’installer là pour quelques jours.

Le père Bradât, maître berger des troupeaux de cette rencluse, était un vieux brave homme qui, tout en m’accueillant avec beaucoup de bonté, s’étonna de mon idée, d’autant plus que je me gardais bien de lui en dire le fond. — Tu cherches donc de l’ouvrage chez nous ? me dit-il. Par malheur, mon enfant, j’ai le monde qu’il me faut et ne puis t’employer.

— Je ne cherche pas d’ouvrage pour le moment, lui dis-je, j’en ai ; j’ai aussi quelque argent pour attendre, et, comme je vois que vous me prendriez peut-être pour un vagabond qui veut se cacher dans la montagne avec l’idée de faire ou de cacher quelque sottise, je vais vous dire tout de suite qui je suis. Avez-vous entendu parler de Miquelon ?

— Oui, c’est un nom connu ici, parce que le plateau qui est au-dessous de nous, et qui s’appelait, m’a-t-on dit, la Verderette, a pris le nom de rencluse à Miquelon, depuis l’accident arrivé à ce pauvre homme. Je ne suis ici que depuis quatre ans, on m’a raconté la chose.

— Eh bien ! ce pauvre homme était mon père, et cette pauvre rencluse est ma propriété. J’ai été élevé dans cet endroit-là. Je ne l’avais pas revu depuis l’âge de huit ans, et j’ai un plaisir triste à m’y retrouver. J’y ai passé la nuit dernière et je voudrais y retourner demain, peut-être après-demain encore.

— Si c’est comme cela, dit le vieillard, tu resteras chez moi la semaine et davantage, si tu veux, et je ne recevrai pas de paiement, car je suis ton débiteur.

— Comment ?

— C’est comme cela. J’ai envoyé souvent mes chèvres pâturer dans ta rencluse, et je n’avais pas ce droit-là ; seulement, l’endroit étant abandonné, je pensais ne faire tort à personne en ne laissant pas perdre le peu d’herbe qui y pousse encore ; c’est bien peu ; mais enfin c’est quelque chose, et je me disais que, si quelqu’un venait réclamer, j’étais prêt à lui payer la petite dépense de mes bêtes. Te voilà, c’est pour le mieux ; reste et garde ton argent. Je suis content de m’acquitter.

Je dus accepter. Il me donna place à la soupe et à la paille au milieu de ses gars. J’étais las, je dormis bien, et au petit jour je me mis en route pour ma rencluse, avec du pain et un morceau de lard pour ma journée.

Ce jour-là je ne travaillai que de mon esprit. Je voulais calculer, chose bien impossible, combien il me faudrait d’heures de travail pour déblayer ma rencluse. Si j’avais su, comme je le sais aujourd’hui, mettre des chiffres sur du papier les uns au-dessous des autres, l’entreprise n’eût pas été absolument déraisonnable ; mais je ne savais que les mettre dans ma tête les uns au bout des autres, et j’en eus pour longtemps. Je ne m’y pris pourtant pas trop mal, je mesurai patiemment avec mon bâton la superficie du terrain, et, gravant mes nombres avec la pointe de mon couteau sur une roche tendre, inventant des signes à mon usage pour remplacer les chiffres, par exemple une croix simple pour 100, une croix double pour 200, et ainsi de suite, je parvins dans la journée non à savoir, mais à supposer sans trop d’erreur, combien de mètres je possédais en long et en large. Les jours suivants, il s’agit de calculer combien je mettrais de temps pour faire l’ouvrage facile. Je trouvai deux ans, à cinq mois de travail par an, vu que la neige n’en permet pas davantage. Il s’agissait ensuite d’évaluer là durée du travail difficile, et pour cela il fallait l’entreprendre.

J’empruntai à mon hôte une masse de fer, et j’attaquai les grosses pièces. C’était de la roche calcaire pas trop dure, et je fis ce travail de cantonnier sans m’apercevoir de la fatigue. J’étais heureux et fier de mettre en miettes le gros ventre du géant. Je voulais faire mon mètre dans la journée, je le fis. Alors je me trouvai si las que je ne songeai point à descendre et résolus de passer encore la nuit chez moi, afin d’être tout rendu le lendemain.

J’étais à peine endormi sous mon reste de hangar, que je fus réveillé par le géant, qui cette fois se promenait tranquillement de long en large. Avant de l’examiner, je regardai le sol, et je le vis absolument déblayé et couvert de sa belle verdure. Il faisait encore un peu jour, le couchant était encore un peu rouge, et les neiges du haut montaient toutes roses dans le ciel bleu. Je me mis à observer le monstre, dont le pas ébranlait la terre ; il ne paraissait pas faire attention à moi et je me tins coi pour surprendre ses habitudes. J’étais décidé à ne pas agir follement comme la première fois et à savoir s’il ne lui prendrait pas fantaisie de s’en aller de lui-même, puisque maintenant il avait le pouvoir de marcher. Il devait être ennuyé des coups que je lui avais donnés dans la journée.

En effet, il voulait s’en aller, et il essaya de remonter le plateau d’Yéous ; mais il s’y prenait fort mal : au lieu de faire un détour, il prétendait escalader le plus rapide du rocher et suivre la même route qu’il avait prise autrefois pour descendre. Il n’eut pas fait deux enjambées le long de l’escarpement, qu’il tomba sur ses genoux, le nez par terre, en rugissant et en criant d’une voix formidable : — Personne ne viendra donc m’aider à remonter chez moi ? — En deux sauts, je fus près de lui, et, saisissant son épouvantable main accrochée à une pointe de rocher : — Voyons, lui dis-je, tu sais bien que je suis ton maître ; obéis-moi, prends un autre chemin, et va-t’en !

— Eh bien ! relève-moi, répondit-il, prends-moi sur tes épaules et porte-moi là-haut. — Vous manquez de raison, je ne pourrais pas seulement soulever un de vos doigts ; mais je vous tourmenterai si bien…

— Ne peux-tu me laisser tranquille, petit ? Je me trouve bien ici, j’y reste. Seulement je veux dormir sur le dos ; aide-moi.

Je lui allongeai un coup de pied dans les reins, et, en se retournant, il me montra sa grosse vilaine figure toute couverte d’un lichen blanchâtre. Le voyant ainsi à ma merci, je sentis se rallumer toute la haine que je lui portais, et ne pus résister au désir de lui plonger mon bâton dans la gueule. Il ne parut pas s’en apercevoir ; mais une petite voix imperceptible sortit de cette caverne qui lui servait de bouche, et, prêtant l’oreille, j’entendis que cette voix disait : — Oh ! le méchant garçon qui déchire ma toile et qui a manqué m’écraser !

— Qui es-tu ? dis-je en retirant mon bâton avec précaution et en appliquant mon oreille sur la bouche du géant.

— Je suis la petite araignée des mousses, répondit la voix. Depuis que j’existe, je demeure ici ; je travaille, je file, je chasse ; pourquoi me déranges-tu ?

— Va-t’en filer et chasser ailleurs, ma mie ; le monde est assez grand pour toi.

— Je pourrais t’en dire autant, reprit-elle. Pourquoi tourmenter ce rocher qui m’appartient ? N’y a-t-il pas place ailleurs pour ta personne ?

En ce moment, le géant, que je recommençais à chatouiller avec ma trique, éternua et chassa au loin l’araignée, tandis que, poussé comme par l’ouragan, je dégringolais au bas du rocher.

Quand je fus là, je rentrai en moi-même. Puisque cette petite araignée avait vécu toute sa vie dans la gueule du géant sans s’inquiéter de ses caprices, et qu’elle y eût vécu toujours, si je ne l’eusse dérangée, pourquoi ne m’arrangerais-je pas pour vivre à côté de mon ennemi, sans exiger qu’il allât plus loin ? N’était-il pas fort bien là étendu sur son dos, les pieds appuyés sur les blocs qui avaient été jadis son piédestal, et le corps placé de manière à arrêter la glissade des neiges ? Je remontai vers lui, et me plaçant contre une de ses larges oreilles, car ma voix devait lui sembler aussi faible que m’avait semblé celle de l’araignée : — Tu prétends, lui dis-je, que tu es bien là, et que tu veux y rester ?

— Oui, répondit la formidable voix qui paraissait lui sortir du ventre ; j’y resterai quand tu m’y auras fait mon lit.

— Ah ! vraiment, il faut un lit à monsieur ! repris-je en éclatant de rire, un lit de duvet peut-être ?

— Je me contenterai d’un bon lit de sable ; mais il faut un creux pour ma tête, un creux pour chacun de mes membres, et surtout un grand creux pour mes reins, afin que je puisse dormir sans glisser. Allons, vite, arrange-moi ça, et tâche que je sois bien, sinon je retournerai m’étendre dans ton pré, où, sauf que tu me chatouilles de temps en temps en essayant de me travailler, je ne me trouve point mal.

— Il est de fait, dit une voix humaine à côté de moi, que la chose la plus raisonnable à faire, serait de le mettre là et de l’y asseoir de la bonne manière. Il servirait de digue aux glaces d’en haut, et je ne sache pas d’endroit où il te gênera moins, car de le reporter à son ancienne place, tu n’y peux songer, et de le sortir autrement de ta rencluse, tu n’en as pas le droit.

— Comment ? répliquai-je sans me soucier de savoir qui me parlait de la sorte, je n’en ai pas le droit ? Il a donc le droit, lui, de s’emparer de mon terrain ?

— Il n’avait que le droit du plus fort, reprit la voix ; mais tu ne l’as pas, toi, car la loi est plus forte que l’homme, et si tu te débarrassais de ton ennemi pour le faire rouler chez tes voisins, tu en serais empêché ou puni.

— Et si je le poussais aux abîmes ?

— Il n’y a pas d’abîme qui ne soit la propriété de quelqu’un, et d’ailleurs, au fond de tout abîme, il y a une eau courante qui est la propriété de tout le monde, et que tu n’as pas le droit d’arrêter ou de détourner. Il faut donc que tu gardes ton géant, et puisque ce revers de montagne t’appartient, c’est là qu’il faut le porter pierre à pierre. De cette façon, il te deviendra utile au lieu de te nuire.

J’allais répondre qu’il n’était pas nécessaire de l’y porter, puisqu’il s’y était mis de lui-même, lorsqu’une clarté se fit dans mes yeux, et je reconnus que j’étais assis dans la cabane de mon vieil hôte, devant la cheminée, et que c’était lui qui causait avec moi. — Allons, dit-il, tu parles un peu comme un garçon qui rêverait tout éveillé ; cependant, quoique tu dises drôlement les choses, tu as d’assez bonnes idées. Viens souper, tu es rentré tard, mais je t’ai attendu, et nous causerons encore avant de dormir.

Je ne savais plus où j’en étais, et je me sentais trop honteux pour rien dire. Avais-je rêvé, tout en revenant au gîte, que j’étais aux prises avec le géant, qu’une petite araignée m’avait parlé, que le géant m’avait fait ses conditions, et avais-je eu la sottise de raconter tout cela au père Bradat ? Ou bien toutes ces choses m’étaient-elles arrivées au coucher du soleil, et le géant, qui à coup sûr était magicien, m’avait-il transporté à la cabane Bradat sans que je me fusse aperçu de rien ?

Quand j’eus un peu mangé : — Qu’est-ce que nous disions donc tout à l’heure ? demandai-je au vieux berger.

— Voyons, tu t’endors ? répondit-il ; tu ne t’en souviens déjà plus ? Tu te fatigues trop après ce rocher. Tu es trop jeune pour faire tout seul un si gros ouvrage.

— Combien donc pensez-vous qu’il faudrait de monde pour en venir à bout ?

— Ça dépend du temps que tu voudrais y mettre. En deux saisons, je pense qu’une douzaine de bons ouvriers en viendraient à bout.

— Une douzaine ? Êtes-vous sûr ? Je pensais qu’à moi tout seul…

— Tu rêvais ! Il en faut bien douze, et en beaucoup d’endroits il faudra faire jouer la mine pour faire éclater les grosses roches.

— Faire jouer la mine ? m’écriai-je. Voilà une idée qui me plaît. Oui, oui, lui mettre le feu sous le ventre,… il faudra bien qu’il s’en aille.

— Sans doute, car il ne s’en ira pas tout seul.

— Il s’en ira, vous dis-je ! c’est un paresseux qui ne veut pas s’aider ou un imbécile qui ne sait ce qu’il fait ; mais quand il sentira la poudre…

— C’est un rocher : il se fendra ; mais il faudra tout de même faire une manière de chaussée avec les morceaux, et cela coûtera beaucoup d’argent. Est-ce que tu es riche ?

— J’ai cent francs.

Le père Bradât se prit à rire. — Ce n’est pas assez, dit-il ; il t’en faudrait au moins dix fois autant.

— J’aurai cela un jour.

— Eh bien ! attends ce jour-là !

— Vous pensez donc que ce ne serait pas une folie de vouloir reprendre mon domaine à ce géant ?

— Dame ! la terre est une chose bonne et sainte ; quand on l’a, c’est dommage d’être forcé d’y renoncer. Dieu n’aime pas qu’on l’abandonne tant qu’on peut la disputer à la glace et à la pierre.

— C’est-à-dire aux méchants esprits ! Eh bien ! je la disputerai à ce démon bête et cruel qui a voulu massacrer mon père et qui m’a détruit ma maison. C’est lui qui m’a fait mendiant, errant sur les chemins pendant toute mon enfance, pendant que lui, le brutal, l’idiot, il dormait son lourd sommeil sur notre prairie. Il en sortira, je vous dis ! Je le déteste trop pour le souffrir là, à présent que je commence à être un homme, et quand j’y mangerais ce que j’ai, ce que je dois avoir, quand mon bien ne vaudrait pas ce qu’il me coûtera, tant pis ! Il y a sept ans que je maudis ce géant ; je mettrai, s’il le faut, sept ans à le châtier et à le chasser !

— Tu es un drôle de garçon, dit le vieux berger. Comme tu te montes la tête, toi ! Je ne hais pas cela, j’y vois que tu aimais ton père, que tu as de la fierté et du courage : nous reparlerons de ton idée. Si je pouvais t’aider,… mais je suis trop pauvre et trop vieux.

— Vous pouvez m’aider : vendez-moi votre masse de fer.

— Je te la prête pour rien. Je n’en ai pas besoin. Elle est lourde, laisse-la dans ta rencluse, où personne n’ira la dérober pendant la nuit. On a trop peur du géant.

— On en a peur ? Voilà ce que je ne savais pas ! On sait donc qu’il se relève la nuit et qu’il marche ?

— On le dit ; moi, je ne le crois point. J’ai servi en Afrique et j’ai fait la guerre, c’est te dire qu’habitué à ne point craindre le canon, je ne m’amuse point avoir peur des pierres.

— Mais je n’en ai pas peur non plus, père Bradat ! Je suis bien sûr que ce géant est un diable, et c’est pour cela que je suis décidé à lui faire la guerre, comme vous l’avez faite aux Bédouins.

— Allons, reprit le vieux berger, c’est comme tu voudras. Il se fait tard, il faut dormir.

Le jour suivant, comme je montais à ma rencluse, j’entendis qu’il m’appelait. — Ne va pas si vite ! me dit-il, je veux aller avec toi. Je marche doucement, mais j’arrive tout de même, et je veux voir ce fameux géant. Je ne monte pas souvent là-haut, et n’ai jamais fait grande attention à cette pierraille ; peut-être te donnerai-je un bon avis.

Quand il eut tout examiné : — Il y a, dit-il, dix fois plus d’ouvrage que je ne pensais. Ce n’est pas en deux saisons que dix bons ouvriers pourraient déblayer cela. Il faudrait aussi une quantité de poudre… Si tu veux m’en croire, tu y renonceras ; tu y mangerais tout ce que tu as, et tu ne serais pas payé de tes peines.

— N’avez-vous pas ouï dire pourtant, père Bradât, que l’herbe de ce pâturage était le meilleur échelon de la montagne ? Mon père me l’a tant répété que je le crois.

— Je ne dis pas non. Le peu qui y pousse encore est de première qualité ; mais quand tu auras déblayé, je suppose, il faudra fumer, et pour fumer il faut un troupeau ; il faut même bien vite un fort troupeau, car l’ancien engrais est tout perdu, et c’est un pâturage à recommencer en terre vierge. Si tu es bien riche, si tu as quatre mille francs par exemple…

— Je n’en ai pas la moitié.

— Alors n’entreprends pas cela, ce serait ta ruine. Qu’est-ce que c’est que ces chiffres-là sur le rocher ?

— C’est moi qui les ai inventés pour calculer…

— Ah ! je comprends : Tu ne sais donc pas écrire ?

— Ni lire non plus.

— C’est un malheur. Tu devrais apprendre, ça t’aiderait plus que tous tes coups de masse sur la pierre.

— Je ne dis pas non ! Si vous vouliez m’apprendre… — Je n’en sais pas long ; mais c’est mieux que rien, et quand tu voudras…

Je commençai le soir même en devançant d’une heure ma rentrée à la cabane de Bradat. Le plus grand des gars qui servaient le vieux berger, voyant que j’avais bon vouloir, m’enseigna aussi, et je dois dire que, s’il était moins patient que le vieux, il en savait davantage. C’est comme cela que je commençai à en comprendre assez pour être à même de m’exercer tout seul. J’emportai bientôt un livre avec moi, et en prenant, sur le midi, une heure de repos, j’étudiais avec une grande attention et un entêtement aussi solide que celui qui m’attachait au travail de ma rencluse.

Le père Bradât, voyant que ses prudents conseils n’avaient rien changé à ma résolution, prit son parti de ne plus m’en détourner ; seulement il se moquait un peu de moi quand je me laissais aller à parler du géant comme d’un méchant diable, et cela me rendit plus circonspect. Je n’en parlai plus que comme d’un tas de pierres, sans démordre pour cela de mon idée et de ma haine. Les autres gars pensaient pourtant un peu comme moi, qu’il y avait de l’enchantement dans ces maudites roches. Ils avaient ouï parler, en d’autres pâturages de montagne, de certains éboulements qu’on avait voulu endiguer, mais où le démon défaisait chaque nuit la besogne des ouvriers les plus habiles. Ils venaient quelquefois me voir travailler, car je travaillais avec rage, et ils se hasardaient par amitié pour moi à me donner un coup de main ; pourtant ce n’était pas sans un peu de crainte, et même il y en eut un qui, ayant rêvé du géant, jura qu’il n’y voulait plus toucher. Je n’insistai pas. Je savais bien que, si je leur avais voulu payer du vin le dimanche, ils auraient eu plus de courage ; mais je ne voulais pas les détourner de leur devoir : c’eût été mal payer l’hospitalité que m’accordait le père Bradat.

Je n’en eus pas moins la compagnie de l’un ou de l’autre de temps en temps. Le père Bradat consentait à me garder et à me nourrir moyennant que ses chèvres consommeraient le peu d’herbe qui poussait chez moi, et l’enfant chargé de les conduire s’amusa, pendant que je piochais, à construire, pour se garer de la pluie, une baraque assez solide avec les restes de l’ancienne et beaucoup de pierres et de broussailles qu’il agença très-adroitement. J’eus donc un refuge pour la nuit, et je m’en servis plusieurs fois afin d’avancer mon ouvrage.



IV


Chaque fois que je dormis là, je revis le géant, et chaque fois je le vis plus remuant et plus agité. Il devenait certain pour moi qu’il se sentait tracassé, et qu’il se faisait plus léger et plus désireux de s’en aller ; mais je crois aussi qu’il devenait toujours plus imbécile, car, au lieu d’aller dormir où je lui conseillais d’être, il essayait toute sorte d’installations impossibles. Je tâchais de le raisonner dans son intérêt et dans le mien, lui promettant de le laisser tranquille quand il serait où je voulais le voir. Il ne comprenait rien, ou bien il me répondait de telles grossièretés que j’étais forcé de le battre, et, sitôt battu, il s’effondrait et recommençait à dévaster ma prairie. Voyant qu’il n’y avait pas moyen de causer avec cette brute, j’y renonçai. Je le laissai faire ses lourdes extravagances, qui n’aboutissaient à rien, et bien souvent je m’endormis au bruit sourd de son pas inégal : il devenait de plus en plus boiteux. Je vis bien que le plus sage était de continuer à lui casser les pieds, et qu’il ne s’en irait que par force, en menus morceaux.

J’étais là depuis trois mois. Je devenais fort comme un jeune taureau, et j’apprenais très-vite à lire assez pour comprendre ce que je lisais. Le père Bradat qui ne comprenait pas tous les mots et toutes les idées de ses livres, était surpris de me voir les lui expliquer. C’est que mon père, en ne m’enseignant rien, m’avait appris beaucoup de choses, et il arriva bientôt que les habitants de la cabane me regardèrent comme un savant qui cachait son jeu. Ils ne me détournèrent plus de mon projet, et je résolus d’en hâter l’accomplissement par quelque dépense

Je descendis la vallée de Lesponne, et j’allai aux carrières de marbre de Campan pour embaucher des ouvriers. Je n’en trouvai point. C’était la belle saison où les étrangers occupent toute la population ; on me demandait un prix insensé. Je parvins à me procurer un peu de poudre, et je revins consolé en songeant à la petite fête que j’allais donner à monseigneur Yéous.

Dès le matin suivant, je courus tout préparer après avoir averti mes hôtes de ne pas s’étonner du bruit ; je creusai ma petite mine avec l’instrument que je pus trouver. Je ne m’y pris point mal ; j’avais assez vu opérer ce travail sur les routes de montagne. Le cœur me battait d’une joie cruelle quand j’allumai la mèche ; j’avais mis toute ma poudre, l’explosion fut belle et faillit m’être funeste, j’étais trop fier pour avoir bien pris mes précautions ; mais la gueule du géant éclata jusqu’aux oreilles, car je m’étais attaqué à sa face, et il resta béant avec une si laide grimace que j’en tombai de rire, tout sanglant et blessé que j’étais moi-même. Je n’avais rien de grave, je me relevai vite. — Bois mon sang ! dis-je à mon ennemi en me penchant sur sa hure calcinée. Voilà ! c’est entre nous duel à mort. Tu ne sais pas saigner, toi, mais j’espère que tu souffres comme tu as fait souffrir mon père.

En ce moment, je vis une chose qui me ramena à la pitié. L’explosion avait envoyé au diable une pauvre fourmilière installée dans une oreille du géant. Ce petit monde éperdu ne s’amusait pas à compter ses morts et à fuir ; il remontait avec courage à l’assaut des ruines pour emporter ses larves et les mettre en sûreté ailleurs. — Ma foi, je vous demande pardon, leur dis-je, j’aurais dû vous avertir ; mais je vais vous aider à sauver vos enfants. — Je pris sur ma pelle de bois un gros paquet de cette terre si bien triturée et creusée de logettes et de corridors où reposaient les larves, et je la portai à quelque distance. Je regardai les adroites fourmis qui, après m’avoir suivi, retournaient sans se tromper faire le reste de leur déménagement. Elles s’avertissaient, elles se parlaient certainement, elles s’entr’aidaient. Personne ne paraissait consterné ni découragé. — Petites fourmis, leur dis-je, vous me donnez là une grosse leçon ! Dût mon travail s’écrouler sur moi, je ne l’abandonnerai pas.

Mais j’étais tous seul, moi, et toutes mes idées se portèrent à la résolution d’avoir de l’aide. Je n’avais pas encore donné de mes nouvelles à ma mère, bien que je fusse fort près d’elle. J’avais craint avec raison qu’elle ne me blâmât de perdre mon temps à caresser des chimères au lieu de chercher une place. Je commençai à me tourmenter de l’inquiétude qu’elle devait avoir, et j’allai la trouver.

Elle était inquiète en effet, et me gronda quand elle apprit que je n’avais rien gagné encore ; mais, quand elle sut que j’avais presque appris à lire et que je n’avais presque rien dépensé, elle se calma, forcée de reconnaître que je n’avais point fait le vagabond. Alors je lui ouvris mon cœur, je lui racontai l’emploi de mon temps et lui confiai mes espérances. Elle fut très-surprise et très-émue, mais très-effrayée aussi. Elle me parla comme m’avait parlé le père Bradat et me supplia de ne point risquer mon avoir dans une entreprise si déraisonnable. Pourtant je gagnai ceci sur elle, qu’elle me laissa voir son attachement pour ce coin de terre où elle avait été plus heureuse qu’ailleurs et où elle m’avoua être retournée bien des fois en rêve. Je ne voulus pas me trop obstiner, espérant que peut-être avec le temps je la persuaderais. Je lui promis d’utiliser l’hiver, car je devais quitter les hauteurs très-prochainement, et je lui tins parole. Ma saison finie dans les pierres, je fis présent au père Bradât d’une bonne capuche de laine de Baréges, et à ses gars de divers petits objets achetés à leur intention. Nous nous quittâmes bons amis, avec promesse de nous retrouver l’année suivante, et je m’en allai chercher fortune du côté de Lourdes, dans les carrières et sur les routes. J’avais toujours mon idée, je voulais apprendre à combattre le rocher et à m’en rendre maître le plus vite et le plus adroitement possible. On ne me faisait faire qu’un métier de manœuvre, mais, tout en le faisant, je regardais le travail des ingénieurs et je m’efforcerais de me rendre compte de tout. Je gagnais bien peu de chose au delà de ma nourriture et de mon entretien. Ce surplus, je l’employais à prendre des leçons de calcul, car, pour la lecture, je m’en tirais déjà tout seul avec lenteur et patience ; quant à l’écriture, je m’en faisais une moi-même en copiant. J’employais à tout cela une ou deux heures le soir et presque tout mon dimanche. On me regardait comme un grand bon sujet, raisonnable comme pas un de mon âge ; au fond, j’étais un entêté, rien de plus.

Aussitôt que le printemps eut fondu les neiges, je quittai tout pour courir voir ma mère et acheter une brouette, un pic, de la poudre, une tarière, une masse, tout ce qu’il me fallait enfin pour attaquer mon ennemi de plus belle. J’obtins de ma mère la promesse de me donner cent francs encore quand j’aurais dépensé ce que j’avais en réserve, si mon travail, vérifié, méritait d’être encouragé ; pour se prononcer à cet égard, elle s’engageait à venir le voir dans le courant de la belle saison.

J’avais embauché à Lourdes deux gars de mon âge, qui, m’ayant promis de me rejoindre à Pierrefitte, s’y trouvèrent en effet au jour dit. C’était de bons compagnons, aimant le travail et point vicieux. Tout alla bien au commencement. Ceux-là n’avaient point peur du géant Yéous et ne se gênaient pas pour lui briser les côtes et lui élargir la mâchoire. Nous nous construisîmes une cabane plus grande et plus solide, l’hiver ayant détruit celle que j’avais, et, comme le père Bradât allait toutes les semaines à la provision dans les vallées, nous le chargeâmes d’acheter et de rapporter la nôtre sur son âne.

Tant qu’il s’agit de faire sauter les roches, mes compagnons furent gais ; mais, quand il fallut charger et mener la brouette, l’ennui les prit. Ils étaient de la plaine, la montagne les rendait tristes, et je ne pouvais plus les distraire de l’ennui des soirées et du bruit agaçant des cascades. Ce que je trouvais si beau, ils le trouvaient triste à la longue, et un beau matin je vis que la peur les avait pris. La peur de quoi ? Il ne voulurent pas le dire. J’avais peut-être fait l’imprudence de trop parler par moments de ma haine pour ce rocher, et, bien que je n’eusse rien raconté de ses apparitions nocturnes, auxquelles souvent j’assistais encore en silence pendant que les autres dormaient, peut-être fut-il aperçu ou entendu par l’un d’eux. Quoi qu’il en soit, ils me déclarèrent qu’ils avaient assez de cette solitude, et ils me quittèrent de bonne amitié, mais en cherchant à me décourager.

Ils n’y réussirent pas. Après avoir pour mon compte embauché d’autres compagnons, qui avancèrent encore un peu la besogne, mais sans donner des résultats bien apparents, je fus encore laissé seul, sous le prétexte que j’avais entrepris une folie, et que c’était me rendre service que de m’abandonner.

Pour la première fois, j’eus un accès de découragement. Je ne pus dormir la nuit, et je vis le géant plus entier, plus solide, plus vivant que jamais, assis sur un bloc au milieu d’autres blocs que j’avais réussi à isoler. Au clair de la lune un peu voilée, on eût dit d’un berger gardant un troupeau d’éléphants blancs. J’allai à lui, je parvins à grimper sur ses genoux, et, m’accrochant à sa barbe, je me haussai jusqu’à son visage, que je souffletai de ma masse de fer. — Petit berger, me dit-il avec sa voix rugissante, allez chercher un autre herbage. Celui-ci est à moi pour toujours, — et me montrant les blocs épars, — vous m’avez donné ces brebis, je prétends les nourrir à vos frais jusqu’à la fin des siècles.

— C’est ce que nous verrons, repris-je. Tu crois triompher parce que tu me vois seul ; eh bien ! tu sauras ce que peut faire un homme seul !

Dès le lendemain, je m’attaquai aux blocs avec tant d’emportement que quinze jours après le géant, n’ayant plus une seule brebis, essaya encore de s’en aller, et fit un pas vers la digue où je le voulais parquer.

Ma mère vint me voir un dimanche avec mes sœurs. J’avais déblayé entièrement la place où mon père avait été brisé ; l’herbe, assainie par une rigole, y poussait au mieux, et de belles ancolies bleues se miraient dans le filet d’eau. J’avais planté une croix de bois à l’endroit même de l’accident et j’y avais établi un banc de pierre. Ma mère fut très-touchée de ce soin, elle pria et pleura à cette place, et, regardant ensuite notre petit domaine, dont un bon quart était nettoyé et bien verdoyant, elle m’avoua qu’elle ne s’attendait pas à me voir si avancé ; mais quand, après s’être un peu reposée, elle entra dans la partie plus épaisse du dégât, quand elle vit tout ce qui me restait à faire, elle fut effrayée et me supplia de me contenter de ce qui était fait. — Tu peux, dit-elle, louer ce bout de pâturage à tes voisins d’en bas, à présent qu’il a une petite valeur. Ce sera une mince ressource, mais cela vaudra mieux qu’une folle dépense.

Je ne cédais pas ; ma mère se fâcha un peu et me menaça de ne plus m’avancer d’argent. Maguelonne, qui commençait à être une grande fille, pleura à ma place. Elle prenait mon parti, elle m’approuvait. Elle eût voulu être garçon et avoir la force de m’aider. Rien ne lui semblait plus-beau que les hauteurs ; elle jurait de ne se jamais marier dans une ville. Elle n’avait jamais oublié sa montagne ; c’est là qu’elle rêvait de retourner vivre dès qu’elle en trouverait le moyen. La petite Myrtile ne disait rien, mais elle ouvrait ses yeux bleus et courait comme une gelinotte dans les rochers, ivre d’une joie qu’elle sentait et montrait sans pouvoir l’expliquer.

J’avais préparé un petit goûter de fraises avec la meilleure crème du père Bradat. Nous mangeâmes ensemble sur les ruines de notre maison. Nous étions tous attendris, tristes et joyeux en même temps. Ma mère me quitta sans me rien promettre, mais en m’embrassant beaucoup et sans pouvoir se décider à me blâmer. Je travaillai donc seul jusqu’à la fin de la saison. Plus ma tâche avançait, plus je m’assurais de la difficulté que je trouverais à transporter cette montagne de débris. Je travaillais d’autant plus. Je ne descendais plus aux cabanes qu’un instant le dimanche. Puisque j’avais une espèce de logement, je m’y tenais, et je mettais à profit les soirées pour lire, écrire et compter. J’avais fait, en fouillant les décombres, une découverte précieuse ; j’avais retrouvé intact un vieux coffre qui contenait divers outils, quelques ustensiles de ménage et les livres tout dépareillés de mon père. Je les lus et relus avec un grand plaisir, ne me dépitant pas quand ils me laissaient au milieu d’une aventure, que je continuais à ma fantaisie. Ils étaient pleins d’exploits merveilleux qui me montaient la tête et enflammaient mon courage. Je ne m’ennuyais point seul. J’apprenais à calculer par chiffres l’étendue et la durée de mon travail. Je vis que j’en pourrais venir à bout par moi-même en plusieurs années, et, quoi qu’on pût dire, je m’y acharnai. Le géant était si bien émietté qu’il n’essayait plus de rassembler ses os pour se promener. Il me laissait dormir tranquille, sauf que de temps en temps je l’entendais geindre avec la voix d’un bœuf qui s’ennuie au pâturage. Je lui imposais silence en le menaçant d’employer la poudre. Je savais que c’était ce qu’il détestait le plus. Alors il se taisait, et je voyais bien qu’il était vaincu et se sentait absolument en mon pouvoir.

L’hiver venu, je fis comme l’année précédente, et je gagnai davantage. J’avais déjà dix-sept ans ; j’avais grandi et pris des muscles de première qualité. Malgré mon jeune âge, je fus payé comme un homme fait. Un des messieurs qui conduisaient les travaux me remarqua, prétendit que j’étais plus intelligent, plus persévérant que tous les autres, et me prit en amitié. Il me confia dès lors en toute occasion l’ouvrage qui pouvait le mieux m’instruire, et il me fit faire un bon petit profit en me donnant place dans son logement et à sa table ; cela fit qu’au printemps je n’avais presque rien dépensé. Il s’en allait du pays et désirait m’emmener comme serviteur et compagnon, me promettant de me faire faire mon chemin dans l’emploi ; mais rien ne put me décider à abandonner ma rencluse. J’y retournai aussitôt que la neige me permit d’y poser les pieds.



V


Tout était à peu près cassé. Je n’avais plus que le travail de la brouette. Ce n’était pas le plus dur, mais ce fut le plus ennuyeux. J’y passai toute cette saison-là, et la suivante, et celle d’après encore. Enfin, au bout de cinq années, je vis un beau soir tout le corps dépecé du géant transporté sur le flanc déchiré de la montagne et formant une belle digue capable de retenir les glaces des plus rudes hivers, avec tous les sables qu’elles entraînent, lesquels, en rencontrant un point d’appui, tendaient à s’amonceler et à augmenter la puissance de la digue. Ma prairie, que j’avais drainée à mesure avec des rigoles de pierre, portait toutes ses eaux vers la coulisse du torrent et se passait d’engrais pour être magnifique. Il n’y avait que trop de fleurs ; c’était un vrai jardin. Les chèvres n’y venaient plus, car j’avais replanté, dès la seconde année, tous les hêtres que l’éboulement avait détruits, et mes jeunes sujets étaient déjà forts et bien feuillus. Jour par jour aussi, j’avais arraché les fougères et les autres herbes folles qui m’avaient envahi ; je les avais brûlées, et la cendre avait détruit la mousse. J’en étais à ma dernière brouettée, peut-être la quatre millième, quand je m’arrêtai et la laissai sur place, voulant donner à ma sœur Maguelonne le plaisir de la soulever et de dire qu’elle avait mis la dernière main à mon ouvrage.

Alors je me mis à genoux du côté du soleil pour remercier Dieu du courage qu’il m’avait donné et de la santé qu’il m’avait permis d’avoir pour mener à bonne fin cette tâche, que l’on m’avait dit devoir prendre toute la vie d’un homme. Et je n’avais que vingt et un ans ; j’entrais dans ma majorité, et la tâche était faite ! J’avais devant moi tout mon âge d’homme pour jouir de ma propriété et recueillir le fruit de mon labeur.

Le soleil se couchait dans une gloire de rayons d’or et de nuages pourpres, c’était comme un grand œil divin qui me regardait et me souriait. Les neiges du pic brillaient comme des diamants, la cascade chantait comme un chœur de nymphes ; un petit vent courbait les fleurs, qui semblaient baiser ma terre avec tendresse. Du monstre qui m’avait tant ennuyé, il n’était plus question ; il était pour jamais réduit au silence. Il n’avait plus forme de géant. Déjà en partie couvert de verdure, de mousse et de clématites qui avaient grimpé sur la partie où j’avais cessé de passer, il n’était plus laid ; bientôt on ne le verrait plus du tout.

Je me sentais si heureux que je voulus lui pardonner, et, me tournant vers lui : — À présent, lui dis-je, tu dormiras tous tes jours et toutes tes nuits sans que je te dérange. Le mauvais esprit qui était en toi est vaincu, je lui défends de revenir. Je t’en ai délivré en te forçant à devenir utile à quelque chose ; que la foudre t’épargne et que la neige te soit légère !

Il me sembla entendre passer, le long de l’escarpement, comme un grand soupir de résignation qui se perdit dans les hauteurs. Ce fut la dernière fois que je l’entendis, et je ne l’ai jamais revu autre qu’il n’est maintenant.

Dès le matin, je préparai la petite fête que je voulais donner ; j’allai inviter le père Bradat, qui avait toujours été un bon voisin, un brave ami pour moi, à se rendre chez moi vers midi avec tous ses gars et tous ses animaux, auxquels je voulais donner l’étrenne de mon pré ; puis je courus à Pierrefitte chercher ma mère et mes sœurs.

— Me voici, leur dis-je, j’ai fini, et je n’ai rien dépensé de l’argent que vous me réserviez pour ma majorité. Il me le faudra maintenant pour acheter un troupeau et bâtir une vraie maisonnette ; mais j’entends que tout soit commun entre nous quatre jusqu’au jour où mes sœurs voudront s’établir ; alors nous ferons de toutes choses des parts égales. En attendant, venez ; j’ai là une cariole et un cheval pour vous conduire jusqu’au pied de la montagne, avec quelques provisions pour le déjeuner. Je veux que vous plantiez le bouquet sur la rencluse à Miquelon.

Quand elles entrèrent dans notre petit vallon, elles crurent rêver ; la cantine était dressée et envoyait dans les airs son long filet de fumée bleue. Le père Bradat, aidé de quelques femmes et filles des environs que j’avais requises en passant, préparaient le repas, les perdrix de montagne, que vous appelez lagopèdes et qui sont toutes blanches l’hiver, les coqs de bruyère et les fromages de crème. J’apportais le vin, le sucre, le café et le pain tendre. Le troupeau de Bradat était épars sur mon herbage et l’attaquait à belles dents comme pour prouver qu’il était bon. Les gars mettaient la table et dressaient les siéges avec des billes de sapin et des planches à peine équarries ; mais tout cela, couvert de feuillages et de fleurs, avait un air de fête. Le bouquet de rhododendrons et d’œillets sauvages était pendu à une corde pour être hissé par ma mère à une perche. Quant à moi, j’eus aussi la surprise d’une musique à laquelle je n’avais point songé. Le père Bradat avait convié un de ses amis, joueur de tympanon, à venir nous faire danser. Après le déjeuner, nous eûmes le bal, mes sœurs s’en donnèrent à plein cœur et à pleines jambes. Ma pauvre mère pleura de joie en hissant le bouquet, Maguelonne se couvrit de gloire en enlevant lestement la dernière brouettée et en la jetant sur le tas. Tout le monde fut gai, par conséquent amical et bon. Personne ne se grisa, bien que je n’eusse point épargné le vin. Nos montagnards sont sobres et polis, vous le savez.

Le soir venu, je reconduisis ma famille ; ma mère me bénit et me remit l’argent pour bâtir la maison que vous voyez et acheter le bétail. Elle consentait à vivre l’été avec moi à la rencluse ; mes sœurs s’en faisaient une fête et une joie.

L’année suivante, au moment où nous étions prêts à nous installer, nous eûmes une grande inquiétude. Ma mère fut malade, et nous crûmes la perdre ; mais dès qu’elle fut hors de danger, elle se fit transporter dans notre montagne, où le bon air l’eut bientôt guérie. Si vous ne la voyez point aujourd’hui avec nous, c’est que la brave femme, qui ne se trouve pas assez occupée ici et qui veut toujours gagner de l’argent pour nous, est à Cauterets, où elle blanchit et repasse les jupes et les affiquets des belles baigneuses, sans parler des fines chemises des beaux messieurs. On la demande partout parce qu’elle est bonne ouvrière et très-aimable. Quant à nous, vous voyez, nous sommes bien ici, et c’est toujours un regret quand nous y finissons notre saison d’été, c’est toujours avec plaisir que nous y refaisons notre installation aux premiers beaux jours. La chasse est bonne, le gibier ne manque pas. Monseigneur l’ours, quand il s’aventure de notre côté, est bien reçu au garde-manger. Les loups nous ont un peu tourmentés au commencement ; mais ils ont eu leur compte et se le tiennent pour dit. Notre rencluse est redevenue meilleure qu’elle n’avait jamais été. J’ai fait de bonnes affaires avec mes vaches grasses, que je vais vendre en pays de plaine chaque automne pour en racheter de maigres au printemps, si bien que j’ai pu doubler mon terrain en achetant le morceau d’à côté. Il était à l’abandon, je ne l’ai pas payé cher. À présent il vaut autant que l’autre, et l’an qui vient je doublerai mon troupeau, c’est-à-dire mon capital de roulement.

Voilà mon histoire, mon cher hôte, dit Miquelon en terminant. Si elle vous a ennuyé, je vous en demande pardon. J’ai été un peu intimidé, d’abord par la crainte de n’être pas pris au sérieux, et ensuite par le sérieux avec lequel vous m’écoutiez.

— Mon cher Miquel, lui répondis-je, savez-vous à quoi je songeais en supputant dans mon esprit le nombre de vos coups de masse et de vos brouettées de pierres ? D’abord je regrettais qu’un homme de votre valeur n’eût pas été appelé par la destinée à exercer sa persévérante volonté sur un plus vaste champ d’action, — et puis je me suis dit que, quel que fût le théâtre, nous étions tous des casseurs de pierres, plus ou moins forts et patients. L’homme capable de reconquérir son domaine comme vous l’avez fait n’est pas ordinaire, et ce qui me frappe le plus en ceci, ce n’est pas seulement cette obstination du paysan, qui est pourtant digne de respect, c’est que vous avez été mû par un sentiment plus élevé que l’intérêt, l’amour filial et la lutte pour la fécondité de la terre, envisagée comme un devoir humain.

— Bien, merci ! reprit Miquelon. Il y a eu cela ; pourtant il y avait aussi quelque chose que vous devez blâmer, la croyance aux mauvais esprits dans la nature.

— Oh ! ceci, vous n’y croyez plus, je le vois bien.

— À la bonne heure ! vous me comprenez. J’étais un enfant nourri de rêveries et sujet aux hallucinations… Et puis je ne comprenais pas le fin mot des croyances. J’ai lu depuis, j’ai vu qu’il n’y avait qu’un Dieu, et que Zeus ou Jupiter n’était qu’un de ses prénoms. Celui qui a mis la foudre dans les nuées n’en veut pas au rocher qu’il frappe, et le rocher qui s’écroule n’en veut pas au pauvre homme qu’il broie. Aussi… vous verrez demain, sur le haut de ma digue, où la terre s’est amoncelée et amendée, que j’ai planté comme un petit bois sacré d’androsèmes et de daphnés sauvages en signe de respect pour les lois de la nature, dont les anciens dieux étaient les symboles.

Je passai une très-bonne nuit sous le toit de Miquelon, et je n’attendis pas le lever du soleil pour aller visiter la rencluse. Miquelon était déjà dans son étable : mais, devinant que j’avais plaisir à être un peu seul, il eut la discrétion de me laisser errer à ma guise. Je trouvai de beaux échantillons de plantes, des anémones à fleurs de narcisse, des primevères visqueuses, des saxifrages de diverses espèces rares et charmantes ; mais j’examinai surtout le géant, ce monument qu’il eût fallu dédier à la divinité qui fait d’incontestables miracles pour l’homme, la patience ! J’y fis une récolte de mousses très-précieuse ; j’y contemplai les savants travaux des fourmis et la chasse habile et persévérante de la petite araignée. J’aurais bien souhaité entendre un peu le râle du géant par curiosité ; mais je n’entendis que la voix harmonieuse et fraîche d’une charmante cascade qui tombait tout près de là, et dont l’eau, bien dirigée par les soins de Miquelon, caressait la prairie en chantant un allegro très-gai,

Miquelon me fit faire encore un bon repas et me remit dans mon chemin par d’agréables sentiers. Il ne voulut accepter pour remercîment de son hospitalité que des graines de fleurs sauvages recueillies par moi sur d’autres montagnes. Quand je lui appris qu’un des plaisirs du botaniste était de semer en divers endroits les plantes belles et rares pour en conserver l’espèce, en vue des recherches des autres botanistes, il me parut touché et frappé de cette idée, et se promit de suivre désormais mon exemple dans ses courses. Il avait, comme tous les montagnards en contact avec les amateurs et les touristes, quelques notions d’histoire naturelle. Il voulut me conduire à sa maison de Pierrefitte pour me donner des échantillons de plantes et de minéraux, de belles cristallisations enlevées sur le géant même, des renoncules glacialis et des ramondies superbes cueillies près des glaciers. — N’est-ce pas, me disait-il, que nos montagnes sont le paradis des botanistes ? Vous y avez à la fois les fleurs et les fruits de toutes les saisons. Au fond des vallées, c’est l’été et l’automne ; vous montez à mi-côte, vous trouvez le printemps ; plus haut encore, et vous reculez dans la floraison que vous ne trouveriez ailleurs qu’aux premiers jours de mars. Ainsi vous pouvez récolter dans la même journée les orchis des premiers beaux jours, et ceux de l’arrière-saison. C’est la même chose pour tout, pour l’air et la lumière. Vous avez en un jour, à mesure que vous montez, l’éclat du soleil sur les lacs, la brume d’automne sur les hautes prairies, et la majesté des hivers sur les cimes. Comment pourrait-on s’ennuyer de la vue des plus belles choses ainsi rassemblées ? Une pareille richesse vaut bien d’être achetée par sept mois d’exil dans la plaine. C’est pourquoi nous aimons tant notre montagne et lui pardonnons de nous chasser tous les ans. Nous comprenons qu’elle appartient à quelque chose qui est plus que nous, et qu’il faut nous contenter des beaux sourires qu’elle nous fait quand nous y rentrons.

Miquelon voulut encore m’héberger et me servir à Pierrefitte. J’étais honteux d’être ainsi comblé par un homme pour qui j’avais fait si peu. — Souvenez-vous, me dit-il quand nous nous séparâmes, que vous avez dit jadis devant moi à mon père : « Il ne faut pas que cet enfant mendie plus longtemps ; il a dans les yeux quelque chose qui promet mieux que cela. » J’ai recueilli votre parole, et qui sait si je ne vous dois pas d’avoir voulu être un homme ?


Nohant, mars 1873.



FIN


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GEORGE SAND


œuvres complètes




CONTES D’UNE GRAND’MÈRE




LE


CHÊNE PARLANT


LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE
L’ORGUE DU TITAN — CE QUE DISENT LES FLEURS
LE MARTEAU ROUGE
LA FÉE POUSSIÈRE — LE GNOME DES HUÎTRES
LA FÉE AUX GROS YEUX




PARIS


CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS


3, rue auber, 3






ŒUVRES


DE


GEORGE SAND




CONTES D’UNE GRAND’MÈRE



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CONTES D’UNE GRAND’MÈRE




LE


CHÊNE PARLANT


LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE
L’ORGUE DU TITAN — CE QUE DISENT LES FLEURS
LE MARTEAU ROUGE
LA FÉE POUSSIÈRE — LE GNOME DES HUÎTRES
LA FÉE AUX GROS YEUX


PAR


GEORGE SAND




PARIS


MICHEL-LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS


3, rue auber, 3





Droits de reproduction et de traduction réservés




LE CHÊNE PARLANT


À Mademoiselle Blanche Amic


Il y avait autrefois en la forêt de Cernas un gros vieux chêne qui pouvait bien avoir cinq cents ans. La foudre l’avait frappé plusieurs fois, et il avait dû se faire une tête nouvelle, un peu écrasée, mais épaisse et verdoyante.

Longtemps ce chêne avait eu une mauvaise réputation. Les plus vieilles gens du village voisin disaient encore que, dans leur jeunesse, ce chêne parlait et menaçait ceux qui voulaient se reposer sous son ombrage. Ils racontaient que deux voyageurs, y cherchant un abri, avaient été foudroyés. L’un d’eux était mort sur le coup ; l’autre s’était éloigné à temps et n’avait été qu’étourdi, parce qu’il avait été averti par une voix qui lui criait :

— Va-t’en vite !

L’histoire était si ancienne qu’on n’y croyait plus guère, et, bien que cet arbre portât encore le nom de chêne parlant, les pâtours s’en approchaient sans trop de crainte. Pourtant le moment vint où il fut plus que jamais réputé sorcier après l’aventure d’Emmi.

Emmi était un pauvre petit gardeur de cochons, orphelin et très-malheureux, non-seulement parce qu’il était mal logé, mal nourri et mal vêtu, mais encore parce qu’il détestait les bêtes que la misère le forçait à soigner. Il en avait peur, et ces animaux, qui sont plus fins qu’ils n’en ont l’air, sentaient bien qu’il n’était pas le maître avec eux. Il s’en allait dès le matin, les conduisant à la glandée, dans la forêt. Le soir, il les ramenait à la ferme, et c’était pitié de le voir, couvert de méchants haillons, la tête nue, ses cheveux hérissés par le vent, sa pauvre petite figure pâle, maigre, terreuse, l’air triste, effrayé, souffrant, chassant devant lui ce troupeau de bêtes criardes, au regard oblique, à la tête baissée, toujours menaçante. À le voir ainsi courir à leur suite sur les sombres bruyères, dans la vapeur rouge du premier crépuscule, on eût dit d’un follet des landes chassé par une rafale.

Il eût pourtant été aimable et joli, ce pauvre petit porcher, s’il eût été soigné, propre, heureux comme vous autres, mes chers enfants qui me lisez. Lui ne savait pas lire, il ne savait rien, et c’est tout au plus s’il savait parler assez pour demander le nécessaire, et, comme il était craintif, il ne le demandait pas toujours, c’était tant pis pour lui si on l’oubliait.

Un soir, les pourceaux rentrèrent tout seuls à l’étable, et le porcher ne parut pas à l’heure du souper. On n’y fit attention que quand la soupe aux raves fut mangée, et la fermière envoya un de ses gars pour appeler Emmi. Le gars revint dire qu’Emmi n’était ni à l’étable, ni dans le grenier, où il couchait sur la paille. On pensa qu’il était allé voir sa tante, qui demeurait aux environs, et on se coucha sans plus songer à lui.

Le lendemain matin, on alla chez la tante, et on s’étonna d’apprendre qu’Emmi n’avait point passé la nuit chez elle. Il n’avait pas reparu au village depuis la veille. On s’enquit de lui aux alentours, personne ne l’avait vu. On le chercha en vain dans la forêt. On pensa que les sangliers et les loups l’avaient mangé. Pourtant on ne retrouva ni sa sarclette, — sorte de houlette à manche court dont se servent les porchers, — ni aucune loque de son pauvre vêtement ; on en conclut qu’il avait quitté le pays pour vivre en vagabond, et le fermier dit que ce n’était pas un grand dommage, que l’enfant n’était bon à rien, n’aimant pas ses bêtes et n’ayant pas su s’en faire aimer.

Un nouveau porcher fut loué pour le reste de l’année, mais la disparition d’Emmi effrayait tous les gars du pays ; la dernière fois qu’on l’avait vu, il allait du côté du chêne parlant, et c’était là sans doute qu’il lui était arrivé malheur. Le nouveau porcher eut bien soin de n’y jamais conduire son troupeau et les autres enfants se gardèrent d’aller jouer de ce côté-là.

Vous me demandez ce qu’Emmi était devenu. Patience, je vais vous le dire.

La dernière fois qu’il était allé à la forêt avec ses bêtes, il avait avisé à quelque distance du gros chêne une touffe de favasses en fleurs. La favasse ou féverole, c’est cette jolie papilionacée à grappes roses que vous connaissez, la gesse tubéreuse ; les tubercules sont gros comme une noisette, un peu âpres quoique sucrés. Les enfants pauvres en sont friands ; c’est une nourriture qui ne coûte rien et que les pourceaux, qui en sont friands aussi, songent seuls à leur disputer. Quand on parle des anciens anachorètes vivant de racines, on peut être certain que le mets le plus recherché de leur austère cuisine était, dans nos pays du centre, le tubercule de cette gesse.

Emmi savait bien que les favasses ne pouvaient pas encore être bonnes à manger, car on n’était qu’au commencement de l’automne, mais il voulait marquer l’endroit pour venir fouiller la terre quand la tige et la fleur seraient desséchées. Il fut suivi par un jeune porc qui se mit à fouiller et qui menaçait de tout détruire, lorsque Emmi, impatienté de voir le ravage inutile de cette bête vorace, lui allongea un coup de sa sarclette sur le groin. Le fer de la sarclette était fraîchement repassé et coupa légèrement le nez du porc, qui jeta un cri d’alarme. Vous savez comment ces animaux se soutiennent entre eux, et comme certains de leurs appels de détresse les mettent tous en fureur contre l’ennemi commun ; d’ailleurs, ils en voulaient depuis longtemps à Emmi, qui ne leur prodiguait jamais ni caresses ni compliments. Ils se rassemblèrent en criant à qui mieux mieux et l’entourèrent pour le dévorer. Le pauvre enfant prit la fuite, ils le poursuivirent ; ces bêtes ont, vous le savez, l’allure effroyablement prompte ; il n’eut que le temps d’atteindre le gros chêne, d’en escalader les aspérités et de se réfugier dans les branches. Le farouche troupeau resta au pied, hurlant, menaçant, essayant de fouir pour abattre l’arbre. Mais le chêne parlant avait de formidables racines qui se moquaient bien d’un troupeau de cochons. Les assaillants ne renoncèrent pourtant à leur entreprise qu’après le coucher du soleil. Alors, ils se décidèrent à regagner la ferme, et le petit Emmi, certain qu’ils le dévoreraient s’il y allait avec eux, résolut de n’y retourner jamais.

Il savait bien que le chêne passait pour être un arbre enchanté, mais il avait trop à se plaindre des vivants pour craindre beaucoup les esprits. Il n’avait vécu que de misère et de coups ; sa tante était très-dure pour lui : elle l’obligeait à garder les porcs, lui qui en avait toujours eu horreur. Il était né comme cela, elle lui en faisait un crime, et, quand il venait la voir en la suppliant de le reprendre avec elle, elle le recevait, comme on dit, avec une volée de bois vert. Il la craignait donc beaucoup, et tout son désir eût été de garder les moutons dans une autre ferme où les gens eussent été moins avares et moins mauvais pour lui.

Dans le premier moment après le départ des pourceaux, il ne sentit que le plaisir d’être débarrassé de leurs cris farouches et de leurs menaces, et il résolut de passer la nuit où il était. Il avait encore du pain dans son sac de toile bise, car, durant le siège qu’il avait soutenu, il n’avait pas eu envie de manger. Il en mangea la moitié, réservant le reste pour son déjeuner ; après cela, à la grâce de Dieu !

Les enfants dorment partout. Pourtant Emmi ne dormait guère. Il était malingre, souvent fiévreux, et rêvait plutôt qu’il ne se reposait l’esprit durant son sommeil. Il s’installa du mieux qu’il put entre deux maîtresses branches garnies de mousse, et il eut grande envie de dormir ; mais le vent qui faisait mugir le feuillage et grincer les branches l’effraya, et il se mit à songer aux mauvais esprits, tant et si bien qu’il s’imagina entendre une voix grêle et fâchée qui lui disait à plusieurs reprises :

— Va-t’en, va-t’en d’ici !

D’abord Emmi, tremblant et la gorge serrée, ne songea point à répondre ; mais, comme, en même temps que le vent s’apaisait, la voix du chêne s’adoucissait et semblait lui murmurer à l’oreille d’un ton maternel et caressant : « Va-t’en, Emmi, va-t’en ! » Emmi se sentit le courage de répondre :

— Chêne, mon beau chêne, ne me renvoie pas. Si je descends, les loups qui courent la nuit me mangeront.

— Va, Emmi, va ! reprit la voix encore plus radoucie.

— Mon bon chêne parlant, reprit aussi Emmi d’un ton suppliant, ne m’envoie pas avec les loups. Tu m’as sauvé des porcs, tu as été doux pour moi, sois-le encore. Je suis un pauvre enfant malheureux, et je ne puis ni ne voudrais te faire aucun mal : garde-moi cette nuit ; si tu l’ordonnes, je m’en irai demain matin.

La voix ne répliqua plus, et la lune argenta faiblement les feuilles. Emmi en conclut qu’il lui était permis de rester, ou bien qu’il avait rêvé les paroles qu’il avait cru entendre. Il s’endormit et, chose étrange, il ne rêva plus et ne fit plus qu’un somme jusqu’au jour. Il descendit alors et secoua la rosée qui pénétrait son pauvre vêtement.

— Il faut pourtant, se dit-il, que je retourne au village, je dirai à ma tante que mes porcs ont voulu me manger, que j’ai été obligé de coucher sur un arbre, et elle me permettra d’aller chercher une autre condition.

Il mangea le reste de son pain ; mais, au moment de se remettre en route, il voulut remercier le chêne qui l’avait protégé le jour et la nuit.

— Adieu et merci, mon bon chêne, dit-il en baisant l’écorce, je n’aurai plus jamais peur de toi, et je reviendrai te voir pour te remercier encore.

Il traversa la lande, et il se dirigeait vers la chaumière de sa tante, lorsqu’il entendit parler derrière le mur du jardin de la ferme.

— Avec tout ça, disait un des gars, notre porcher n’est pas revenu, on ne l’a pas vu chez sa tante, et il a abandonné son troupeau. C’est un sans-cœur et un paresseux à qui je donnerai une jolie roulée de coups de sabot, pour le punir de me faire mener ses bêtes aux champs aujourd’hui à sa place.

— Qu’est-ce que ça te fait, de mener les porcs ? dit l’autre gars.

— C’est une honte à mon âge, reprit le premier : cela convient à un enfant de dix ans, comme le petit Emmi ; mais, quand on en a douze, on a droit à garder les vaches ou tout au moins les veaux.

Les deux gars furent interrompus par leur père.

— Allons vite, dit-il, à l’ouvrage ! Quant à ce porcher de malheur, si les loups l’ont mangé, c’est tant pis pour lui ; mais, si je le retrouve vivant, je l’assomme. Il aura beau aller pleurer chez sa tante, elle est décidée à le faire coucher avec les cochons pour lui apprendre à faire le fier et le dégoûté.

Emmi, épouvanté de cette menace, se le tint pour dit. Il se cacha dans une meule de blé, où il passa la journée. Vers le soir, une chèvre qui rentrait à l’étable, et qui s’attardait à lécher je ne sais quelle herbe, lui permit de la traire. Quand il eut rempli et avalé deux ou trois fois le contenu de sa sébile de bois, il se renfonça dans les gerbes jusqu’à la nuit. Quand il fit tout à fait sombre et que tout le monde fut couché, il se glissa jusqu’à son grenier et y prit diverses choses qui lui appartenaient, quelques écus gagnés par lui que le fermier lui avait remis la veille et dont sa tante n’avait pas encore eu le temps de le dépouiller, une peau de chèvre et une peau de mouton dont il se servait l’hiver, un couteau neuf, un petit pot de terre, un peu de linge fort déchiré. Il mit le tout dans son sac, descendit dans la cour, escalada la barrière et s’en alla à petits pas pour ne pas faire de bruit ; mais, comme il passait près de l’étable à porcs, ces maudites bêtes le sentirent ou l’entendirent et se prirent à crier avec fureur. Alors, Emmi, craignant que les fermiers, réveillés dans leur premier sommeil, ne se missent à ses trousses, prit sa course et ne s’arrêta qu’au pied du chêne parlant.

— Me voilà revenu, mon bon ami, lui dit-il. Permets-moi de passer encore une nuit dans tes branches. Dis si tu le veux !

Le chêne ne répondit pas. Le temps était calme, pas une feuille ne bougeait. Emmi pensa que qui ne dit mot consent. Tout chargé qu’il était, il se hissa adroitement jusqu’à la grosse enfourchure où il avait passé la nuit précédente, et il y dormit parfaitement bien.

Le jour venu, il se mit en quête d’un endroit convenable pour cacher son argent et son bagage, car il n’était encore décidé à rien sur les moyens de s’éloigner du pays sans être vu et ramené de force à la ferme. Il grimpa au-dessus de la place où il se trouvait. Il découvrit alors dans le tronc principal du gros arbre un trou noir fait par la foudre depuis bien longtemps, car le bois avait formé tout autour un gros bourrelet d’écorce. Au fond de cette cachette, il y avait de la cendre et de menus éclats de bois hachés par le tonnerre.

— Vraiment, se dit l’enfant, voilà un lit très doux et très chaud où je dormirai sans risque de tomber en rêvant. Il n’est pas grand, mais il l’est assez pour moi. Voyons pourtant s’il n’est pas habité par quelque méchante bête.

Il fureta dans l’intérieur de ce refuge, et vit qu’il était percé par en haut, ce qui devait amener un peu d’humidité dans les temps de pluie. Il se dit qu’il était bien facile de boucher ce trou avec de la mousse. Une chouette avait fait son nid dans le conduit.

— Je ne te dérangerai pas, pensa Emmi, mais je fermerai la communication. Comme cela, nous serons chacun chez nous.

Quand il eut préparé son nid pour la nuit suivante et installé son bagage en sûreté, il s’assit dans son trou, les jambes dehors appuyées sur une branche, et se mit à songer vaguement à la possibilité de vivre dans un arbre ; mais il eût souhaité que cet arbre fût au cœur de la forêt au lieu d’être auprès de la lisière, exposé aux regards des bergers et porchers qui y amenaient leurs troupeaux. Il ne pouvait prévoir que, par suite de sa disparition, l’arbre deviendrait un objet de crainte, et que personne n’en approcherait plus.

La faim commençait à se faire sentir, et, bien qu’il fût très petit mangeur, il se ressentait bien de n’avoir rien pris de solide la veille. Irait-il déterrer les favasses encore vertes qu’il avait remarquées à quelques pas de là ? ou irait-il jusqu’aux châtaigniers qui poussaient plus avant dans la forêt ?

Comme il se préparait à descendre, il vit que la branche sur laquelle reposaient ses pieds n’appartenait pas à son chêne. C’était celle d’un arbre voisin qui entre-croisait ses belles et fortes ramures avec celles du chêne parlant. Emmi se hasarda sur cette branche et gagna le chêne voisin qui avait, lui aussi, pour proche voisin un autre arbre facile à atteindre. Emmi, léger comme un écureuil, s’aventura ainsi d’arbre en arbre jusqu’aux châtaigniers où il fit une bonne récolte. Les châtaignes étaient encore petites et pas très mûres ; mais il n’y regardait pas de bien près, et il mit comme qui dirait pied à terre pour les faire cuire dans un endroit bien désert et bien caché où les charbonniers avaient fait autrefois une fournée. Le rond marqué par le feu était entouré de jeunes arbres qui avaient repoussé depuis : il y avait beaucoup de menus déchets à demi brûlés. Emmi n’eut pas de peine à en faire un tas et à y mettre le feu au moyen d’un caillou qu’il battit du dos de son couteau, et il recueillit l’étincelle avec des feuilles sèches, tout en se promettant de faire provision d’amadou sur les arbres décrépits, qui ne manquaient pas dans la forêt. L’eau d’une rigole lui permit de faire cuire ses châtaignes dans son petit pot de terre, à couvercle percé, destiné à cet usage. C’est un meuble dont en ce pays-là tout pâtour est nanti.

Emmi, qui ne rentrait souvent que le soir à la ferme, à cause de la grande distance où il devait mener ses bêtes, était donc habitué à se nourrir lui-même, et il ne fut pas embarrassé de cueillir son dessert de framboises et de mûres sauvages sur les buissons de la petite clairière.

— Voilà, pensa-t-il, ma cuisine et ma salle à manger trouvées.

Et il se mit à nettoyer le cours du filet d’eau qu’il avait à sa portée. Avec sa sarclette, il enleva les herbes pourries, creusa un petit réservoir, débarrassa un petit saut que l’eau faisait dans la glaise et l’épura avec du sable et des cailloux. Cet ouvrage l’occupa jusque vers le coucher du soleil. Il ramassa son pot et sa houlette, et, remontant sur les branches dont il avait éprouvé la solidité, il retrouva son chemin d’écureuil, grimpant et sautant d’arbre en arbre jusqu’à son chêne. Il rapportait une épaisse brassée de fougère et de mousse bien sèche dont il fit son lit dans le trou déjà nettoyé. Il entendit bien la chouette sa voisine qui s’inquiétait et grognait au-dessus de sa tête.

— Ou elle délogera, pensa-t-il, ou elle s’y habituera. Le bon chêne ne lui appartient pas plus qu’à moi.

Habitué à vivre seul, Emmi ne s’ennuya pas. Être débarrassé de la compagnie des pourceaux fut même pour lui une source de bonheur pendant plusieurs jours. Il s’accoutuma à entendre hurler les loups. Il savait qu’ils restaient au cœur de la forêt et n’approchaient guère de la région où il se trouvait. Les troupeaux n’y venant plus, les compères ne s’en approchaient plus du tout. Et puis Emmi apprit à connaître leurs habitudes. En pleine forêt, il n’en rencontrait jamais dans les journées claires. Ils n’avaient de hardiesse que dans les temps de brouillard, et encore cette hardiesse n’était-elle pas grande. Ils suivaient quelquefois Emmi à distance, mais il lui suffisait de se retourner et d’imiter le bruit d’un fusil qu’on arme en frappant son couteau contre le fer de sa sarclette pour les mettre en fuite. Quant aux sangliers, Emmi les entendait quelquefois, il ne les voyait jamais ; ce sont des animaux mystérieux qui n’attaquent jamais les premiers.

Quand il vit approcher l’époque de la cueillette des châtaignes, il fit sa provision qu’il cacha dans un autre arbre creux à peu de distance de son chêne ; mais les rats et les mulots les lui disputèrent si bien, qu’il dut les enterrer dans le sable, où elles se conservèrent jusqu’au printemps. D’ailleurs, Emmi avait largement de quoi se nourrir. La lande étant devenue absolument déserte, il put s’aventurer la nuit jusqu’aux endroits cultivés et y déterrer des pommes de terre et des raves ; mais c’était voler et la chose lui répugnait. Il amassa quantité de favasses dans les jachères et fit des lacets pour prendre des alouettes en ramassant deçà et delà des crins laissés aux buissons par les chevaux aux pâturage. Les pâtours savent tirer parti de tout et ne laissent rien perdre. Emmi ramassa assez de flocons de laine sur les épines des clôtures pour se faire une espèce d’oreiller ; plus tard, il se fabriqua une quenouille et un fuseau et apprit tout seul à filer. Il se fit des aiguilles à tricoter avec du fil de fer qu’il trouva à une barrière mal raccommodée, qu’on répara encore et qu’il dépouilla de nouveau pour fabriquer des collets à prendre les lapins. Il réussit donc à se faire des bas et à manger de la viande. Il devint un chasseur des plus habiles ; épiant jour et nuit toutes les habitudes du gibier, initié à tous les mystères de la lande et de la forêt, il tendit ses pièges à coup sûr et se trouva dans l’abondance.

Il eut même du pain à discrétion, grâce à une vieille mendiante idiote, qui, toutes les semaines, passait au pied du chêne et y déposait sa besace pleine, pour se reposer. Emmi, qui la guettait, descendait de son arbre, la tête couverte de sa peau de chèvre, et lui donnait une pièce de gibier en échange d’une partie de son pain. Si elle avait peur de lui, sa peur ne se manifestait que par un rire stupide et une obéissance dont elle n’avait du reste point à se repentir.

Ainsi se passa l’hiver, qui fut très-doux, et l’été suivant, qui fut chaud et orageux. Emmi eut d’abord grand’peur du tonnerre car la foudre frappa plusieurs fois des arbres assez proches du sien ; mais il remarqua que le chêne parlant, ayant été écimé longtemps auparavant et s’étant refait une cime en parasol, n’attirait plus le fluide, qui s’attaquait à des arbres plus élevés et de forme conique. Il finit par dormir aux roulements et aux éclats du tonnerre sans plus de souci que la chouette sa voisine.

Dans cette solitude, Emmi, absorbé par le soin incessant d’assurer sa vie et de préserver sa liberté, n’eut pas le temps de connaître l’ennui. On pouvait le traiter de paresseux, il savait bien, lui, qu’il avait plus de mal à se donner pour vivre seul que s’il fût resté à la ferme. Il acquérait aussi plus d’intelligence, de courage et de prévision que dans la vie ordinaire. Pourtant, quand cette vie exceptionnelle fut réglée à souhait et qu’elle exigea moins de temps et de souci, il commença à réfléchir et à sentir sa petite conscience lui adresser certaines questions embarrassantes. Pourrait-il vivre toujours ainsi aux dépens de la forêt sans servir personne et sans contenter aucun de ses semblables ? Il s’était pris d’une espèce d’amitié pour la vieille Catiche, l’idiote qui lui cédait son pain en échange de ses lapins et de ses chapelets d’alouettes. Comme elle n’avait pas de mémoire, ne parlait presque pas et ne racontait par conséquent à personne ses entrevues avec lui, il était arrivé à se montrer à elle à visage découvert, et elle ne le craignait plus. Ses rires hébétés laissaient deviner une expression de plaisir quand elle le voyait descendre de son arbre. Emmi s’étonnait lui-même de partager ce plaisir ; il ne se disait pas, mais il sentait que la présence d’une créature humaine, si dégradée qu’elle soit, est une sorte de bienfait pour celui qui s’est condamné à vivre seul. Un jour qu’elle lui semblait moins abrutie que de coutume, il essaya de lui parler et de lui demander où elle demeurait. Elle cessa tout à coup de rire, et lui dit d’une voix nette et d’un ton sérieux :

— Veux-tu venir avec moi, petit ?

— Où ?

— Dans ma maison ; si tu veux être mon fils, je te rendrai riche et heureux.

Emmi s’étonna beaucoup d’entendre parler distinctement et raisonnablement la vieille Catiche. La curiosité lui donnait quelque envie de la croire, mais un coup de vent agita les branches au-dessus de sa tête, et il entendit la voix du chêne lui dire :

— N’y va pas !

— Bonsoir et bon voyage, dit-il à la vieille ; mon arbre ne veut pas que je le quitte.

— Ton arbre est un sot, reprit-elle, ou plutôt c’est toi qui es une bête de croire à la parole des arbres.

— Vous croyez que les arbres ne parlent pas ? Vous vous trompez bien !

— Tous les arbres parlent quand le vent se met après eux, mais ils ne savent pas ce qu’ils disent ; c’est comme s’ils ne disaient rien.

Emmi fut fâché de cette explication positive d’un fait merveilleux. Il répondit à Catiche :

— C’est vous qui radotez, la vieille. Si tous les arbres font comme vous, mon chêne du moins sait ce qu’il veut et ce qu’il dit.

La vieille haussa les épaules, ramassa sa besace et s’éloigna en reprenant son rire d’idiote.

Emmi se demanda si elle jouait un rôle ou si elle avait des moments lucides. Il la laissa partir et la suivit, en se glissant d’arbre en arbre sans qu’elle s’en aperçût. Elle n’allait pas vite et marchait le dos courbé, la tête en avant, la bouche entr’ouverte, l’œil fixé droit devant elle ; mais cet air exténué ne l’empêchait pas d’avancer toujours sans se presser ni se ralentir, et elle traversa ainsi la forêt pendant trois bonnes heures de marche, jusqu’à un pauvre hameau perché sur une colline derrière laquelle d’autres bois s’étendaient à perte de vue. Emmi la vit entrer dans une méchante cahute isolée des autres habitations, qui, pour paraître moins misérables, n’en étaient pas moins un assemblage de quelques douzaines de taudis. Il n’osa pas s’aventurer plus loin que les derniers arbres de la forêt et revint sur ses pas, bien convaincu que, si la Catiche avait un chez elle, il était plus pauvre et plus laid que le trou de l’arbre parlant.

Il regagna son logis du grand chêne et n’y arriva que vers le soir, harassé de fatigue, mais content de se retrouver chez lui. Il avait gagné à ce voyage de connaître l’étendue de la forêt et la proximité d’un village ; mais ce village paraissait bien plus mal partagé que celui de Cernas, où Emmi avait été élevé. C’était tout pays de landes sans trace de culture, et les rares bestiaux qu’il avait vus paître autour des maisons n’avaient que la peau sur les os. Au delà, il n’avait aperçu que les sombres horizons des forêts. Ce n’est donc pas de ce côté-là qu’il pouvait songer à trouver une condition meilleure que la sienne.

Au bout de la semaine, la Catiche arriva à l’heure ordinaire. Elle revenait de Cernas, et il lui demanda des nouvelles de sa tante pour voir si cette vieille aurait le pouvoir et la volonté de lui répondre comme la dernière fois. Elle répondit très-nettement :

— La grand’Nanette est remariée, et, si tu retournes chez elle, elle tâchera de te faire mourir pour se débarrasser de toi.

— Parlez-vous raisonnablement ? dit Emmi, et me dites-vous la vérité ?

— Je te dis la vérité. Tu n’as plus qu’à te rendre à ton maître pour vivre avec les cochons, ou à chercher ton pain avec moi, ce qui te vaudrait mieux que tu ne penses. Tu ne pourras pas toujours vivre dans la forêt. Elle est vendue, et sans doute on va abattre les vieux arbres. Ton chêne y passera comme les autres. Crois-moi, petit. On ne peut vivre nulle part sans gagner de l’argent. Viens avec moi, tu m’aideras à en gagner beaucoup, et, quand je mourrai, je te laisserai celui que j’ai.

Emmi était si étonné d’entendre causer et raisonner l’idiote, qu’il regarda son arbre et prêta l’oreille comme s’il lui demandait conseil.

— Laisse donc cette vieille bûche tranquille, reprit la Catiche. Ne sois pas si sot et viens avec moi.

Comme l’arbre ne disait mot, Emmi suivit la vieille, qui, chemin faisant, lui révéla son secret.

« — Je suis venue au monde loin d’ici, pauvre comme toi et orpheline. J’ai été élevée dans la misère et les coups. J’ai gardé aussi les cochons, et, comme toi, j’en avais peur. Comme toi, je me suis sauvée ; mais, en traversant une rivière sur un vieux pont décrépit, je suis tombée à l’eau d’où on m’a retirée comme morte. Un bon médecin chez qui on m’a portée m’a fait revenir à la vie ; mais j’étais idiote, sourde, et ne pouvant presque plus parler. Il m’a gardée par charité, et, comme il n’était pas riche, le curé de l’endroit a fait des quêtes pour moi, et les dames m’ont apporté des habits, du vin, des douceurs, tout ce qu’il me fallait. Je commençais à me porter mieux, j’étais si bien soignée ! Je mangeais de la bonne viande, je buvais du bon vin sucré, j’avais l’hiver du feu dans ma chambre, j’étais comme une princesse, et le médecin était content. Il disait :

» — La voilà qui entend ce qu’on lui dit. Elle retrouve les mots pour parler. Dans deux ou trois mois d’ici, elle pourra travailler et gagner honnêtement sa vie.

» Et toutes les belles dames se disputaient à qui me prendrait chez elle.

» Je ne fus donc pas embarrassée pour trouver une place aussitôt que je fus guérie ; mais je n’avais pas le goût du travail, et on ne fut pas content de moi. J’aurais voulu être fille de chambre, mais je ne savais ni coudre ni coiffer ; on me faisait tirer de l’eau au puits et plumer la volaille, cela m’ennuyait. Je quittai l’endroit, croyant être mieux ailleurs. Ce fut encore pire, on me traitait de malpropre et de paresseuse. Mon vieux médecin était mort. On me chassa de maison en maison, et, après avoir été l’enfant chéri de tout le monde, je dus quitter le pays comme j’y étais venue, en mendiant mon pain ; mais j’étais plus misérable qu’auparavant. J’avais pris le goût d’être heureuse, et on me donnait si peu, que j’avais à peine de quoi manger. On me trouvait trop grande et de trop bonne mine pour mendier. On me disait :

» — Va travailler, grande fainéante ! c’est une honte à ton âge de courir les chemins quand on peut épierrer les champs à six sous par jour.

» Alors, je fis la boiteuse pour donner à croire que je pouvais pas travailler ; on trouva que j’étais encore trop forte pour ne rien faire, et je dus me rappeler le temps où tout le monde avait pitié de moi, parce que j’étais idiote. Je sus retrouver l’air que j’avais dans ce temps-là, mon habitude de ricaner au lieu de parler, et je fis si bien mon personnage, que les sous et les miches recommencèrent à pleuvoir dans ma besace. C’est comme cela que je cours depuis une quarantaine d’années, sans jamais essuyer de refus. Ceux qui ne peuvent me donner d’argent me donnent du fromage, des fruits et du pain plus que je n’en peux porter. Avec ce que j’ai de trop pour moi, j’élève des poulets que j’envoie au marché et qui me rapportent gros. J’ai une bonne maison dans un village où je vais te conduire. Le pays est malheureux, mais les habitants ne le sont pas. Nous sommes tous mendiants et infirmes, ou soi-disant tels, et chacun fait sa tournée dans un endroit où les autres sont convenus de ne pas aller ce jour-là. Comme ça, chacun fait ses affaires comme il veut ; mais personne ne les fait aussi bien que moi, car je m’entends mieux que personne à paraître incapable de gagner ma vie ».

— Le fait est, répondit Emmi, que jamais je ne vous aurais crue capable de parler comme vous faites.

— Oui, oui, reprit la Catiche en riant, tu as voulu m’attraper et m’effrayer en descendant de ton arbre, coiffé en loup-garou, pour avoir du pain. Moi, je faisais semblant d’avoir peur, mais je te reconnaissais bien et je me disais : « Voilà un pauvre gars qui viendra quelque jour à Oursines-les-Bois, et qui sera bien content de manger ma soupe ».

En devisant ainsi, Emmi et la Catiche arrivèrent à Oursines-les-Bois ; c’était le nom de l’endroit où demeurait la fausse idiote et qu’Emmi avait déjà vu.

Il n’y avait pas une âme dans ce triste hameau. Les animaux paissaient çà et là, sans être gardés, sur une lande fertile en chardons, qui était toute la propriété communale des habitants. Une malpropreté révoltante dans les chemins boueux qui servaient de rues, une odeur infecte s’exhalant de toutes les maisons, du linge déchiré séchant sur des buissons souillés par la volaille, des toits de chaume pourri, où poussaient des orties, un air d’abandon cynique, de pauvreté simulée ou volontaire, c’était de quoi soulever de dégoût le cœur d’Emmi, habitué aux verdures vierges et aux bonnes senteurs de la forêt. Il suivit pourtant la vieille Catiche, qui le fit entrer dans sa hutte de terre battue, plus semblable à une étable à porcs qu’à une habitation. L’intérieur était tout différent : les murs étaient garnis de paillassons, et le lit avait matelas et couvertures de bonne laine. Une quantité de provisions de toute sorte : blé, lard, légumes et fruits, tonnes de vin et même bouteilles cachetées. Il y avait de tout, et, dans l’arrière-cour, l’épinette était remplie de grasses volailles et de canards gorgés de pain et de son.

— Tu vois, dit la Catiche à Emmi, que je suis autrement riche que ta tante ; elle me fait l’aumône toutes les semaines, et, si je voulais, je porterais de meilleurs habits que les siens. Veux-tu voir mes armoires ? Rentrons, et, comme tu dois avoir faim, je vas te faire manger un souper comme tu n’en as goûté de ta vie.

En effet, tandis qu’Emmi admirait le contenu des armoires, la vieille alluma le feu et tira de sa besace une tête de chèvre, qu’elle fricassa avec des rogatons de toute sorte et où elle n’épargna ni le sel, ni le beurre rance, ni les légumes avariés, produit de la dernière tournée. Elle en fit je ne sais quel plat, qu’Emmi mangea avec plus d’étonnement que de plaisir et qu’elle le força d’arroser d’une demi-bouteille de vin bleu. Il n’avait jamais bu de vin, il ne le trouva pas bon, mais il but quand même, et, pour lui donner l’exemple, la vieille avala une bouteille entière, se grisa et devint tout à fait expansive. Elle se vanta de savoir voler encore mieux que mendier et alla jusqu’à lui montrer sa bourse, qu’elle enterrait sous une pierre du foyer et qui contenait des pièces d’or à toutes les effigies du siècle. Il y en avait bien pour deux mille francs. Emmi, qui ne savait pas compter, n’apprécia pas autant qu’elle l’eût voulu l’opulence de la mendiante.

Quand elle lui eut tout montré :

— À présent, lui dit-elle, je pense que tu ne voudras plus me quitter. J’ai besoin d’un gars, et, si tu veux être à mon service, je te ferai mon héritier.

— Merci, répondit l’enfant ; je ne veux pas mendier.

— Eh bien, soit, tu voleras pour moi.

Emmi eut envie de se fâcher, mais la vieille avait parlé de le conduire le lendemain à Mauvert, où se tenait une grande foire, et, comme il avait envie de voir du pays et de connaître les endroits où on peut gagner sa vie honnêtement, il répondit sans montrer de colère :

— Je ne saurais pas voler, je n’ai jamais appris.

— Tu mens, reprit Catiche, tu voles très habilement à la forêt de Cernas son gibier et ses fruits. Crois-tu donc que ces choses-là n’appartiennent à personne ? Ne sais-tu pas que celui qui ne travaille pas ne peut vivre qu’aux dépens d’autrui ? Il y a longtemps que cette forêt est quasi abandonnée. Le propriétaire était un vieux riche qui ne s’occupait plus de rien et ne la faisait pas seulement garder. À présent qu’il est mort, tout ça va changer et tu auras beau te cacher comme un rat dans des trous d’arbres, on te mettra la main sur le collet et on te conduira en prison.

— Eh bien, alors, reprit Emmi, pourquoi voulez-vous m’enseigner à voler pour vous ?

— Parce que, quand on sait, on n’est jamais pris. Tu réfléchiras, il se fait tard, et il faut nous lever demain avant le jour pour aller à la foire. Je vais t’arranger un lit sur mon coffre, un bon lit avec une couette et une couverture. Pour la première fois de ta vie, tu dormiras comme un prince.

Emmi n’osa résister. Quand la vieille Catiche ne faisait plus l’idiote, elle avait quelque chose d’effrayant dans le regard et dans la voix. Il se coucha et s’étonna d’abord de se trouver si bien ; mais, au bout d’un instant, il s’étonna de se trouver si mal. Ce gros coussin de plumes l’étouffait, la couverture, le manque d’air libre, la mauvaise odeur de la cuisine et le vin qu’il avait bu, lui donnaient la fièvre. Il se leva tout effaré en disant qu’il voulait dormir dehors, et qu’il mourrait s’il lui fallait passer la nuit enfermé.

La Catiche ronflait, et la porte était barricadée. Emmi se résigna à dormir étendu sur la table, regrettant fort son lit de mousse dans le chêne.

Le lendemain, la Catiche lui confia un panier d’œufs et six poules à vendre, en lui ordonnant de la suivre à distance et de n’avoir pas l’air de la connaître.

— Si on savait que je vends, lui dit-elle, on ne me donnerait plus rien.

Elle lui fixa le prix qu’il devait atteindre avant de livrer sa marchandise, tout en ajoutant qu’elle ne le perdrait pas de vue, et que, s’il ne lui rapportait pas fidèlement l’argent, elle saurait bien le forcer à le lui rendre.

— Si vous vous défiez de moi, répondit Emmi offensé, portez votre marchandise vous-même et laissez-moi m’en aller.

— N’essaye pas de fuir, dit la vieille, je saurai te retrouver n’importe où ; ne réplique pas et obéis.

Il la suivit à distance comme elle l’exigeait, et vit bientôt le chemin couvert de mendiants plus affreux les uns que les autres. C’étaient les habitants d’Oursines, qui, ce jour-là, allaient tous ensemble se faire guérir à une fontaine miraculeuse. Tous étaient estropiés ou couverts de plaies hideuses. Tous sortaient de la fontaine sains et allègres. Le miracle n’était pas difficile à expliquer, tous leurs maux étant simulés et les reprenant au bout de quelques semaines, pour être guéris le jour de la fête suivante.

Emmi vendit ses œufs et ses poules, en reporta vite l’argent à la vieille, et, lui tournant le dos, s’en fut à travers la foule, les yeux écarquillés, admirant tout et s’étonnant de tout. Il vit des saltimbanques faire des tours surprenants, et il s’était même un peu attardé à contempler leurs maillots pailletés et leurs bandeaux dorés, lorsqu’il entendit à côté de lui un singulier dialogue. C’était la voix de la Catiche qui s’entretenait avec la voix rauque du chef des saltimbanques. Ils n’étaient séparés de lui que par la toile de la baraque.

— Si vous voulez lui faire boire du vin, disait la Catiche, vous lui persuaderez tout ce que vous voudrez. C’est un petit innocent qui ne peut me servir à rien et qui prétend vivre tout seul dans la forêt, où il perche depuis un an dans un vieux arbre. Il est aussi leste et aussi adroit qu’un singe, il ne pèse pas plus qu’un chevreau, et vous lui ferez faire les tours les plus difficiles.

— Et vous dites qu’il n’est pas intéressé ? reprit le saltimbanque.

— Non, il ne se soucie pas de l’argent. Vous le nourrirez, et il n’aura pas l’esprit d’en demander davantage.

— Mais il voudra se sauver ?

— Bah ! avec des coups, vous lui en ferez passer l’envie.

— Allez me le chercher, je veux le voir.

— Et vous me donnerez vingt francs ?

— Oui, s’il convient.

La Catiche sortit de la baraque et se trouva face à face avec Emmi, à qui elle fit signe de la suivre.

— Non pas, lui dit-il, j’ai entendu votre marché. Je ne suis pas si innocent que vous croyez. Je ne veux pas aller avec ces gens-là pour être battu.

— Tu y viendras, pourtant, répondit la Catiche en lui prenant le poignet avec une main de fer et en l’attirant vers la baraque.

— Je ne veux pas, je ne veux pas ! cria l’enfant en se débattant et en s’accrochant de la main restée libre à la blouse d’un homme qui était près de lui et qui regardait le spectacle.

L’homme se retourna, et, s’adressant à la Catiche, lui demanda si ce petit était à elle.

— Non, non, s’écria Emmi, elle n’est pas ma mère, elle ne m’est rien, elle veut me vendre un louis d’or à ces comédiens !

— Et toi, tu ne veux pas ?

— Non, je ne veux pas ! sauvez-moi de ses griffes. Voyez ! elle me met en sang.

— Qu’est-ce qu’il y a de cette femme et de cet enfant ? dit le beau gendarme Érambert, attiré par les cris d’Emmi et les vociférations de la Catiche.

— Bah ! ça n’est rien répondit le paysan qu’Emmi tenait toujours par sa blouse. C’est une pauvresse qui veut vendre un gars aux sauteurs de corde ; mais on l’empêchera bien, gendarme, on n’a pas besoin de vous.

— On a toujours besoin de la gendarmerie, mon ami. Je veux savoir ce qu’il y a de cette histoire-là.

Et, s’adressant à Emmi :

— Parle, jeune homme, explique-moi l’affaire.

À la vue du gendarme, la vieille Catiche avait lâché Emmi et avait essayé de fuir ; mais le majestueux Érambert l’avait saisie par le bras, et vite elle s’était mise à rire et à grimacer en reprenant sa figure d’idiote. Pourtant, au moment où Emmi allait répondre, elle lui lança un regard suppliant où se peignait un grand effroi. Emmi avait été élevé dans la crainte des gendarmes, et il s’imagina que, s’il accusait la vieille, Érambert allait lui trancher la tête avec son grand sabre. Il eut pitié d’elle et répondit :

— Laissez-la, monsieur, c’est une femme folle et imbécile qui m’a fait peur, mais qui ne voulait pas me faire de mal.

— La connaissez-vous ? n’est-ce pas la Catiche ? une femme qui fait semblant de ce qu’elle n’est pas ? Dites la vérité.

Un nouveau regard de la mendiante donna à Emmi le courage de mentir pour lui sauver la vie.

— Je la connais, dit-il, c’est une innocente.

— Je saurai de ce qui en est, répondit le beau gendarme en laissant aller la Catiche. Circulez, vieille femme, mais n’oubliez pas que depuis longtemps j’ai l’œil sur vous.

La Catiche s’enfuit, et le gendarme s’éloigna. Emmi, qui avait eu encore plus peur de lui que de la vieille, tenait toujours la blouse du père Vincent. C’était le nom du paysan qui s’était trouvé là pour le protéger, et qui avait une bonne figure douce et gaie.

— Ah çà ! petit, dit ce bonhomme à Emmi, tu vas me lâcher à la fin ? Tu n’as plus rien à craindre ; qu’est-ce que tu veux de moi ? cherches-tu ta vie ? veux-tu un sou ?

— Non, merci, dit Emmi, mais j’ai peur à présent de tout ce monde où me voilà seul sans savoir de quel côté me tourner.

— Et où voudrais-tu aller ?

— Je voudrais retourner dans ma forêt de Cernas sans passer par Oursines-les-Bois.

— Tu demeures à Cernas ? C’est bien aisé de t’y mener, puisque de ce pas je m’en vas dans la forêt. Tu n’auras qu’à me suivre ; j’entre souper sous la ramée, attends-moi au pied de cette croix, je reviendrai te prendre.

Emmi trouva que la croix du village était encore trop près de la baraque des saltimbanques ; il aima mieux suivre le père Vincent sous la ramée, d’autant plus qu’il avait besoin de se restaurer avant de se mettre en route.

— Si vous n’avez pas honte de moi, lui dit-il, permettez-moi de manger mon pain et mon fromage à côté de vous. J’ai de quoi payer ma dépense : tenez, voilà ma bourse, vous payerez pour nous deux, car je souhaite payer aussi votre dîner.

— Diable ! s’écria en riant le père Vincent, voilà un gars bien honnête et bien généreux ; mais j’ai l’estomac creux, et ta bourse n’est guère remplie. Viens, et mets-toi là. Reprends ton argent, petit, j’en ai assez pour nous deux.

Tout en mangeant ensemble, Vincent fit raconter à Emmi toute son histoire. Quand ce fut terminé, il lui dit :

— Je vois que tu as bonne tête et bon cœur, puisque tu ne t’es pas laissé tenter par les louis d’or de cette Catiche, et que pourtant tu n’as pas voulu l’envoyer en prison. Oublie-la et ne quitte plus ta forêt, puisque tu y es bien. Il ne tient qu’à toi de ne plus y être tout à fait seul. Tu sauras que j’y vais pour préparer les logements d’une vingtaine d’ouvriers qui se disposent à abattre le taillis entre Cernas et la Planchette.

— Ah ! vous allez abattre la forêt ? dit Emmi consterné.

— Non ! nous faisons seulement une coupe dans une partie qui ne touche point à ton refuge du chêne parlant, et je sais qu’on ne touchera ni aujourd’hui, ni demain, à la région des vieux arbres. Sois donc tranquille, on ne te dérangera pas ; mais, si tu m’en crois, mon petit, tu viendras travailler avec nous. Tu n’es pas assez fort pour manier la serpe et la cognée ; mais, si tu es adroit, tu pourras très-bien préparer les liens et t’occuper au fagotage, tout en servant les ouvriers, qui ont toujours besoin d’un gars pour faire leurs commissions et porter leurs repas. C’est moi qui ai l’entreprise de cette coupe. Les ouvriers sont à leurs pièces, c’est-à-dire qu’on les paye en raison du travail qu’ils font. Je te propose de t’en rapporter à moi pour juger de ce qu’il sera raisonnable de te donner, et je te conseille d’accepter. La vieille Catiche a eu raison de te dire que, quand on ne veut pas travailler, il faut être voleur ou mendiant, et, comme tu ne veux être ni l’un ni l’autre, prends vite le travail que je t’offre, l’occasion est bonne.

Emmi accepta avec joie. Le père Vincent lui inspirait une confiance absolue. Il se mit à sa disposition, et ils prirent ensemble le chemin de la forêt.

Il faisait nuit quand ils arrivèrent, et, quoique le père Vincent connût bien les chemins, il eût été embarrassé de trouver dans l’obscurité la taille des buttes, si Emmi, qui s’était habitué à voir la nuit comme les chats, ne l’eût conduit par le plus court. Ils trouvèrent un abri déjà préparé par les ouvriers, qui y étaient venus dès la veille. Cela consistait en perches placées en pignon avec leurs branchages, et recouvertes de grandes plaques de mousse et de gazon. Emmi fut présenté aux ouvriers et bien accueilli. Il mangea la soupe bien chaude et dormit de tout son cœur.

Le lendemain, il fit son apprentissage : allumer le feu, faire la cuisine, laver les pots, aller chercher de l’eau, et le reste du temps aider à la construction de nouvelles cabanes pour les vingt autres bûcherons qu’on attendait. Le père Vincent, qui commandait et surveillait tout, fut émerveillé de l’intelligence, de l’adresse et de la promptitude d’Emmi. Ce n’est pas lui qui apprenait à tout faire avec rien ; c’est lui qui l’apprenait aux plus malins, et tous s’écrièrent que ce n’était pas un gars, mais un esprit follet que les bons diables de la forêt avaient mis à leur service. Comme, avec tous ses talents et industries, Emmi était obéissant et modeste, il fut pris en amitié, et les plus rudes de ces bûcherons lui parlèrent avec douceur et lui commandèrent avec discrétion.

Au bout de cinq jours, Emmi demanda au père Vincent s’il était libre d’aller faire son dimanche où bon lui semblerait.

— Tu es libre, lui répondit le brave homme : mais, si tu veux m’en croire, tu iras revoir ta tante et les gens de ton village. S’il est vrai que ta tante ne se soucie pas de te reprendre, elle sera contente de te savoir en position de gagner ta vie sans qu’elle s’en mêle, et, si tu penses qu’on te battra à la ferme pour avoir quitté ton troupeau, j’irai avec toi pour apaiser les gens et te protéger. Sois sûr, mon enfant, que le travail est le meilleur des passe-ports et qu’il purifie tout.

Emmi le remercia du bon conseil, et le suivit. Sa tante, qui le croyait mort, eut peur en le voyant ; mais, sans lui raconter ses aventures, Emmi lui fit savoir qu’il travaillait avec les bûcherons et qu’il ne serait plus jamais à sa charge. Le père Vincent confirma son dire, et déclara qu’il regardait l’enfant comme le sien et en faisait grande estime. Il parla de même à la ferme, où on les obligea de boire et de manger. La grand’Nannette y vint pour embrasser Emmi devant le monde et faire la bonne âme en lui apportant quelques hardes et une demi-douzaine de fromages. Bref, Emmi s’en revint avec le vieux bûcheron, réconcilié avec tout le monde, dégagé de tout blâme et de tout reproche.

Quand ils eurent traversé la lande, Emmi dit à Vincent :

— Ne m’en voudrez-vous point si je vais passer la nuit dans mon chêne ? Je vous promets d’être à la taille des buttes avant soleil levé.

— Fais comme tu veux, répondit le bûcheron ; c’est donc une idée que tu as comme ça de percher ?

Emmi lui fit comprendre qu’il avait pour ce chêne une amitié fidèle, et l’autre l’écouta en souriant, un peu étonné de son idée, mais porté à le croire et à le comprendre. Il le suivit jusque-là et voulut voir sa cachette. Il eut de la peine à grimper assez haut pour l’apercevoir. Il était encore agile et fort, mais le passage entre les branches était trop petit pour lui. Emmi seul pouvait se glisser partout.

— C’est bien et c’est gentil, dit le bonhomme en redescendant ; mais tu ne pourras pas coucher là longtemps : l’écorce, en grossissant et en se roulant, finira par boucher l’ouverture, et toi, tu ne seras pas toujours mince comme un fétu. Après ça, si tu y tiens, on peut élargir la fente avec une serpe ; je te ferai cet ouvrage-là, si tu le souhaites.

— Oh non ! s’écrira Emmi, tailler dans mon chêne, pour le faire mourir !

— Il ne mourra pas ; un arbre bien taillé dans ses parties malades ne s’en porte que mieux.

— Eh bien, nous verrons plus tard, répondit Emmi.

Ils se souhaitèrent la bonne nuit et se séparèrent.

Comme Emmi se trouva heureux de reprendre possession de son gîte ! Il lui semblait l’avoir quitté depuis un an. Il pensait à l’affreuse nuit qu’il avait passée chez la Catiche et faisait maintenant des réflexions très-justes sur la différence des goûts et le choix des habitudes. Il pensait à tous ces gueux d’Oursines-les-Bois, qui se croyaient riches parce qu’ils cachaient des louis d’or dans leurs paillasses et qui vivaient dans la honte et l’infection, tandis que lui tout seul, sans mendier, il avait dormi plus d’une année dans un palais de feuillage, au parfum des violettes et des mélites, au chant des rossignols et des fauvettes, sans souffrir de rien, sans être humilié par personne, sans disputes, sans maladies, sans rien de faux et de mauvais dans le cœur.

— Tous ces gens d’Oursines, à commencer par la Catiche, se disait-il, ont plus d’argent qu’il ne leur en faudrait pour se bâtir de bonnes petites maisons, cultiver de gentils jardins, élever du bétail sain et propre ; mais la paresse les empêche de jouir de ce qu’ils ont, ils se laissent croupir dans l’ignominie. Ils sont comme fiers du dégoût et du mépris qu’ils inspirent, ils se moquent des braves gens qui ont pitié d’eux, ils volent les vrais pauvres, ceux qui souffrent sans se plaindre. Il se cachent pour compter leur argent et périssent de misère. Quelle folie triste et honteuse, et comme le père Vincent a raison de dire que le travail est ce qui garde et purifie le plaisir de vivre !

Une heure avant le jour, Emmi, qui s’était commandé à lui-même de ne pas dormir trop serré, s’éveilla et regarda autour de lui. La lune s’était levée tard et n’était pas couchée. Les oiseaux ne disaient rien encore. La chouette faisait sa ronde et n’était pas rentrée. Le silence est une belle chose, il est rare dans une forêt, où il y a toujours quelque être qui grimpe ou quelque chose qui tombe. Emmi but ce beau silence comme un rafraîchissement en se rappelant le vacarme étourdissant de la foire, le tam-tam et la grosse caisse des saltimbanques, les disputes des acheteurs et des vendeurs, le grincement des vielles et le mugissement des cornemuses, les cris des animaux ennuyés ou effrayés, les rauques chansons des buveurs, tout ce qui l’avait tour à tour étonné, amusé, épouvanté. Quelle différence avec les voix mystérieuses, discrètes ou imposantes de la forêt ! Une faible brise s’éleva avec l’aube et fit frissonner mélodieusement la cime des arbres. Celle du chêne semblait dire :

— Reste tranquille, Emmi ; sois tranquille et content, petit Emmi.

« Tous les arbres parlent », lui avait dit la Catiche.

— C’est vrai, pensait-il, ils ont tous leur voix et leur manière de gémir ou de chanter ; mais ils ne savent ce qu’ils disent, à ce que prétend cette sorcière. Elle ment : les arbres se plaignent ou se réjouissent innocemment. Elle ne peut pas les comprendre, elle qui ne pense qu’au mal !

Emmi fut aux coupes à l’heure dite et y travailla tout l’été et tout l’hiver suivant. Tous les samedis soir, il allait coucher dans son chêne. Le dimanche, il faisait une courte visite aux habitants de Cernas et revenait à son gîte jusqu’au lundi matin. Il grandissait et restait mince et léger, mais se tenait très-proprement et avait une jolie mine éveillée et aimable qui plaisait à tout le monde. Le père Vincent lui apprenait à lire et à compter. On faisait cas de son esprit, et sa tante, qui n’avait pas d’enfants, eût souhaité le retenir auprès d’elle pour lui faire honneur et profit, car il était de bon conseil et paraissait s’entendre à tout.

Mais Emmi n’aimait que les bois. Il en était venu à y voir, à y entendre des choses que n’entendaient ni ne voyaient les autres. Dans les longues nuits d’hiver, il aimait surtout la région des pins, où la neige amoncelée dessinait, le long des rameaux noirs, de grandes belles formes blanches mollement couchées, qui, parfois balancées par la brise, semblaient se mouvoir et s’entretenir mystérieusement. Le plus souvent elles paraissaient dormir, et il les regardait avec un respect mêlé de frayeur. Il eût craint de dire un mot, de faire un mouvement qui eût réveillé ces belles fées de la nuit et du silence. Dans la demi-obscurité des nuits claires où les étoiles scintillaient comme des yeux de diamant en l’absence de la lune, il croyait saisir les formes de ces êtres fantastiques, les plis de leurs robes, les ondulations de leurs chevelures d’argent. Aux approches du dégel, elles changeaient d’aspect et d’attitude, et il les entendait tomber des branches avec un bruit frais et léger, comme si, en touchant la nappe neigeuse du sol, elles eussent pris un souple élan pour s’envoler ailleurs.

Quand la glace emprisonnait le petit ruisseau, il la cassait pour boire, mais avec précaution pour ne pas abîmer l’édifice de cristal que formait sa petite chute. Il aimait à regarder le long des chemins de la forêt les girandoles du givre et les stalactites irisées par le soleil levant.

Il y avait des soirs où l’architecture transparente des arbres privés de feuilles se dessinait en dentelle noire sur le ciel rouge ou sur le fond nacré des nuages éclairés par la lune. Et, l’été, quelles chaudes rumeurs, quels concerts d’oiseaux sous le feuillage ! Il faisait la guerre aux rongeurs et aux fureteurs friands des œufs ou des petits dans les nids. Il s’était fabriqué un arc et des flèches et s’était rendu très adroit à tuer les rats et les vipères. Il épargnait les belles couleuvres inoffensives qui serpentent avec tant de grâce sur la mousse, et les charmants écureuils, qui ne vivent que des amandes du pin, si adroitement extraites par eux de leur cône.

Il avait si bien protégé les nombreux habitants de son vieux chêne que tous le connaissaient et le laissaient circuler au milieu d’eux. Il s’imaginait comprendre le rossignol le remerciant d’avoir sauvé sa nichée et disant tout exprès pour lui ses plus beaux airs. Il ne permettait pas aux fourmis de s’établir dans son voisinage ; mais il laissait le pivert travailler dans le bois pour en retirer les insectes rongeurs qui le détériorent. Il chassait les chenilles du feuillage. Les hannetons voraces ne trouvaient pas grâce devant lui. Tous les dimanches, il faisait à son cher arbre une toilette complète, et en vérité jamais le chêne ne s’était si bien porté et n’avait étalé une si riche et si fraîche verdure. Emmi ramassait les glands les plus sains et allait les semer sur la lande voisine où il soignait leur première enfance en empêchant la bruyère et la cuscute de les étouffer.

Il avait pris les lièvres en amitié et n’en voulait plus détruire pour sa nourriture. De son arbre, il les voyait danser sur le serpolet, se coucher sur le flanc comme des chiens fatigués, et tout à coup, au bruit d’une feuille sèche qui se détache, bondir avec une grâce comique, et s’arrêter court, comme pour réfléchir après avoir cédé à leur peur. Si, en se promenant par les chaudes journées, il se sentait le besoin de faire une sieste, il grimpait dans le premier arbre venu, et, choisissant son gîte, il entendait les ramiers le bercer de leurs grasseyements monotones et caressants ; mais il était délicat pour son coucher et ne dormait tout à fait bien que dans son chêne.

Il fallut pourtant quitter cette chère forêt quand la coupe fut terminée et enlevée. Emmi suivit le père Vincent, qui s’en allait à cinq lieues de là, du côté d’Oursines, pour entreprendre une autre coupe dans une autre propriété.

Depuis le jour de la foire, Emmi n’était pas retourné dans ce vilain endroit et n’avait pas aperçu la Catiche. Était-elle morte, était-elle en prison ? Personne n’en savait rien. Beaucoup de mendiants disparaissaient comme cela sans qu’on puisse dire ce qu’ils sont devenus. Personne ne les cherche ni ne les regrette.

Emmi était très-bon. Il n’avait pas oublié le temps de solitude absolue où, la croyant idiote et misérable, il l’avait vue chaque semaine au pied de son chêne lui apportant le pain dont il était privé et lui faisant entendre le son de la voix humaine. Il confia au père Vincent le désir qu’il avait d’avoir de ses nouvelles, et ils s’arrêtèrent à Oursines pour en demander. C’était jour de fête dans cette cour des miracles. On trinquait et on chantait en choquant les pots. Deux femmes décoiffées, et les cheveux au vent se battaient devant une porte, les enfants barbotaient dans une mare infecte. Sitôt que les deux voyageurs parurent, les enfants s’envolèrent comme une bande de canards sauvages. Leur fuite avertit de proche en proche les habitants. Tout bruit cessa, et les portes se fermèrent. La volaille effarouchée se cacha dans les buissons.

— Puisque ces gens ne veulent pas qu’on voit leurs ébats, dit le père Vincent, et puisque tu connais le logis de la Catiche, allons-y tout droit.

Ils y frappèrent plusieurs fois sans qu’on leur répondît. Enfin une voix cassée cria d’entrer, et ils poussèrent la porte. La Catiche pâle, maigre, effrayante, était assise sur une grande chaise auprès du feu, ses mains desséchées collées sur les genoux. En reconnaissant Emmi, elle eut une expression de joie.

— Enfin, dit-elle, te voilà, et je peux mourir tranquille !

Elle leur expliqua qu’elle était paralytique et que ses voisines venaient la lever le matin, la coucher le soir et la faire manger à ses heures.

— Je ne manque de rien, ajouta-t-elle, mais j’ai un grand souci. C’est mon pauvre argent qui est là, sous cette pierre où je pose mes pieds. Cet argent, je le destine à Emmi, qui est un bon cœur et qui m’a sauvée de la prison au moment où je voulais le vendre à de mauvaises gens ; mais, sitôt que je serai morte, mes voisines fouilleront partout et trouveront mon trésor : c’est cela qui m’empêche de dormir et de me faire soigner convenablement. Il faut prendre cet argent, Emmi, et l’emporter loin d’ici. Si je meurs, garde-le, je te le donne ; ne te l’avais-je pas promis ? Si je reviens à la santé, tu me le rapporteras ; tu es honnête, je te connais. Il sera toujours à toi, mais j’aurai le plaisir de le voir et de le compter jusqu’à ma dernière heure.

Emmi refusa d’abord. C’était de l’argent volé qui lui répugnait ; mais le père Vincent offrit à la Catiche de s’en charger pour le lui rendre à sa première réclamation, ou pour le placer au nom d’Emmi, si elle venait à mourir sans le réclamer. Le père Vincent était connu dans tout le pays pour un homme juste qui avait honnêtement amassé du bien, et la Catiche, qui rôdait partout et entendait tout, n’était pas sans savoir qu’on devait se fier à lui. Elle le pria de bien fermer les huisseries de sa cabane, puis de reculer sa chaise, car elle ne pouvait se mouvoir, et de soulever la pierre du foyer. Il y avait bien plus qu’elle n’avait montré la première fois à Emmi. Il y avait cinq bourses de peau et environ cinq mille francs en or. Elle ne voulut garder que trois cents francs en argent pour payer les soins de ses voisins et se faire enterrer.

Et, comme Emmi regardait ce trésor avec dédain :

— Tu sauras plus tard, lui dit la Catiche, que la misère est un méchant mal. Si je n’étais pas née dans ce mal, je n’aurais pas fait ce que j’ai fait.

— Si vous vous en repentez, lui dit le père Vincent, Dieu vous le pardonnera.

— Je m’en repens, répondit-elle, depuis que je suis paralytique, parce que je meurs dans l’ennui et la solitude. Mes voisins me déplaisent autant que je leur déplais. Je pense à cette heure que j’aurais mieux fait de vivre autrement.

Emmi lui promit de revenir la voir et suivit le père Vincent dans son nouveau travail. Il regretta bien un peu sa forêt de Cernas, mais il avait l’idée du devoir et fit le sien fidèlement. Au bout de huit jours, il retourna vers la Catiche. Il arriva comme on emportait sa bière sur une petite charrette traînée par un âne. Emmi la suivit jusqu’à la paroisse, qui était distante d’un quart de lieue, et assista à son enterrement. Au retour, il vit que tout chez elle était au pillage et qu’on se battait à qui aurait ses nippes. Il ne se repentit plus d’avoir soustrait à ces mauvaises gens le trésor de la vieille.

Quand il fut de retour à la coupe, le père Vincent lui dit :

— Tu es trop jeune pour avoir cet argent-là. Tu n’en saurais pas tirer parti, ou tu te laisserais voler. Si tu m’agrées pour tuteur, je le placerai pour le mieux, et je t’en servirai la rente jusqu’à ta majorité.

— Faites-en ce qu’il vous plaira, répondit Emmi ; je m’en rapporte à vous. Pourtant, si c’est de l’argent volé, comme la vieille s’en vantait, ne vaudrait-il pas mieux essayer de le rendre ?

— Le rendre à qui ? Ç’a a été volé sous par sou, puisque cette femme obtenait la charité en trompant le monde et en chipant deçà et delà on ne sait à qui, des choses que nous ne savons pas, et que personne ne songe plus à réclamer. L’argent n’est pas coupable, la honte est pour ceux qui en font mauvais emploi. La Catiche était une champie, elle n’avait pas de famille, elle n’a pas laissé d’héritier ; elle te donne son bien, non pas pour te remercier d’avoir fait quelque chose de mal, mais au contraire parce que tu lui as pardonné celui qu’elle voulait te faire. J’estime donc que c’est pour toi un héritage bien acquis, et qu’en te le donnant cette vieille a fait la seule bonne action de sa vie. Je ne veux pas te cacher qu’avec le revenu que je te servirai, tu as le moyen de ne pas travailler beaucoup ; mais, si tu es, comme je le crois, un vrai bon sujet, tu continueras à travailler de tout ton cœur, comme si tu n’avais rien.

— Je ferai comme vous me conseillez, répondit Emmi. Je ne demande qu’à rester avec vous et à suivre vos commandements.

Le brave garçon n’eut point à se repentir de la confiance et de l’amitié qu’il sentait pour son maître. Celui-ci le regarda toujours comme son fils et le traita en bon père. Quand Emmi fut en âge d’homme, il épousa une des petites-filles du vieux bûcheron, et, comme il n’avait pas touché à son capital, que les intérêts de chaque année avaient grossi, il se trouva riche pour un paysan de ce temps-là. Sa femme était jolie, courageuse et bonne ; on faisait grand cas, dans tout le pays, de ce jeune ménage, et, comme Emmi avait acquis quelque savoir et montrait beaucoup d’intelligence dans sa partie, le propriétaire de la forêt de Cernas le choisit pour son garde général et lui fit bâtir une jolie maison dans le plus bel endroit de la vieille futaie, tout auprès du chêne parlant.

La prédiction du père Vincent s’était facilement réalisée. Emmi était devenu trop grand pour occuper son ancien gîte, et le chêne avait refait tant d’écorce, que la logette s’était presque refermée. Quand Emmi, devenu vieux, vit que la fente allait bientôt se fermer tout à fait, il écrivit avec une pointe d’acier, sur une plaque de cuivre, son nom, la date de son séjour dans l’arbre et les principales circonstances de son histoire, avec cette prière à la fin : « Feu du ciel et du vent de la montagne, épargnez mon ami le vieux chêne. Faites qu’il voie encore grandir mes petits-enfants et leurs descendants aussi. Vieux chêne qui m’as parlé, dis-leur aussi quelquefois une bonne parole pour qu’ils t’aiment toujours comme je t’ai aimé ».

Emmi jeta cette plaque écrite dans le creux où il avait longtemps dormi et songé.

Le fente s’est refermée tout à fait. Emmi a fini de vivre, et l’arbre vit toujours. Il ne parle plus, ou s’il parle, il n’y a plus d’oreilles capables de le comprendre. On n’a plus peur de lui, mais l’histoire d’Emmi s’est répandue, et, grâce au bon souvenir que l’homme a laissé, le chêne est toujours respecté et béni.


LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE


PREMIÈRE PARTIE

LE CHIEN


À GABRIELLE SAND


Nous avions jadis pour voisin de campagne un homme dont le nom prêtait souvent à rire : il s’appelait M. Lechien. Il en plaisantait le premier et ne paraissait nullement contrarié quand les enfants l’appelaient Médor ou Azor.

C’était un homme très-bon, très-doux, un peu froid de manières, mais très-estimé pour la droiture et l’aménité de son caractère. Rien en lui, hormis son nom, ne paraissait bizarre : aussi nous étonna-t-il beaucoup, un jour où son chien avait fait une sottise au milieu du dîner. Au lieu de le gronder ou de le battre, il lui adressa, d’un ton froid et en le regardant fixement, cette étrange mercuriale :

— Si vous agissez ainsi, monsieur, il se passera du temps avant que vous cessiez d’être chien. Je l’ai été, moi qui vous parle, et il m’est arrivé quelquefois d’être entraîné par la gourmandise, au point de m’emparer d’un mets qui ne m’était pas destiné ; mais je n’avais pas comme vous l’âge de raison, et d’ailleurs sachez, monsieur, que je n’ai jamais cassé l’assiette.

Le chien écouta ce discours avec une attention soumise ; puis il fit entendre un bâillement mélancolique, ce qui, au dire de son maître, n’est pas un signe d’ennui, mais de tristesse chez les chiens ; après quoi, il se coucha, le museau allongé sur ses pattes de devant, et parut plongé dans de pénibles réflexions.

Nous crûmes d’abord que, faisant allusion à son nom, notre voisin avait voulu montrer simplement de l’esprit pour nous divertir ; mais son air grave et convaincu nous jeta dans la stupeur lorsqu’il nous demanda si nous n’avions aucun souvenir de nos existences antérieures.

— Aucun ! fut la réponse générale.

M. Lechien ayant fait du regard le tour de la table, et, nous voyant tous incrédules, s’avisa de regarder un domestique qui venait d’entrer pour remettre une lettre et qui n’était nullement au courant de la conversation.

— Et vous, Sylvain, lui dit-il, vous souvenez-vous de ce que vous avez été avant d’être homme ?

Sylvain était un esprit railleur et sceptique.

— Monsieur, répondit-il sans se déconcerter, depuis que je suis homme j’ai toujours été cocher : il est bien probable qu’avant d’être cocher, j’ai été cheval !

— Bien répondu ! s’écria-t-on.

Et Sylvain se retira aux applaudissements des joyeux convives.

— Cet homme a du sens et de l’esprit, reprit notre voisin ; il est bien probable, pour parler comme lui, que, dans sa prochaine existence, il ne sera plus cocher, il deviendra maître.

— Et il battra ses gens, répondit un de nous, comme, étant cocher, il aura battu ses chevaux.

— Je gage tout ce que vous voudrez, repartit notre ami, que Sylvain ne bat jamais ses chevaux, de même que je ne bats jamais mon chien. Si Sylvain était brutal et cruel, il ne se serait pas devenu bon cocher et ne serait pas destiné à devenir maître. Si je battais mon chien, je prendrais le chemin de redevenir chien après ma mort.

On trouva la théorie ingénieuse, et on pressa le voisin de la développer.

— C’est bien simple, reprit-il, et je le dirai en peu de mots. L’esprit, la vie de l’esprit, si vous voulez, a ses lois comme la matière organique qu’il revêt a les siennes. On prétend que l’esprit et le corps ont souvent des tendances opposées ; je le nie, du moins je prétends que ces tendances arrivent toujours, après un combat quelconque, à se mettre d’accord pour pousser l’animal qui est le théâtre de cette lutte à reculer ou à avancer dans l’échelle des êtres. Ce n’est pas l’un qui a vaincu l’autre. La vie animale n’est pas si pernicieuse que l’on croit. La vie intellectuelle n’est pas si indépendante que l’on dit. L’être est un ; chez lui, les besoins répondent aux aspirations, et réciproquement. Il y a une loi plus forte que ces deux lois, un troisième terme qui concilie l’antithèse établie dans la vie de l’individu ; c’est la loi de la vie générale, et cette loi divine, c’est la progression. Les pas en arrière confirment la vérité de la marche ascendante. Tout être éprouve donc à son insu le besoin d’une transformation honorable, et mon chien, mon cheval, tous les animaux que l’homme a associés de près à sa vie l’éprouvent plus sciemment que les bêtes qui vivent en liberté. Voyez le chien ! cela est plus sensible chez lui que chez tous les autres animaux. Il cherche sans cesse à s’identifier à moi ; il aime ma cuisine, mon fauteuil, mes amis, ma voiture. Il se coucherait dans mon lit, si je le lui permettais ; il entend ma voix, il la connaît, il comprend ma parole. En ce moment, il sait parfaitement que je parle de lui. Et vous pouvez observer le mouvement de ses oreilles.

— Il ne comprend que deux ou trois mots, lui dis-je ; quand vous prononcez le mot chien, il tressaille, c’est vrai, mais le développement de votre idée reste pour lui un mystère impénétrable.

— Pas tant que vous croyez ! Il sait qu’il en est cause, il se souvient d’avoir commis une faute, et à chaque instant il me demande du regard si je compte le punir ou l’absoudre. Il a l’intelligence d’un enfant qui ne parle pas encore.

— Il vous plaît de supposer tout cela, parce que vous avez de l’imagination.

— Ce n’est pas de l’imagination que j’ai, c’est de la mémoire.

— Ah ! voilà ! s’écria-t-on autour de nous. Il prétend se souvenir ! Alors qu’il raconte ses existences antérieures, vite ! nous écoutons.

— Ce serait, répondit M. Lechien, une interminable histoire, et des plus confuses, car je n’ai pas la prétention de me souvenir de tout, du commencement du monde jusqu’à aujourd’hui. La mort a cela d’excellent qu’elle brise le lien entre l’existence qui finit et celle qui lui succède. Elle étend un nuage épais où le moi s’évanouit pour se transformer sans que nous ayons conscience de l’opération. Moi qui, par exception, à ce qu’il paraît, ai conservé un peu la mémoire du passé, je n’ai pas de notions assez nettes pour mettre de l’ordre dans mes souvenirs. Je ne saurais vous dire si j’ai suivi l’échelle de progression régulièrement, sans franchir quelques degrés, ni si j’ai recommencé plusieurs fois les diverses stations de ma métempsycose. Cela, vraiment, je ne le sais pas ; mais j’ai dans l’esprit des images vives et soudaines qui me font apparaître certains milieux traversés par moi à une époque qu’il m’est impossible de déterminer, et alors je retrouve les émotions et les sensations que j’ai éprouvées dans ce temps-là. Par exemple, je me retrace depuis peu une certaine rivière où j’ai été poisson. Quel poisson ? Je ne sais pas ! Une truite peut-être, car je me rappelle mon horreur pour les eaux troubles et mon ardeur incessante à remonter les courants. Je ressens encore l’impression délicieuse du soleil traçant des filets déliés ou des arabesques de diamants mobiles sur les flots brisés. Il y avait… je ne sais où ! — les choses alors n’avaient pas de nom pour moi, — une cascade charmante où la lune se jouait en fusées d’argent. Je passais là des heures entières à lutter contre le flot qui me repoussait. Le jour, il y avait sur le rivage des mouches d’or et d’émeraude qui voltigeaient sur les herbes et que je saisissais avec une merveilleuse adresse, me faisant de cette chasse un jeu folâtre plutôt qu’une satisfaction de voracité. Quelquefois les demoiselles aux ailes bleues m’effleuraient de leur vol. Des plantes admirables semblaient vouloir m’enlacer dans leurs vertes chevelures ; mais la passion du mouvement et de la liberté me reportait toujours vers les eaux libres et rapides. Agir, nager, vite, toujours plus vite, et sans jamais me reposer, ah ! c’était une ivresse ! Je me suis rappelé ce bon temps l’autre jour en me baignant dans votre rivière, et à présent je ne l’oublierai plus !

— Encore, encore, s’écrièrent les enfants, qui écoutaient de toutes leurs oreilles. Avez-vous été grenouille, lézard, papillon ?

— Lézard, je ne sais pas, grenouille probablement, mais papillon, je m’en souviens à merveille. J’étais fleur, une jolie fleur blanche délicatement découpée, probablement une sorte de saxifrage sarmenteuse pendant sur le bord d’une source, et j’avais toujours soif, toujours soif. Je me penchais sur l’eau sans pouvoir l’atteindre, un vent frais me secouait sans cesse. Le désir est une puissance dont on ne connaît pas la limite. Un matin, je me détachai de ma tige, je flottai soutenue par la brise. J’avais des ailes, j’étais libre et vivant. Les papillons ne sont que des fleurs envolées un jour de fête où la nature était en veine d’invention et de fécondité.

— Très joli, lui dis-je, mais c’est de la poésie !

— Ne l’empêchez pas d’en faire, s’écrièrent les jeunes gens ; il nous amuse !

Et, s’adressant à lui :

— Pouvez-vous nous dire à quoi vous songiez quand vous étiez une pierre ?

— Une pierre est une chose et ne pense pas, répondit-il ; je ne me rappelle pas mon existence minérale ; pourtant, je l’ai subie comme vous tous et il ne faudrait pas croire que la vie inorganique soit tout à fait inerte. Je ne m’étends jamais sur une roche sans ressentir à son contact quelque chose de particulier qui m’affirme les antiques rapports que j’ai dû avoir avec elle. Toute chose est un élément de transformation. La plus grossière a encore sa vitalité latente dont les sourdes pulsations appellent la lumière et le mouvement : l’homme désire, l’animal et la plante aspirent, le minéral attend. Mais, pour me soustraire aux questions embarrassantes que vous m’adressez, je vais choisir une de mes existences que je me retrace le mieux, et vous dire comment j’ai vécu, c’est-à-dire agi et pensé la dernière fois que j’ai été chien. Ne vous attendez pas à des aventures dramatiques, à des sauvetages miraculeux ; chaque animal a son caractère que je vais vous communiquer.

On apporta les flambeaux, on renvoya les domestiques, on fit silence, et l’étrange narrateur parla ainsi :

— J’étais un joli petit bouledogue, un ratier de pure race. Je me rappelle ni ma mère, dont je fus séparé très jeune, ni la cruelle opération qui trancha ma queue et effila mes oreilles. On me trouva beau ainsi mutilé, et de bonne heure j’aimai les compliments. Du plus loin que je me souvienne j’ai compris le sens des mots beau chien, joli chien ; j’aimais aussi le mot blanc. Quand les enfants, pour me faire fête, m’appelaient lapin blanc, j’étais enchanté. J’aimais à prendre des bains ; mais, comme je rencontrais souvent des eaux bourbeuses où la chaleur me portait à me plonger, j’en sortais tout terreux, et on m’appelait lapin jaune ou lapin noir, ce qui m’humiliait beaucoup. Le déplaisir que j’en éprouvai mainte fois m’amena à faire une distinction assez juste des couleurs.

» La première personne qui s’occupa de mon éducation morale fut une vieille dame qui avait ses idées. Elle ne tenait pas à ce que je fusse ce qu’on appelle dressé. Elle n’exigea pas que j’eusse le talent de rapporter et de donner la patte. Elle disait qu’un chien n’apprenait pas ces choses sans être battu. Je comprenais très bien ce mot-là, car le domestique me battait quelquefois à l’insu de sa maîtresse. J’appris donc de bonne heure que j’étais protégé, et qu’en me réfugiant auprès d’elle, je n’aurais jamais que des caresses et des encouragements. J’étais jeune et j’étais fou. J’aimais à tirer à moi et à ronger les bâtons. C’est une rage que j’ai conservée pendant toute ma vie de chien et qui tenait à ma race, à la force de ma mâchoire et à l’ouverture énorme de ma gueule. Evidemment la nature avait fait de moi un dévorant. Instruit à respecter les poules et les canards, j’avais besoin de me battre avec quelque chose et de dépenser la force de mon organisme. Enfant comme je l’étais, je faisais grand mal dans le petit jardin de la vieille dame ; j’arrachais les tuteurs des plantes et souvent la plante avec. Le jardinier voulait me corriger, ma maîtresse l’en empêchait, et, me prenant à part, elle me parlait très sérieusement. Elle me répétait à plusieurs reprises, en me tenant la tête et en me regardant bien dans les yeux :

» — Ce que vous avez fait est mal, très mal, on ne peut plus mal !

» Alors, elle me plaçait un bâton devant moi et me défendait d’y toucher. Quand j’avais obéi, elle disait :

» — C’est bien, très bien, vous êtes un bon chien.

» Il n’en fallut pas davantage pour faire éclore en moi ce trésor inappréciable de la conscience que l’éducation communique au chien quand il est bien doué et qu’on ne l’a pas dégradé par les coups et les injures.

» J’acquis donc ainsi très jeune le sentiment de la dignité, sans lequel la véritable intelligence ne se révèle ni à l’animal, ni à l’homme. Celui qui n’obéit qu’à la crainte ne saura jamais se commander à lui-même.

» J’avais dix-huit mois, et j’étais dans toute la fleur de la jeunesse et de ma beauté, quand ma maîtresse changea de résidence et m’amena à la campagne qu’elle devait désormais habiter avec sa famille. Il y avait un grand parc, et je connus les ivresses de la liberté. Dès que je vis le fils de la vieille dame, je compris, à la manière dont ils s’embrassèrent et à l’accueil qu’il me fit, que c’était là le maître de la maison, et que je devais me mettre à ses ordres. Dès le premier jour, j’emboîtai le pas derrière lui d’un air si raisonnable et si convaincu, qu’il me prit en amitié, me caressa et me fit coucher dans son cabinet. Sa jeune femme n’aimait pas beaucoup les chiens et se fût volontiers passée de moi ; mais j’obtins grâce devant elle par ma sobriété, ma discrétion et ma propreté. On pouvait me laisser seul en compagnie des plats les plus alléchants ; il m’arriva bien rarement d’y goûter du bout de la langue. Outre que je n’étais pas gourmand et n’aimais pas les friandises, j’avais un grand respect de la propriété. On m’avait dit, car on me parlait comme à une personne :

» — Voici ton assiette, ton écuelle à eau, ton coussin et ton tapis.

» Je savais que ces choses étaient à moi, et il n’eût pas fait bon de me les disputer ; mais jamais je ne songeai à empiéter sur le bien des autres.

» J’avais aussi une qualité qu’on appréciait beaucoup. Jamais je ne mangeai de ces immondices dont presque tous les chiens sont friands, et je ne me roulais jamais dessus. Si, pour avoir couché sur le charbon ou m’être roulé sur la terre, j’avais noirci ou jauni ma robe blanche, on pouvait être sûr que je ne m’étais souillé à aucune chose malpropre.

» Je montrai aussi une qualité dont on me tint compte. Je n’aboyai jamais et ne mordis jamais personne. L’aboiement est une menace et une injure. J’étais trop intelligent pour ne pas comprendre que les personnes saluées et accueillies par mes maîtres devaient être reçues poliment par moi, et, quand aux démonstrations de tendresse et de joie qui signalaient le retour d’un ancien ami, j’y étais fort attentif. Dès lors, je lui témoignais ma sympathie par des caresses. Je faisais mieux encore, je guettais le réveil de ces hôtes aimés, pour leur faire les honneurs de la maison et du jardin. Je les promenais aussi avec courtoisie jusqu’à ce que mes maîtres vinssent me remplacer. On me sut toujours gré de cette notion d’hospitalité que personne n’eût songé à m’enseigner et que je trouvai tout seul.

» Quand il y eut des enfants dans la maison, je fus véritablement heureux. À la première naissance, on fut un peu inquiet de la curiosité avec laquelle je flairais le bébé. J’étais encore impétueux et brusque, on craignait que je ne fusse brutal ou jaloux. Alors, ma vieille maîtresse prit l’enfant sur ses genoux en disant :

» — Il faut faire la morale à Fadet ; ne craignez rien, il comprend ce qu’on lui dit. — Voyez, me dit-elle, voyez ce cher poupon, c’est ce qu’il y a de plus précieux dans la maison. Aimez-le bien, touchez-y doucement, ayez-en le plus grand soin. Vous m’entendez bien, Fadet, n’est-ce pas ? Vous aimerez ce cher enfant.

» Et, devant moi, elle le baisa et le serra doucement contre son cœur.

» J’avais parfaitement compris. Je demandai par mes regards et mes manières à baiser aussi cette chère créature. La grand’mère approcha de moi sa petite main en me disant encore :

» — Bien doucement, Fadet, bien doucement !

» — Je léchai la petite main et trouvai l’enfant si joli, que je ne pus me défendre d’effleurer sa joue rose avec ma langue, mais ce fut si délicatement qu’il n’eut pas peur de moi, et c’est moi qui, un peu plus tard, obtins son premier sourire.

» Un autre enfant vint deux ans après, c’étaient alors deux petites filles. L’aînée me chérissait déjà. La seconde fit de même, et on me permettait de me rouler avec elle sur les tapis. Les parents craignaient un peu ma pétulance, mais la grand’mère m’honorait d’une confiance que j’avais à cœur de mériter. Elle me répétait de temps en temps :

» — Bien doucement, Fadet, bien doucement !

» Aussi n’eut-on jamais le moindre reproche à m’adresser. Jamais, dans mes plus grandes gaietés, je ne mordillai leurs mains jusqu’à les rougir, jamais je ne déchirai leurs robes, jamais je ne leur mis mes pattes dans la figure. Et pourtant Dieu sait que, dans leur jeune âge, elles abusèrent souvent de ma bonté, jusqu’à me faire souffrir. Je compris qu’elles ne savaient ce qu’elles faisaient, et ne me fâchai jamais. Elles imaginèrent un jour de m’atteler à leur petite voiture de jardinage et d’y mettre leurs poupées ! Je me laissai harnacher et atteler, Dieu sait comme, et je traînai raisonnablement la voiture et les poupées aussi longtemps qu’on voulut. J’avoue qu’il y avait un peu de vanité dans mon fait parce que les domestiques étaient émerveillés de ma docilité.

» — Ce n’est pas un chien, disaient-ils, c’est un cheval !

» Et toute la journée les petites filles m’appelèrent cheval blanc, ce qui, je dois le confesser, me flatta infiniment.

» On me sut d’autant plus de gré de ma raison et de ma douceur avec les enfants que je ne supportais ni injures ni menaces de la part des autres. Quelque amitié que j’eusse pour mon maître, je lui prouvai une fois combien j’avais à cœur de conserver ma dignité. J’avais commis une faute contre la propreté par paresse de sortir, et il me menaça de son fouet. Je me révoltai et m’élançai au-devant des coups en montrant les dents. Il était philosophe, il n’insista pas pour me punir, et, comme quelqu’un lui disait qu’il n’eût pas dû me pardonner cette révolte, qu’un chien rebelle doit être roué de coups, il répondit :

» — Non ! Je le connais, il est intrépide et entêté au combat, il ne céderait pas ; je serais forcé de le tuer, et le plus puni serait moi.

» Il me pardonna donc, et je l’en aimai d’autant plus.

» J’ai passé une vie bien douce et bien heureuse dans cette maison bénie. Tous m’aimaient, les serviteurs étaient doux et pleins d’égards pour moi ; les enfants, devenus grands, m’adoraient et me disaient les choses les plus tendres et les plus flatteuses ; mes maîtres avaient réellement de l’estime pour mon caractère et déclaraient que mon affection n’avait jamais eu pour mobile la gourmandise ni aucune passion basse. J’aimais leur société, et, devenu vieux, moins démonstratif par conséquent, je leur témoignais mon amitié en dormant à leurs pieds ou à leur porte quand ils avaient oublié de me l’ouvrir. J’étais d’une discrétion et d’un savoir-vivre irréprochables, bien que très indépendant et nullement surveillé. Jamais je ne grattai à une porte, jamais je ne fis entendre de gémissements importuns. Quand je sentis les premiers rhumatismes, on me traita comme une personne. Chaque soir, mon maître m’enveloppait dans mon tapis ; s’il tardait un peu à y songer, je me plantais près de lui en le regardant, mais sans le tirailler ni l’ennuyer de mes obsessions.

» La seule chose que j’aie à me reprocher dans mon existence canine, c’est mon peu de bienveillance pour les autres chiens. Etait-ce pressentiment de ma prochaine séparation d’espèce, était-ce crainte de retarder ma promotion à un grade plus élevé, qui me faisait haïr leurs grossièretés et leurs vices ? Redoutais-je de redevenir trop chien dans leur société, avais-je l’orgueil du mépris pour leur infériorité intellectuelle et morale ? Je les ai réellement houspillés toute ma vie, et on déclara souvent que j’étais terriblement méchant avec mes semblables. Pourtant je dois dire à ma décharge que je ne fis jamais de mal aux faibles et aux petits. Je m’attaquais aux plus gros et aux plus forts avec une audace héroïque. Je revenais harassé, couvert de blessures, et, à peine guéri, je recommençais.

» J’étais ainsi avec ceux qui ne m’étaient pas présentés.

» Quand un ami de la maison amenait son chien, on me faisait un discours sérieux en m’engageant à la politesse et en me rappelant les devoirs de l’hospitalité. On me disait son nom, on approchait sa figure de la mienne. On apaisait mes premiers grognements avec de bonnes paroles qui me rappelaient au respect de moi-même. Alors, c’était fini pour toujours, il n’y avait plus de querelles, ni même de provocations ; mais je dois dire que, sauf Moutonne, la chienne du berger, pour laquelle j’eus toujours une grande amitié et qui me défendait contre les chiens ameutés contre moi, je ne me liai jamais avec aucun animal de mon espèce. Je les trouvais tous trop inférieurs à moi, même les beaux chiens de chasse et les petits chiens savants qui avaient été forcés par les châtiments à maîtriser leurs instincts. Moi qu’on avait toujours raisonné avec douceur, si j’étais, comme eux, esclave de mes passions à certains égards où je n’avais à risquer que moi-même, j’étais obéissant et sociable avec l’homme, parce qu’il me plaisait d’être ainsi et que j’eusse rougi d’être autrement.

» Une seule fois je parus ingrat, et j’éprouvai un grand chagrin. Une maladie épidémique ravageait le pays, toute la famille partit emmenant les enfants, et, comme on craignait mes larmes, on ne m’avertit de rien. Un matin, je me trouvai seul avec le domestique, qui prit grand soin de moi, mais qui, préoccupé pour lui-même, ne s’efforça pas de me consoler, ou ne sut pas s’y prendre. Je tombai dans le désespoir, cette maison déserte par un froid rigoureux était pour moi comme un tombeau. Je n’ai jamais été gros mangeur, mais je perdis complètement l’appétit et je devins si maigre, que l’on eût pu voir à travers mes côtes. Enfin, après un temps qui me parut bien long, ma vieille maîtresse revint pour préparer le retour de la famille, et je ne compris pas pourquoi elle revenait seule ; je crus que son fils et les enfants ne reviendraient jamais, et je n’eus pas le courage de lui faire la moindre caresse. Elle fit allumer du feu dans sa chambre et m’appela en m’invitant à me chauffer ; puis elle se mit à écrire pour donner des ordres et j’entendis qu’elle disait en parlant de moi :

» — Vous ne l’avez donc pas nourri ? Il est d’une maigreur effrayante ; allez me chercher du pain et de la soupe.

» Mais je refusai de manger. Le domestique parla de mon chagrin. Elle me caressa beaucoup et ne put me consoler, elle eût dû me dire que les enfants se portaient bien et allaient revenir avec leur père. Elle n’y songea pas, et s’éloigna en se plaignant de ma froideur, qu’elle n’avait pas comprise. Elle me rendit pourtant son estime quelques jours après, lorsqu’elle revint avec la famille. Les tendresses que je fis aux enfants surtout lui prouvèrent bien que j’avais le cœur fidèle et sensible.

» Sur mes vieux jours, un rayon de soleil embellit ma vie. On amena dans la maison la petite chienne Lisette, que les enfants se disputèrent d’abord, mais que l’aînée céda à sa sœur en disant qu’elle préférait un vieil ami comme moi à toutes les nouvelles connaissances. Lisette fut aimable avec moi, et sa folâtre enfance égaya mon hiver. Elle était nerveuse et tyrannique, elle me mordait cruellement les oreilles. Je criais et ne me fâchais pas, elle était si gracieuse dans ses impétueux ébats ! Elle me forçait à courir et à bondir avec elle. Mais ma grande affection était, en somme, pour la petite fille qui me préférait à Lisette et qui me parlait raison, sentiment et moralité, comme avait fait sa grand’mère.

» Je n’ai pas souvenir de mes dernières années et de ma mort. Je crois que je m’éteignis doucement au milieu des soins et des encouragements. On avait certainement compris que je méritais d’être homme, puisqu’on avait toujours dit qu’il ne me manquait que la parole. J’ignore pourtant si mon esprit franchit d’emblée cet abîme. J’ignore la forme et l’époque de ma renaissance ; je crois pourtant que je n’ai pas recommencé l’existence canine, car celle que je viens de vous raconter me paraît dater d’hier. Les costumes, les habitudes, les idées que je vois aujourd’hui ne diffèrent pas essentiellement de ce que j’ai vu et observé étant chien… »

Le sérieux avec lequel notre voisin avait parlé nous avait forcés de l’écouter avec attention et déférence. Il nous avait étonnés et intéressés. Nous le priâmes de nous raconter quelque autre de ses existences.

— C’est assez pour aujourd’hui, nous dit-il ; je tâcherai de rassembler mes souvenirs, et peut-être plus tard vous ferai-je le récit d’une autre phase de ma vie antérieure.


DEUXIÈME PARTIE

LA FLEUR SACRÉE


À Aurore Sand

Quelques jours après que M. Lechien nous eut raconté son histoire, nous nous retrouvions avec lui chez un Anglais riche qui avait beaucoup voyagé en Asie, et qui parlait volontiers des choses intéressantes et curieuses qu’il avait vues.

Comme il nous disait la manière dont on chasse les éléphants dans le Laos, M. Lechien lui demanda s’il n’avait jamais tué lui-même un de ces animaux.

— Jamais ! répondit sir William. Je ne me le serais point pardonné. L’éléphant m’a toujours paru si près de l’homme par l’intelligence et le raisonnement que j’aurais craint d’interrompre la carrière d’une âme en voie de transformation.

— Au fait, lui dit quelqu’un, vous avez longtemps vécu dans l’Inde, vous devez partager les idées de migration des âmes que monsieur nous exposait l’autre jour d’une manière plus ingénieuse que scientifique.

— La science est la science, répondit l’Anglais. Je la respecte infiniment, mais je crois que, quand elle veut trancher affirmativement ou négativement la question des âmes, elle sort de son domaine et ne peut rien prouver. Ce domaine est l’examen des faits palpables, d’où elle conclut à des lois existantes. Au delà, elle n’a plus de certitude. Le foyer d’émission de ces lois échappe à ses investigations, et je trouve qu’il est également contraire à la vraie doctrine scientifique de vouloir prouver l’existence ou la non-existence d’un principe quelconque. En dehors de sa démonstration spéciale, le savant est libre de croire ou de ne pas croire ; mais la recherche de ce principe appartient mieux aux hommes de logique, de sentiment et d’imagination. Les raisonnements et les hypothèses de ceux-ci n’ont, il est vrai, de valeur qu’autant qu’ils respectent ce que la science a vérifié dans l’ordre des faits ; mais là où la science est impuissante à nous éclairer, nous sommes tous libres de donner aux faits ce que vous appelez une interprétation ingénieuse, ce qui, selon moi, signifie une explication idéaliste fondée sur la déduction, la logique et le sentiment du juste dans l’équilibre et l’ordonnance de l’univers.

— Ainsi, reprit celui qui avait interpellé sir William, vous êtes bouddhiste ?

— D’une certaine façon, répondit l’Anglais ; mais nous pourrions trouver un sujet de conversation plus récréatif pour les enfants qui nous écoutent.

— Moi, dit une des petites filles, cela m’intéresse et me plaît. Pourriez-vous me dire ce que j’ai été avant d’être une petite fille ?

— Vous avez été un petit ange, répondit sir William.

— Pas de compliments ! reprit l’enfant. Je crois que j’ai été tout bonnement un oiseau, car il me semble que je regrette toujours le temps où je volais sur les arbres et ne faisais que ce que je voulais.

— Eh bien, reprit sir William, ce regret serait une preuve de souvenir. Chacun de nous a une préférence pour un animal quelconque et se sent porté à s’identifier à ses impressions comme s’il les avait déjà ressenties pour son propre compte.

— Quel est votre animal de prédilection ? lui demandai-je.

— Tant que j’ai été Anglais, répondit-il, j’ai mis le cheval au premier rang. Quand je suis devenu Indien, j’ai mis l’éléphant au-dessus de tout.

— Mais, dit un jeune garçon, est-ce que l’éléphant n’est pas très laid ?

— Oui, selon nos idées sur l’esthétique. Nous prenons pour type du quadrupède le cheval ou le cerf ; nous aimons l’harmonie dans la proportion, parce qu’au fond nous avons toujours dans l’esprit le type humain comme type suprême de cette harmonie ; mais, quand on quitte les régions tempérées et qu’on se trouve en face d’une nature exubérante, le goût change, les yeux s’attachent à d’autres lignes, l’esprit se reporte à un ordre de création antérieure plus grandiose, et le côté fruste de cette création ne choque plus nos regards et nos pensées. L’Indien, noir, petit, grêle, ne donne pas l’idée d’un roi de la création. L’Anglais, rouge et massif, paraît là plus imposant que chez lui ; mais l’un et l’autre, qu’ils aient pour cadre une cabane de roseaux ou un palais de marbre, sont encore effacés comme de vulgaires détails dans l’ensemble du tableau que présente la nature environnante. Le sens artiste éprouve le besoin de formes supérieures à celles de l’homme, et il se sent pris de respect pour les êtres capables de se développer fièrement sous cet ardent soleil qui étiole la race humaine. Là où les roches sont formidables, les végétaux effrayants d’aspect, les déserts inaccessibles, le pouvoir humain perd son prestige, et le monstre surgit à nos yeux comme la suprême combinaison harmonique d’un monde prodigieux. Les anciens habitants de cette terre redoutable l’avaient bien compris. Leur art consistait dans la reproduction idéalisée des formes monstrueuses. Le buste de l’éléphant était le couronnement principal de leurs parthénons. Leurs dieux étaient des monstres et des colosses. Leur architecture pesante, surmontée de tours d’une hauteur démesurée, semblait chercher le beau dans l’absence de ces proportions harmoniques qui ont été l’idéal des peuples de l’Occident. Ne vous étonnez donc pas de m’entendre dire qu’après avoir trouvé cet art barbare et ces types effrayants, je m’y suis habitué au point de les admirer et de trouver plus tard nos arts froids et nos types mesquins. Et puis tout, dans l’Inde, concourt à idéaliser l’éléphant. Son culte est partout dans le passé, sous une forme ou sous une autre. Les reproductions de son type ont une variété d’intentions surprenante, car, selon la pensée de l’artiste, il représente la forme menaçante ou la bénigne douceur de la divinité qu’il encadre. Je ne crois pas qu’il ait été jamais, quoi qu’en aient dit les anciens voyageurs, adoré personnellement comme un dieu ; mais il a été, il est encore regardé comme un symbole et un palladium. L’éléphant blanc des temples de Siam est toujours considéré comme un animal sacré.

— Parlez-nous de cet éléphant blanc, s’écrièrent tous les enfants. Est-il vraiment blanc ? l’avez-vous vu ?

— Je l’ai vu, et, en le contemplant au milieu des fêtes triomphales qu’il semblait présider, il m’est arrivé une chose singulière.

— Quoi ? reprirent les enfants.

— Une chose que j’hésite à vous dire, — non pas que je craigne la raillerie en un sujet si grave, mais en vérité je crains de ne pas vous convaincre de ma sincérité et d’être accusé d’improviser un roman pour rivaliser avec l’édifiante et sérieuse histoire de M. Lechien.

— Dites toujours, dites toujours ! Nous ne critiquerons pas, nous écouterons bien sagement.

— Eh bien, mes enfants, reprit l’Anglais, voici ce qui m’est arrivé. En contemplant la majesté de l’éléphant sacré marchant d’un pas mesuré au son des instruments et marquant le rythme avec sa trompe, tandis que les Indiens, qui semblaient être bien réellement les esclaves de ce monarque, balançaient au-dessus de sa tête des parasols rouge et or, j’ai fait un effort d’esprit pour saisir sa pensée dans son œil tranquille, et tout à coup il m’a semblé qu’une série d’existences passées, insaisissables à la mémoire de l’homme, venait de rentrer dans la mienne.

— Comment ! vous croyez… ?

— Je crois que certains animaux nous semblent pensifs et absorbés parce qu’ils se souviennent. Où serait l’erreur de la Providence ? L’homme oublie, parce qu’il a trop à faire pour que le souvenir soit bon. Il termine la série des animaux contemplatifs, il pense réellement et cesse de rêver. À peine né, il devient la proie de la loi du progrès, l’esclave de la loi du travail. Il faut qu’il rompe avec les images du passé pour se porter tout entier vers la conception de l’avenir. La loi qui lui a fait cette destinée ne serait pas juste, si elle ne lui retirait pas la faculté de regarder en arrière et de perdre son énergie dans de vains regrets et de stériles comparaisons.

— Quoi qu’il en soit, dit vivement M. Lechien, racontez vos souvenirs ; il m’importe beaucoup de savoir qu’une fois en votre vie vous avez éprouvé le phénomène que j’ai subi plusieurs fois.

— J’y consens, répondit sir William, car j’avoue que votre exemple et vos affirmations m’ébranlent et m’impressionnent beaucoup. Si c’est un simple rêve qui s’est emparé de moi pendant la cérémonie que présidait l’éléphant sacré, il a été si précis et si frappant, que je n’en ai pas oublié la moindre circonstance. Et moi aussi, j’avais été éléphant, éléphant blanc, qui plus est, éléphant sacré par conséquent, et je revoyais mon existence entière à partir de ma première enfance dans les jungles de la presqu’île de Malacca.

« C’est dans ce pays, alors si peu connu des Européens, que se reportent mes premiers souvenirs, à une époque qui doit remonter aux temps les plus florissants de l’établissement du bouddhisme, longtemps avant la domination européenne. Je vivais dans ce désert étrange, dans cette Chersonèse d’or des anciens, une presqu’île de trois cent soixante lieues de longueur, large en moyenne de trente lieues. Ce n’est, à vrai dire, qu’une chaîne de montagnes projetée sur la mer et couronnée de forêts. Ces montagnes ne sont pas très hautes. La principale, le mont Ophir, n’égale pas le puy de Dôme ; mais, par leur situation isolée entre deux mers, elles sont imposantes. Les versants sont parfois inaccessibles à l’homme. Les habitants des côtes, Malais et autres, y font pourtant aujourd’hui une guerre acharnée aux animaux sauvages, et vous avez à bas prix l’ivoire et les autres produits si facilement exportés de ces régions redoutables. Pourtant, l’homme n’y est pas encore partout le maître et il ne l’était pas du tout au temps dont je vous parle. Je grandissais heureux et libre sur les hauteurs, dans le sublime rayonnement d’un ciel ardent et pur, rafraîchi par l’élévation du sol et la brise de mer. Qu’elle était belle, cette mer de la Malaisie avec ses milliers d’îles vertes comme l’émeraude et d’écueils blancs comme l’albâtre, sur le bleu sombre des flots ! Quel horizon s’ouvrait à nos regards quand, du haut de nos sanctuaires de rochers, nous embrassions de tous côtés l’horizon sans limites ! Dans la saison des pluies, nous savourions, à l’abri des arbres géants, la chaude humidité du feuillage. C’était la saison douce où le recueillement de la nature nous remplissait d’une sereine quiétude. Les plantes vigoureuses, à peine abattues par l’été torride, semblaient partager notre bien-être et se retremper à la source de la vie. Les belles lianes de diverses espèces poussaient leurs festons prodigieux et les enlaçaient aux branches des cinnamones et des gardenias en fleurs. Nous dormions à l’ombre parfumée des mangliers, des bananiers, des baumiers et des cannelliers. Nous avions plus de plantes qu’il nous en fallait pour satisfaire notre vaste et frugal appétit. Nous méprisions les carnassiers perfides ; nous ne permettions pas aux tigres d’approcher de nos pâturages. Les antilopes, les oryx, les singes recherchaient notre protection. Des oiseaux admirables venaient se poser sur nous par bandes pour nous aider à notre toilette. Le noctariam, l’oiseau géant, peut-être disparu aujourd’hui, s’approchait de nous sans crainte pour partager nos récoltes.

» Nous vivions seuls, ma mère et moi, ne nous mêlant pas aux troupes nombreuses des éléphants vulgaires, plus petits et d’un pelage différent du nôtre. Etions-nous d’une race différente ? Je ne l’ai jamais su. L’éléphant blanc est si rare, qu’on le regarde comme une anomalie, et les Indiens le considèrent comme une incarnation divine. Quand un de ceux qui vivent dans les temples d’une nation hindoue cesse de vivre, on lui rend les mêmes honneurs funéraires qu’aux rois, et souvent de longues années s’écoulent avant qu’on lui trouve un successeur.

» Notre haute taille effrayait-elle les autres éléphants ? Nous étions de ceux qu’on appelle solitaires et qui ne font partie d’aucun troupeau sous les ordres d’un guide de leur espèce. On ne nous disputait aucune place, et nous nous transportions d’une région à l’autre, changeant de climat sur cette arête de montagnes, selon notre caprice et les besoins de notre nourriture. Nous préférions la sérénité des sommets ombragés aux sombres embûches de la jungle peuplée de serpents monstrueux, hérissée de cactus et d’autres plantes épineuses où vivent des insectes irritants. En cherchant la canne à sucre sous des bambous d’une hauteur colossale, nous nous arrêtions quelquefois pour jeter un coup d’œil sur les palétuviers des rivages ; mais ma mère, défiante, semblait deviner que nos robes blanches pouvaient attirer le regard des hommes, et nous retournions vite à la région des aréquiers et des cocotiers, ces grandes vigies plantées au-dessus des jungles comme pour balancer librement dans un air plus pur leurs éventails majestueux et leurs palmes de cinq mètres de longueur.

» Ma noble mère me chérissait, me menait partout avec elle et ne vivait que pour moi. Elle m’enseignait à adorer le soleil et à m’agenouiller chaque matin à son apparition glorieuse, en relevant ma trompe blanche et satinée, comme pour saluer le père et le roi de la terre ; en ces moments-là, l’aube pourprée teignait de rose mon fin pelage, et ma mère me regardait avec admiration. Nous n’avions que de hautes pensées, et notre cœur se dilatait dans la tendresse et l’innocence. Jours heureux, trop tôt envolés ! Un matin, la soif nous força de descendre le lit d’un des torrents qui, du haut de la montagne, vont en bonds rapides ou gracieux se déverser dans la mer ; c’était vers la fin de la saison sèche. La source qui filtre du sommet de l’Ophir ne distillait plus une seule goutte dans sa coupe de mousse. Il nous fallut gagner le pied de la jungle où le torrent avait formé une suite de petits lacs, pâles diamants semés dans la verdure glauque des nopals. Tout à coup nous sommes surpris par des cris étranges, et des êtres inconnus pour moi, des hommes et des chevaux se précipitent sur nous. Ces hommes bronzés qui ressemblaient à des singes ne me firent point peur, les animaux qu’ils montaient n’approchaient de nous qu’avec effroi. D’ailleurs, nous n’étions pas en danger de mort. Nos robes blanches inspiraient le respect, même à ces Malais farouches et cruels ; sans doute ils voulaient nous capturer, mais ils n’osaient se servir de leurs armes. Ma mère les repoussa d’abord fièrement et sans colère, elle savait qu’ils ne pourraient pas la prendre ; alors, ils jugèrent qu’en raison de mon jeune âge, ils pourraient facilement s’emparer de moi et ils essayèrent de jeter des lassos autour de mes jambes ; ma mère se plaça entre eux et moi, et fit une défense désespérée. Les chasseurs, voyant qu’il fallait la tuer pour m’avoir, lui lancèrent une grêle de javelots qui s’enfoncèrent dans ses vastes flancs, et je vis avec horreur sa robe blanche se rayer de fleuves de sang.

» Je voulais la défendre et la venger, elle m’en empêcha, me tint de force derrière elle, et, présentant le flanc comme un rempart pour me couvrir, immobile de douleur et stoïquement muette pour faire croire que sa vie était à l’épreuve de ces flèches mortelles, elle resta là, criblée de traits, jusqu’à ce que, le cœur transpercé cessant de battre, elle s’affaissât comme une montagne. La terre résonna sous son poids. Les assassins s’élancèrent pour me garrotter, et je ne fis aucune résistance. Stupéfait devant le cadavre de ma mère, ne comprenant rien à la mort, je la caressais en gémissant, en la suppliant de se relever et de fuir avec moi. Elle ne respirait plus, mais des îlots de larmes coulaient encore de ses yeux éteints. On me jeta une natte épaisse sur la tête, je ne vis plus rien, mes quatre jambes étaient prises dans quatre cordes de cuir d’élan. Je ne voulais plus rien savoir, je ne me débattais pas, je pleurais, je sentais ma mère près de moi, je ne voulais pas m’éloigner d’elle, je me couchai. On m’emmena je ne sais comment et je ne sais où. Je crois qu’on attela tous les chevaux pour me traîner sur le sable en pente du rivage jusqu’à une sorte de fosse où on me laissa seul.

» Je ne me rappelle pas combien de temps je restai là, privé de nourriture, dévoré par la soif et par les mouches avides de mon sang. J’étais déjà fort, j’aurais pu démolir cette cave avec mes pieds de devant et me frayer un sentier, comme ma mère m’avait enseigné à le faire dans les versants rapides. Je fus longtemps sans m’en aviser. Sans connaître la mort, je haïssais l’existence et ne songeais pas à la conserver. Enfin, je cédai à l’instinct et je jetai des cris farouches. On m’apporta aussitôt des cannes à sucre et de l’eau. Je vis des têtes inquiètes se pencher sur les bords du silo où j’étais enseveli. On parut se réjouir de me voir manger et boire ; mais, dès que j’eus repris des forces, j’entrai en fureur et je remplis la terre et le ciel des éclats retentissants de ma voix. Alors, on s’éloigna, me laissant démolir la berge verticale de ma prison, et je me crus en liberté ; mais j’étais dans un parc formé de tiges de bambous monstrueux, reliés les uns aux autres par des lianes si bien serrées que je ne pus en ébranler un seul. Je passai encore plusieurs jours à essayer obstinément ce vain travail, auquel résistait le perfide et savant travail de l’homme. On m’apportait mes aliments et on me parlait avec douceur. Je n’écoutais rien, je voulais fondre sur mes adversaires, je frappais de mon front avec un bruit affreux les murailles de ma prison sans pouvoir les ébranler ; mais, quand j’étais seul, je mangeais. La loi impérieuse de la vie l’emportait sur mon désespoir, et, le sommeil domptant mes forces, je dormais sur les herbes fraîches dont on avait jonché ma cage.

» Enfin, un jour, un petit homme noir, vêtu seulement d’un sarong ou caleçon blanc, entra seul et résolument dans ma prison en portant une auge de farine de riz salé et mélangé à un corps huileux. Il me la présenta à genoux en me disant d’une voix douce des paroles où je distinguai je ne sais quelle intention affectueuse et caressante. Je le laissai me supplier jusqu’au moment où, vaincu par ses prières, je mangeai devant lui. Pendant que je savourais ce mets rafraîchissant, il m’éventait avec une feuille de palmier et me chantait quelque chose de triste que j’écoutais avec étonnement. Il revint un peu plus tard et me joua sur une petite flûte de roseau je ne sais quel air plaintif qui me fit comprendre la pitié que je lui inspirais. Je le laissai baiser mon front et mes oreilles. Peu à peu, je lui permis de me laver, de me débarrasser des épines qui me gênaient et de s’asseoir entre mes jambes. Enfin, au bout d’un temps que je ne puis préciser, je sentis qu’il m’aimait et que je l’aimais aussi. Dès lors, je fus dompté, le passé s’effaça de ma mémoire, et je consentis à le suivre sur le rivage sans songer à m’échapper.

» Je vécus, je crois, deux ans seul avec lui. Il avait pour moi des soins si tendres, qu’il remplaçait ma mère et que je ne pensai plus jamais à le quitter. Pourtant je ne lui appartenais pas. La tribu qui s’était emparée de moi devait se partager le prix qui serait offert par les plus riches radjahs de l’Inde dès qu’ils seraient informés de mon existence. On avait donc fait un arrangement pour tirer de moi le meilleur parti possible. La tribu avait envoyé des députés dans toutes les cours des deux péninsules pour me vendre au plus offrant, et, en attendant leur retour, j’étais confié à ce jeune homme, nommé Aor, qui était réputé le plus habile de tous dans l’art d’apprivoiser et de soigner les êtres de mon espèce. Il n’était pas chasseur, il n’avait pas aidé au meurtre de ma mère. Je pouvais l’aimer sans remords.

» Bientôt je compris la parole humaine, qu’à toute heure il me faisait entendre. Je ne me rendais pas compte des mots, mais l’inflexion de chaque syllabe me révélait sa pensée aussi clairement que si j’eusse appris sa langue. Plus tard, je compris de même cette musique de la parole humaine en quelque langue qu’elle arrivât à mon oreille. Quand c’était de la musique chantée par la voix ou les instruments, je comprenais encore mieux.

» J’arrivai donc à savoir de mon ami que je devais me dérober aux regards des hommes parce que quiconque me verrait serait tenté de m’emmener pour me vendre après l’avoir tué. Nous habitions alors la province de Tenasserim, dans la partie la plus déserte des monts Moghs, en face de l’archipel de Merghi. Nous demeurions cachés tout le jour dans les rochers, et nous ne sortions que la nuit. Aor montait sur mon cou et me conduisait au bain sans crainte des alligators et des crocodiles, dont je savais le préserver en enterrant nonchalamment dans le sable leur tête, qui se brisait sous mon pied. Après le bain, nous errions dans les hautes forêts, où je choisissais les branches dont j’étais friand et où je cueillais pour Aor des fruits que je lui passais avec ma trompe. Je faisais aussi ma provision de verdure pour la journée. J’aimais surtout les écorces fraîches et j’avais une adresse merveilleuse pour les détacher de la tige jusqu’au plus petit brin ; mais il me fallait du temps pour dépouiller ainsi le bois, et je m’approvisionnais de branches pour les loisirs de la journée, en prévision des heures où je ne dormais pas, heures assez courtes, je dois le dire ; l’éléphant livré à lui-même est noctambule de préférence.

» Mon existence était douce et, tout absorbé dans le présent, je ne me représentais pas l’avenir. Je commençai à réfléchir sur moi-même un jour que les hommes de la tribu amenèrent dans mon parc de bambous une troupe d’éléphants sauvages qu’ils avaient chassés aux flambeaux avec un grand bruit de tambours et de cymbales pour les forcer à se réfugier dans ce piège. On y avait amené d’avance des éléphants apprivoisés qui devaient aider les chasseurs à dompter les captifs, et qui les aidèrent en effet avec une intelligence extraordinaire à lier les quatre jambes l’une après l’autre ; mais quelques mâles sauvages, les solitaires surtout, étaient si furieux, qu’on crut devoir m’adjoindre aux chasseurs pour en venir à bout. On força mon cher Aor à me monter, et il essaya d’obéir, bien qu’avec une vive répugnance. Je sentis alors le sentiment du juste se révéler à moi, et j’eus horreur de ce que l’on prétendait me faire faire. Ces éléphants sauvages étaient sinon mes égaux, du moins mes semblables ; les éléphants soumis qui aidaient à consommer l’esclavage de leurs frères me parurent tout à fait inférieurs à eux et à moi. Saisi de mépris et d’indignation, je m’attaquai à eux seuls et me portai à la défense des prisonniers si énergiquement, que l’on dut renoncer à m’avilir. On me fit sortir du parc, et mon cher Aor me combla d’éloges et de caresses.

» — Vous voyez bien, disait-il à ses compagnons, que celui-ci est un ange et un saint. Jamais éléphant blanc n’a été employé aux travaux grossiers ni aux actes de violence. Il n’est fait ni pour la chasse, ni pour la guerre, ni pour porter des fardeaux, ni pour servir de monture dans les voyages. Les rois eux-mêmes ne se permettent pas de s’asseoir sur lui, et vous voulez qu’il s’abaisse à vous aider au domptage ? Non, vous ne comprenez pas sa grandeur et vous outragez son rang ! Ce que vous avez tenté de faire attirera sur vous la puissance des mauvais esprits.

» — Et, comme on remontrait à mon ami qu’il avait lui-même travaillé à me dompter :

» — Je ne l’ai dompté, répondait-il, qu’avec mes douces paroles et le son de ma flûte. S’il me permet de le monter, c’est qu’il a reconnu en moi son serviteur fidèle, son mahout dévoué. Sachez bien que le jour où l’on nous séparerait, l’un de nous mourrait ; et souhaitez que ce soit moi, car du salut de la Fleur sacrée dépendent la richesse et la gloire de votre tribu.

» La Fleur sacrée était le nom qu’il m’avait donné et que nul ne songeait à me contester. Les paroles de mon mahout m’avaient profondément pénétré. Je sentis que sans lui on m’eût avili, et je devins d’autant plus fier et plus indépendant. Je résolus (et je me tins parole) de ne jamais agir que par son conseil, et tous deux d’accord nous éloignâmes de nous quiconque ne nous traitait pas avec un profond respect. On lui avait offert de me donner pour société les éléphants les plus beaux et les mieux dressés. Je refusai absolument, et, seul avec Aor, je ne m’ennuyai jamais.

» J’avais environ quinze ans, et ma taille dépassait déjà de beaucoup celle des éléphants adultes de l’Inde, lorsque nos députés revinrent annonçant que, le radjah des Birmans ayant fait les plus belles offres, le marché était conclu. On avait agi avec prudence. On ne s’était adressé à aucun des souverains du royaume de Siam, par qu’ils eussent pu me revendiquer comme étant né sur leurs terres et ne vouloir rien payer pour m’acquérir. Je fus donc adjugé au roi de Pagham et conduit de nuit très mystérieusement le long des côtes de Tenasserim jusqu’à Martaban, d’où, après avoir traversé les monts Karens, nous gagnâmes les rives du beau fleuve Iraouaddy.

» Il m’en avait coûté de quitter ma patrie et mes forêts ; je n’y eusse jamais consenti, si Aor ne m’eût dit sur sa flûte que la gloire et le bonheur m’attendaient sur d’autres rivages. Durant la route, je ne voulus pas le quitter un seul instant. Je lui permettais à peine de descendre de mon cou, et aux heures du sommeil, pour me préserver d’une poignante inquiétude, il dormait entre mes jambes. J’étais jaloux, et ne voulais pas qu’il reçût d’autre nourriture que celle que je lui présentais ; je choisissais pour lui les meilleurs fruits, et je lui tendais avec ma trompe le vase que je remplissais moi-même de l’eau la plus pure. Je l’éventais avec des larges feuilles ; en traversant les bois et les jungles, j’abattais sans m’arrêter les arbustes épineux qui eussent pu l’atteindre et le déchirer. Je faisais enfin, mais mieux que tous les autres, tout ce que font les éléphants bien dressés, et je le faisais de ma propre volonté, non d’une manière banale, mais pour mon seul ami.

» Dès que nous eûmes atteint la frontière birmane, une députation du souverain vint au-devant de moi. Je fus inquiet du cérémonial qui m’entourait. Je vis que l’on donnait de l’or et des présents aux chasseurs malais qui m’avaient accompagné et qu’on les congédiait. Allait-on me séparer d’Aor ? Je montrai une agitation effrayante, et je menaçai les hauts personnages qui approchaient de moi avec respect. Aor, qui me comprenait, leur expliqua mes craintes, et leur dit que, séparé de lui, je ne consentirais jamais à les suivre. Alors, un des ministres chargés de ma réception, et qui était resté sous une tente, ôta ses sandales, et vint à moi pour me présenter à genoux une lettre du roi des Birmans, écrite en bleu sur une longue feuille de palmier dorée. Il s’apprêtait à m’en donner lecture lorsque je la pris de ses mains et la passai à mon mahout pour qu’il me la traduisît. Il n’avait pas le droit, lui qui appartenait à une caste inférieure, de toucher à cette feuille sacrée. Il me pria de la rendre au seigneur ministre de Sa Majesté, ce que je fis aussitôt pour marquer ma déférence et mon amitié pour Aor. Le ministre reprit la lettre, sur laquelle on déplia une ombrelle d’or, et il lut :

« Très puissant, très aimé et très vénéré éléphant, du nom de Fleur sacrée, daignez venir résider dans la capitale de mon empire, où un palais digne de vous est déjà préparé. Par la présente lettre royale, moi, le roi des Birmans, je vous alloue un fief qui vous appartiendra en propre, un ministre pour vous obéir, une maison de deux cents personnes, une suite de cinquante éléphants, autant de chevaux et de bœufs que nécessitera votre service, six ombrelles d’or, un corps de musique, et tous les honneurs qui sont dus à l’éléphant sacré, joie et gloire des peuples ».

» On me montra le sceau royal, et, comme je restais impassible et indifférent, on dut demander à mon mahout si j’acceptais les offres du souverain. Aor répondit qu’il fallait me promettre de ne jamais me séparer de lui, et le ministre, après avoir consulté ses collègues, jura ce que j’exigeais. Alors, je montrai une grande joie en caressant la lettre royale, l’ombrelle d’or et un peu le visage du ministre, qui se déclara très heureux de m’avoir satisfait.

» Quoique très fatigué d’un long voyage, je témoignai que je voulais me mettre en marche pour voir ma nouvelle résidence et faire connaissance avec mon collègue et mon égal, le roi de Birmanie. Ce fut une marche triomphale tout le long du fleuve que nous remontions. Ce fleuve Iraouaddy était d’une beauté sans égale. Il coulait tantôt nonchalant, tantôt rapide, entre des rochers couverts d’une végétation toute nouvelle pour moi, car nous nous avancions vers le nord, et l’air était plus frais, sinon plus pur que celui de mon pays. Tout était différent. Ce n’était plus le silence et la majesté du désert. C’était un monde de luxe et de fêtes ; partout sur le fleuve des barques à la poupe élevée en forme de croissant, garnies de banderoles de soie lamée d’or, suivies de barques de pêcheurs ornées de feuillage et de fleurs. Sur le rivage, des populations riches sortaient de leurs habitations élégantes pour venir s’agenouiller sur mon passage et m’offrir des parfums. Des bandes de musiciens et de prêtres accourus de toutes les pagodes mêlaient leurs chants aux sons de l’orchestre qui me précédait.

» Nous avancions à très petites journées dans la crainte de me fatiguer, et deux ou trois fois par jour on s’arrêtait pour mon bain. Le fleuve n’était pas toujours guéable sur les rives. Aor me laissait sonder avec ma trompe. Je ne voulais me risquer que sur le sable le plus fin et dans l’eau la plus pure. Une fois sûr de mon point de départ, je m’élançais dans le courant, si rapide et si profond qu’il pût être, portant toujours sur mon cou le confiant Aor, qui prenait autant de plaisir que moi à cet exercice et qui, aux endroits difficiles et dangereux, ranimait mon ardeur et ma force en jouant sur sa flûte un chant de notre pays, tandis que mon cortège et la foule pressée sur les deux rives exprimaient leur anxiété ou leur admiration par des cris, des prosternations et des invocations de bras tendus vers moi. Les ministres, inquiets de l’audace d’Aor, délibéraient entre eux s’ils ne devaient pas m’interdire d’exposer ainsi ma vie précieuse au salut de l’empire ; mais Aor jouant toujours de la flûte sur ma tête au ras du flot et ma trompe relevée comme le cou d’un paon gigantesque témoignaient de notre sécurité. Quand nous revenions lentement et paisiblement au rivage, tous accouraient vers moi avec des génuflexions ou des cris de triomphe, et mon orchestre déchirait les airs de ses fanfares éclatantes. Cet orchestre ne me plut pas le premier jour. Il se composait de trompettes au son aigu, de trompes énormes, de gongs effroyables, de castagnettes de bambou et de tambours portés par des éléphants de service. Ces tambours étaient formés d’une cage ronde richement travaillée au centre de laquelle un homme accroupi sur ses jambes croisées frappait tour à tour avec deux baguettes sur une gamme de cymbales sonores. Une autre cage, semblable extérieurement, était munie de timbales de divers métaux, et le musicien, également assis au centre et porté par un éléphant, en tirait de puissants accords. Ce grand bruit d’instruments terribles choqua d’abord mon oreille délicate. Je m’y habituai pourtant, et je pris plaisir aux étranges harmonies qui proclamaient ma gloire aux quatre vents du ciel. Mais je préférai toujours la musique de salon, la douce harpe birmane, gracieuse imitation des jonques de l’Iraouaddy, le *caïman*, harmonica aux touches d’acier, dont les sons ont une pureté angélique, et par-dessus tout la suave mélodie que me faisait entendre Aor sur sa flûte de roseau.

» Un jour qu’il jouait sur un certain rythme saccadé, au milieu du fleuve, nous fûmes entourés d’une foule innombrable de gros poissons dorés à la manière des pagodes qui dressaient leur tête hors de l’eau comme pour nous implorer. Aor leur jeta un peu de riz dont il avait toujours un petit sac dans sa ceinture. Ils manifestèrent une grande joie et nous accompagnèrent jusqu’au rivage, et, comme la foule se récriait, je pris délicatement un de ces poissons et le présentai au premier ministre, qui le baisa et ordonna que sa dorure fût vite rehaussée d’une nouvelle couche ; après quoi, on le remit dans l’eau avec respect. J’appris ainsi que c’étaient les poissons sacrés de l’Iraouaddy, qui résident en un seul point du fleuve et qui viennent à l’appel de la voix humaine, n’ayant jamais eu rien à redouter de l’homme.

» Nous arrivâmes enfin à Pagham, une ville de quatre à cinq lieues d’étendue le long du fleuve. Le spectacle que présentait cette vallée de palais, de temples, de pagodes, de villas et de jardins me causa un tel étonnement, que je m’arrêtai comme pour demander à mon mahout si ce n’était pas un rêve. Il n’était pas moins ébloui que moi, et, posant ses mains sur mon front que ses caresses pétrissaient sans cesse :

» — Voilà ton empire, me dit-il. Oublie les forêts et les jungles, te voici dans un monde d’or et de pierreries !

» C’était alors un monde enchanté en effet. Tout était ruisselant d’or et d’argent, de la base au faîte des mille temples et pagodes qui remplissaient l’espace et se perdaient dans les splendeurs de l’horizon. Le bouddhisme ayant respecté les monuments de l’ancien culte, la diversité était infinie. C’étaient des masses imposantes, les unes trapues, les autres élevées comme des montagnes à pic, des coupoles immenses en forme de cloches, des chapelles surmontées d’un œuf monstrueux, blanc comme la neige, enchâssé dans une base dorée, des toits longs superposés sur des piliers à jour autour desquels se tordaient des dragons étincelants, dont les écailles de verre de toutes couleurs semblaient faites de pierres précieuses ; des pyramides formées d’autres toits laqués d’or vert, bleu, rouge, étagés en diminuant jusqu’au faîte, d’où s’élançait une flèche d’or immense terminée par un bouton de cristal, qui resplendissait comme un diamant monstre aux feux du soleil. Plusieurs de ces édifices élevés sur le flanc du ravin avaient des perrons de trois et quatre cents marches avec des terrassements d’une blancheur éclatante qui semblaient taillés dans un seul bloc du plus beau marbre. C’étaient des revêtements de collines entières faites d’un ciment de corail blanc et de nacre pilés. Aux flancs de certains édifices, sur les faîtières, à tous les angles des toits, des monstres fantastiques en bois de santal, tout bossués d’or et d’émail, semblaient s’élancer dans le vide ou vouloir mordre le ciel. Ailleurs, des édifices de bambous, tout à jour et d’un travail exquis. C’était un entassement de richesses folles, de caprices déréglés ; la morne splendeur des grands monastères noirs, d’un style antique et farouche, faisait ressortir l’éclat scintillant des constructions modernes. Aujourd’hui, ces magnificences inouïes ne sont plus ; alors, c’était un rêve d’or, une fable des contes orientaux réalisée par l’industrie humaine.

» Aux portes de la ville, nous fûmes reçus par le roi et toute la cour. Le monarque descendit de cheval et vint me saluer, puis on me fit entrer dans un édifice où l’on procéda à ma toilette de cérémonie, que le roi avait apportée dans un grand coffre de bois de cèdre incrusté d’ivoire, porté par le plus beau et le plus paré de ses éléphants ; mais comme j’éclipsai ce luxueux subalterne quand je parus dans mon costume d’apparat ! Aor commença par me laver et me parfumer avec grand soin, puis on me revêtit de longues bandes écarlates, tissées d’or et de soie, qui se drapaient avec art autour de moi sans cacher la beauté de mes formes et la blancheur sacrée de mon pelage. On mit sur ma tête une tiare en drap écarlate ruisselante de gros diamants et de merveilleux rubis, on ceignit mon front des neuf cercles de pierres précieuses, ornement consacré qui conjure l’influence des mauvais esprits. Entre mes yeux brillait un croissant de pierreries et une plaque d’or où se lisaient tous mes titres. Des glands d’argent du plus beau travail furent suspendus à mes oreilles, des anneaux d’or et d’émeraudes, saphirs et diamants, furent passés dans mes défenses, dont la blancheur et le brillant attestaient ma jeunesse et ma pureté. Deux larges boucliers d’or massif couvrirent mes épaules, enfin un coussin de pourpre fut placé sur mon cou, et je vis avec joie que mon cher Aor avait un sarong de soie blanche brochée d’argent, des bracelets de bras et de jambes en or fin et un léger châle du cachemire blanc le plus moelleux roulé autour de la tête. Lui aussi était lavé et parfumé. Ses formes étaient plus fines et mieux modelées que celles des Birmans, son teint était plus sombre, ses yeux plus beaux. Il était jeune encore, et, quand je le vis recevoir pour me conduire une baguette toute incrustée de perles fines et toute cerclée de rubis, je fus fier de lui et l’enlaçai avec amour. On voulut lui présenter la légère échelle de bambou qui sert à escalader les montures de mon espèce et qu’on leur attache ensuite au flanc pour être à même d’en descendre à volonté. Je repoussai cet emblème de servitude, je me couchai et j’étendis ma tête de manière que mon ami pût s’y asseoir sans rien déranger à ma parure, puis je me relevai si fier et si imposant, que le roi lui-même fut frappé de ma dignité, et déclara que jamais éléphant sacré si noble et si beau n’avait attesté et assuré la prospérité de son empire.

» Notre défilé jusqu’à mon palais dura plus de trois heures ; le sol était jonché de verdure et de fleurs. De dix pas en dix pas, des cassolettes placées sur mon passage répandaient de suaves parfums, l’orchestre du roi jouait en même temps que le mien, des troupes de bayadères admirables me précédaient en dansant. De chaque rue qui s’ouvrait sur la rue principale débouchaient des cortèges nouveaux composés de tous les grands de la ville et du pays, qui m’apportaient de nouveaux présents et me suivaient sur deux files. L’air chargé de parfums à la fumée bleue retentissait de fanfares qui eussent couvert le bruit du tonnerre. C’était le rugissement d’une tempête au milieu d’un épanouissement de délices. Toutes les maisons étaient pavoisées de riches tapis et d’étoffes merveilleuses. Beaucoup étaient reliées par de légers arcs de triomphe, ouvrages en rotin improvisés et pavoisés aussi avec une rare élégance. Du haut de ces portes à jour, des mains invisibles faisaient pleuvoir sur moi une neige odorante de fleurs de jasmin et d’oranger.

» On s’arrêta sur une grande place palissadée en arène pour me faire assister aux jeux et aux danses. Je pris plaisir à tout ce qui était agréable et fastueux ; mais j’eus horreur des combats d’animaux, et, en voyant deux éléphants, rendus furieux par une nourriture et un entraînement particuliers, tordre avec rage leurs trompes enlacées et se déchirer avec leurs défenses, je quittai la place d’honneur que j’occupais et m’élançai au milieu de l’arène pour séparer les combattants. Aor n’avait pas eu le temps de me retenir, et des cris de désespoir s’élevèrent de toutes parts. On craignait que les adversaires ne fondissent sur moi ; mais à peine me virent-il près d’eux, que leur rage tomba comme par enchantement et qu’ils s’enfuirent éperdus et humiliés. Aor, qui m’avait lestement rejoint, déclara que je ne pouvais supporter la vue du sang et que d’ailleurs, après un voyage de plus de cinq cents lieues, j’avais absolument besoin de repos. Le peuple fut très ému de ma conduite, et les sages du pays se prononcèrent pour moi, affirmant que le Bouddha condamnait les jeux sanglants et les combats d’animaux. J’avais donc exprimé sa volonté, et on renonça pour plusieurs années à ces cruels divertissements.

» On me conduisit à mon palais, situé au delà de la ville, dans un ravin délicieux au bord du fleuve. Ce palais était aussi grand et aussi riche que celui du roi. Outre le fleuve, j’avais dans mon jardin un vaste bassin d’eau courante pour mes ablutions de chaque instant. J’étais fatigué. Je me plongeai dans le bain et me retirai dans la salle qui devait me servir de chambre à coucher, où je restai seul avec Aor, après avoir témoigné que j’avais assez de musique et ne voulais d’autre société que celle de mon ami.

» Cette salle de repos était une coupole imposante, soutenue par une double colonnade de marbre rose. Des étoffes du plus grand prix fermaient les issues et retombaient en gros plis sur le parquet de mosaïque. Mon lit était un amas odorant de bois de santal réduit en fine poussière. Mon auge était une vasque d’argent massif où quatre personnes se fussent baignées à l’aise. Mon râtelier était une étagère de laque dorée couverte des fruits les plus succulents. Au milieu de la salle, un vase colossal en porcelaine du Japon laissait retomber en cascade un courant d’eau pure qui se perdait dans une corbeille de lotus. Sur le bord de la vasque de jade, des oiseaux d’or et d’argent émaillés de mille couleurs chatoyantes semblaient se pencher pour boire. Des guirlandes de spathes, de pandanus odorant se balançaient au-dessus de ma tête. Un immense éventail, le pendjab des palais de l’Inde, mis en mouvement par des mains invisibles, m’envoyait un air frais sans cesse renouvelé du haut de la coupole.

» À mon réveil, on fit entrer divers animaux apprivoisés, de petits singes, des écureuils, des cigognes, des phénicoptères, des colombes, des cerfs et des biches de cette jolie espèce qui n’a pas plus d’une coudée de haut. Je m’amusai un instant de cette société enjouée ; mais je préférais la fraîcheur et la propreté immaculée de mon appartement à toutes ces visites, et je fis connaître que la société des hommes convenait mieux à la gravité de mon caractère.

» Je vécus ainsi de longues années dans la splendeur et les délices avec mon cher Aor ; nous étions de toutes les cérémonies et de toutes les fêtes, nous recevions la visite des ambassadeurs étrangers. Nul sujet n’approchait de moi que les pieds nus et le front dans la poussière. J’étais comblé de présents, et mon palais était un des plus riches musées de l’Asie. Les prêtres les plus savants venaient me voir et converser avec moi, car ils trouvaient ma vaste intelligence à la hauteur de leurs plus beaux préceptes, et prétendaient lire dans ma pensée à travers mon large front toujours empreint d’une sérénité sublime. Aucun temple ne m’était fermé, et j’aimais à pénétrer dans ces hautes et sombres chapelles où la figure colossale de Gautama, ruisselante d’or, se dressait comme un soleil au fond des niches éclairées d’en haut. Je croyais revoir le soleil de mon désert et je m’agenouillais devant lui, donnant ainsi l’exemple aux croyants, édifiés de ma pitié. Je savais même présenter des offrandes à l’idole vénérée, et balancer devant elle l’encensoir d’or. Le roi me chérissait et veillait avec soin à ce que ma maison fût toujours tenue sur le même pied que la sienne.

» Mais aucun bonheur terrestre ne peut durer. Ce digne souverain s’engagea dans une guerre funeste contre un État voisin. Il fut vaincu et détrôné. L’usurpateur le relégua dans l’exil et ne lui permit pas de m’emmener. Il me garda comme un signe de sa puissance et un gage de son alliance avec le Bouddha ; mais il n’avait pour moi ni amitié ni vénération, et mon service fut bientôt négligé. Aor s’en affecta et s’en plaignit. Les serviteurs du nouveau prince le prirent en haine et résolurent de se défaire de lui. Un soir, comme nous dormions ensemble, ils pénétrèrent sans bruit chez moi et le frappèrent d’un poignard. Eveillé par ses cris, je fondis sur les assassins, qui prirent la fuite. Mon pauvre Aor était évanoui, son sarong était taché de sang. Je pris dans le bassin d’argent toute l’eau dont je l’aspergeai sans pouvoir le ranimer. Alors, je me souvins du médecin qui était toujours de service dans la pièce voisine, j’allai l’éveiller et je l’amenai auprès d’Aor. Mon ami fut bien soigné et revint à la vie ; mais il resta longtemps affaibli par la perte de son sang, et je ne voulus plus sortir ni me baigner sans lui. La douleur m’accablait, je refusais de manger ; toujours couché près de lui, je versais des larmes et lui parlais avec mes yeux et mes oreilles pour le supplier de guérir.

» On ne rechercha pas les assassins ; on prétendit que j’avais blessé Aor par mégarde avec une de mes défenses, et on parla de me les scier. Aor s’indigna et jura qu’il avait été frappé avec un stylet. Le médecin, qui savait bien à quoi s’en tenir, n’osa pas affirmer la vérité. Il conseilla même à mon ami de se taire, s’il ne voulait hâter le triomphe des ennemis qui avaient juré sa perte.

» Alors, un profond chagrin s’empara de moi, et la vie civilisée à laquelle on m’avait initié me parut la plus amère des servitudes. Mon bonheur dépendait du caprice d’un prince qui ne savait ou ne voulait pas protéger les jours de mon meilleur ami. Je pris en dégoût les honneurs hypocrites qui m’étaient encore rendus pour la forme, je reçus les visites officielles avec humeur, je chassai les bayadères et les musiciens qui troublaient le faible et pénible sommeil de mon ami. Je me privai le plus possible de dormir pour veiller sur lui.

» J’avais le pressentiment d’un nouveau malheur, et dans cette surexcitation du sentiment je subis un phénomène douloureux, celui de retrouver la mémoire de mes jeunes années. Je revis dans mes rêves troublés l’image longtemps effacée de ma mère assassinée en me couvrant de son corps percé de flèches. Je revis aussi mon désert, mes arbres splendides, mon fleuve Tenasserim, ma montagne d’Ophir, et ma vaste mer étincelante à l’horizon. La nostalgie s’empara de moi et une idée fixe, l’idée de fuir, domina impérieusement mes rêveries. Mais je voulais fuir avec Aor, et la pauvre Aor, couché sur le flanc, pouvait à peine se soulever pour baiser mon front penché vers lui.

» Une nuit, malade moi-même, épuisé de veilles et succombant à la fatigue, je dormis profondément durant quelques heures. À mon réveil, je ne vis plus Aor sur sa couche et je l’appelai en vain. Éperdu, je sortis dans le jardin, je cherchai au bord de l’étang. Mon odorat me fit savoir qu’Aor n’était point là et qu’il n’y était pas venu récemment. Grâce à la négligence qui avait gagné mes serviteurs, je pus ouvrir moi-même les portes de l’enclos et sortir des palissades. Alors je sentis le voisinage de mon ami et m’élançai dans un bois de tamarins qui tapissait la colline. À une courte distance, j’entendis un cri plaintif et je me précipitai dans un fourré où je vis Aor lié à un arbre et entouré de scélérats prêts à le frapper. D’un bond, je les renversai tous, je les foulai aux pieds sans pitié. Je rompis les liens qui retenaient Aor, je le saisis délicatement, je l’aidai à se placer sur mon cou, et, prenant l’allure rapide et silencieuse de l’éléphant en fuite, je m’enfonçai au hasard dans les forêts.

» À cette époque, la partie de l’Inde où nous nous trouvions offrait le contraste heurté des civilisations luxueuses à deux pas des déserts inexplorables. J’eus donc bientôt gagné les solitudes sauvages des monts Karens, et, quand, à bout de forces, je me couchai sur les bords d’un fleuve plus direct et plus rapide que l’Iraouaddy, nous étions déjà à trente lieues de la ville birmane. Aor me dit :

— Où allons-nous ? Ah ! je le vois dans tes regards, tu veux retourner dans nos montagnes ; mais tu crois y être déjà, et tu t’abuses. Nous en sommes bien loin, et nous ne pourrons jamais y arriver sans être découverts et repris. D’ailleurs quand nous échapperions aux hommes, nous ne pourrions aller loin sans que, malade comme je suis, je meure, et alors comment te dirigeras-tu sans moi dans cette route lointaine ? Laisse-moi ici, car c’est à moi seul qu’on en veut, et retourne à Pagham, où personne n’osera te menacer.

» Je lui témoignai que je ne voulais ni le quitter ni retourner chez les Birmans ; que, s’il mourait, je mourrais aussi ; qu’avec de la patience et du courage, nous pouvions redevenir heureux.

» Il se rendit, et, après avoir pris du repos, nous nous remîmes en route. Au bout de quelques jours de voyage, nous avions recouvré tous deux la santé, l’espoir et la force. L’air libre de la solitude, l’austère parfum des forêts, la saine chaleur des rochers nous guérissaient mieux que toutes les douceurs du faste et tous les remèdes des médecins. Cependant, Aor était parfois effrayé de la tâche que je lui imposais. Enlever un éléphant sacré, c’était, en cas d’insuccès, se dévouer aux plus atroces supplices. Il me disait ses craintes sur une flûte de roseau qu’il s’était faite et dont il jouait mieux que jamais. J’étais arrivé à un exercice de la pensée presque égal à celui de l’homme ; je lui fis comprendre ce qu’il fallait faire, en me couvrant d’une vase noire qui s’étalait au bord du fleuve et dont je m’aspergeais avec adresse. Frappé de ma pénétration, il recueillit divers sucs de plantes dont il connaissait bien les propriétés. Il en fit une teinture qui me rendit, sauf la taille, entièrement semblables aux éléphants vulgaires. Je lui indiquai que cela ne suffisait pas et qu’il fallait pour me rendre méconnaissable, scier mes défenses. Il ne se résigna pas. J’étais à ma sixième dentition, et il craignait que mes crochets ne pussent repousser. Il jugea que j’étais suffisamment déguisé, et nous nous remîmes en route.

» Quelque peu fréquenté que fût ce chemin de montagnes, ce fut miracle que d’échapper aux dangers de notre entreprise. Jamais nous n’y fussions parvenus l’un sans l’autre ; mais, dans l’union intime de l’intelligence humaine avec une grande force animale, une puissance exceptionnelle s’improvise. Si les hommes avaient su s’identifier aux animaux assez complètement pour les amener à s’identifier à eux, ils n’auraient pas trouvé en eux des esclaves parfois rebelles et dangereux, souvent surmenés et insuffisants. Ils auraient eu d’admirables amis et ils eussent résolu le problème de la force consciente sans avoir recours aux forces aveugles de la machine, animal plus redoutable et plus féroce que les bêtes du désert.

» À force de prudence et de persévérance, quelquefois harcelés par des bandits que je sus mettre en fuite et dont je ne craignais ni les lances ni les flèches, revêtu que j’étais d’une légère armure en écailles de bois de fer qu’Aor avait su me fabriquer, nous parvînmes au fleuve Tenasserim. Notre direction n’avait pas été difficile à suivre. Outre que nous nous rappelions très bien l’un et l’autre ce voyage que nous avions déjà fait, la construction géologique de l’Indochine est très simple. Les longues arêtes de montagnes, séparées par des vallées profondes et de larges fleuves, se ramifient médiocrement et s’inclinent sans point d’arrêt sensible jusqu’à la mer. Les monts Karens se relient aux monts Moghs en ligne presque droite. Nous fîmes très rarement fausse route, et nos erreurs furent rapidement rectifiées. Je dois dire que, de nous deux, j’étais toujours le plus prompt à retrouver la vraie direction.

» Nous n’approchâmes de nos anciennes demeures qu’avec circonspection. Il nous fallait vivre seuls et en liberté complète. Nous fûmes servis à souhait. La tribu, enrichie par la vente de ma personne à l’ancien roi des Birmans, avait quitté ses villages de roseaux, et nos forêts, dépeuplées d’animaux à la suite d’une terrible sécheresse, avaient été abandonnées par les chasseurs. Nous pûmes y faire un établissement plus libre et plus sûr encore que par le passé. Aor ne possédait absolument rien et ne regrettait rien de notre splendeur évanouie. Sans amis, sans famille, il ne connaissait et n’aimait plus que moi sur la terre. Je n’avais jamais aimé que ma mère et lui. Une si longue intimité avait détruit entre nous l’obstacle apporté par la nature à notre assimilation. Nous conversions ensemble comme deux êtres de même espèce. Ma pantomime était devenue si réfléchie, si sobre, si expressive, qu’il lisait dans ma pensée comme moi dans la sienne. Il n’avait même plus besoin de me parler. Je le sentais triste ou gai selon le mode et les inflexions de sa flûte, et, notre destinée étant commune, je me reportais avec lui dans les souvenirs du passé, ou je me plongeais dans la béate extase du présent.

» Nous passâmes de longues années dans les délices de la délivrance. Aor était devenu bouddhiste fervent en Birmanie et ne vivait plus que de végétaux. Notre subsistance était assurée, et nous ne connaissions plus ni la souffrance ni la maladie.

» Mais le temps marchait, et Aor était devenu vieux. J’avais vu ses cheveux blanchir et ses forces décroître. Il me fit comprendre les effets de l’âge et m’annonça qu’il mourrait bientôt. Je prolongeai sa vie en lui épargnant toute fatigue et tout soin. Un moment vint où il ne put pourvoir à ses besoins, je lui apportais sa nourriture et je construisais ses abris. Il perdit la chaleur du sang, et, pour se réchauffer, il ne quittait plus le contact de mon corps. Un jour, il me pria de lui creuser une fosse parce qu’il se sentait mourir. J’obéis, il s’y coucha sur un lit d’herbages, enlaça ses bras autour de ma trompe et me dit adieu. Puis ses bras retombèrent, il resta immobile, et son corps de raidit.

» Il n’était plus. Je recouvris la fosse comme il me l’avait commandé, et je me couchai dessus. Avais-je bien compris la mort ? Je le pense, et pourtant je ne me demandai pas si la longévité de ma race me condamnait à lui survivre beaucoup. Je ne pris pas la résolution de mourir aussi. Je pleurai et j’oubliai de manger. Quand la nuit fut passée, je n’eus aucune idée d’aller au bain ni de me mouvoir. Je restai plongé dans un accablement absolu. La nuit suivante me trouva inerte et indifférent. Le soleil revint encore une fois et me trouva mort.

» L’âme fidèle et généreuse d’Aor avait-elle passé en moi ? Peut-être. J’ai appris dans d’autres existences qu’après ma disparition l’empire birman avait éprouvé de grands revers. La royale ville de Pagham fut abandonnée par le conseil des prêtres de Gautama. Le Bouddha était irrité du peu de soin qu’on avait eu de moi, ma fuite témoignait de son mécontentement. Les riches emportèrent leurs trésors et se bâtirent de nouveaux palais sur le territoire d’Ava ; plus tard, ils abandonnèrent encore cette ville somptueuse pour Amarapoura. Les pauvres emportèrent à dos de chameau leurs maisons de rotin pour suivre les maîtres du pays loin de la cité maudite. Pagham avait été le séjour et l’orgueil de quarante-cinq rois consécutifs, je l’avais condamnée en la quittant, elle n’est plus aujourd’hui qu’un grandiose amas de ruines.

— Votre histoire m’a amusée, dit alors à sir William la petite fille qui lui avait déjà parlé ; mais à présent, puisque nous avons tous été des bêtes avant d’être des personnes, je voudrais savoir ce que nous serons plus tard, car enfin tout ce que l’on raconte aux enfants doit avoir une moralité à la fin, et je ne vois pas venir la vôtre.

— Ma sœur a raison, dit un jeune homme qui avait écouté sir William avec intérêt. Si c’est une récompense d’être homme après avoir été chien honnête ou éléphant vertueux, l’homme honnête et vertueux doit avoir la sienne en ce monde.

— Sans aucun doute, répondit sir William. La personnalité humaine n’est pas le dernier mot de la création sur notre planète. Les savants les plus modernes sont convaincus que l’intelligence progresse d’elle-même par la loi qui régit la matière. Je n’ai pas besoin d’entrer dans cet ordre d’idées pour vous dire qu’esprit et matière progressent de compagnie. Ce qu’il y a de certain pour moi, c’est que tout être aspire à se perfectionner et que, de tous les êtres, l’homme est le plus jaloux de s’élever au-dessus de lui-même. Il y est merveilleusement aidé par l’étendue de son intelligence et par l’ardeur de son sentiment. Il sent qu’il est un produit encore très incomplet de la nature et qu’une race plus parfaite doit lui succéder par voie ininterrompue de son propre développement.

— Je ne comprends pas bien, reprit la petite fille ; deviendrons-nous des anges avec des ailes et des robes d’or ?

— Parfaitement, répondit sir William. Les robes d’or sont des emblèmes de richesse et de pureté ; nous deviendrons tous riches et purs ; les ailes, nous saurons les trouver : la science nous les donnera pour traverser les airs, comme elle nous a donné les nageoires pour traverser les mers.

— Oh ! nous voilà retombés dans les machines que vous maudissiez tout à l’heure.

— Les machines feront leur temps comme nous ferons le nôtre, repartit sir William, l’animalité fera le sien et progressera en même temps que nous. Qui vous dit qu’une race d’aigles aussi puissants que les ballons et aussi dociles que les chevaux ne surgira pas pour s’associer aux voyages aériens de l’homme futur ? Est-ce une simple fantaisie poétique que ces dieux de l’antiquité portés ou traînés par des lions, des dauphins ou des colombes ? N’est-ce pas plutôt une sorte de vue prophétique de la domestication de toutes les créatures associées à l’homme divinisé de l’avenir ? Oui, l’homme doit dès ce monde devenir ange, si par ange vous entendez le type d’intelligence et de grandeur morale supérieur au nôtre. Il ne faut pas un miracle païen, il ne faut qu’un miracle naturel, comme ceux qui se sont déjà tant de fois accomplis sur la terre, pour que l’homme voie changer ses besoins et ses organes en vue d’un milieu nouveau. J’ai vu des races entières s’abstenir de manger la chair des animaux, un grand progrès de la race entière sera de devenir frugivore, et les carnassiers disparaîtront. Alors fleurira la grande association universelle, l’enfant jouera avec le tigre comme le jeune Bacchus, l’éléphant sera l’ami de l’homme, les oiseaux de haut vol conduiront dans les airs nos chars ovoïdes, la baleine transportera nos messages. Que sais-je ! tout devient possible sur notre planète dès que nous supprimons le carnage et la guerre. Toutes les forces intelligentes de la nature, au lieu de s’entre-dévorer, s’organisent fraternellement pour soumettre et féconder la matière inorganique… Mais j’ai tort de vous esquisser ces merveilles ; vous êtes plus à même que moi, jeunes esprits qui m’interrogez, d’en évoquer les riantes et sublimes images. Il suffit que, du monde réel, je vous aie lancés dans le monde du rêve. Rêvez, imaginez, faites du merveilleux, vous ne risquez pas d’aller trop loin, car l’avenir du monde idéal auquel nous devons croire dépassera encore de beaucoup les aspirations de nos âmes timides et incomplètes.

L’Orgue du titan


Un soir, l’improvisation musicale du vieux et illustre maître Angelin nous passionnait comme de coutume, lorsqu’une corde de piano vint à se briser avec une vibration insignifiante pour nous, mais qui produisit sur les nerfs surexcités de l’artiste l’effet du coup de foudre. Il recula brusquement sa chaise, frotta ses mains, comme si, chose impossible, la corde les eût cinglées, et laissa échapper ces étranges paroles :


— Diable de titan, va !


Sa modestie bien connue ne nous permettait pas de penser qu’il se comparât à un titan. Son émotion nous parut extraordinaire. Il nous dit que ce serait trop long à expliquer.

— Cela m’arrive quelquefois, nous dit-il, quand je joue le motif sur lequel je viens d’improviser. Un bruit imprévu me trouble et il me semble que mes mains s’allongent. C’est une sensation douloureuse et qui me reporte à un moment tragique et pourtant heureux dans mon existence.


Pressé de s’expliquer, il céda et nous raconta ce qui suit :



Vous savez que je suis de l’Auvergne, né dans une très pauvre condition et que je n’ai pas connu mes parents. Je fus élevé par la charité publique et recueilli par M. Jansiré, que l’on appelait par abréviation maître Jean, professeur de musique et organiste de la cathédrale de Clermont. J’étais son élève en qualité d’enfant de choeur. En outre, il prétendait m’enseigner le solfège et le clavecin.


C’était un homme terriblement bizarre que maître Jean, un véritable type de musicien classique, avec toutes les excentricités que l’on nous attribue, que quelques-uns de nous affectent encore, et qui, chez lui, étaient parfaitement naïves, par conséquent redoutables.


Il n’était pas sans talent, bien que ce talent fût très au-dessous de l’importance qu’il lui attribuait. Il était bon musicien, avait des leçons en ville et m’en donnait à moi-même à ses moments perdus, car j’étais plutôt son domestique que son élève et je faisais mugir les soufflets de l’orgue plus souvent que je n’en essayais les touches.


Ce délaissement ne m’empêchait pas d’aimer la musique et d’en rêver sans cesse ; à tous autres égards, j’étais un véritable idiot, comme vous allez voir.


Nous allions quelquefois à la campagne, soit pour rendre visite à des amis du maître, soit pour réparer les épinettes et clavecins de sa clientèle ; car, en ce temps-là, – je vous parle du commencement du siècle, – il y avait fort peu de pianos dans nos provinces, et le professeur organiste ne dédaignait pas les petits profits du luthier et de l’accordeur.


Un jour, maître Jean me dit :

— Petit, vous vous lèverez demain avec le jour. Vous ferez manger l’avoine à Bibi, vous lui mettrez la selle et le portemanteau et vous viendrez avec moi. Emportez vos souliers neufs et votre habit vert billard. Nous allons passer deux jours de vacances chez mon frère le curé de Chanturgue.

Bibi était un petit cheval maigre, mais vigoureux, qui avait l’habitude de porter maître Jean avec moi en croupe.

Le curé de Chanturgue était un bon vivant et un excellent homme que j’avais vu quelquefois chez son frère. Quant à Chanturgue, c’était une paroisse éparpillée dans les montagnes et dont je n’avais non plus d’idée que si l’on m’eût parlé de quelque tribu perdue dans les déserts du nouveau monde.

Il fallait être ponctuel avec maître Jean. À trois heures du matin, j’étais debout ; à quatre, nous étions sur la route des montagnes ; à midi, nous prenions quelque repos et nous déjeunions dans une petite maison d’auberge bien noire et bien froide, située à la limite d’un désert de bruyères et de laves ; à trois heures, nous repartions à travers ce désert.


La route était si ennuyeuse, que je m’endormis à plusieurs reprises. J’avais étudié très consciencieusement la manière de dormir en croupe sans que le maître s’en aperçut. Bibi ne portait pas seulement l’homme et l’enfant, il avait encore à l’arrière-train, presque sur la queue, un portemanteau étroit, assez élevé, une sorte de petite caisse en cuir où ballottaient pêle-mêle les outils de maître Jean et ses nippes de rechange. C’est sur ce portemanteau que je me calais, de manière qu’il ne sentît pas sur son dos l’alourdissement de ma personne et sur son épaule le balancement de ma tête. Il avait beau consulter le profil que nos ombres dessinaient sur les endroits aplanis du chemin ou sur les talus de rochers ; j’avais étudié cela aussi, et j’avais, une fois pour toutes, adopté une pose en raccourci, dont il ne pouvait saisir nettement l’intention. Quelquefois pourtant, il soupçonnait quelque chose et m’allongeait sur les jambes un coup de sa cravache à pomme d’argent, en disant :

— Attention, petit ! on ne dort pas dans la montagne !


Comme nous traversions un pays plat et que les précipices étaient encore loin, je crois que ce jour-là il dormit pour son compte. Je m’éveillai dans un lieu qui me parut sinistre. C’était encore un sol plat couvert de bruyères et de buissons de sorbiers nains. De sombres collines tapissées de petits sapins s’élevaient sur ma droite et fuyaient derrière moi ; à mes pieds, un petit lac, rond comme un verre de lunette, – c’est vous dire que c’était un ancien cratère, – reflétait un ciel bas et nuageux. L’eau, d’un gris bleuâtre, à pâles reflets métalliques, ressemblait à du plomb en fusion. Les berges unies de cet étang circulaire cachaient pourtant l’horizon, d’où l’on pouvait conclure que nous étions sur un plan très élevé ; mais je ne m’en rendis point compte et j’eus une sorte d’étonnement craintif en voyant les nuages ramper si près de nos têtes, que, selon moi, le ciel menaçait de nous écraser.


Maître Jean ne fit nulle attention à ma mélancolie.

— Laisse brouter Bibi, me dit-il en mettant pied à terre ; il a besoin de souffler. Je ne suis pas sûr d’avoir suivi le bon chemin, je vais voir.


Il s’éloigna et disparut dans les buissons ; Bibi se mit à brouter les fines herbes et les jolis œillets sauvages qui foisonnaient avec mille autres fleurs dans ce pâturage inculte. Moi, j’essayai de me réchauffer en battant la semelle. Bien que nous fussions en plein été, l’air était glacé. Il me sembla que les recherches du maître duraient un siècle. Ce lieu désert devait servir de refuge à des bandes de loups, et, malgré sa maigreur, Bibi eût fort bien pu les tenter. J’étais en ce temps-là plus maigre encore que lui ; je ne me sentis pourtant pas rassuré pour moi-même. Je trouvais le pays affreux et ce que le maître appelait une partie de plaisir s’annonçait pour moi comme une expédition grosse de dangers. Etait-ce un pressentiment ?


Enfin il reparut, disant que c’était le bon chemin et nous repartîmes au petit trot de Bibi, qui ne paraissait nullement démoralisé d’entrer dans la montagne.


Aujourd’hui, de belles routes sillonnent ces sites sauvages, en partie cultivés déjà ; mais, à l’époque où je les vis pour la première fois, les voies étroites, inclinées ou relevées dans tous les sens, allant au plus court n’importe au prix de quels efforts, n’étaient point faciles à suivre. Elles n’étaient empierrées que par les écroulements fortuits des montagnes, et, quand elles traversaient ces plaines disposées en terrasses, il arrivait que l’herbe recouvrait fréquemment les traces des petites roues de chariot et des pieds non ferrés des chevaux qui les traînaient.


Quand nous eûmes descendu jusqu’aux rives déchirées d’un torrent d’hiver, à sec pendant l’été, nous remontâmes rapidement, et, en tournant le massif exposé au nord, nous nous retrouvâmes vers le midi dans un air pur et brillant. Le soleil sur son déclin enveloppait le paysage d’une splendeur extraordinaire et ce paysage était une des plus belles choses que j’ai vues de ma vie. Le chemin tournant, tout bordé d’un buisson épais d’épilobes roses, dominait un plan ravivé au flanc duquel surgissaient deux puissantes roches de basalte d’aspect monumental, portant à leur cime des aspérités volcaniques qu’en eût pu prendre pour des ruines de forteresses.


J’avais déjà vu les combinaisons prismatiques du basalte dans mes promenades autour de Clermont, mais jamais avec cette régularité et dans cette proportion. Ce que l’une de ces roches avait d’ailleurs de particulier, c’est que les prismes étaient contournés en spirale et semblaient être l’ouvrage à la fois grandiose et coquet d’une race d’hommes gigantesques.


Ces deux roches paraissaient, d’où nous étions, fort voisines l’une de l’autre ; mais en réalité elles étaient séparées par un ravin à pic au fond duquel coulait une rivière. Telles qu’elles se présentaient, elles servaient de repoussoir à une gracieuse perspective de montagnes marbrées de prairies vertes comme l’émeraude, et coupées de ressauts charmants formés de lignes rocheuses et de forêts. Dans tous les endroits adoucis, on saisissait au loin les chalets et les troupeaux de vaches, brillantes comme de fauves étincelles au reflet du couchant. Puis, au bout de cette perspective, par-dessus l’abîme des vallées profondes noyées dans la lumière, l’horizon se relevait en dentelures bleues, et les monts Dômes profilaient dans le ciel leurs pyramides tronquées, leurs ballons arrondis ou leurs masses isolées, droites comme des tours.


La chaîne de montagnes où nous entrions avait des formes bien différentes, plus sauvages et pourtant plus suaves. Les bois de hêtres jetés en pente rapide, avec leur mille cascatelles au frais murmure, les ravins à pic tout tapissés de plantes grimpantes, les grottes où le suintement des sources entretenait le revêtement épais des mousses veloutées, les gorges étroites brusquement fermées à la vue par leurs coudes multipliés, tout cela bien plus alpestre et plus mystérieux que les lignes froides et nues des volcans de date plus récente.


Depuis ce jour, j’ai revu l’entrée solennelle que les deux roches basaltiques placées à la limite du désert font à la chaîne du mont Dore, et j’ai pu me rendre compte du vague éblouissement que j’en reçus quand je les vis pour la première fois. Personne ne m’avait encore appris en quoi consiste le beau dans la nature. Je le sentis pour ainsi dire physiquement, et, comme j’avais mis pied à terre pour faciliter la montée au petit cheval, je restai immobile, oubliant de suivre le cavalier. – Eh bien, eh bien, me cria maître Jean, que faites-vous là-bas, imbécile ?


Je me hâtai de le rejoindre et de lui demander le nom de l’endroit si drôle, où nous étions.

— Apprenez, drôle vous-même, répondit-il, que cet endroit est un des plus extraordinaires et des plus effrayants que vous verrez jamais. Il n’a pas de nom que je sache, mais les deux pointes que vous voyez là, c’est la roche Sanadoire et la roche Tuilière. Allons, remontez, et faites attention à vous.


Nous avions tourné les roches et devant nous s’ouvrait l’abîme vertigineux qui les sépare. De cela, je ne fus point effrayé. J’avais gravi assez souvent les pyramides escarpées des monts Dômes pour ne pas connaître l’éblouissement de l’espace. Maître Jean, qui n’était pas né dans la montagne et qui n’était venu en Auvergne qu’à l’âge d’homme, était moins aguerri que moi.


Je commençai, ce jour-là, à faire quelques réflexions sur les puissants accidents de la nature au milieu desquels j’avais grandi sans m’en étonner, et, au bout d’un instant de silence, me retournant vers la roche Sanadoire, je demandai à mon maître qu’est-ce qui avait fait ces choses-là.

— C’est Dieu qui a fait toutes choses, répondit-il, vous le savez bien.

— Je sais ; mais pourquoi a-t-il fait des endroits qu’on dirait tout cassés, comme s’il avait voulu les défaire après les avoir faits ?


La question était fort embarrassante pour maître Jean, qui n’avait aucune notion des lois naturelles de la géologie et qui, comme la plupart des gens de ce temps-là, mettait encore en doute l’origine volcanique de l’Auvergne. Cependant, il ne lui convenait pas d’avouer son ignorance, car il avait la prétention d’être instruit et beau parleur. Il tourna donc la difficulté en se jetant dans la mythologie et me répondit emphatiquement :

— Ce que vous voyez là, c’est l’effort que firent les titans pour escalader le ciel.

— Les titans ! qu’est-ce que c’est que cela ? m’écriai-je voyant qu’il était en humeur de déclamer.

— C’était, répondit-il, des géants effroyables qui prétendaient détrôner Jupiter et qui entassèrent roches sur roches, monts sur monts, pour arriver jusqu’à lui ; mais il les foudroya, et ces montagnes brisées, ces autres éventrées, ces abîmes, tout cela, c’est l’effet de la grande bataille.

— Est-ce qu’ils sont tous morts ? demandai-je.

— Qui ça ? les titans ?

— Oui ; est-ce qu’il y en a encore ?


Maître Jean ne put s’empêcher de rire de ma simplicité, et, voulant s’en amuser, il répondit :

— Certainement, il en est resté quelques-uns.

— Bien méchants ?

— Terribles !

— Est-ce que nous en verrons dans ces montagnes-ci ?

— Eh ! eh ! cela se pourrait bien.

— Est-ce qu’ils pourraient nous faire du mal ?

— Peut-être ! mais, si tu en rencontres, tu te dépêcheras d’ôter ton chapeau et de saluer bien bas.

— Qu’à cela ne tienne ! répondis-je gaiement.


Maître Jean crut que j’avais compris son ironie et songea à autre chose. Quant à moi, je n’étais point rassuré, et, comme la nuit commençait à se faire, je jetais des regards méfiants sur toute roche ou surtout gros arbre d’apparence suspecte, jusqu’à ce que, me trouvant tout près, je pusse m’assurer qu’il n’y avait pas là forme humaine.


Si vous me demandiez où est située la paroisse de Chanturgue, je serais bien empêché de vous le dire. Je n’y suis jamais retourné depuis et je l’ai en vain cherchée sur les cartes et dans les itinéraires. Comme j’étais impatient d’arriver, la peur me gagnant de plus en plus, il me sembla que c’était fort loin de la roche Sanadoire. En réalité, c’était fort près, car il ne faisait pas nuit noire quand nous y arrivâmes. Nous avions fait beaucoup de détours en côtoyant les méandres du torrent. Selon toute probabilité, nous avions passé derrière les montagnes que j’avais vues de la roche Sanadoire et nous étions de nouveau à l’exposition du midi, puisqu’à plusieurs centaines de mètres au-dessous de nous croissaient quelques maigres vignes.


Je me rappelle très bien l’église et le presbytère avec les trois maisons qui composaient le village. C’était au sommet d’une colline adoucie que des montagnes plus hautes abritaient du vent. Le chemin raboteux était très large et suivait avec une sage lenteur les mouvements de la colline. Il était bien battu, car la paroisse, composée d’habitations éparses et lointaines, comptait environ trois cents habitants que l’on voyait arriver tous les dimanches, en famille, sur leurs chars à quatre roues, étroits et longs comme des pirogues et traînés par des vaches. Excepté ce jour-là, on pouvait se croire dans le désert ; les maisons qui eussent pu être en vue se trouvaient cachées sous l’épaisseur des arbres au fond des ravins, et celles des bergers, situées en haut, étaient abritées dans les plis des grosses roches.


Malgré son isolement et la sobriété de son ordinaire, le curé de Chanturgue était gros, gras et fleuri comme les plus beaux chanoines d’une cathédrale. Il avait le caractère aimable et gai. Il n’avait pas été trop tourmenté par la Révolution. Ses paroissiens l’aimaient parce qu’il était humain, tolérant, et prêchait en langage du pays.


Il chérissait son frère Jean, et, bon pour tout le monde, il me reçut et me traita comme si j’eusse été son neveu. Le souper fut agréable et le lendemain s’écoula gaiement. Le pays, ouvert d’un côté sur les vallées, n’était point triste ; de l’autre, il était enfoui et sombre, mais les bois de hêtres et de sapins pleins de fleurs et de fruits sauvages, coupés par des prairies humides d’une fraîcheur délicieuse, n’avaient rien qui me rappelât le site terrible de la roche Sanadoire ; les fantômes de titans qui m’avaient gâté le souvenir de ce bel endroit s’effacèrent de mon esprit.


On me laissa courir où je voulus, et je fis connaissance avec les bûcherons et les bergers, qui me chantèrent beaucoup de chansons. Le curé, qui voulait fêter son frère et qui l’attendait, s’était approvisionné de son mieux, mais lui et moi faisions seuls honneur au festin. Maître Jean avait un médiocre appétit, comme les gens qui boivent sec. Le curé lui servit à discrétion le vin du cru, noir comme de l’encre, âpre au goût, mais vierge de tout alliage malfaisant, et, selon lui, incapable de faire mal à l’estomac.


Le jour suivant, je pêchai des truites avec le sacristain dans un petit réservoir que formait la rencontre de deux torrents et je m’amusai énormément à écouter une mélodie naturelle que l’eau avait trouvée en se glissant dans une pierre creuse. Je la fis remarquer au sacristain, mais il ne l’entendit pas et crut que je rêvais.


Enfin, le troisième jour, on se disposa à la séparation. Maître Jean voulait partir de bonne heure, disant que la route était longue, et l’on se mit à déjeuner avec le projet de manger vite et de boire peu.


Mais le curé prolongeait le service, ne pouvant se résoudre à nous laisser partir sans être bien lestés.


— Qui vous presse tant ? disait-il. Pourvu que vous soyez sortis en plein jour de la montagne, à partir de la descente de la roche Sanadoire vous rentrez en pays plat et plus vous approchez de Clermont, meilleure est la route. Avec cela, la lune est au plein et il n’y a pas un nuage au ciel. Voyons, voyons, frère Jean, encore un verre de ce vin, de ce bon petit vin de Chante-orgue !

— Pourquoi Chante-orgue ? dit maître Jean.

— Eh ! ne vois-tu pas que Chanturgue vient de Chante-orgue ? C’est clair comme le jour et je n’ai pas été long à en découvrir l’étymologie.

— Il y a donc des orgues dans vos vignes ? demandai-je avec ma stupidité accoutumée.

— Certainement, répondit le bon curé. Il y en a plus d’un quart de lieue de long.

— Avec des tuyaux ?

— Avec des tuyaux tout droits comme à ton orgue de la cathédrale.

— Et qu’est-ce qui en joue ?

— Oh ! les vignerons avec leurs pioches.

— Qu’est-ce donc qui les a faites, ces orgues ?

— Les Titans ! dit maître Jean en reprenant son ton railleur et doctoral.

— En effet, c’est bien dit, reprit le curé, émerveillé du génie de son frère. On peut dire que c’est l’œuvre des titans.

J’ignorais que l’on donnât le nom de jeux d’orgues aux cristallisations du basalte quand elles offrent de la régularité. Je n’avais jamais ouï parler des célèbres orgues basaltiques d’Espaly en Velay, ni de plusieurs autres très connues aujourd’hui et dont personne ne s’étonne plus. Je pris au pied de la lettre l’explication de M. le curé et je me félicitai de n’être point descendu à la vigne, car toutes mes terreurs me reprenaient.

Le déjeuner se prolongea indéfiniment et devint un dîner, presque un souper. Maître Jean était enchanté de l’étymologie de Chanturgue et ne se lassait pas de répéter :

— Chante-orgue ! Joli vin, joli nom ! On l’a fait pour moi qui touche l’orgue, et agréablement, je m’en flatte ! Chante, petit vin, chante dans mon verre ! chante aussi dans ma tête ! Je te sens gros de fugues et de motets qui couleront de mes doigts comme tu coules de la bouteille ! À ta santé, frère ! Vivent les grandes orgues de Chanturgue ! vive mon petit orgue de la cathédrale, qui, tout de même, est aussi puissant sous ma main qu’il le serait sous celle d’un titan ! Bah ! je suis un titan aussi, moi ! Le génie grandit l’homme et chaque fois que j’entonne le Gloria in excelsis, j’escalade le ciel !


Le bon curé prenait sérieusement son frère pour un grand homme et il ne le grondait pas de ses accès de vanité délirante. Lui-même fêtait le vin de Chante-orgue avec l’attendrissement d’un frère qui reçoit les adieux prolongés de son frère bien-aimé ; si bien que le soleil commençait à baisser quand on m’ordonna d’habiller Bibi. Je ne répondrais pas que j’en fusse bien capable. L’hospitalité avait rempli bien souvent mon verre et la politesse m’avait fait un devoir de ne pas le laisser plein. Heureusement le sacristain m’aida, et, après de longs et tendres embrassements, les deux frères baignés de larmes se quittèrent au bas de la colline. Je montai en trébuchant sur l’échine de Bibi.

— Est-ce que, par hasard, monsieur serait ivre ? dit maître Jean en caressant mes oreilles de sa terrible cravache.


Mais il ne me frappa point. Il avait le bras singulièrement mou et les jambes très lourdes, car on eut beaucoup de peine à équilibrer ses étriers, dont l’un se trouvait alternativement plus long que l’autre.


Je ne sais point ce qui se passa jusqu’à la nuit. Je crois bien que je ronflais tout haut sans que le maître s’en aperçut. Bibi était si raisonnable que j’étais sans inquiétude. Là où il avait passé une fois, il s’en souvenait toujours.


Je m’éveillai en le sentant s’arrêter brusquement et il me sembla que mon ivresse était tout à fait dissipée, car je me rendis fort vite compte de la situation. Maître Jean n’avait pas dormi, ou bien il s’était malheureusement réveillé à temps pour contrarier l’instinct de sa monture. Il l’avait engagée dans un faux chemin. Le docile Bibi avait obéi sans résistance ; mais voilà qu’il sentait le terrain manquer devant lui et qu’il se rejetait en arrière pour ne pas se précipiter avec nous dans l’abîme.


Je fus vite sur mes pieds, et je vis au-dessus de nous, à droite, la roche Sanadoire toute bleue au reflet de la lune, avec son jeu d’orgues contourné et sa couronne dentelée. Sa sœur jumelle, la roche Tuilière, était à gauche, de l’autre côté du ravin, l’abîme entre deux ; et nous, au lieu de suivre le chemin d’en haut, nous avions pris le sentier à mi-côte.

— Descendez, descendez, criai-je au professeur de musique. Vous ne pouvez point passer là ! c’est un sentier pour les chèvres.

— Allons donc, poltron, répondit-il d’une voix forte, Bibi n’est point une chèvre ?

— Non, non, maître, c’est un cheval ; ne rêvez pas ! Il ne peut pas et il ne veut pas !


Et, d’un violent effort, je retirai Bibi du danger, mais non sans l’abattre un peu sur ses jarrets, ce qui força le maître à descendre plus vite qu’il n’eût voulu.


Ceci le mit dans une grande colère, bien qu’il n’eût aucun mal, et, sans tenir compte de l’endroit dangereux où nous nous trouvions, il chercha sa cravache pour m’administrer une de ces corrections qui n’étaient pas toujours anodines. J’avais tout mon sang-froid. Je ramassai la cravache avant lui, et, sans respect pour la pomme d’argent, je la jetai dans le ravin.


Heureusement pour moi, maître Jean ne s’en aperçut pas. Ses idées se succédèrent trop rapidement.

— Ah ! Bibi ne veut pas ! disait-il, et Bibi ne peut pas ! Bibi n’est pas une chèvre ! Eh bien, moi, je suis une gazelle !


Et, en parlant ainsi, il se prit à courir devant lui, se dirigeant vers le précipice.


Malgré l’aversion qu’il m’inspirait dans ses accès de colère, je fus épouvanté et m’élançai sur ses traces. Mais, au bout d’un instant, je me tranquillisai. Il n’y avait point là de gazelle. Rien ne ressemblait moins à ce gracieux quadrupède que le professeur à ailes de pigeon dont la queue, ficelée d’un ruban noir, sautait d’une épaule à l’autre avec une rapidité convulsive lorsqu’il était ému. Son habit à longues basques, ses culottes de nankin et ses bottes molles le faisaient plutôt ressembler à un oiseau de nuit.


Je le vis bientôt s’agiter au-dessus de moi ; il avait quitté le sentier à pic, il lui restait assez de raison pour ne pas songer à descendre ; il remontait en gesticulant vers la roche Sanadoire, et bien que le talus fût rapide, il n’était pas dangereux.


Je pris Bibi par la bride et l’aidai à virer de bord, ce qui n’était pas facile. Puis je remontai avec lui le sentier pour regagner la route ; je comptais y retrouver maître Jean, qui avait pris cette direction.


Je ne l’y trouvai pas, et, laissant le fidèle Bibi sur sa bonne foi, je redescendis à pied, en droite ligne, jusqu’à la roche Sanadoire. La lune éclairait vivement. J’y voyais comme en plein jour. Je ne fus donc pas longtemps sans découvrir maître Jean assis sur un débris, les jambes pendantes et reprenant haleine.

— Ah ! ah ! c’est toi, petit malheureux ! me dit-il. Qu’as-tu fait de mon pauvre cheval ?

— Il est là, maître, il vous attend, répondis-je.

— Quoi ! tu l’as sauvé ? Fort bien, mon garçon ! Mais comment as-tu fait pour te sauver toi-même ? Quelle effroyable chute, hein ?

— Mais, monsieur le professeur, nous n’avons pas fait de chute !

— Pas de chute ? L’idiot ne s’en est pas aperçu ! Ce que c’est que le vin !… Ô vin ! vin de Chanturgue, vin de Chante-orgue… beau petit vin musical ! j’en boirais bien encore un verre ! Apporte, petit ! Viens ça, doux sacristain ! Frère, à ta santé ! À la santé des titans ! À la santé du diable !

J’étais un bon croyant. Les paroles du maître me firent frémir.

— Ne dites pas cela, maître, m’écriai-je. Revenez à vous, voyez où vous êtes !

— Où je suis ? reprit-il en promenant autour de lui ses yeux agrandis, d’où jaillissaient les éclairs du délire ; où je suis ? où dis-tu que je suis ? Au fond du torrent ? Je ne vois pas le moindre poisson !

— Vous êtes au pied de cette grande roche Sanadoire qui surplombe de tous les côtés. Il pleut des pierres ici, voyez, la terre en est couverte. N’y restons pas, maître. C’est un vilain endroit.

— Roche Sanadoire ! reprit le maître en cherchant à soulever sur son front son chapeau qu’il avait sous le bras. Roche Sonatoire, oui, c’est là ton vrai nom, je te salue entre toutes les roches ! Tu es le plus beau jeu d’orgues de la création. Tes tuyaux contournés doivent rendre des sons étranges, et la main d’un titan peut seule te faire chanter ! Mais ne suis-je pas un titan, moi ? Oui, j’en suis un, et, si un autre géant me dispute le droit de faire ici de la musique, qu’il se montre !… Ah ! ah ! oui-da ! Ma cravache, petit ? où est ma cravache ?

— Quoi donc, maître ? lui répondis-je épouvanté, qu’en voulez-vous faire ? est-ce que vous voyez ?…

— Oui, je vois, je le vois, le brigand ! le monstre ! ne le vois-tu pas aussi ?

— Non, où donc ?

— Eh parbleu ! là-haut, assis sur la dernière pointe de la fameuse roche Sonatoire, comme tu dis !


Je ne disais rien et ne voyais rien qu’une grosse pierre jaunâtre rongée par une mousse desséchée. Mais l’hallucination est contagieuse et celle du professeur me gagna d’autant mieux que j’avais peur de voir ce qu’il voyait.

— Oui, oui, lui dis-je, au bout d’un instant d’angoisse inexprimable, je le vois, il ne bouge pas, il dort ! Allons-nous-en ! Attendez ! Non, non, ne bougeons pas et taisons-nous, je le vois à présent qui remue !

— Mais je veux qu’il me voie ! Je veux surtout qu’il m’entende ! s’écria le professeur en se levant avec enthousiasme. Il a beau être là, perché sur son orgue, je prétends lui enseigner la musique, à ce barbare ! — Oui, attends, brute ! Je vais te régaler d’un Introït de ma façon. — À moi petit ! où es-tu ? vite au soufflet ! Dépêche !

— Le soufflet ? Quel soufflet ? Je ne vois pas…

— Tu ne vois rien ! là, là, te dis-je !

Et il me montrait une grosse tige d’arbrisseau qui sortait de la roche un peu au-dessous des tuyaux, c’est-à-dire des prismes du basalte. On sait que ces colonnettes de pierre sont souvent fendues et comme craquelées de distance en distance, et qu’elles se détachent avec une grande facilité si elles reposent sur une base friable qui vienne à leur manquer.


Les flancs de la roche Sanadoire étaient revêtus de gazon et de plantes qu’il n’était pas prudent d’ébranler. Mais ce danger réel ne me préoccupait nullement, j’étais tout entier au péril imaginaire d’éveiller et d’irriter le titan. Je refusai net d’obéir. Le maître s’emporta, et, me prenant au collet avec une force vraiment surhumaine, il me plaça devant une pierre naturellement taillée en tablette qu’il lui plaisait d’appeler le clavier de l’orgue.

— Joue mon Introït, me cria-t-il aux oreilles, joue-le, tu le sais ! Moi, je vais souffler, puisque tu n’en as pas le courage !


Et il s’élança, gravit la base herbue de la roche et se hissa jusqu’à l’arbrisseau qu’il se mit à balancer de haut en bas comme si c’eût été le manche d’un soufflet, en me criant :

— Allons, commence, et ne nous trompons pas ! Allegro, mille tonnerres ! allegro risoluto !

— Et toi, orgue, chante ! chante, orgue ! chante urgue !…


Jusque-là, pensant, par moments, qu’il avait le vin gai et se moquait de moi, j’avais eu quelque espoir de l’emmener. Mais, le voyant souffler son orgue imaginaire avec une ardente conviction, je perdis tout à fait l’esprit, j’entrai dans son rêve que le vin de Chanturgue largement fêté rendait peut-être essentiellement musical. La peur fit place à je ne sais quelle imprudente curiosité comme on l’a dans les songes, j’étendis mes mains sur le prétendu clavier et je remuai les doigts.


Mais alors quelque chose de vraiment extraordinaire se passa en moi. Je vis mes mains grossir, grandir et prendre des proportions colossales. Cette transformation rapide ne se fit pas sans me causer une souffrance telle que je ne l’oublierai de ma vie. Et, à mesure que mes mains devenaient celles d’un titan, le chant de l’orgue que je croyais entendre acquérait une puissance effroyable. Maître Jean croyait l’entendre aussi, car il me criait :

— Ce n’est pas l’Introït ! Qu’est-ce que c’est ? Je ne sais pas ce que c’est, mais ce doit être de moi, c’est sublime !

— Ce n’est pas de vous, lui répondis-je, car nos voix devenues titanesques couvraient les tonnerres de l’instrument fantastique ; non, ce n’est pas de vous, c’est de moi.


Et je continuais à développer le motif étrange, sublime ou stupide, qui surgissait dans mon cerveau. Maître Jean soufflait toujours avec fureur et je jouais toujours avec transport ; l’orgue rugissait, le titan ne bougeait pas ; j’étais ivre d’orgueil et de joie, je me croyais à l’orgue de la cathédrale de Clermont, charmant une foule enthousiaste, lorsqu’un bruit sec et strident comme celui d’une vitre brisée m’arrêta net. Un fracas épouvantable et qui n’avait plus rien de musical, se produisit au-dessus de moi, il me sembla que la roche Sanadoire oscillait sur sa base. Le clavier reculait et le sol se dérobait sous mes pieds. Je tombai à la renverse et je roulai au milieu d’une pluie de pierres. Les basaltes s’écroulaient, maître Jean, lancé avec l’arbuste qu’il avait déraciné, disparaissait sous les débris : nous étions foudroyés.


Ne me demandez pas ce que je pensai et ce que je fis pendant les deux ou trois heures qui suivirent : j’étais fort blessé à la tête et mon sang m’aveuglait. Il me semblait avoir les jambes écrasées et les reins brisés. Pourtant, je n’avais rien de grave, puisque, après m’être traîné sur les mains et les genoux, je me trouvai insensiblement debout et marchant devant moi. Je n’avais qu’une idée dont j’aie gardé souvenir, chercher maître Jean ; mais je ne pouvais l’appeler, et, s’il m’eût répondu, je n’eusse pu l’entendre. J’étais sourd et muet dans ce moment-là.


Ce fut lui qui me retrouva et m’emmena. Je ne recouvrai mes esprits qu’auprès de ce petit lac Servières où nous nous étions arrêtés trois jours auparavant. J’étais étendu sur le sable du rivage. Maître Jean lavait mes blessures et les siennes, car il était fort maltraité aussi. Bibi broutait aussi philosophiquement que de coutume, sans s’éloigner de nous.


Le froid avait dissipé les dernières influences du fatal vin de Chanturgue.

— Eh bien, mon pauvre petit, me dit le professeur en étanchant mon front avec son mouchoir trempé dans l’eau glacé du lac, commences-tu à te ravoir ? peux-tu parler à présent ?

— Je me sens bien, répondis-je. Et vous, maître vous n’étiez donc pas mort ?

— Apparemment ; j’ai du mal aussi, mais ce ne sera rien. Nous l’avons échappé belle !


En essayant de rassembler mes souvenirs confus, je me mis à chanter.

— Que diable chantes-tu là ? dit maître Jean surpris. Tu as une singulière manière d’être malade, toi ! Tout à l’heure, tu ne pouvais ni parler ni entendre, et à présent monsieur siffle comme un merle ! Qu’est-ce que c’est que cette musique-là ?

— Je ne sais pas, maître.

— Si fait ; c’est une chose que tu sais, puisque tu la chantais quand la roche s’est ruée sur nous.

— Je chantais dans ce moment-là ? Mais non, je jouais l’orgue, le grand orgue du titan !

— Allons, bon ! te voilà fou, à présent ? As-tu pu prendre au sérieux la plaisanterie que je t’ai faite ?


La mémoire me revenait très nette.

— C’est vous qui ne vous souvenez pas, lui dis-je ; vous ne plaisantiez pas du tout. Vous souffliez l’orgue comme un beau diable !


Maître Jean avait été si réellement ivre, qu’il ne se rappelait et ne se rappela jamais rien de l’aventure. Il n’avait été dégrisé que par l’écroulement d’un pan de la roche Sanadoire, le danger que nous avions couru et les blessures que nous avions reçues. Il n’avais conscience que du motif, inconnu à lui, que j’avais chanté et de la manière étonnante dont ce motif avait été redit cinq fois par les échos merveilleux mais bien connus de la roche Sanadoire. Il voulut se persuader que c’était la vibration de ma voix qui avait provoqué l’écroulement ; à quoi je lui répondis que c’était la rage obstinée avec laquelle il avait secoué et déraciné l’arbuste qu’il avait pris pour un manche de soufflet. Il soutint que j’avais rêvé, mais il ne put jamais expliquer comment, au lieu de chevaucher tranquillement sur la route, nous étions descendus à mi-côte du ravin pour nous amuser à folâtrer autour de la roche Sanadoire.


Quand nous eûmes bandé nos plaies et bu assez d’eau pour bien enterrer le vin de Chanturgue, nous reprîmes notre route ; mais nous étions si las et si affaiblis, que nous dûmes nous arrêter à la petite auberge au bout du désert. Le lendemain, nous étions si courbatus, qu’il nous fallut garder le lit. Le soir, nous vîmes arriver le bon curé de Chanturgue fort effrayé ; on avait trouvé le chapeau de maître Jean et des traces de sang sur les débris fraîchement tombés de la roche Sanadoire. À ma grande satisfaction, le torrent avait emporté la cravache.

Le digne homme nous soigna fort bien. Il voulait nous ramener chez lui, mais l’organiste ne pouvait manquer à la grand’messe du dimanche et nous revînmes à Clermont le jour suivant.

Il avait la tête encore affaiblie ou troublée quand il se retrouva devant un orgue plus inoffensif que celui de la Sanadoire. La mémoire lui manqua deux ou trois fois et il dut improviser, ce qu’il faisait de son propre aveu très médiocrement, bien qu’il se piquât de composer des chefs-d’œuvre à tête reposée.

À l’élévation, il se sentit pris de faiblesse et me fit signe de m’asseoir à sa place. Je n’avais jamais joué que devant lui et je n’avais aucune idée de ce que je pourrais devenir en musique. Maître Jean n’avait jamais terminé une leçon sans décréter que j’étais un âne. Un moment je fus presque aussi ému que je l’avais été devant l’orgue du titan. Mais l’enfance a ses accès de confiance spontanée ; je pris courage, je jouai le motif qui avait frappé le maître au moment de la catastrophe et qui, depuis ce moment-là, n’était pas sorti de ma tête.


Ce fut un succès qui décida de toute ma vie, vous allez voir comment.


Après la messe, M. le grand vicaire, qui était un mélomane très érudit en musique sacrée, fit mander maître Jean dans la salle du chapitre.

— Vous avez du talent, lui dit-il, mais il ne faut point manquer de discernement. Je vous ai déjà blâmé d’improviser ou de composer des motifs qui ont du mérite, mais que vous placez hors de saison, tendres ou sautillants quand ils doivent être sévères, menaçants et comme irrités quand ils doivent être humbles et suppliants. Ainsi, aujourd’hui, à l’élévation, vous nous avez fait entendre un véritable chant de guerre. C’était fort beau, je dois l’avouer, mais c’était un sabbat et non un Adoremus.


J’étais derrière maître Jean pendant que le grand vicaire lui parlait, et le cœur me battait bien fort. L’organiste s’excusa naturellement en disant qu’il s’était trouvé indisposé, et qu’un enfant de chœur, son élève, avait tenu l’orgue à l’élévation.

— Est-ce vous, mon petit ami ? dit le vicaire en voyant ma figure émue.

— C’est lui, répondit maître Jean, c’est ce petit âne !

— Ce petit âne a fort bien joué, repris le grand vicaire en riant. Mais pourriez-vous me dire, mon enfant, quel est ce motif qui m’a frappé ? J’ai bien vu que c’était quelque chose de remarquable, mais je ne saurais dire où cela existe.

— Cela n’existe que dans ma tête, répondis-je avec assurance. Cela m’est venu dans la montagne.

— T’en est-il venu d’autres ?

— Non, c’est la première fois que quelque chose m’est venu.

— Pourtant…

— Ne faites pas attention, reprit l’organiste, il ne sait ce qui dit, c’est une réminiscence !

— C’est possible, mais de qui ?

— De moi probablement ; on jette tant d’idées au hasard quand on compose ! le premier venu ramasse les bribes !

— Vous auriez dû ne pas laisser perdre cette bribe-là, reprit le grand vicaire avec malice ; elle vaut une grosse pièce.


Il se retourna vers moi en ajoutant.

— Viens chez moi demain après ma messe basse, je veux t’examiner.


Je fus exact. Il avait eu le temps de faire ses recherches. Nulle part il n’avait trouvé mon motif. Il avait chez lui un beau piano et me fit improviser. D’abord je fus troublé et il ne vint que du gâchis ; puis, peu à peu, mes idées s’éclaircirent et le prélat fut si content de moi, qu’il manda maître Jean et me recommanda à lui comme son protégé tout spécial. C’était lui dire que mes leçons lui seraient bien payées. Le professeur me retira donc de la cuisine et de l’écurie, me traita avec plus de douceur et, en peu d’années, m’enseigna tout ce qu’il savait. Mon protecteur vit bien alors que je pouvais aller plus loin et que le petit âne était plus laborieux et mieux doué que son maître. Il m’envoya à Paris, où je fus, très jeune encore, en état de donner des leçons et de jouer dans les concerts. Mais ce n’est pas l’histoire de ma vie entière que je vous ai promise ; ce serait trop long, et vous savez maintenant ce que vous vouliez savoir comment une grande frayeur, à la suite d’un accès d’ivresse, développa en moi une faculté refoulée par la rudesse et le dédain du maître qui eût dû la développer. Je n’en bénis pas moins son souvenir. Sans sa vanité et son ivrognerie, qui exposèrent ma raison et ma vie à la roche Sanadoire, ce qui couvait en moi n’en fût peut-être jamais sorti. Cette folle aventure qui m’a fait éclore, m’a pourtant laissé une susceptibilité nerveuse qui est une souffrance. Parfois, en improvisant, j’imagine entendre l’écroulement du roc sur ma tête et sentir mes mains grossir comme celles du Moïse de Michel-Ange. Cela ne dure qu’un instant, mais cela ne s’est point guéri entièrement, et vous voyez que l’âge ne m’en a pas débarrassé.


Mais, dit le docteur au maestro quand il eut terminé son récit, à quoi attribuez-vous cette dilatation fictive de vos mains, cette souffrance qui vous saisit à la roche Sanadoire avant son trop réel écroulement ?

— Je ne peut l’attribuer, répondit le maestro, qu’à des orties ou à des ronces qui poussaient sur le prétendu clavier. Vous voyez, mes amis, que tout est symbolique dans mon histoire. La révélation de mon avenir fut complète : des illusions, du bruit… et des épines !

Ce que disent les fleurs


Quand j’étais enfant, ma chère Aurore, j’étais très tourmentée de ne pouvoir saisir ce que les fleurs se disaient entre elles. Mon professeur de botanique m’assurait qu’elles ne disaient rien ; soit qu’il fût sourd, soit qu’il ne voulût pas me dire la vérité, il jurait qu’elles ne disaient rien du tout.

Je savais bien le contraire. Je les entendais babiller confusément, surtout à la rosée du soir ; mais elles parlaient trop bas pour que je pusse distinguer leurs paroles ; et puis elles étaient méfiantes, et, quand je passais près des plates-bandes du jardin ou sur le sentier du pré, elles s’avertissaient par une espèce de psitt, qui courait de l’une à l’autre. C’était comme si l’on eût dit sur toute la ligne : « Attention, taisons-nous ! voilà l’enfant curieux qui nous écoute ».

Je m’y obstinai. Je m’exerçai à marcher si doucement, sans frôler le plus petit brin d’herbe, qu’elles ne m’entendirent plus et que je pus m’avancer tout près, tout près ; alors, en me baissant sous l’ombre des arbres pour qu’elles ne vissent pas la mienne, je saisis enfin des paroles articulées.

Il fallait beaucoup d’attention ; c’était de si petites voix, si douces, si fines, que la moindre brise les emportait et que le bourdonnement des sphinx et des noctuelles les couvrait absolument.

Je ne sais pas quelle langue elles parlaient. Ce n’était ni le français, ni le latin qu’on m’apprenait alors ; mais il se trouva que je comprenais fort bien. Il me sembla même que je comprenais mieux ce langage que tout ce que j’avais entendu jusqu’alors.

Un soir, je réussis à me coucher sur le sable et à ne plus rien perdre de ce qui se disait auprès de moi dans un coin bien abrité du parterre. Comme tout le monde parlait dans tout le jardin, il ne fallait pas s’amuser à vouloir surprendre plus d’un secret en une fois. Je me tins donc là bien tranquille, et voici ce que j’entendis dans les coquelicots :

— Mesdames et messieurs, il est temps d’en finir avec cette platitude. Toutes les plantes sont également nobles ; notre famille ne le cède à aucune autre, et, accepte qui voudra la royauté de la rose, je déclare que j’en ai assez et que je ne reconnais à personne le droit de se dire mieux né et plus titré que moi.

À quoi les marguerites répondirent toutes ensemble que l’orateur coquelicot avait raison. Une d’elles, qui était plus grande que les autres et fort belle, demanda la parole et dit :

— Je n’ai jamais compris les grands airs que prend la famille des roses. En quoi, je vous le demande, une rose est-elle plus jolie et mieux faite que moi ? La nature et l’art se sont entendus pour multiplier le nombre de nos pétales et l’éclat de nos couleurs. Nous sommes même beaucoup plus riches, car la plus belle rose n’a guère plus de deux cents pétales et nous en avons jusqu’à cinq cents. Quant aux couleurs, nous avons le violet et presque le bleu pur que la rose ne trouvera jamais.

— Moi, dit un grand pied d’alouette vivace, moi le prince Delphinium, j’ai l’azur des cieux dans ma corolle, et mes nombreux parents ont toutes les nuances du rose. La prétendue reine des fleurs a donc beaucoup à nous envier, et, quant à son parfum si vanté…

— Ne parlez pas de cela, reprit vivement le coquelicot. Les hâbleries du parfum me portent sur les nerfs. Qu’est-ce, je vous prie, que le parfum ? Une convention établie par les jardiniers et les papillons. Moi, je trouve que la rose sent mauvais et que c’est moi qui embaume.

— Nous ne sentons rien, dit la marguerite, et je crois que par là nous faisons preuve de tenue et de bon goût. Les odeurs sont des indiscrétions ou des vanteries. Une plante qui se respecte ne s’annonce point par des émanations. Sa beauté doit lui suffire.

— Je ne suis pas de votre avis, s’écria un gros pavot qui sentait très fort. Les odeurs annoncent l’esprit et la santé.

Les rires couvrirent la voix du gros pavot. Les œillets s’en tenaient les côtes et les résédas se pâmaient. Mais, au lieu de se fâcher, il se remit à critiquer la forme et la couleur de la rose qui ne pouvait répondre ; tous les rosiers venaient d’être taillés et les pousses remontantes n’avaient encore que de petits boutons bien serrés dans leurs langes verts. Une pensée fort richement vêtue critiqua amèrement les fleurs doubles, et, comme celles-ci étaient en majorité dans le parterre, on commença à se fâcher. Mais il y avait tant de jalousie contre la rose, qu’on se réconcilia pour la railler et la dénigrer. La pensée eut même du succès quand elle compara la rose à un gros chou pommé, donnant la préférence à celui-ci à cause de sa taille et de son utilité. Les sottises que j’entendais m’exaspérèrent et, tout à coup, parlant leur langue :

— Taisez-vous, m’écriai-je en donnant un coup de pied à ces sottes fleurs. Vous ne dites rien qui vaille. Moi qui m’imaginais entendre ici des merveilles de poésie, quelle déception vous me causez avec vos rivalités, vos vanités et votre basse envie !

Il se fit un profond silence et je sortis du parterre.

— Voyons donc, me disais-je, si les plantes rustiques ont plus de bon sens que ces péronnelles cultivées, qui en recevant de nous une beauté d’emprunt, semblent avoir pris nos préjugés et nos travers.

Je me glissai dans l’ombre de la haie touffue, me dirigeant vers la prairie ; je voulais savoir si les spirées qu’on appelle reine des prés avaient aussi de l’orgueil et de l’envie. Mais je m’arrêtai auprès d’un grand églantier dont toutes les fleurs parlaient ensemble.

— Tâchons de savoir, pensai-je, si la rose sauvage dénigre la rose à cent feuilles et méprise la rose pompon.

Il faut vous dire que, dans mon enfance, on n’avait pas créé toutes ces variétés de roses que les jardiniers savants ont réussi à produire depuis, par la greffe et les semis. La nature n’en était pas plus pauvre pour cela. Nos buissons étaient remplis de variétés nombreuses de roses à l’état rustique : la canina, ainsi nommée parce qu’on la croyait un remède contre la morsure des chiens enragés ; la rose canelle, la musquée, la rubiginosa ou rouillée, qui est une des plus jolies ; la rose pimprenelle, la tomentosa ou cotonneuse, la rose alpine, etc., etc. Puis, dans les jardins nous avions des espèces charmantes à peu près perdues aujourd’hui, une panachée rouge et blanc qui n’était pas très fournie en pétales, mais qui montrait sa couronne d’étamines d’un beau jaune vif et qui avait le parfum de la bergamotte. Elle était rustique au possible, ne craignant ni les étés secs ni les hivers rudes ; la rose pompon, grand et petit modèle, qui est devenue excessivement rare ; la petite rose de mai, la plus précoce et peut-être la plus parfumée de toutes, qu’on demanderait en vain aujourd’hui dans le commerce, la rose de Damas ou de Provins que nous savions utiliser et qu’on est obligé, à présent, de demander au midi de la France ; enfin, la rose à cent feuilles ou, pour mieux dire, à cent pétales, dont la patrie est inconnue et que l’on attribue généralement à la culture.

C’est cette rose centifolia qui était alors, pour moi comme pour tout le monde, l’idéal de la rose, et je n’étais pas persuadée, comme l’était mon précepteur, qu’elle fût un monstre dû à la science des jardiniers. Je lisais dans mes poètes que la rose était de toute antiquité le type de la beauté et du parfum. À coup sûr, ils ne connaissaient pas nos roses thé qui ne sentent plus la rose, et toutes ces variétés charmantes qui, de nos jours, ont diversifié à l’infini, mais en l’altérant essentiellement, le vrai type de la rose. On m’enseignait alors la botanique. Je n’y mordais qu’à ma façon. J’avais l’odorat fin et je voulais que le parfum fût un des caractères essentiels de la plante ; mon professeur, qui prenait du tabac, ne m’accordait pas ce critérium de classification. Il ne sentait plus que le tabac, et, quand il flairait une autre plante, il lui communiquait des propriétés sternutatoires tout à fait avilissantes. J’écoutai donc de toutes mes oreilles ce que disaient les églantiers au-dessus de ma tête, car, dès les premiers mots que je pus saisir, je vis qu’ils parlaient des origines de la rose.

— Reste ici, doux zéphyr, disaient-ils, nous sommes fleuris. Les belles roses du parterre dorment encore dans leurs boutons verts. Vois, nous sommes fraîches et riantes, et, si tu nous berces un peu, nous allons répandre des parfums aussi suaves que ceux de notre illustre reine.

J’entendis alors le zéphyr qui disait :

— Taisez-vous, vous n’êtes que des enfants du Nord. Je veux bien causer un instant avec vous, mais n’ayez pas l’orgueil de vous égaler à la reine des fleurs.

— Cher zéphyr, nous la respectons et nous l’adorons, répondirent les fleurs de l’églantier ; nous savons comme les autres fleurs du jardin en sont jalouses. Elles prétendent qu’elle n’est rien de plus que nous, qu’elle est fille de l’églantier et ne doit sa beauté qu’à la greffe et à la culture. Nous sommes des ignorantes et ne savons pas répondre. Dis-nous, toi qui es plus ancien que nous sur la terre, si tu connais la véritable origine de la rose.

— Je vous la dirai, car c’est ma propre histoire ; écoutez-la, et ne l’oubliez jamais.

Et le zéphyr raconta ceci :

— Au temps où les êtres et les choses de l’univers parlaient encore la langue des dieux, j’étais le fils aîné du roi des orages. Mes ailes noires touchaient les deux extrémités des plus vastes horizons, ma chevelure immense s’emmêlait aux nuages. Mon aspect était épouvantable et sublime, j’avais le pouvoir de rassembler les nuées du couchant et de les étendre comme un voile impénétrable entre la terre et le soleil.

» Longtemps je régnai avec mon père et mes frères sur la planète inféconde. Notre mission était de détruire et de bouleverser. Mes frères et moi, déchaînés sur tous les points de ce misérable petit monde, nous semblions ne devoir jamais permettre à la vie de paraître sur cette scorie informe que nous appelons aujourd’hui la terre des vivants. J’étais le plus robuste et le plus furieux de tous. Quand le roi mon père était las, il s’étendait sur le sommet des nuées et se reposait sur moi du soin de continuer l’œuvre de l’implacable destruction. Mais, au sein de cette terre, inerte encore, s’agitait un esprit, une divinité puissante, l’esprit de la vie, qui voulait être, et qui, brisant les montagnes, comblant les mers, entassant les poussières, se mit un jour à surgir de toutes parts. Nos efforts redoublèrent et ne servirent qu’à hâter l’éclosion d’une foule d’êtres qui nous échappaient par leur petitesse ou nous résistaient par leur faiblesse même ; d’humbles plantes flexibles, de minces coquillages flottants prenaient place sur la croûte encore tiède de l’écorce terrestre, dans les limons, dans les eaux, dans les détritus de tout genre. Nous roulions en vain les flots furieux sur ces créations ébauchées. La vie naissait et apparaissait sans cesse sous des formes nouvelles, comme si le génie patient et inventif de la création eût résolu d’adapter les organes et les besoins de tous les êtres au milieu tourmenté que nous leur faisions.

» Nous commencions à nous lasser de cette résistance passive en apparence, irréductible en réalité. Nous détruisons des races entières d’êtres vivants, d’autres apparaissaient organisés pour nous subir sans mourir. Nous étions épuisés de rage. Nous nous retirâmes sur le sommet des nuées pour délibérer et demander à notre père des forces nouvelles.

» Pendant qu’il nous donnait de nouveaux ordres, la terre un instant délivrée de nos fureurs se couvrit de plantes innombrables où des myriades d’animaux, ingénieusement conformés dans leurs différents types, cherchèrent leur abri et leur nourriture dans d’immenses forêts ou sur les flancs de puissantes montagnes, ainsi que dans les eaux épurées de lacs immenses.

» — Allez, nous dit mon père, le roi des orages, voici la terre qui s’est parée comme une fiancée pour épouser le soleil. Mettez-vous entre eux. Entassez les nuées énormes, mugissez, et que votre souffle renverse les forêts, aplanisse les monts et déchaîne les mers. Allez, et ne revenez pas, tant qu’il y aura encore un être vivant, une plante debout sur cette arène maudite où la vie prétend s’établir en dépit de nous.

» Nous nous dispersâmes comme une semence de mort sur les deux hémisphères, et moi, fendant comme un aigle le rideau des nuages, je m’abattis sur les antiques contrées de l’extrême Orient, là où de profondes dépressions du haut plateau asiatique s’abaissant vers la mer sous un ciel de feu, font éclore, au sein d’une humidité énergique, les plantes gigantesques et les animaux redoutables. J’étais reposé des fatigues subies, je me sentais doué d’une force incommensurable, j’étais fier d’apporter le désordre et la mort à tous ces faibles qui semblaient me braver. D’un coup d’aile, je rasais toute une contrée ; d’un souffle, j’abattais toute une forêt, et je sentais en moi une joie aveugle, enivrée, la joie d’être plus fort que toutes les forces de la nature.

» Tout à coup un parfum passa en moi comme par une aspiration inconnue à mes organes, et, surpris d’une sensation si nouvelle, je m’arrêtai pour m’en rendre compte. Je vis alors pour la première fois un être qui était apparu sur la terre en mon absence, un être frais, délicat, imperceptible, la rose !

» Je fondis sur elle pour l’écraser. Elle plia, se coucha sur l’herbe et me dit :

» — Prends pitié ! je suis si belle et si douce ! respire-moi, tu m’épargneras.

» Je la respirai et une ivresse soudaine abattit ma fureur. Je me couchai sur l’herbe et je m’endormis auprès d’elle.

» Quand je m’éveillai, la rose s’était relevée et se balançait mollement, bercée par mon haleine apaisée.

» — Sois mon ami, me dit-elle. Ne me quitte plus. Quand tes ailes terribles sont pliées, je t’aime et te trouve beau. Sans doute tu es le roi de la forêt. Ton souffle adouci est un chant délicieux. Reste avec moi, ou prends-moi avec toi, afin que j’aille voir de plus près le soleil et les nuages.

» Je mis la rose dans mon sein et je m’envolai avec elle. Mais bientôt il me sembla qu’elle se flétrissait ; alanguie, elle ne pouvait plus me parler ; son parfum, cependant, continuait à me charmer, et moi, craignant de l’anéantir, je volais doucement, je caressais la cime des arbres, j’évitais le moindre choc. Je remontai ainsi avec précaution jusqu’au palais de nuées sombres où m’attendait mon père.

» — Que veux-tu ? me dit-il, et pourquoi as-tu laissé debout cette forêt que je vois encore sur les rivages de l’Inde ? Retourne l’exterminer au plus vite.

» — Oui, répondis-je en lui montrant la rose, mais laisse-moi te confier ce trésor que je veux sauver.

» — Sauver ! s’écria-t-il en rugissant de colère ; tu veux sauver quelque chose ?

» Et, d’un souffle, il arracha de ma main la rose, qui disparut dans l’espace en semant ses pétales flétries.

» Je m’élançai pour ressaisir au moins un vestige ; mais le roi, irrité et implacable, me saisit à mon tour, me coucha, la poitrine sur mon genou, et, avec violence, m’arracha mes ailes, dont les plumes allèrent dans l’espace rejoindre les feuilles dispersées de la rose.

» — Misérable enfant, me dit-il, tu as connu la pitié, tu n’es plus mon fils. Va-t’en rejoindre sur la terre le funeste esprit de la vie qui me brave, nous verrons s’il fera de toi quelque chose, à présent que, grâce à moi, tu n’es plus rien.

« Et, me lançant dans les abîmes du vide, il m’oublia à jamais.

» Je roulai jusqu’à la clairière et me trouvai anéanti à côté de la rose, plus riante et plus embaumée que jamais.

» — Quel est ce prodige ? Je te croyais morte et je te pleurais. As-tu le don de renaître après la mort ?

» — Oui, répondit-elle, comme toutes les créatures que l’esprit de vie féconde. Vois ces boutons qui m’environnent. Ce soir, j’aurai perdu mon éclat et je travaillerai à mon renouvellement, tandis que mes sœurs te charmeront de leur beauté et te verseront les parfums de leur journée de fête. Reste avec nous ; n’es-tu pas notre compagnon et notre ami ?

» J’étais si humilié de ma déchéance, que j’arrosais de mes larmes cette terre à laquelle je me sentais à jamais rivé. L’esprit de la vie sentit mes pleurs et s’en émut. Il m’apparut sous la forme d’un ange radieux et me dit :

» — Tu as connu la pitié, tu as eu pitié de la rose, je veux avoir pitié de toi. Ton père est puissant, mais je le suis plus que lui, car il peut détruire et, moi, je peux créer.

» En parlant ainsi, l’être brillant me toucha et mon corps devint celui d’un bel enfant avec un visage semblable au coloris de la rose. Des ailes de papillon sortirent de mes épaules et je me mis à voltiger avec délices.

» — Reste avec les fleurs, sous le frais abri des forêts, me dit la fée. À présent, ces dômes de verdure te cacheront et te protégeront. Plus tard, quand j’aurai vaincu la rage des éléments, tu pourras parcourir la terre, où tu seras béni par les hommes et chanté par les poètes. — Quant à toi, rose charmante qui, la première as su désarmer la fureur par la beauté, sois le signe de la future réconciliation des forces aujourd’hui ennemies de la nature. Tu seras aussi l’enseignement des races futures, car ces races civilisées voudront faire servir toutes choses à leurs besoins. Mes dons les plus précieux, la grâce, la douceur et la beauté risqueront de leur sembler d’une moindre valeur que la richesse et la force. Apprends-leur, aimable rose, que la plus grande et la plus légitime puissance est celle qui charme et réconcilie. Je te donne ici un titre que les siècles futurs n’oseront pas t’ôter. Je te proclame reine des fleurs ; les royautés que j’institue sont divines et n’ont qu’un moyen d’action, le charme.

» Depuis ce jour, j’ai vécu en paix avec le ciel, chéri des hommes, des animaux et des plantes ; ma libre et divine origine me laisse le choix de résider où il me plaît mais je suis trop l’ami de la terre et le serviteur de la vie à laquelle mon souffle bienfaisant contribue, pour quitter cette terre chérie où mon premier et éternel amour me retient. Oui mes chères petites, je suis le fidèle amant de la rose et par conséquent votre frère et votre ami ».

— En ce cas, s’écrièrent toutes les petites roses de l’églantier, donne-nous le bal et réjouissons-nous en chantant les louanges de madame la reine, la rose à cent feuilles de l’Orient.

Le zéphyr agita ses jolies ailes et ce fut au-dessus de ma tête une danse effrénée, accompagnée de frôlements de branches et de claquement de feuilles en guise de timbales et de castagnettes : il arriva bien à quelques petites folles de déchirer leur robe de bal et de semer leurs pétales dans mes cheveux ; mais elles n’y firent pas attention et dansèrent de plus belle en chantant :

— Vive la belle rose dont la douceur a vaincu le fils des orages ! vive le bon zéphyr qui est resté l’ami des fleurs !

Quand je racontai à mon précepteur ce que j’avais entendu, il déclara que j’étais malade et qu’il fallait m’administrer un purgatif. Mais ma grand’mère m’en préserva en lui disant :

— Je vous plains si vous n’avez jamais entendu ce que disent les roses. Quant à moi, je regrette le temps où je l’entendais. C’est une faculté de l’enfance. Prenez garde de confondre les facultés avec les maladies !

Le Marteau rouge


J’ai trahi pour vous, mes enfants, le secret du vent et des roses. Je vais vous raconter maintenant l’histoire d’un caillou. Mais je vous tromperais si je vous disais que les cailloux parlent comme les fleurs. S’ils disent quelque chose, lorsqu’on les frappe, nous ne pouvons l’entendre que comme un bruit sans paroles. Tout dans la nature a une voix, mais nous ne pouvons attribuer la parole qu’aux êtres. Une fleur est un être pourvu d’organes et qui participe largement à la vie universelle. Les pierres ne vivent pas, elles ne sont que les ossements d’un grand corps, qui est la planète, et, ce grand corps, on peut le considérer comme un être ; mais les fragments de son ossature ne sont pas plus des êtres par eux-mêmes qu’une phalange de nos doigts ou une portion de notre crâne n’est un être humain.

C’était pourtant un beau caillou, et ne croyez pas que vous eussiez pu le mettre dans votre poche, car il mesurait peut-être un mètre sur toutes ses faces. Détaché d’une roche de cornaline, il était cornaline lui-même, non pas de la couleur de ces vulgaires silex sang de bœuf qui jonchent nos chemins, mais d’un rose chair veiné de parties ambrées, et transparent comme un cristal. Vitrification splendide, produite par l’action des feux plutoniens sur l’écorce siliceuse de la terre, il avait été séparé de sa roche par une dislocation, et il brillait au soleil, au milieu des herbes, tranquille et silencieux, depuis des siècles dont je ne sais le compte. La fée Hydrocharis vint enfin un jour à le remarquer. La fée Hydrocharis (beauté des eaux) était amoureuse des ruisseaux tranquilles, parce qu’elle y faisait pousser ses plantes favorites, que je ne vous nommerai pas, vu que vous les connaissez maintenant et que vous les chérissez aussi.

La fée avait du dépit, car, après une fonte de neiges assez considérable sur les sommets de montagnes, le ruisseau avait ensablé de ses eaux troublées et grondeuses les tapis de fleurs et de verdure que la fée avait caressés et bénis la veille. Elle s’assit sur le gros caillou et, contemplant le désastre, elle se fit ce raisonnement :

— La fée des glaciers, ma cruelle ennemie, me chassera de cette région, comme elle m’a chassée déjà des régions qui sont au-dessus et qui, maintenant, ne sont plus que des amas de ruines. Ces roches entraînées par les glaces, ces moraines stériles où la fleur ne s’épanouit plus, où l’oiseau ne chante plus, où le froid et la mort règnent stupidement, menacent de s’étendre sur mes riants herbages et sur mes bosquets embaumés. Je ne puis résister, le néant veut triompher ici de la vie, le destin aveugle et sourd est contre moi. Si connaissais, au moins, les projets de l’ennemis, j’essayerais de lutter. Mais ces secrets ne sont confiés qu’aux ondes fougueuses dont les mille voix confuses me sont inintelligibles. Dès qu’elles arrivent à mes lacs et à mes étangs, elles se taisent, et, sur mes pentes sinueuses, elles se laissent glisser sans bruit. Comment les décider à parler de ce qu’elles savent des hautes régions d’où elles descendent et où il m’est interdit de pénétrer ?

La fée se leva, réfléchit encore, regarda autour d’elle et accorda enfin son attention au caillou qu’elle avait jusque-là méprisé comme une chose inerte et stérile. Il lui vint alors une idée, qui était de placer ce caillou sur le passage incliné du ruisseau. Elle ne prit pas la peine de pousser le bloc, elle souffla dessus, et le bloc se mit en travers de l’eau courante, debout sur le sable où il s’enfonça par son propre poids, de manière à y demeurer solidement fixé. Alors, la fée regarda et écouta.

Le ruisseau, évidemment irrité de rencontrer cet obstacle, le frappa d’abord brutalement pour le chasser de son chemin ; puis il le contourna et se pressa sur ses flancs jusqu’à ce qu’il eût réussi à se creuser une rigole de chaque côté, et il se précipita dans ces rigoles en exhalant une sourde plainte.

— Tu ne dis encore rien qui vaille, pensa la fée, mais je vais t’emprisonner si bien que je te forcerai de me répondre.

Alors, elle donna une chiquenaude au bloc de cornaline qui se fendit en quatre. C’est si puissant un doigt de fée ! L’eau, rencontrant quatre murailles au lieu d’une, s’y laissa choir, et, bondissant de tous côtés en ruisselets entrecoupés, il se mit à babiller comme un fou, jetant ses paroles si vite, que c’était un bredouillage insensé, impossible.

La fée cassa encore une fois le bloc et des quatre morceaux en fit huit qui, divisant encore le cours de l’eau, la forcèrent à se calmer et à murmurer discrètement. Alors, elle saisit son langage, et, comme les ruisseaux sont de nature indiscrète et babillarde, elle apprit que la reine des glaciers avait résolu d’envahir son domaine et de la chasser encore plus loin.

Hydrocharis prit alors toutes ses plantes chéries dans sa robe tissue de rayons de soleil, et s’éloigna, oubliant au milieu de l’eau les pauvres débris du gros caillou, qui restèrent là jusqu’à ce que les eaux obstinées les eussent emportés ou broyés.

Rien n’est philosophe et résigné comme un caillou. Celui dont j’essaye de vous dire l’histoire n’était plus représenté un peu dignement que par un des huit morceaux, lequel était encore gros comme votre tête, et, à peu près aussi rond, vu que les eaux qui avaient émietté les autres, l’avaient roulé longtemps. Soit qu’il eût eu plus de chance, soit qu’on eût eu des égards pour lui, il était arrivé beau, luisant et bien poli jusqu’à la porte d’une hutte de roseaux où vivaient d’étranges personnages.

C’était des hommes sauvages, vêtus de peaux de bêtes, portant de longues barbes et de longs cheveux, faute de ciseaux pour les couper, ou parce qu’ils se trouvaient mieux ainsi, et peut-être n’avaient-ils pas tort. Mais, s’ils n’avaient pas encore inventé les ciseaux, ce dont je ne suis pas sûr, ces hommes primitifs n’en étaient pas moins d’habiles couteliers. Celui qui habitait la hutte était même un armurier recommandable.

Il ne savait pas utiliser le fer, mais les cailloux grossiers devenaient entre ses mains des outils de travail ingénieux ou des armes redoutables. C’est vous dire que ces gens appartenaient à la race de l’âge de pierre qui se confond dans la nuit des temps avec les premiers âges de l’occupation celtique. Un des enfants de l’armurier trouva sous ses pieds le beau caillou amené par le ruisseau, et, croyant que c’était un des nombreux éclats ou morceaux de rebut jetés çà et là autour de l’atelier de son père, il se mit à jouer avec et à le faire rouler. Mais le père, frappé de la vive couleur et de la transparence de cet échantillon, le lui ôta des mains et appela ses autres enfants et apprentis pour l’admirer. On ne connaissait dans le pays environnant aucune roche d’où ce fragment pût provenir. L’armurier recommanda à son monde de bien surveiller les cailloux que charriait le ruisseau ; mais ils eurent beau chercher et attendre, ils n’en trouvèrent pas d’autre et celui-ci resta dans l’atelier comme un objet des plus rares et des plus précieux.

À quelques jours de là, un homme bleu descendit de la colline et somma l’armurier de lui livrer sa commande. Cet homme bleu, qui était blanc en dessous, avait la figure et le corps peints avec le suc d’une plante qui fournissait aux chefs et aux guerriers ce que les Indiens d’aujourd’hui appellent encore leur peinture de guerre. Il était donc de la tête aux pieds d’un beau bleu d’azur et la famille de l’armurier le contemplait avec admiration et respect.

Il avait commandé une hache de silex, la plus lourde et la plus tranchante qui eût été jamais fabriquée depuis l’âge du renne, et cette arme formidable lui fut livrée, moyennant le prix de deux peaux d’ours, selon qu’il avait été convenu. L’homme bleu ayant payé, allait se retirer, lorsque l’armurier lui montra son caillou de cornaline en lui proposant de le façonner pour lui en hache ou en casse-tête. L’homme bleu, émerveillé de la beauté de la matière, demanda un casse-tête qui serait en même temps un couteau propre à dépecer les animaux après les avoir assommés.

On lui fabriqua donc avec ce caillou merveilleux un outil admirable auquel, à force de patience, on peut même donner le poli jusqu’alors inconnu à une industrie encore privée de meules ; et, pour porter au comble la satisfaction de l’homme bleu, un des fils de l’armurier, enfant très adroit et très artiste, dessina avec une pointe faite d’un éclat, la figure d’un daim sur un des côtés de la lame. Un autre, apprenti très habile au montage, enchâssa l’arme dans un manche de bois fendu par le milieu et assujetti aux extrémités par des cordes de fibres végétales très finement tressées et d’une solidité à toute épreuve.

L’homme bleu donna douze peaux de daim pour cette merveille et l’emporta, triomphant, dans sa mardelle immense, car il était un grand chef de clan, enrichi à la chasse et souvent victorieux à la guerre.

Vous savez ce qu’est une mardelle : vous avez vu ces grands trous béants au milieu de nos champs aujourd’hui cultivés, jadis couverts d’étangs et de forêts. Plusieurs ont de l’eau au fond tandis qu’à un niveau plus élevé, on a trouvé des cendres, des os, des débris de poteries et des pierres disposées en foyer.

On peut croire que les peuples primitifs aimaient à demeurer sur l’eau, témoins les cités lacustres trouvées en si grand nombre et dont vous avez entendu beaucoup parler.

Moi, j’imagine que, dans les pays de plaine comme les nôtres, où l’eau est rare, on creusait le plus profondément possible, et, autant que possible, aussi dans le voisinage d’une source. On détournait au besoin le cours d’un faible ruisseau et on l’emmagasinait dans ces profonds réservoirs, puis l’on bâtissait sur pilotis une spacieuse demeure, qui s’élevait comme un îlot dans un entonnoir et dont les toits inaperçus ne s’élevaient pas au-dessus du niveau du sol, toutes conditions de sécurité contre le parcours des bêtes sauvages ou l’invasion des hordes ennemies.

Quoi qu’il en soit, l’homme bleu résidait dans une grande mardelle (on dit aussi margelle), entourée de beaucoup d’autres plus petites et moins profondes, où plusieurs familles s’étaient établies pour obéir à ses ordres en bénéficiant de sa protection. L’homme bleu fit le tour de toutes ces citernes habitées, franchit, pour entrer chez ses clients, les arbres jetés en guise de ponts, se chauffa à tous les foyers, causa amicalement avec tout le monde, montrant sa merveilleuse hache rose, et laissant volontiers croire qu’il l’avait reçue en présent de quelque divinité. Si on le crut, ou si l’on feignit de le croire, je l’ignore ; mais la hache rose fut regardée comme un talisman d’une invincible puissance, et, lorsque l’ennemi se présenta pour envahir la tribu, tous se portèrent au combat avec un confiance exaltée. La confiance fait la bravoure et la bravoure fait la force. L’ennemi fut écrasé, la hache rose du grand chef devint pourpre dans le sang des vaincus. Une gloire nouvelle couronna les anciennes gloires de l’homme bleu, et, dans sa terreur, l’ennemi lui donna le nom de Marteau-Rouge, que sa tribu et ses descendants portèrent après lui.

Ce marteau lui porta bonheur car il fut vainqueur dans toutes ses guerres comme dans toutes ses chasses, et mourut, plein de jours, sans avoir été victime d’aucun des hasards de sa vie belliqueuse. On l’enterra sous une énorme butte de terre et de sable suivant la coutume du temps, et, malgré le désir effréné qu’avaient ses héritiers de posséder le marteau rouge, on enterra le marteau rouge avec lui. Ainsi le voulait la loi religieuse conservatrice du respect dû aux morts.

Voilà donc notre caillou rejeté dans le néant des ténèbres après une courte période de gloire et d’activité. La tribu du Marteau-Rouge eut lieu de regretter la sépulture donnée au talisman, car les tribus ennemies, longtemps épouvantées par la vaillance du grand chef, revinrent en nombre et dévastèrent les pays de chasse, enlevèrent les troupeaux et ravagèrent même les habitations.

Ces malheurs décidèrent un des descendants de Marteau-Rouge 1er à violer la sépulture de son aïeul, à pénétrer la nuit dans son caveau et à enlever secrètement le talisman, qu’il cacha avec soin dans sa mardelle. Comme il ne pouvait avouer à personne cette profanation, il ne pouvait se servir de cette arme excellente et ranimer le courage de son clan, en la faisant briller au soleil des batailles. N’étant plus secouée par un bras énergique et vaillant, — le nouveau possesseur était plus superstitieux que brave, — elle perdit sa vertu, et la tribu, vaincue, dispersée, dut aller chercher en d’autres lieux des établissements nouveaux. Ses mardelles conquises furent occupées par le vainqueur, et des siècles s’écoulèrent sans que le fameux marteau enterré entre deux pierres fût exhumé. On l’oublia si bien, que, le jour où une vieille femme, en poursuivant un rat dans sa cuisine, le retrouva intact, personne ne put lui dire à quoi ce couteau de pierre avait pu servir. L’usage de ces outils s’était perdu. On avait appris à fondre et à façonner le bronze, et, comme ces peuples n’avaient pas d’histoire, ils ne se souvenaient pas des services que le silex leur avait rendus.

Toutefois, la vieille femme trouva le marteau joli et l’essaya pour râper les racines qu’elle mettait dans sa soupe. Elle le trouva commode, bien que le temps et l’humidité l’eussent privé de son beau manche à cordelettes. Il était encore coupant. Elle en fit son couteau de prédilection. Mais, après elle, des enfants voulurent s’en servir et l’ébréchèrent outrageusement.

Quand vint l’âge du fer, cet ustensile méprisé fut oublié sur le bord de la margelle tarie et à demi comblée. On construisit de nouvelles habitations à fleur de terre avec des cultures autour. On connaissait la bêche et la cognée, on parlait, on agissait, on pensait autrement que par le passé. Le glorieux marteau-rouge redevint simple caillou et reprit son sommeil impassible dans l’herbe des prairies.

Bien des siècles se passèrent encore lorsqu’un paysan chasseur qui poursuivait un lièvre réfugié dans la mardelle, et qui, pour mieux courir, avait quitté ses sabots, se coupa l’orteil sur une des faces encore tranchantes du marteau rouge. Il le ramassa, pensant en faire des pierres pour son fusil, et l’apporta chez lui, où il l’oublia dans un coin. À l’époque des vendanges, il s’en servit pur caler sa cuve ; après quoi, il le jeta dans son jardin, où les choux, ces fiers occupants d’une terre longtemps abandonnée à elle-même, le couvrir de leur ombre et lui permirent de dormir encore à l’abri du caprice de l’homme.

Cent ans plus tard, un jardinier le rencontra sous sa bêche, et, comme le jardin du paysan s’était fondu dans un parc seigneurial, ce jardinier porta sa trouvaille au châtelain, en lui disant :

— Ma foi, monsieur le comte, je crois bien que j’ai trouvé dans mes planches d’asperges un de ces marteaux anciens dont vous êtes curieux.

M. le comte complimenta son jardinier sur son œil d’antiquaire et fit grand cas de sa découverte. Le marteau rouge était un des plus beaux spécimens de l’antique industrie de nos pères, et, malgré les outrages du temps, il portait la trace indélébile du travail de l’homme à un degré remarquable. Tous les amis de la maison et tous les antiquaires du pays l’admirèrent. Son âge devint un sujet de grande discussion. Il était en partie dégrossi et taillé au silex comme les spécimens des premiers âges, en partie façonné et poli comme ceux d’un temps moins barbare. Il appartenait évidemment à un temps de transition, peut-être avait-il été apporté par des émigrants ; à coup sûr, dirent les géologues, il n’a pas été fabriqué dans le pays, car il n’y a pas de trace de cornaline bien loin à la ronde.

Les géologues n’oublièrent qu’une chose, c’est que les eaux sont les conducteurs de minéraux de toute sorte, et les antiquaires ne songèrent pas à se demander si l’histoire des faits industriels n’étaient pas démentie à chaque instant par des tentatives personnelles dues au caprice ou au génie de quelque artisan mieux doué que les autres. La figure tracée sur la lame présentait encore quelques linéaments qui furent soigneusement examinés. On y voyait bien encore l’intention de représenter un animal. Mais était-ce un cheval, un cerf, un ours des cavernes ou un mammouth ?

Quand on eut bien examiné et interrogé le marteau rouge, on le plaça sur un coussinet de velours. C’était la plus curieuse pièce de la collection de M. le comte. Il eut la place d’honneur et la conserva pendant une dizaine d’années.

Mais M. le comte vint à mourir sans enfants, et Mme la comtesse trouva que le défunt avait dépensé pour ses collections beaucoup d’argent qu’il eût mieux employé à lui acheter des dentelles et à renouveler ses équipages. Elle fit vendre toutes ces antiquailles, pressée qu’elle était d’en débarrasser les chambres de son château. Elle ne conserva que quelques gemmes gravées et quelques médailles d’or qu’elle pouvait utiliser pour sa parure, et, comme le marteau rouge était tiré d’une cornaline particulièrement belle, elle le confia à un lapidaire chargé de le tailler en plaques destinées à un fermoir de ceinture.

Quand les fragments du marteau rouge furent taillés et montés, madame trouva la chose fort laide et la donna à sa petite nièce âgé de six ans qui en orna sa poupée. Mais ce bijou trop lourd et trop grand ne lui plut pas longtemps et elle imagina d’en faire de la soupe. Oui vraiment, mes enfants, de la soupe pour les poupées. Vous savez mieux que moi que la soupe aux poupées se compose de choses très variées : des fleurs, des graines, des coquilles, des haricots blancs et rouges, tout est bon quand cela est cuit à point dans un petit vase de fer-blanc sur un feu imaginaire. La petite nièce, manquant de carottes pour son pot-au-feu, remarqua la belle couleur de la cornaline, et, à l’aide d’un fer à repasser, elle la broya en mille petits morceaux qui donnèrent très bonne mine à la soupe que la poupée eût dû trouver succulente.

Si le marteau rouge eût été un être, c’est-à-dire s’il eût pu penser, quelles réflexions n’eût-il pas faites sur son étrange destinée ? Avoir été montagne, et puis bloc ; avoir servi sous cette forme à l’œuvre mystérieuse d’une fée, avoir forcé un ruisseau à révéler les secrets du génie des cimes glacées ; avoir été, plus tard, le palladium d’une tribu guerrière, la gloire d’un peuple, le sceptre d’un homme bleu ; être descendu à l’humble condition de couteau de cuisine jusqu’à ratisser, Dieu sait quels légumes, chez un peuple encore sauvage ; avoir retrouvé une sorte de gloire dans les mains d’un antiquaire, jusqu’à se pavaner sur un socle de velours aux yeux des amateurs émerveillés : et tout cela pour devenir carotte fictive dans les mains d’un enfant, sans pouvoir seulement éveiller l’appétit dédaigneux d’une poupée !

Le marteau rouge n’était pourtant pas absolument anéanti. Il en était resté un morceau gros comme une noix que le valet de chambre ramassa en balayant et qu’il vendit cinquante centimes au lapidaire. Avec ce dernier fragment, le lapidaire fit trois bagues qu’il vendit un franc chacune. C’est très joli, une bague de cornaline, mais c’est vite cassé et perdu. Une seule existe encore, elle a été donnée à une petite fille soigneuse qui la conserve précieusement sans se douter qu’elle possède la dernière parcelle du fameux marteau rouge, lequel n’était lui-même qu’une parcelle de la roche aux fées.

Tel est le sort des choses. Elles n’existent que par le prix que nous y attachons, elles n’ont point d’âme qui les fasse renaître, elles deviennent poussière ; mais, sous cette forme, tout ce qui possède la vie les utilise encore. La vie se sert de tout, et ce que le temps et l’homme détruisent renaît sous des formes nouvelles, grâce à cette fée qui ne laisse rien perdre, qui répare tout et qui recommence tout ce qui était défait. Cette reine des fées, vous la connaissez fort bien : c’est la nature.


La Fée poussière


Autrefois, il y a bien longtemps, mes chers enfants, j’étais jeune et j’entendais souvent les gens se plaindre d’une importune petite vieille qui entrait par les fenêtres quand on l’avait chassée par les portes. Elle était si fine et si menue, qu’on eût dit qu’elle flottait au lieu de marcher, et mes parents la comparaient à une petite fée. Les domestiques la détestaient et la renvoyaient à coups de plumeau, mais on ne l’avait pas plus tôt délogée d’une place qu’elle reparaissait à une autre.

Elle portait toujours une vilaine robe grise traînante et une sorte de voile pâle que le moindre vent faisait voltiger autour de sa tête ébouriffée en mèches jaunâtres.

À force d’être persécutée, elle me faisait pitié et je la laissais volontiers se reposer dans mon petit jardin, bien qu’elle abimât beaucoup mes fleurs. Je causais avec elle, mais sans en pouvoir tirer une parole qui eût le sens commun. Elle voulait toucher à tout, disant qu’elle ne faisait que du bien. On me reprochait de la tolérer, et, quand je l’avais laissée s’approcher de moi, on m’envoyait laver et changer, en me menaçant de me donner le nom qu’elle portait.

C’était un vilain nom que je redoutais beaucoup. Elle était si malpropre qu’on prétendait qu’elle couchait dans les balayures des maisons et des rues, et, à cause de cela, on la nommait la fée Poussière.

— Pourquoi donc êtes-vous si poudreuse ? lui dis-je un jour qu’elle voulait m’embrasser.

— Tu es une sotte de me craindre, répondit-elle alors d’un ton railleur : tu m’appartiens, et tu me ressembles plus que tu ne penses. Mais tu es une enfant esclave de l’ignorance, et je perdrais mon temps à te le démontrer.

— Voyons, repris-je, vous paraissez vouloir parler raison pour la première fois. Expliquez-moi vos paroles.

— Je ne puis te parler ici, répondit-elle. J’en ai trop long à te dire, et, sitôt que je m’installe quelque part chez vous, on me balaye avec mépris ; mais, si tu veux savoir qui je suis, appelle-moi par trois fois cette nuit, aussitôt que tu seras endormie.

Là-dessus, elle s’éloigna en poussant un grand éclat de rire, et il me sembla la voir se dissoudre et s’élever en grande traînée d’or, rougi par le soleil couchant.

Le même soir, j’étais dans mon lit et je pensais à elle en commençant à sommeiller.

— J’ai rêvé tout cela, me disais-je, ou bien cette petite vieille est une vraie folle. Comment me serait-il possible de l’appeler en dormant ?

Je m’endormis, et tout aussitôt je rêvai que je l’appelais. Je ne suis même pas sûre de n’avoir pas crié tout haut par trois fois : « Fée Poussière ! fée Poussière ! fée Poussière ! »

À l’instant même, je fus transportée dans un immense jardin au milieu duquel s’élevait un palais enchanté, et sur le seuil de cette merveilleuse demeure, une dame resplendissante de jeunesse et de beauté m’attendait dans de magnifiques habits de fête.

Je courus à elle et elle m’embrassa en me disant :

— Eh bien, reconnais-tu, à présent, la fée Poussière ?

— Non, pas du tout, madame, répondis-je, et je pense que vous vous moquez de moi.

— Je ne me moque point, reprit-elle ; mais, comme tu ne saurais comprendre mes paroles, je vais te faire assister à un spectacle qui te paraîtra étrange et que je rendrai aussi court que possible. Suis-moi.

Elle me conduisit dans le plus bel endroit de sa résidence. C’était un petit lac limpide qui ressemblait à un diamant vert enchâssé dans un anneau de fleurs, et où se jouaient des poissons de toutes les nuances de l’orange et de la cornaline, des carpes de Chine couleur d’ambre, des cygnes blancs et noirs, des sarcelles exotiques vêtues de pierreries, et, au fond de l’eau, des coquillages de nacre et de pourpre, des salamandres aux vives couleurs et aux panaches dentelés, enfin tout un monde de merveilles vivantes glissant et plongeant sur un lit de sable argenté, où poussaient des herbes fines, plus fleuries et plus jolies les unes que les autres. Autour de ce vaste bassin s’arrondissait sur plusieurs rangs une colonnade de porphyre à chapiteaux d’albâtre. L’entablement, fait des minéraux les plus précieux, disparaissait presque sous les clématites, les jasmins, les glycines, les bryones et les chèvrefeuilles où mille oiseaux faisaient leurs nids. Des buissons de roses de toutes nuances et de tous parfums se miraient dans l’eau, ainsi que le fût des colonnes et les belles statues de marbre de Paros placées sous les arcades. Au milieu du bassin jaillissait en mille fusées de diamants et de perles un jet d’eau qui retombait dans de colossales vasques de nacre.

Le fond de l’amphithéâtre d’architecture s’ouvrait sur de riants parterres qu’ombrageaient des arbres géants couronnés de fleurs et de fruits, et dont les tiges enlacées de pampres formaient, au-delà de la colonnade de porphyre, une colonnade de verdure et de fleurs.

La fée me fit assoir avec elle au seuil d’une grotte d’où s’élançait une cascade mélodieuse et que tapissaient les beaux rubans des scolopendres et le velours des mousses fraîches diamantées de gouttes d’eau.

— Tout ce que tu vois là, me dit-elle, est mon ouvrage. Tout cela est fait de poussière ; c’est en secouant ma robe dans les nuages que j’ai fourni tous les matériaux de ce paradis. Mon ami le feu les avait lancés dans les airs, les a repris pour les recuire, les cristalliser ou les agglomérer après que mon serviteur le vent les a eu promenés dans l’humidité et dans l’électricité des nues, et rabattus sur la terre ; ce grand plateau solidifié s’est revêtu alors de ma substance féconde et la pluie en a fait des sables et des engrais, après en avoir fait des granits, des porphyres, des marbres, des métaux et des roches de toute sorte.

J’écoutais sans comprendre et je pensais que la fée continuait à me mystifier. Qu’elle eût pu faire de la terre avec de la poussière, passe encore ; mais qu’elle eût fait avec cela du marbre, des granits et d’autres minéraux, qu’en se secouant elle aurait fait tomber du ciel, je n’en croyais rien. Je n’osais pas lui donner un démenti, mais je me retournai involontairement vers elle pour voir si elle disait sérieusement une pareille absurdité.

Quelle fut ma surprise de ne plus la trouver derrière moi ! mais j’entendis sa voix qui partait de dessous terre et qui m’appelait. En même temps, je m’enfonçai sous terre aussi, sans pouvoir m’en défendre, et je me trouvai dans un lieu terrible où tout était feu et flamme. On m’avait parlé de l’enfer, je crus que c’était cela. Des lueurs rouges, bleues, vertes, blanches, violettes, tantôt livides, tantôt éblouissantes, remplaçaient le jour, et, si le soleil pénétrait en cet endroit, les vapeurs qui s’exhalaient de la fournaise le rendaient tout à fait invisible.

Des bruits formidables, des sifflements aigus, des explosions, des éclats de tonnerre remplissaient cette caverne de nuages noirs où je me sentais enfermée.

Au milieu de tout cela, j’apercevais la petite fée Poussière qui avait repris sa face terreuse et son sordide vêtement incolore. Elle allait et venait, travaillant, poussant, tassant, brassant, versant je ne sais quels acides, se livrant en un mot à des opérations incompréhensibles.

— N’aie pas peur, me cria-t-elle d’une voix qui dominait les bruits assourdissants de ce Tartare. Tu es ici dans mon laboratoire. Ne connais-tu pas la chimie ?

— Je n’en sais pas un mot, m’écriai-je, et ne désire pas l’apprendre en un pareil endroit.

— Tu as voulu savoir, il faut te résigner à regarder. Il est bien commode d’habiter la surface de la terre, de vivre avec les fleurs, les oiseaux et les animaux apprivoisés ; de se baigner dans les eaux tranquilles, de manger des fruits savoureux en marchant sur des tapis de gazon et de marguerites. Tu t’es imaginée que la vie humaine avait subsisté de tout temps ainsi, dans des conditions bénies. Il est temps de t’aviser du commencement des choses et de la puissance de la fée Poussière, ton aïeule, ta mère et ta nourrice.

En parlant ainsi, la petite vieille me fit rouler avec elle au plus profond de l’abîme à travers les flammes dévorantes, les explosions effroyables, les âcres fumées noires, les métaux en fusion, les laves au vomissement hideux de toutes les terreurs de l’éruption volcanique.

— Voici mes fourneaux, me dit-elle, c’est le sous-sol où s’élaborent mes provisions. Tu vois, il fait bon ici pour un esprit débarrassé de cette carapace qu’on appelle un corps. Tu as laissé le tien dans ton lit et ton esprit seul est avec moi. Donc, tu peux toucher et brasser la matière première. Tu ignores la chimie, tu ne sais pas encore de quoi cette matière est faite, ni par quelle opération mystérieuse ce qui apparaît ici sous l’aspect de corps solides provient d’un corps gazeux qui a lui dans l’espace comme une nébuleuse et qui plus tard a brillé comme un soleil. Tu es une enfant, je ne peux pas t’initier aux grands secrets de la création et il se passera encore du temps avant que tes professeurs les sachent eux-mêmes. Mais je peux te faire voir les produits de mon art culinaire. Tout est ici un peu confus pour toi. Remontons d’un étage. Prends l’échelle et suis-moi.

Une échelle, dont je ne pouvais apercevoir ni la base ni le faîte, se présentait en effet devant nous. Je suivis la fée et me trouvai avec elle dans les ténèbres, mais je m’aperçus alors qu’elle était toute lumineuse et rayonnait comme un flambeau. Je vis donc des dépôts énormes d’une pâte rosée, des blocs d’un cristal blanchâtre et des lames immenses d’une matière vitreuse noire et brillante que la fée se mit à écraser sous ses doigts ; puis elle pila le cristal en petits morceaux et mêla le tout avec la pâte rose, qu’elle porta sur ce qu’il lui plaisait d’appeler un feu doux.

— Quel plat faites-vous donc là ? lui demandai-je.

— Un plat très nécessaire à ta pauvre petite existence, répondit-elle ; je fais du granit, c’est-à-dire qu’avec la poussière je fais la plus dure et la plus résistante des pierres. Il faut bien cela, pour enfermer le Cocyte et le Phlégéthon. Je fais aussi des mélanges variés des mêmes éléments. Voici ce qu’on t’a montré sous des noms barbares, les gneiss, les quartzites, les talcschistes, les micaschistes, etc. De tout cela, qui provient de mes poussières, je ferai plus tard d’autres poussières avec des éléments nouveaux, et ce seront alors des ardoises, des sables et des grès. Je suis habile et patiente, je pulvérise sans cesse pour réagglomérer. La base de tout gâteau n’est-elle pas la farine ? Quant à présent, j’emprisonne mes fourneaux en leur ménageant toutefois quelques soupiraux nécessaires pour qu’ils ne fassent pas tout éclater. Nous irons voir plus haut ce qui se passe. Si tu es fatiguée, tu peux faire un somme, car il me faut un peu de temps pour cet ouvrage.

Je perdis la notion du temps, et, quand la fée m’éveilla.

— Tu as dormi, me dit-elle, un joli nombre de siècles !

— Combien donc, madame la fée ?

— Tu demanderas cela à tes professeurs, répondit-elle en ricanant ; reprenons l’échelle.

Elle me fit monter plusieurs étages de divers dépôts, où je la vis manipuler des rouilles de métaux dont elle fit du calcaire, des marnes, des argiles, des ardoises, des jaspes ; et, comme je l’interrogeais sur l’origine des métaux :

— Tu en veux savoir beaucoup, me dit-elle. Vos chercheurs peuvent expliquer beaucoup de phénomènes par l’eau et par le feu. Mais peuvent-ils savoir ce qui s’est passé entre terre et ciel quand toutes mes pouzzolanes, lancées par le vent de l’abîme, ont formé des nuées solides, que les nuages d’eau ont roulés dans leurs tourbillons d’orage, que la foudre a pénétrées de ses aimants mystérieux et que les vents supérieurs ont rabattues sur la surface terrestre en pluies torrentielles ? C’est là l’origine des premiers dépôts. Tu vas assister à leurs merveilleuses transformations.

Nous montâmes plus haut et nous vîmes des craies, des marbres et des bancs de pierre calcaire, de quoi bâtir une ville aussi grande que le globe entier. Et, comme j’étais émerveillée de ce qu’elle pouvait produire par le sassement, l’agglomération, le métamorphisme et la cuisson, elle me dit :

— Tout ceci n’est rien, et tu vas voir bien autre chose ! tu vas voir la vie déjà éclose au milieu de ces pierres.

Elle s’approcha d’un bassin grand comme une mer, et, y plongeant le bras, elle en retira d’abord des plantes étranges, puis des animaux plus étranges encore, qui était encore à moitié plantes ; puis des êtres libres, indépendants les uns des autres, des coquillages vivants, puis enfin des poissons, qu’elle fit sauter en disant :

— Voilà ce que dame Poussière sait produire quand elle se dépose au fond des eaux. Mais il y a mieux ; retourne-toi et regarde le rivage.

Je me retournai : le calcaire et tous ses composés, mêlés à la silice et à l’argile, avaient formé à leur surface une fine poussière brune et grasse où poussaient des plantes chevelues fort singulières.

— Voici la terre végétale, dit la fée, attends un peu, tu verras pousser des arbres.

En effet, je vis une végétation arborescente s’élever rapidement et se peupler de reptiles et d’insectes, tandis que sur les rivages s’agitaient des êtres inconnus qui me causèrent une véritable terreur.

— Ces animaux ne t’effrayeront pas sur la terre de l’avenir, dit la fée. Ils sont destinés à l’engraisser de leurs dépouilles. Il n’y a pas encore ici d’hommes pour les craindre.

— Attendez ! m’écriai-je, voici un luxe de monstres qui me scandalise ! Voici votre terre qui appartient à ces dévorants qui vivent les uns des autres. Il vous fallait tous ces massacres et toutes ces stupidités pour nous faire un fumier ? Je comprends qu’ils ne soient pas bons à autre chose, mais je ne comprends pas une création si exubérante de formes animées, pour ne rien faire et ne rien laisser qui vaille.

— L’engrais est quelque chose, si ce n’est pas tout, répondit la fée. Les conditions que celui-ci va créer seront propices à des êtres différents qui succéderont à ceux-ci.

— Et qui disparaîtront à leur tour, je sais cela. Je sais que la création se perfectionnera jusqu’à l’homme, du moins on me l’a dit et je le crois. Mais je ne m’étais pas encore représenté cette prodigalité de vie et de destruction qui m’effraye et me répugne. Ces formes hideuses, ces amphibies gigantesques, ces crocodiles monstrueux, et toutes ces bêtes rampantes ou nageantes qui ne semblent vivre que pour se servir de leurs dents et dévorer les autres…

Mon indignation divertit beaucoup la fée Poussière.

— La matière est la matière, répondit-elle, elle est toujours logique dans ses opérations. L’esprit humain ne l’est pas et tu en es la preuve, toi qui te nourris de charmants oiseaux et d’une foule de créatures plus belles et plus intelligentes que celles-ci. Est-ce à moi de t’apprendre qu’il n’y a point de production possible sans destruction permanente, et veux-tu renverser l’ordre de la nature ?

— Oui, je le voudrais, je voudrais que tout fût bien, dès le premier jour. Si la nature est une grande fée, elle pouvait bien se passer de tous ces essais abominables, et faire un monde où nous serions des anges, vivant par l’esprit, au sein d’une création immuable et toujours belle.

— La grande fée Nature a de plus hautes visées, répondit dame Poussière. Elle ne prétend pas s’arrêter aux choses que tu connais. Elle travaille et invente toujours. Pour elle, qui ne connaît pas la suspension de la vie, le repos serait la mort. Si les choses ne changeaient pas, l’œuvre du roi des génies serait terminée et ce roi, qui est l’activité incessante et suprême, finirait avec son œuvre. Le monde où tu vis et où tu vas retourner tout à l’heure quand ta vision du passé se dissipera, — ce monde de l’homme que tu crois meilleur que celui des animaux anciens, ce monde dont tu n’es pourtant pas satisfait, puisque tu voudrais y vivre éternellement à l’état de pur esprit, cette pauvre planète encore enfant, est destinée à se transformer indéfiniment. L’avenir fera de vous tous et de vous toutes, faibles créatures humaines, des fées et des génies qui posséderont la science, la raison et la bonté ; vois ce que je te fais voir, et sache que ces premières ébauches de la vie résumée dans l’instinct sont plus près de toi que tu ne l’es de ce que sera, un jour, le règne de l’esprit sur la terre que tu habites. Les occupants de ce monde futur seront alors en droit de te mépriser aussi profondément que tu méprises aujourd’hui le monde des grands sauriens.

— À la bonne heure, répondis-je, si tout ce que je vois du passé doit me faire aimer l’avenir, continuons à voir du nouveau.

— Et surtout, reprit la fée, ne le méprisons pas trop, ce passé, afin de ne pas commettre l’ingratitude de mépriser le présent. Quand le grand esprit de la vie se sert des matériaux que je lui fournis, il fait des merveilles dès le premier jour. Regarde les yeux de ce prétendu monstre que vos savants ont nommé l’ichthyosaure.

— Ils sont plus gros que ma tête et me font peur.

— Ils sont très supérieurs aux tiens. Ils sont à la fois myopes et presbytes à volonté. Ils voient la proie à des distances considérables comme avec un télescope, et, quand elle est tout près, par un simple changement de fonction, ils la voient parfaitement à sa véritable distance sans avoir besoin de lunettes. À ce moment de la création, la nature n’a qu’un but : faire un animal pensant. Elle lui donne des organes merveilleusement appropriés à ses besoins. C’est un joli commencement : n’en es-tu pas frappée ? — Il en sera ainsi, et de mieux en mieux, de tous les êtres qui vont succéder à ceux-ci. Ceux qui te paraîtront pauvres, laids ou chétifs seront encore des prodiges d’adaptation au milieu où ils devront se manifester.

— Et comme ceux-ci, ils ne songeront pourtant qu’à se nourrir ?

— À quoi veux-tu qu’ils songent ? La terre n’éprouve pas le besoin d’être admirée. Le ciel subsistera aujourd’hui et toujours sans que les aspirations et les prières des créatures ajoutent rien à son éclat et à la majesté de ses lois. La fée de ta petite planète connaît la grande cause, n’en doute pas ; mais, si elle est chargée de faire un être qui pressente ou devine cette cause, elle est soumise à la loi du temps, cette chose dont vous ne pouvez pas vous rendre compte, parce que vous vivez trop peu pour en apprécier les opérations. Vous les croyez lentes, et elles sont d’une rapidité foudroyante. Je vais affranchir ton esprit de son infirmité et faire passer devant toi les résultats de siècles innombrables. Regarde et n’ergote plus. Mets à profit ma complaisance pour toi.

Je sentis que la fée avait raison et je regardai, de tous mes yeux, la succession des aspects de la terre. Je vis naître et mourir des végétaux et des animaux de plus en plus ingénieux par l’instinct et de plus en plus agréables ou imposants par la forme. À mesure que le sol s’embellissait de productions plus ressemblantes à celles de nos jours, les habitants de ce grand jardin que de grands accidents transformaient sans cesse, me parurent moins avides pour eux-mêmes et plus soucieux de leur progéniture. Je les vis construire des demeures à l’usage de leur famille et montrer de l’attachement pour leur localité. Si bien que, de moment en moment, je voyais s’évanouir un monde et surgir un monde nouveau, comme les actes d’une féerie.

— Repose-toi, me dit la fée, car tu viens de parcourir beaucoup de milliers de siècles, sans t’en douter, et monsieur l’homme va naître à son tour quand le règne de monsieur le singe sera accompli.

Je me rendormis, écrasée de fatigue, et, quand je m’éveillai, je me trouvai au milieu d’un grand bal dans le palais de la fée, redevenue jeune, belle et parée.

— Tu vois toutes ces belles choses et tout ce beau monde, me dit-elle. Eh bien, mon enfant, poussière que tout cela ! Ces parois de porphyre et de marbre, c’est de la poussière de molécules pétrie et cuite à point. Ces murailles de pierres taillées, c’est de la poussière de chaux ou de granit amenée à bien par les mêmes procédés. Ces lustres et ces cristaux, c’est du sable fin cuit par la main des hommes en imitation du travail de la nature. Ces porcelaines et ces faïences, c’est de la poudre de feldspath, le kaolin dont les Chinois nous ont fait trouver l’emploi. Ces diamants qui parent les danseuses, c’est de la poudre de charbon qui s’est cristallisée. Ces perles, c’est le phosphate de chaux que l’huître suinte dans sa coquille. L’or et tous les métaux n’ont pas d’autre origine que l’assemblage bien tassé, bien manipulé, bien fondu, bien chauffé et bien refroidi, de molécules infinitésimales. Ces beaux végétaux, ces roses couleur de chair, ces lis tachetés, ces gardénias qui embaument l’atmosphère, sont nés de la poussière que je leur ai préparée, et ces gens qui dansent et sourient au son des instruments, ces vivants par excellence qu’on appelle des personnes, eux aussi, ne t’en déplaise, sont nés de moi et retourneront à moi.

Comme elle disait cela, la fête et le palais disparurent. Je me trouvai avec la fée dans un champ où il poussait du blé. Elle se baissa et ramassa une pierre où il y avait un coquillage incrusté.

— Voilà, me dit-elle, à l’état fossile, un être que je t’ai montré vivant aux premiers âges de la vie. Qu’est-ce que c’est, à présent ? Du phosphate de chaux. On le réduit en poussière et on en fait de l’engrais pour les terres trop siliceuses. Tu vois, l’homme commence à s’aviser d’une chose, c’est que le seul maître à étudier, c’est la nature.

Elle écrasa sous ses doigts le fossile et en sema la poudre sur le sol cultivé, en disant :

— Ceci rentre dans ma cuisine. Je sème la destruction pour faire pousser le germe. Il en est ainsi de toutes les poussières, qu’elles aient été plantes, animaux ou personnes. Elles sont la mort après avoir été la vie, et cela n’a rien de triste, puisqu’elles recommencent toujours, grâce à moi, à être la vie après avoir été la mort. Adieu. Je veux que tu gardes un souvenir de moi. Tu admires beaucoup ma robe de bal. En voici un petit morceau que tu examineras à loisir.

Tout disparut, et, quand j’ouvris les yeux, je me retrouvai dans mon lit. Le soleil était levé et m’envoyait un beau rayon. Je regardai le bout d’étoffe que la fée m’avait mis dans la main. Ce n’était qu’un petit tas de fine poussière, mais mon esprit était encore sous le charme du rêve et il communiqua à mes sens le pouvoir de distinguer les moindres atomes de cette poussière.

Je fus émerveillée ; il y avait de tout : de l’air, de l’eau, du soleil, de l’or, des diamants, de la cendre, du pollen de fleur, des coquillages, des perles, de la poussière d’ailes de papillon, du fil, de la cire, du fer, du bois, et beaucoup de cadavres microscopiques ; mais, au milieu de ce mélange de débris imperceptibles, je vis fermenter je ne sais quelle vie d’êtres insaisissables qui paraissaient chercher à se fixer quelque part pour éclore ou pour se transformer, et qui se fondirent en nuage d’or dans le rayon rose du soleil levant.


LE GNOME DES HUÎTRES


Un original de nos amis, grand amateur d’huîtres, eut la fantaisie, l’an dernier, d’aller déguster sur place les produits des bancs les plus renommés, afin de les comparer et d’être édifié une fois pour toutes sur leurs différents mérites. Il alla donc à Cancale, à Ostende, à Marennes, et autres localités recommandables. Il revint persuadé que Paris est le port de mer où l’on trouve les meilleurs produits maritimes.

Vous connaissez cet ami, mes chères petites, vous savez qu’il est fantaisiste, et que, quand il raconte, son imagination lui fait dépasser le vraisemblable. L’autre soir, il était en train de nous narrer son voyage, lorsque l’homme au sable a passé. Vous avez résisté le mieux possible ; mais enfin il vous a fallu dire bonsoir à la compagnie, et vous auriez perdu cette curieuse histoire, si je ne l’eusse transcrite fidèlement pour vous, le soir même. La voici telle que je l’ai entendue. C’est notre ami qui parle :



Vous savez aussi bien que moi, mes chers amis, qu’on peut habiter les bords de la mer et n’y manger de poissons, de crustacés et de coquillages que lorsqu’on en demande à Paris. C’est là que tout s’engouffre, et vous vous souvenez que, sur les rives de la Manche, nous n’en goûtions que quand les propriétaires des grands hôtels de bains en faisaient venir de la Halle. Bien que averti, je voulus, l’an dernier, expérimenter la chose par moi-même. Je restai vingt-quatre heures à Marennes avant d’obtenir une demi-douzaine d’huîtres médiocres que je payai fort cher. Ailleurs, je n’en obtins pas du tout. Dans certains villages, on m’offrit des colimaçons.

Enfin, je gagnai Cancale, où les huîtres étaient passables et le vin blanc de l’auberge excellent. Je me trouvai à table à côté d’un tout petit vieillard bossu, ratatiné et sordidement vêtu, qui me parut fort laid et avec qui pourtant je liai conversation, parce qu’il me sembla être le seul qui attachât de l’importance à la qualité des huîtres. Il les examinait sérieusement, les retournant de tous côtés.

— Est-ce que vous cherchez des perles ? lui demandai-je.

— Non, répondit-il ; je compare cette espèce, ou plutôt cette variété, à toutes celles que je connais déjà.

— Ah ! vraiment ? vous êtes amateur ?

— Oui, monsieur ; comme vous, sans doute ?

— Moi ? je voyage exclusivement pour les huîtres.

— Bravo ! nous pourrons nous entendre. Je me mets absolument à votre service.

— Parfait ! Avalons encore quelques-uns de ces mollusques et nous causerons. — Garçon ! apportez-nous encore quatre douzaines d’huîtres.

— Voilà, monsieur ! dit le garçon en posant sur la table quatre bouteilles de vin de Sauterne.

— Que voulez-vous que nous fassions de tout ce vin ? demanda d’un ton bourru le petit homme.

— Une bouteille par douzaine, est-ce trop ? dit le garçon en me regardant.

— On verra, répondis-je. Vos huîtres sont diablement salées. N’importe, pourvu qu’il y en ait à discrétion…

Le garçon sortit. Je vidai une bouteille avec le petit vieux, qui me parut ne pas se faire prier, du moment où il comprit que je payais. Le garçon rentra.

— Monsieur, dit-il, il n’y a plus d’huîtres très grasses. Mais monsieur n’a qu’à commander ce qu’il en veut pour demain !

— Allez au diable ! j’ai cru tomber ici sur une mine inépuisable…

— Il y en a, monsieur, il y en a en quantité, mais il faut les pêcher.

— Eh bien, j’irai les pêcher moi-même. Apportez le déjeuner.

Le déjeuner fut bon et nous y fîmes honneur. Les soles étaient excellentes, le vin était sans reproche. Mais le dépit de n’avoir point d’huîtres m’empêcha de savourer ce qu’on m’offrait. Je bus et mangeai sans discernement, causant toujours avec mon petit vieux, qui semblait compatir à ma peine et prendre intérêt à mon exploration manquée.

Si bien qu’à la fin du repas je ne saisissais plus très-clairement le sens de ses paroles ni la vue des objets environnants. Le gnome, car il avait réellement l’aspect d’un gnome, me paraissait un peu ému aussi, car il passa son bras sous le mien avec une familiarité touchante en m’appelant son cher ami, et en jurant qu’il allait me révéler tous les secrets de la nature concernant les huîtres.

Je le suivis sans savoir où j’allais. La vivacité de l’air achevait de m’éblouir, et je me trouvai avec lui dans une sorte de grotte, de cave ou de chambre sombre, où étaient entassés des monceaux de coquillages.

— Voici ma collection, me dit-il d’un air triomphant : je ne la montre pas au premier venu ; mais, puisque vous êtes un véritable amateur,… tenez, voici la première des huîtres ! ostrea matercula de l’étage permien.

— Voyons ! m’écriai-je en saisissant l’huître et en la portant à mes lèvres.

— Vous voulez la manger ? fit le gnome en m’arrêtant : y songez-vous ?

— Pardon ! j’ai cru que vous me l’offriez pour cela.

— Mais, monsieur, c’est un échantillon précieux. On ne le trouve qu’en Russie, dans les calcaires cuivreux.

— Cuivreux ? merci ! Vous avez bien faire de m’arrêter ! Mon déjeuner ne me gêne point et je ne recherche pas les oxydes de cuivre en guise de dessert. Passons. Ces ostrea, comme vous les appelez, ne me feront pas faire le voyage de Russie.

— Pourtant, monsieur, dit le gnome en reprenant son huître, elle est bien intéressante, cette représentante des premiers âges de la vie ! Au temps où elle apparut dans les mers, il n’existait ni hommes ni quadrupèdes sur la terre.

— Alors, que faisait-elle dans ce monde ?

— Elle essayait d’exister, monsieur, et elle existait ! Allez-vous dire du mal des premières huîtres, sous prétexte que vous n’étiez pas encore né pour les manger ?

Je vis que j’avais fâché le gnome et je le priai de passer à une série plus récente.

— Procédons avec ordre, reprit-il ; voici ostrea marcignyana, des arkoses et des grès du Keuper.

— Elle n’a pas bonne mine, elle est toute plissée et doit manquer de chair.

— Les animaux de son temps ne la dédaignaient pas, soyez-en sûr. Aimez-vous mieux ostrea arcuata, autrement la gryphée arquée du lias inférieur ?

— Je la trouve jolie, elle ressemble à une lampe antique, mais quel goût a-t-elle ?

— Je n’en sais rien, répondit le gnome en haussant les épaules. Je n’ai pas vécu de son temps. Il y a deux cent cinq espèces principales d’huîtres fossiles avec leurs variétés et sous-variétés, ce qui forme un joli total. Je puis vous montrer la variété d’ostrea arcuata. Tenez ! mangez-la si le cœur vous en dit !

— Oh ! oh ! à la bonne heure ! Celle-ci est belle, et, dans mes meilleurs jours d’appétits, je pense qu’une douzaine me suffirait.

— Aussi nous l’appelons gigantea. En voulez-vous de plus petites ? Voici une prétendue variété que je ne crois pas être autre chose que l’arcuata dans son âge tendre. En voulez-vous un plat ? On la trouve à foison dans le sinémurien.

— Merci ! il me faudrait un cure-dent pour les tirer de leur coquille et trente-six heures à table pour m’en rassasier.

— Eh bien, voici l’ostrea cymbium, du lias moyen.

— C’est trop gros, ce doit être coriace.

— Aimez-vous mieux marshii cristagalli, du bajocien ?

— Elle est jolie ; mais le moyen d’ouvrir toutes ces dentelures en crête de coq ? Vraiment, tout ce que vous me montrez ne vaut pas le diable !

— Monsieur n’est pas content de mes échantillons ? Voici pourtant la gregaria, dont la dentelure est merveilleuse, et que vous auriez pu trouver dans les falaises de marne du Calvados. Mais passons quelques espèces, puisque vous êtes pressé. Traversons l’oolithe. N’accorderez-vous pas pourtant un regard à ostrea virgula, du kimmeridge clay ?

— Pas de virgule ! m’écriai-je impatienté de ces noms barbares. Passez, passez !

— Eh bien, monsieur, nous voici dans les terrains crétacés. Voici ostrea couloni, des grès verts, une belle huître, celle-là, j’espère ! Voici aquila (du gault) encore plus grosse ; flabellata frons, carinata, avec sa longue carène. Mangeriez-vous bien la douzaine ? J’en passe, et des meilleures ; mais voici la merveille, c’est l’ostrea pes-leonis de la craie blanche. Celle-ci ne vous dit-elle rien ?

Il me tendait un mollusque énorme, tout dentelé, tout plissé, et revêtu d’un test d’aspect cristallin qui avait réellement bonne mine.

— Vous ne me ferez pas croire, lui dis-je, que ceci soit une huître !

— Pardon, c’est une véritable huître, monsieur !

— Huître vous-même ! m’écriai-je furieux.

J’avais reçu de sa petite patte maigre le mollusque nacré sans me douter de son poids. Il était tel, que, ne m’attendant à rien, je le laissai tomber sur mon pied, ce qui, ajouté à l’ennui que me causait la nomenclature pédantesque du gnome, me mit, je l’avoue, dans une véritable colère ; et, comme il riait méchamment, sans paraître offensé le moins du monde d’être traité d’huître, je voulus lui jeter quelque chose à la tête. Je ne suis pas cruel, même dans la colère, je l’aurais tué avec l’huître pied de lion ; je me contentai de lui lancer dans la figure une poignée de menue mitraille que je trouvai sous ma main et qui ne lui fit pas grand mal.

Mais alors il entra en fureur, et, reculant d’un pas, il saisit un gros marteau d’acier qu’il brandit d’une main convulsive.

— Vous n’êtes pas une huître, vous ! s’écria-t-il d’une voix glapissante comme la vague qui se brise sur les galets. Non ! vous n’êtes pas à la hauteur de ce doux mollusque, ostrea ædulis des temps modernes, qui ne fait de mal à personne et dont vous n’appréciez le mérite que lorsqu’il est victime de votre voracité. Vous êtes un Welche, un barbare ! vous touchez sans respect à mes fossiles, vous brisez indignement mes charmantes petites columbæ de la craie blanche, que j’ai recueillies avec tant de soin et d’amour ! Quoi ! je vous invite à voir la plus belle collection qui existe dans le pays, une collection à laquelle ont contribué tous les savants de l’Europe, et, non content de vouloir tout avaler comme un goinfre ignorant, vous détériorez mes précieux spécimens ! Je vais vous traiter comme vous le méritez et vous faire sentir ce que pèse le marteau d’un géologue !

Le danger que je courais dissipa à l’instant même les fumées du vin blanc, et, voyant que j’étais entouré de fossiles et non de comestibles, je saisis à temps le bras du gnome et lui arrachai son arme ; mais il s’élança sur moi et s’y attacha comme un poulpe. Cette étreinte d’un affreux bossu me causa une telle répugnance, que je me sentis pris de nausées et le menaçai de tout briser dans son musée d’huîtres s’il ne me lâchait.

Je ne sais trop alors ce qui se passa. Le gnome était d’une force surhumaine ; je me trouvai étendu par terre, et, alors, ne me connaissant plus, je ramassai la redoutable ostrea pes-leonis pour la lui lancer.

Il prit la fuite et fit bien. Je me relevai et me hâtai de sortir de l’espèce d’antre qu’il appelait son musée, et je me trouvai sur le bord de la mer, face à face avec le garçon de l’hôtel où j’avais déjeuné.

— Si monsieur désire des huîtres, me dit-il, nous en aurons à dîner. On m’en a promis douze douzaines.

— Au diable les huîtres ! m’écriai-je. Qu’on ne m’en parle plus jamais ! Oui, que le diable les emporte toutes, depuis la matercula des terres cuivreuses jusqu’à l’ædulis des temps modernes !

Le garçon me regarda d’un air stupéfait. Puis, d’un ton de sérénité philosophique :

— Je vois ce que c’est, dit-il. Le sauterne était un peu fort ; ce soir, on servira du chablis à monsieur.

Et, comme j’allais me fâcher, il ajouta gracieusement :

— Monsieur a été sobre, mais il a déjeuné en compagnie d’un fou, et c’est cela qui a porté à la tête de monsieur.

— En compagnie d’un fou ? Oui, certes, répondis-je ; comment appelez-vous ce gnome ?

— Monsieur l’appelle par son vrai nom, car c’est ainsi qu’on le désigne dans le pays. Le gnome, c’est-à-dire le poulpiquet des huîtres. Ce n’est pas un méchant homme, mais c’est un maniaque qui, en fait d’huîtres, ne se soucie que de l’écaille. On le tient pour sorcier : moi, je le crois bête ! Monsieur a eu à se plaindre de ses manières ?

Je ne voulus pas raconter à ce garçon d’hôtel ma ridicule aventure, et je m’éloignai, résolu à faire une bonne promenade sur le rivage, afin de regagner l’appétit nécessaire pour le dîner.

Mais je n’allai pas loin. Un invincible besoin de dormir s’empara de moi, et je dus m’étendre sur le sable en un coin abrité. Quand j’ouvris les yeux, la nuit était venue et la mer montait. Il n’était que temps d’aller dîner et je marchai avec peine sur les mille débris que rapporte sur la grève la marée qui lèche les rivages, vieux souliers, vieux chapeaux, varechs gluants, débris d’embarcation couverts d’anatifes gâtés et infects, chapelets de petites moules, cadavres de méduses sur lesquels le pied glisse à chaque pas. Je me hâtais, saisi d’un dégoût que la mer ne m’avait jamais inspiré, lorsque je vis errer autour de moi dans l’ombre une forme vague qui, d’après son exiguïté, ne pouvait être que celle du gnome. J’avais l’esprit frappé. Je ramassai un pieu apporté par les eaux, et me mis à sa poursuite. Je le vis ramper dans la vase et chercher à me saisir les jambes. Un coup vigoureusement appliqué sur l’échine lui fit jeter un cri si étrange, et il devint si petit, si petit, que le vis entrer dans une énorme coquille qui bâillait à mes pieds. Je voulus m’en emparer : horreur ! mes mains ne saisirent qu’une peau velue, tandis qu’une langue froide se promenait sur mon visage. J’allais lancer le monstre à la mer, lorsque je reconnus mon bon chien Tom, que j’avais enfermé dans ma chambre, à l’hôtel, et qui avait réussi à s’échapper pour venir à ma rencontre.

Je rentrai alors tout à fait en moi-même et je m’en allai dîner à l’hôtel, où l’on me servit d’excellentes huîtres à discrétion. J’avoue que je les mangeai sans appétit. J’avais la tête troublée, et m’imaginais voir le gnome s’échapper de chaque coquille et gambader sur la table en se moquant de moi.

Le lendemain, comme je m’apprêtais à déjeuner, je vis tout à coup le gnome en personne s’asseoir à mes côtés.

— Je vous demande pardon, me dit-il, de vous avoir ennuyé beaucoup hier avec mes fossiles. J’avais encore à vous en montrer quelques-uns des terrains crétacés, entre autres l’ostrea spinosa, qui est fort curieuse. L’étage de la craie blanche est fort riche en espèces différentes. Après cela, nous serions arrivés aux terrains tertiaires, où nous aurions trouvé la bellovacina et la longirostris, qui se rapprochent beaucoup des huîtres contemporaines l’ædulis et la perlière.

— Est-ce fini ? m’écriai-je, et puis-je espérer qu’aujourd’hui, du moins, vous me laisserez manger en paix l’ædulis cancalis, sans m’assassiner avec vos fossiles indigestes ?

— Vous avez tort, reprit-il, de mépriser l’étude géologique de l’huître. Elle caractérise admirablement les étages géologiques ; elle est, comme l’a dit un savant, la médaille commémorative des âges qui n’ont point d’histoire : elle marque, par ses transformations successives, le lent et continuel changement des milieux auxquels sa forme a su se plier. Les unes sont taillées pour la flottaison comme arcuata et carinata. D’autres ont vécu attachées aux roches, comme gregaria et deltoïdea. En général, l’huître, par sa tendance à l’agglomération, peut servir de modèle aux sociétés humaines.

— Exemple trop suivi, monsieur ! repris-je avec humeur. Je vous conseille, en vérité, de prêcher l’union des partis, à l’état de bancs d’huîtres !

— Ne parlons pas politique, monsieur, dit le gnome en souriant. La science ne s’égare pas sur ce terrain-là. C’est l’étage supérieur des terrains modernes, qu’on pourrait appeler le conservator-bank.

— Si l’on peut rire avec vous, à la bonne heure ! repris-je. Vous me paraissez mieux disposé qu’hier.

— Hier ! Aurais-je manqué à la politesse et à l’hospitalité ? J’en serais désolé ! Vous m’aviez fait boire beaucoup de sauterne et je suis habitué au cidre. Je me rappelle un peu confusément…

— Vous ne vous souvenez pas d’avoir voulu m’assassiner ?

— Moi ? Dieu m’en garde ! Comment un pauvre petit vieux contrefait comme je le suis, eût-il pu songer à se mesurer avec un gaillard de votre apparence ?

— Vous vous êtes pourtant jeté sur moi et vous m’avez même terrassé un instant !

— Terrassé, moi ! Ne serait-ce pas plutôt ?… il était fort, le sauterne ! Vous vouliez tout casser chez moi ! Mais, puisque nous ne nous souvenons pas bien ni l’un ni l’autre, achevons d’oublier nos discordes en déjeunant ensemble de bonne amitié. Je suis venu ici pour vous prier d’accepter le repas que vous m’avez forcé d’accepter hier.

Je vis alors que le gnome était un aimable homme, car il me fit servir un vrai festin où je m’observai sagement à l’endroit des vins et où il ne fut plus question d’huîtres que pour les déguster. Je repartais à midi, il m’accompagna jusqu’au chemin de fer en me laissant sa carte : il s’appelait tout bonnement M. Gaume.


LA FÉE AUX GROS YEUX


Elsie avait une gouvernante irlandaise fort singulière. C’était la meilleure personne qui fût au monde, mais quelques animaux lui étaient antipathiques à ce point qu’elle entrait dans de véritables fureurs contre eux. Si une chauve-souris pénétrait le soir dans l’appartement, elle faisait des cris ridicules et s’indignait contre les personnes qui ne couraient pas sus à la pauvre bête. Comme beaucoup de gens éprouvent de la répugnance pour les chauves-souris, on n’eût pas fait grande attention à la sienne, si elle ne se fût étendue à de charmants oiseaux, les fauvettes, les rouges-gorges, les hirondelles et autres insectivores, sans en excepter les rossignols, qu’elle traitait de cruelles bêtes. Elle s’appelait miss Barbara ***, mais on lui avait donné le surnom de fée aux gros yeux ; fée, parce qu’elle était très savante et très mystérieuse ; aux gros yeux, parce qu’elle avait d’énormes yeux clairs saillants et bombés, que la malicieuse Elsie comparait à des bouchons de carafe.

Elsie ne détestait pourtant pas sa gouvernante, qui était pour elle l’indulgence et la patience mêmes : seulement, elle s’amusait de ses bizarreries et surtout de sa prétention à voir mieux que les autres, bien qu’elle eût pu gagner le grand prix de myopie au concours de la conscription. Elle ne se doutait pas de la présence des objets, à moins qu’elle ne les touchât avec son nez, qui par malheur était des plus courts.

Un jour qu’elle avait donné du front dans une porte à demi ouverte, la mère d’Elsie lui avait dit :

— Vraiment, à quelque jour, vous vous ferez grand mal ! Je vous assure, ma chère Barbara, que vous devriez porter des lunettes.

Barbara lui avait répondu avec vivacité :

— Des lunettes, moi ? Jamais ! je craindrais de me gâter la vue !

Et, comme on essayait de lui faire comprendre que sa vue ne pouvait pas devenir plus mauvaise, elle avait répliqué, sur un ton de conviction triomphante, qu’elle ne changerait avec qui que ce soit les trésors de sa vision. Elle voyait les plus petits objets comme les autres avec les loupes les plus fortes ; ses yeux étaient deux lentilles de microscope qui lui révélaient à chaque instant des merveilles inappréciables aux autres. Le fait est qu’elle comptait les fils de la plus fine batiste et les mailles des tissus les plus déliés, là où Elsie, qui avait ce qu’on appelle de bons yeux, ne voyait absolument rien.

Longtemps on l’avait surnommée miss Frog (grenouille), et puis on l’appela miss Maybug (hanneton), parce qu’elle se cognait partout ; enfin, le nom de fée aux gros yeux prévalut, parce qu’elle était trop instruite et trop intelligente pour être comparée à une bête, et aussi parce que tout le monde, en voyant les découpures et les broderies merveilleuses qu’elle savait faire, disait :

— C’est une véritable fée !

Barbara ne semblait pas indifférente à ce compliment, et elle avait coutume de répondre :

— Qui sait ? Peut-être ! peut-être !

Un jour, Elsie lui demanda si elle disait sérieusement une pareille chose, et miss Barbara répéta d’un air malin :

— Peut-être, ma chère enfant, peut-être !

Il n’en fallut pas davantage pour exciter la curiosité d’Elsie ; elle ne croyait plus aux fées, car elle était déjà grandelette, elle avait bien douze ans. Mais elle regrettait fort de n’y plus croire, et il n’eût pas fallu la prier beaucoup pour qu’elle y crût encore.

Le fait est que miss Barbara avait d’étranges habitudes. Elle ne mangeait presque rien et ne dormait presque pas. On n’était même pas bien certain qu’elle dormît, car on n’avait jamais vu son lit défait. Elle disait qu’elle le refaisait elle-même chaque jour, de grand matin, en s’éveillant, parce qu’elle ne pouvait dormir que dans un lit dressé à sa guise. Le soir, aussitôt qu’Elsie quittait le salon en compagnie de sa bonne qui couchait auprès d’elle, miss Barbara se retirait avec empressement dans le pavillon qu’elle avait choisi et demandé pour logement, et on assurait qu’on y voyait de la lumière jusqu’au jour. On prétendait même que, la nuit, elle se promenait avec une petite lanterne en parlant tout haut avec des êtres invisibles.

La bonne d’Elsie en disait tant, qu’un beau soir, Elsie éprouva un irrésistible désir de savoir ce qui se passait chez sa gouvernante et de surprendre les mystères du pavillon.

Mais comment oser aller la nuit dans un pareil endroit ? Il fallait faire au moins deux cents pas à travers un massif de lilas que couvrait un grand cèdre, suivre sous ce double ombrage une allée étroite, sinueuse et toute noire !

— Jamais, pensa Elsie, je n’aurai ce courage-là.

Les sots propos des bonnes l’avaient rendue peureuse. Aussi ne s’y hasarda-t-elle pas. Mais elle se risqua pourtant le lendemain à questionner Barbara sur l’emploi de ses longues veillées.

— Je m’occupe, répondit tranquillement la fée aux gros yeux. Ma journée entière vous est consacrée ; le soir m’appartient. Je l’emploie à travailler pour mon compte.

— Vous ne savez donc pas tout, que vous étudiez toujours ?

— Plus on étudie, mieux on voit qu’on ne sait rien encore.

— Mais qu’est-ce que vous étudiez donc tant ? Le latin ? le grec ?

— Je sais le grec et le latin. C’est autre chose qui m’occupe.

— Quoi donc ? Vous ne voulez pas le dire ?

— Je regarde ce que moi seule je peux voir.

— Vous voyez quoi ?

— Permettez-moi de ne pas vous le dire ; vous voudriez le voir aussi, et vous ne pourriez pas ou vous le verriez mal, ce qui serait un chagrin pour vous.

— C’est donc bien beau, ce que vous voyez ?

— Plus beau que tout ce que vous avez vu et verrez jamais de beau dans vos rêves.

— Ma chère miss Barbara, faites-le-moi voir, je vous en supplie !

— Non, mon enfant, jamais ! Cela ne dépend pas de moi.

— Eh bien, je le verrai ! s’écria Elsie dépitée. J’irai la nuit chez vous, et vous ne me mettrez pas dehors.

— Je ne crains pas votre visite, vous n’oseriez jamais venir !

— Il faut donc du courage pour assister à vos sabbats ?

— Il faut de la patience et vous en manquez absolument.

Elsie prit de l’humeur et parla d’autre chose. Puis elle revint à la charge et tourmenta si bien la fée, que celle-ci promit de la conduire le soir à son pavillon, mais en l’avertissant qu’elle ne verrait rien ou ne comprendrait rien à ce qu’elle verrait.

Voir ! voir quelque chose de nouveau, d’inconnu, quelle soif, quelle émotion pour une petite fille curieuse ! Elsie n’eut pas d’appétit à dîner, elle bondissait involontairement sur sa chaise, elle comptait les heures, les minutes. Enfin, après les occupations de la soirée, elle obtint de sa mère la permission de se rendre au pavillon avec sa gouvernante.

À peine étaient-elles dans le jardin qu’elles firent une rencontre dont miss Barbara parut fort émue. C’était pourtant un homme d’apparence très inoffensive que M. Bat, le précepteur des frères d’Elsie. Il n’était pas beau ; maigre, très brun, les oreilles et le nez pointus, et toujours vêtu de noir de la tête aux pieds, avec des habits à longues basques, très pointues aussi. Il était timide, craintif même ; hors de ses leçons, il disparaissait comme s’il eût éprouvé le besoin de se cacher. Il ne parlait jamais à table, et le soir, en attendant l’heure de présider au coucher de ses élèves, il se promenait en rond sur la terrasse du jardin, ce qui ne faisait de mal à personne, mais paraissait être l’indice d’une tête sans réflexion livrée à une oisiveté stupide. Miss Barbara n’en jugeait pas ainsi. Elle avait M. Bat en horreur, d’abord à cause de son nom qui signifie chauve-souris en anglais. Elle prétendait que, quand on a le malheur de porter un pareil nom, il faut s’expatrier afin de pouvoir s’en attribuer un autre en pays étranger. Et puis elle avait toute sorte de préventions contre lui, elle lui en voulait d’être de bon appétit, elle le croyait vorace et cruel. Elle assurait que ses bizarres promenades en rond dénotaient les plus funestes inclinations et cachaient les plus sinistres desseins.

Aussi, lorsqu’elle le vit sur la terrasse, elle frissonna. Elsie sentit trembler son bras auquel le sien s’était accroché. Qu’y avait-il de surprenant à ce que M. Bat, qui aimait le grand air, fût dehors jusqu’au moment de la retraite de ses élèves, qui se couchaient plus tard qu’Elsie, la plus jeune des trois ? Miss Barbara n’en fut pas moins scandalisée, et, en passant près de lui, elle ne put se retenir de lui dire d’un ton sec :

— Est-ce que vous comptez rester là toute la nuit ?

M. Bat fit un mouvement pour s’enfuir ; mais, craignant d’être impoli, il s’efforça pour répondre et répondit sous forme de question :

— Est-ce que ma présence gêne quelqu’un, et désire-t-on que je rentre ?

— Je n’ai pas d’ordres à vous donner, reprit Barbara avec aigreur, mais il m’est permis de croire que vous seriez mieux au parloir avec la famille.

— Je suis mal au parloir, répondit modestement le précepteur, mes pauvres yeux y souffrent cruellement de la chaleur et de la vive clarté des lampes.

— Ah ! vos yeux craignent la lumière ? J’en étais sûre ! Il vous faut tout au plus le crépuscule ? Vous voudriez pouvoir voler en rond toute la nuit ?

— Naturellement ! répondit le précepteur en s’efforçant de rire pour paraître aimable : ne suis-je pas une bat ?

— Il n’y a pas de quoi se vanter ! s’écria Barbara en frémissant de colère.

Et elle entraîna Elsie, interdite, dans l’ombre épaisse de la petite allée.

— Ses yeux, ses pauvres yeux ! répétait Barbara en haussant convulsivement les épaules ; attends que je te plaigne, animal féroce !

— Vous êtes bien dure pour ce pauvre homme, dit Elsie. Il a vraiment la vue sensible au point de ne plus voir du tout aux lumières.

— Sans doute, sans doute ! Mais comme il prend sa revanche dans l’obscurité ! C’est un nyctalope et, qui plus est, un presbyte.

Elsie ne comprit pas ces épithètes, qu’elle crut déshonorantes et dont elle n’osa pas demander l’explication. Elle était encore dans l’ombre de l’allée qui ne lui plaisait nullement et voyait enfin s’ouvrir devant elle le sombre berceau au fond duquel apparaissait le pavillon blanchi par un clair regard de la lune à son lever, lorsqu’elle recula en forçant miss Barbara à reculer aussi.

— Qu’y a-t-il ? dit la dame aux gros yeux, qui ne voyait rien du tout.

— Il y a… il n’y a rien, répondit Elsie embarrassée. Je voyais un homme noir devant nous, et, à présent, je distingue M. Bat qui passe devant la porte du pavillon. C’est lui qui se promène dans votre parterre.

— Ah ! s’écria miss Barbara indignée, je devais m’y attendre. Il me poursuit, il m’épie, il prétend dévaster mon ciel ! Mais ne craignez rien, chère Elsie, je vais le traiter comme il le mérite.

Elle s’élança en avant.

— Ah ! çà ! monsieur, dit-elle en s’adressant à un gros arbre sur lequel la lune projetait l’ombre des objets, quand cessera la persécution dont vous m’obsédez ?

Elle allait faire un beau discours, lorsque Elsie l’interrompit en l’entraînant vers la porte du pavillon et en lui disant :

— Chère miss Barbara, vous vous trompez, vous croyez parler à M. Bat et vous parlez à votre ombre. M. Bat est déjà loin, je ne le vois plus et je ne pense pas qu’il ait eu l’idée de nous suivre.

— Je pense le contraire, moi, répondit la gouvernante. Comment vous expliquez-vous qu’il soit arrivé ici avant nous, puisque nous l’avions laissé derrière et ne l’avons ni vu ni entendu passer à nos côtés ?

— Il aura marché à travers les plates-bandes, reprit Elsie ; c’est le plus court chemin et c’est celui que je prends souvent quand le jardinier ne me regarde pas.

— Non, non ! dit miss Barbara avec angoisse, il a pris par-dessus les arbres. Tenez, vous qui voyez loin, regardez au-dessus de votre tête ! Je parie qu’il rôde devant mes fenêtres !

Elsie regarda et ne vit rien que le ciel, mais, au bout d’un instant, elle vit l’ombre mouvante d’une énorme chauve-souris passer et repasser sur les murs du pavillon. Elle n’en voulut rien dire à miss Barbara, dont les manies l’impatientaient en retardant la satisfaction de sa curiosité. Elle la pressa d’entrer chez elle en lui disant qu’il n’y avait ni chauve-souris ni précepteur pour les épier.

— D’ailleurs, ajouta-t-elle, en entrant dans le petit parloir du rez-de-chaussée, si vous êtes inquiète, nous pourrons fort bien fermer la fenêtre et les rideaux.

— Voilà qui est impossible ! répondit Barbara. Je donne un bal et c’est par la fenêtre que mes invités doivent se présenter chez moi.

— Un bal ! s’écria Elsie stupéfaite, un bal dans ce petit appartement ? des invités qui doivent entrer par la fenêtre ? Vous vous moquez de moi, miss Barbara.

— Je dis un bal, un grand bal, répondit Barbara en allumant une lampe qu’elle posa sur le bord de la fenêtre ; des toilettes magnifiques, un luxe inouï !

— Si cela est, dit Elsie ébranlée par l’assurance de sa gouvernante, je ne puis rester ici dans le pauvre costume où je suis. Vous eussiez dû m’avertir, j’aurais mis ma robe rose et mon collier de perles.

— Oh ! ma chère, répondit Barbara en plaçant une corbeille de fleurs à côté de la lampe, vous auriez beau vous couvrir d’or et de pierreries, vous ne feriez pas le moindre effet à côté de mes invités.

Elsie un peu mortifiée garda le silence et attendit. Miss Barbara mit de l’eau et du miel dans une soucoupe en disant :

— Je prépare les rafraîchissements.

Puis, tout à coup, elle s’écria :

— En voici un ! c’est la princesse nepticula marginicollella avec sa tunique de velours noir traversée d’une large bande d’or. Sa robe est en dentelle noire avec une longue frange. Présentons-lui une feuille d’orme, c’est le palais de ses ancêtres où elle a vu le jour. Attendez ! Donnez-moi cette feuille de pommier pour sa cousine germaine, la belle malella, dont la robe noire a des lames d’argent et dont la jupe frangée est d’un blanc nacré. Donnez-moi du genêt en fleurs, pour réjouir les yeux de ma chère cemiostoma spartifoliella, qui approche avec sa toilette blanche à ornements noir et or. Voici des roses pour vous, marquise nepticula centifoliella. Regardez, chère Elsie ! admirez cette tunique grenat brodée d’argent. Et ces deux illustres lavernides : linneella, qui porte sur sa robe une écharpe orange brodée d’or, tandis que schranckella a l’écharpe orange lamée d’argent. Quel goût, quelle harmonie dans ces couleurs voyantes adoucies par le velouté des étoffes, la transparence des franges soyeuses et l’heureuse répartition des quantités ! L’adélide panzerella est toute en drap d’or bordé de noir, sa jupe est lilas à frange d’or. Enfin, la pyrale rosella, que voici et qui est une des plus simples, a la robe de dessous d’un rose vif teintée de blanc sur les bords. Quel heureux effet produit sa robe de dessous d’un brun clair ! Elle n’a qu’un défaut, c’est d’être un peu grande ; mais voici venir une troupe de véritables mignonnes exquises. Ce sont des tinéines vêtues de brun et semées de diamants, d’autres blanches avec des perles sur de la gaze. Dispunctella a dix gouttes d’or sur sa robe d’argent. Voici de très grands personnages d’une taille relativement imposante : c’est la famille des adélides avec leurs antennes vingt fois plus longues que leur corps, et leur vêtement d’or à reflets rouges ou violets qui rappellent la parure des plus beaux colibris. Et, à présent, voyez ! voyez la foule qui se presse ! il en viendra encore, et toujours ! et vous, vous ne saurez laquelle de ces reines du soir admirer le plus pour la splendeur de son costume et le goût exquis de sa toilette. Les moindres détails du corsage, des antennes et des pattes sont d’une délicatesse inouïe et je ne pense pas que vous ayez jamais vu nulle part de créatures aussi parfaites. À présent, remarquez la grâce de leurs mouvements, la folle et charmante précipitation de leur vol, la souplesse de leurs antennes qui est un langage, la gentillesse de leurs attitudes. N’est-ce pas, Elsie, que c’est là une fête inénarrable, et que toutes les autres créatures sont laides, monstrueuses et méchantes en comparaison de celles-ci ?

— Je dirai tout ce que vous voudrez pour vous faire plaisir, répondit Elsie désappointée, mais la vérité est que je ne vois rien ou presque rien de ce que vous me décrivez avec tant d’enthousiasme. J’aperçois bien autour de ces fleurs et de cette lampe, des vols de petits papillons microscopiques, mais je distingue à peine des points brillants et des points noirs, et je crains que vous ne puisiez dans votre imagination les splendeurs dont il vous plaît de les revêtir.

— Elle ne voit pas ! elle ne distingue pas ! s’écria douloureusement la fée aux gros yeux. Pauvre petite ! j’en étais sûre ! Je vous l’avais bien dit, que votre infirmité vous priverait des joies que je savoure ! Heureusement, j’ai su compatir à la débilité de vos organes ; voici un instrument dont je ne me sers jamais, moi, et que j’ai emprunté pour vous à vos parents. Prenez et regardez.

Elle offrait à Elsie une forte loupe, dont, faute d’habitude, Elsie eut quelque peine à se servir. Enfin, elle réussit, après une certaine fatigue, à distinguer la réelle et surprenante beauté d’un de ces petits êtres ; elle en fixa un autre et vit que miss Barbara ne l’avait pas trompée : l’or, la pourpre, l’améthyste, le grenat, l’orange, les perles et les roses se condensaient en ornements symétriques sur les manteaux et les robes de ces imperceptibles personnages. Elsie demandait naïvement pourquoi tant de richesse et de beauté étaient prodiguées à des êtres qui vivent tout au plus quelques jours et qui volent la nuit, à peine saisissables, au regard de l’homme.

— Ah ! voilà ! répondit en riant la fée aux gros yeux. Toujours la même question ! Ma pauvre Elsie, les grandes personnes la font aussi, c’est-à-dire qu’elles n’ont, pas plus que les enfants, l’idée saine des lois de l’univers. Elles croient que tout a été créé pour l’homme et que ce qu’il ne voit pas ou ne comprend pas, ne devrait pas exister. Mais moi, la fée aux gros yeux, comme on m’appelle, je sais que ce qui est simplement beau et aussi important que ce que l’homme utilise, et je me réjouis quand je contemple des choses ou des êtres merveilleux dont personne ne songe à tirer parti. Mes chers petits papillons sont répandus par milliers de milliards sur la terre, ils vivent modestement en famille sur une petite feuille, et personne n’a encore eu l’idée de les tourmenter.

— Fort bien, dit Elsie, mais les oiseaux, les fauvettes, les rossignols s’en nourrissent, sans compter les chauves-souris !

— Les chauves-souris ! Ah ! vous m’y faites songer ! La lumière qui attire mes pauvres petits amis et qui me permet de les contempler, attire aussi ces horribles bêtes qui rôdent des nuits entières, la gueule ouverte, avalant tout ce qu’elles rencontrent. Allons, le bal est fini, éteignons cette lampe. Je vais allumer ma lanterne, car la lune est couchée, et je vais vous reconduire au château.

Comme elles descendaient les marches du petit perron du pavillon :

— Je vous l’avais bien dit, Elsie, ajouta miss Barbara, vous avez été déçue dans votre attente, vous n’avez vu qu’imparfaitement mes petites fées de la nuit et leur danse fantastique autour de mes fleurs. Avec la loupe, on ne voit qu’un objet à la fois, et, quand cet objet est un être vivant, on ne le voit qu’au repos. Moi, je vois tout mon cher petit monde à la fois, je ne perds rien de ses allures et de ses fantaisies. Je vous en ai montré fort peu aujourd’hui. La soirée était trop fraîche et le vent ne donnait pas du bon côté. C’est dans les nuits d’orage que j’en vois des milliers se réfugier chez moi, ou que je les surprends dans leurs abris de feuillage et de fleurs. Je vous en ai nommé quelques-uns, mais il y en a une multitude d’autres qui, selon la saison, éclosent à une courte existence d’ivresse, de parure et de fêtes. On ne les connaît pas tous, bien que certaines personnes savantes et patientes les étudient avec soin et que l’on ait publié de gros livres où ils sont admirablement représentés avec un fort grossissement pour les yeux faibles ; mais ces livres ne suffisent pas, et chaque personne bien douée et bien intentionnée peut grossir le catalogue acquis à la science par des découvertes et des observations nouvelles. Pour ma part, j’en ai trouvé un grand nombre qui n’ont encore ni leurs noms ni leurs portraits publiés, et je m’ingénie à réparer à leur profit l’ingratitude ou le dédain de la science. Il est vrai qu’ils sont si petits, si petits, que peu de personnes daigneront les observer.

— Est-ce qu’il y en a de plus petits que ceux que vous m’avez montrés ? dit Elsie, qui voyant miss Barbara arrêtée sur le perron, s’était appuyée sur la rampe.

Elsie avait veillé plus tard que de coutume, elle n’avait pas eu toute la surprise et tout le plaisir qu’elle se promettait et le sommeil commençait à la gagner.

— Il y a des êtres infiniment petits, dont on ne devrait pas parler sans respect, répliqua miss Barbara, qui ne faisait pas attention à la fatigue de son élève. Il y en a qui échappent au regard de l’homme et aux plus forts grossissements des instruments. Du moins, je le présume et je le crois, moi qui en vois plus que la plupart des gens n’en peuvent voir. Qui peut dire à quelles dimensions, apparentes pour nous, s’arrête la vie universelle ? Qui nous prouve que les puces n’ont pas des puces, lesquelles nourrissent à leur tour des puces qui en nourrissent d’autres, et ainsi jusqu’à l’infini ? Quant aux papillons, puisque les plus petits que nous puissions apercevoir sont incontestablement plus beaux que les gros, il n’y a pas de raison pour qu’il n’en existe pas une foule d’autres encore plus beaux et plus petits dont les savants ne soupçonnent jamais l’existence.

Miss Barbara en état là de sa démonstration, sans se douter qu’Elsie, qui s’était laissée glisser sur les marches du perron, dormait de tout son cœur, lorsqu’un choc inattendu souleva brusquement la petite lanterne des mains de la gouvernante et fit tomber cet objet sur les genoux d’Elsie réveillée en sursaut.

— Une chauve-souris ! une chauve-souris ! s’écria Barbara éperdue en cherchant à ramasser la lanterne éteinte et brisée.

Elsie s’était vivement levée sans savoir où elle était.

— Là ! là ! criait Barbara, sur votre jupe, l’horrible bête est tombée aussi, je l’ai vue tomber, elle est sur vous !

Elsie n’avait pas peur des chauves-souris, mais elle savait que, si un choc léger les étourdit, elles ont de bonnes petites dents pour mordre, quand on veut les prendre, et, avisant un point noir sur sa robe, elle le saisit dans son mouchoir en disant :

— Je la tiens, tranquillisez-vous, miss Barbara, je la tiens bien !

— Tuez-la, étouffez-la, Elsie ! Serrez bien fort, étouffez ce mauvais génie, cet affreux précepteur qui me persécute !

Elsie ne comprenait plus rien à la folie de sa gouvernante ; elle n’aimait pas à tuer et trouvait les chauves-souris fort utiles, vu qu’elles détruisent une multitude de cousins et d’insectes nuisibles. Elle secoua son mouchoir instinctivement pour faire échapper le pauvre animal ; mais quelle fut sa surprise, quelle fut sa frayeur en voyant M. Bat s’échapper du mouchoir et s’élancer sur miss Barbara, comme s’il eût voulu la dévorer !

Elsie s’enfuit à travers les plates-bandes, en proie à une terreur invincible. Mais, au bout de quelques instants, elle fut prise de remords, se retourna et revint sur ses pas pour porter secours à son infortunée gouvernante. Miss Barbara avait disparu et la chauve-souris volait en rond autour du pavillon.

— Mon Dieu ! s’écria Elsie désespérée, cette bête cruelle a avalé ma pauvre fée ! Ah ! si j’avais su, je ne lui aurais pas sauvé la vie !

La chauve-souris disparut et M. Bat se trouva devant Elsie.

— Ma chère enfant, lui dit-il, c’est bien et c’est raisonnable de sauver la vie à de pauvres persécutés. Ne vous repentez pas d’une bonne action, miss Barbara n’a eu aucun mal. En l’entendant crier, j’étais accouru, vous croyant l’une et l’autre menacées de quelque danger sérieux. Votre gouvernante s’est réfugiée et barricadée chez elle en m’accablant d’injures que je ne mérite pas. Puisqu’elle vous abandonne à ce qu’elle regarde comme un grand péril, voulez-vous me permettre de vous reconduire à votre bonne, et n’aurez-vous point peur de moi ?

— Vraiment, je n’ai jamais eu peur de vous, monsieur Bat, répondit Elsie, vous n’êtes point méchant, mais vous êtes fort singulier.

— Singulier, moi ? Qui peut vous faire penser que j’aie une singularité quelconque ?

— Mais… je vous ai tenu dans mon mouchoir tout à l’heure, monsieur Bat, et permettez-moi de vous dire que vous vous exposiez beaucoup, car, si j’avais écouté miss Barbara, c’était fait de vous !

— Chère miss Elsie, répondit le précepteur en riant, je comprends maintenant ce qui s’est passé et je vous bénis de m’avoir soustrait à la haine de cette pauvre fée, qui n’est pas méchante non plus, mais qui est bien plus singulière que moi !

Quand Elsie eut bien dormi, elle trouva fort invraisemblable que M. Bat eût le pouvoir de devenir homme ou bête à volonté. À déjeuner, elle remarqua qu’il avalait avec délices des tranches de bœuf saignant, tandis que miss Barbara ne prenait que du thé. Elle en conclut que le précepteur n’était pas homme à se régaler de micros, et que la gouvernante suivait un régime propre à entretenir ses vapeurs.



FIN


TABLE


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