Contes d’une vieille fille à ses neveux/Zoé, ou La Métamorphose

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ZOÉ, OU LA MÉTAMORPHOSE.


CHAPITRE PREMIER.

LE SORCIER.


HADZINN A POUN !
HADZINN A POUN !
HADZINN A POUN !…

Ces paroles magiques furent prononcées d’une voix terrible, un soir d’hiver, par un vieillard d’une figure sombre et malveillante.

Il était coiffé d’un bonnet de soie noire pointu. Assis devant un fourneau d’une forme bizarre, il tenait attentivement le manche d’un poêlon énorme dans lequel bouillonnait quelque chose d’extraordinaire.

Ce vieillard n’était point un confiseur, et ce n’étaient point de bonnes friandises qu’il surveillait avec tant de soin ; ce n’était pas non plus de la bouillie, ni de la panade, comme en savent faire quelquefois les bons pères nourriciers.

Ce n’était pas de la colle, ce n’étaient pas des pommes de terre… C’était quelque chose de plus singulier que tout cela, et qu’il faudra bien vous dire, parce que vous ne le devineriez jamais.

Ce vieillard était un sorcier ; or un sorcier, mes enfants, c’est un savant, mais un savant méchant, un homme qui emploie la science à faire le mal ; tandis qu’au contraire les bons savants l’emploient à faire le bien, et consacrent toute leur vie à des découvertes utiles, pour améliorer le sort des hommes.

Ce sorcier avait lu quelque part qu’un autre sorcier comme lui était parvenu, à force de maléfices, à composer un homme avec de la terre, des ossements et de la cendre, et qu’il avait su animer toute cette masse en prononçant quelques paroles magiques. Il s’était donc mis à l’ouvrage pour imiter son confrère ; mais lui, ce n’était pas un homme qu’il voulait composer, c’était une femme, et il commençait à espérer beaucoup de succès de son entreprise.

Il y avait déjà soixante-treize jours soixante-treize nuits treize minutes et treize secondes que le poêlon merveilleux était sur le fourneau.

À chaque nouvelle cuisson, le sorcier obtenait un progrès satisfaisant. Le vingt et unième jour, il retira le poêlon du feu, le posa par terre, prononça les paroles magiques :


HADZINN A POUN !
HADZINN A POUN !
HADZINN A POUN !…


et il en vit avec ravissement sortir une jolie petite souris, qui se mit à courir dans toute la chambre ; il la rattrapa aussitôt, la replongea dans le poêlon et remit le tout sur le feu.

Quelques jours après, il recommença une seconde épreuve, et ce fut une chouette qui sortit du poêlon ; quelques jours après, il vit une fouine : — Bon, pensa-t-il, j’approche ; je fais de grands progrès ; dans deux jours je parviendrai à faire une couleuvre… puis une chatte… puis enfin une femme !… J’approche, j’approche ! — Et il se frotta les mains de plaisir.

Remarquez que c’était un sorcier, et qu’un sorcier ne pouvait vouloir créer qu’une méchante femme ; sans cela il aurait commencé par faire une abeille, puis une hirondelle, puis une colombe, puis une levrette, puis une gazelle, et puis enfin une bonne et douce jeune fille. Voilà ce qu’aurait voulu un bon savant.

Le vieillard tourna toute la nuit ce qu’il faisait cuire, se servant pour tourner d’une cuiller d’or au haut de laquelle était une main d’argent qui avait de petites bagues aux doigts, brillantes de pierres précieuses. Il tourna et tourna tant, qu’épuisé de fatigue quand le jour parut, il se laissa tomber dans son grand fauteuil et s’endormit.


CHAPITRE DEUXIÈME.

LA ROBE LILAS.


Le même jour, à la même heure, une petite fille qui demeurait dans la maison voisine venait de se réveiller.

— Ma bonne, dit-elle, il fera beau aujourd’hui ; je ne veux plus mettre ma vieille robe noire, je veux mettre cette jolie robe lilas que ma tante m’a donnée.

— Mademoiselle, répondit Rosalie, votre robe lilas n’est pas encore repassée, je n’ai pu la savonner qu’hier.

— Eh bien, repassez-la ce matin, repartit Zoé d’un ton impérieux.

— Mademoiselle, cela m’est impossible ; il n’y a pas encore de feu allumé nulle part dans la maison.

— Bah ! s’écria la petite volontaire, vous avez toujours de bonnes raisons pour ne pas faire ce qu’on vous demande.

En disant cela, Zoé se leva et descendit dans la cour. Elle aperçut du feu dans la grande cheminée du sorcier, qui demeurait en face, et qui s’était vu contraint d’entr’ouvrir la porte de son laboratoire pour n’être pas étouffé par l’odeur que répandait la grande quantité de charbon qu’il y brûlait.

Zoé était une petite effrontée qui ne doutait de rien ; nulle démarche ne lui coûtait lorsqu’il s’agissait de satisfaire ses caprices. Elle traversa, sans être vue, la grande cour qui la séparait du sorcier, sauta légèrement le ruisseau de la rue, où on lui défendait pourtant bien d’aller toute seule, et elle pénétra hardiment dans le mystérieux laboratoire.

À l’aspect du vieillard immobile, elle recula soudain épouvantée, car il avait l’air extrêmement méchant, quoiqu’il fût endormi et fatigué. Mais bientôt cette crainte se dissipa, et Zoé s’approcha de la cheminée ; il n’y avait de feu que dans le fourneau, et pour dérober quelques charbons allumés, il fallait pousser un peu de côté le poêlon qui était dessus, ce que Zoé fit avec beaucoup d’adresse. Elle s’était munie d’une pelle, et quoiqu’on lui eût aussi bien défendu de toucher au feu, elle se hâta de la remplir de charbons ardents, en tâchant de faire le moins de bruit possible.

Elle tremblait d’éveiller le sorcier, elle n’osait respirer ; quelque chose lui disait que ce qu’elle faisait était dangereux ; elle frissonnait au moindre bruit ; cependant le désir de mettre sa belle robe lilas ce matin même, car ses petites amies devaient venir souhaiter la fête à sa mère, l’idée de leur paraître plus jolie encore qu’à l’ordinaire, l’aidaient à surmonter toutes ses craintes. Elle était si coquette, cette petite Zoé ! et on lui avait toujours dit que sa coquetterie un jour lui porterait malheur.

Après avoir dérobé autant de feu qu’il en pouvait tenir sur la pelle, après avoir remis tout doucement les pincettes du sorcier sur le fourneau, Zoé se disposait à s’éloigner, lorsque tout à coup elle aperçut dans le poêlon magique deux gros yeux qui la regardaient fixement.

Sa frayeur fut si grande, qu’elle jeta un cri malgré elle et que la pelle tomba de ses mains. Au même instant le sorcier s’éveilla…


CHAPITRE TROISIÈME.

LA MÉTAMORPHOSE.


Il faut avoir passé des années sur un long travail pour comprendre l’importance qu’un homme peut attacher à son ouvrage, un peintre à son tableau, un poëte à son œuvre, un savant à son idée : les enfants ne savent jamais cela ; ils n’attachent d’importance qu’à une poupée, et encore la brisent-ils sitôt qu’on la leur donne. Ils ne comprennent pas que d’une chose qui leur paraît très-laide dépendent quelquefois la gloire, la fortune et le bonheur d’une personne qui y attache un grand prix. Les enfants bien élevés devraient savoir cela, et apprendre de bonne heure à respecter ce qu’ils ignorent.

Zoé ne se doutait pas qu’en repoussant ce poêlon et en le privant de feu pour un moment, elle avait rendu le travail du sorcier impossible, et que toutes les peines qu’il se donnait depuis tant de mois pour maintenir ce feu dans une chaleur égale et continuelle étaient perdues comme s’il n’avait jamais rien fait : en vain il avait déterré tous les trésors de la science, en vain il avait veillé nuit et jour pour parvenir à une découverte merveilleuse, tout cela était devenu inutile. Il fallait tout recommencer, à la dernière épreuve, au moment même du succès ! Qu’on se figure donc le désespoir du sorcier, quand il vit d’un seul coup tout son avenir détruit, son travail anéanti… Il devint pâle de colère, il pleurait de rage, comme pleure un sorcier : des larmes, des larmes noires coulèrent de ses yeux et tombèrent sur la pierre blanche semblables à deux taches d’encre ; ses mains se tordaient de fureur. Il ne pouvait parler, il repassait dans sa mémoire infernale les imprécations les plus terribles, les malédictions les plus puissantes, pour en accabler la malheureuse enfant, qui s’était jetée à genoux devant lui et qui élevait en tremblant ses mains suppliantes.

Tout à coup, perdant la tête, et comme saisi d’une inspiration de vengeance, il s’empara du poêlon fatal où les deux gros yeux brillaient encore et lança violemment tout ce qu’il contenait au visage de la pauvre Zoé, qui courba la tête, épouvantée, et tomba évanouie.

Le sorcier, tournant plusieurs fois autour d’elle, prononça les paroles magiques :


HADZINN A POUN !
HADZINN A POUN !
HADZINN A POUN !…


et bientôt Zoé né fut plus Zoé : ses jolies petites mains s’étaient changées en pattes avec de longues griffes, ses grands yeux d’un bleu si tendre étaient de gros yeux verts, ses cheveux blonds n’étaient plus qu’une épaisse fourrure ; enfin, cette Zoé si gentille, si fière de sa beauté, n’était plus qu’une grosse chatte sans grâce, que comme chatte on n’aurait pas même admirée.

Quand la pauvre Zoé revint à elle et qu’elle comprit sa métamorphose, son cœur se serra tristement ; elle voulut parler, parler avec cette douce voix à laquelle sa bonne mère ne pouvait résister : hélas ! elle n’avait plus de voix ; elle miaula, mais elle miaula faux ; car le sorcier, qui n’avait jamais fait d’autre chatte, n’avait pu lui donner une véritable voix comme celle des véritables chats : aussi ses tristes plaintes étaient-elles sans douceur.

On se rappelle que la dernière épreuve était celle de la chatte, avant d’arriver à la femme, et cette chatte manquée ne donnait pas grand regret pour la femme qui devait lui succéder ; il était probable qu’elle aurait été de même fort grossièrement créée, et que sa voix aurait eu peu de charme.

Quant à celle de la pauvre petite Zoé, elle ressemblait bien plus au gémissement d’une tabatière qu’on ouvre qu’aux miaulements d’une chatte, et le sorcier n’éprouva aucun plaisir à entendre cette voix fausse et plaintive qui lui faisait si peu d’honneur.

Pendant que Zoé gémissait, elle entendit dans la cour sa bonne qui l’appelait : — Zoé ! Zoé ! criait-on de tous côtés ; alors la pauvre enfant s’agita et bondit par toute la chambre dans une anxiété épouvantable.

— Ah ! ah ! cria le méchant sorcier avec un rire de démon, voilà que l’on t’appelle, ma belle petite chatte : va donc ! ta mère sera bien fière de te voir si bien habillée… va, va donc ! montre-lui ta nouvelle parure. Cette robe neuve te gêne un peu, n’est-ce pas, dans les commencements ? mais il faudra bien t’y accoutumer, car, je, t’en préviens, tu ne la quitteras que si jamais quelqu’un te dit : « Zoé, je te pardonne ! » et certes, maudite petite fille, ce ne sera pas moi.

Disant ces mots, le sorcier donna un coup de pied à la grosse chatte, qui s’enfuit dans la cour, où elle resta un moment tout étourdie.


CHAPITRE QUATRIÈME.

IL Y A DES PERSONNES QUI N’AIMENT PAS LES CHATS.


— Zoé ! Zoé ! le déjeuner est servi !

— Mademoiselle Zoé, madame vous appelle !

— Avez-vous vu mademoiselle Zoé, monsieur Péchar ? disait la femme de chambre au portier.

— Non, mademoiselle, nous ne l’avons pas encore vue aujourd’hui.

— Zoé ! Zoé ! — Et Zoé courait dans l’escalier, et venait toujours à son nom ; elle s’apprêtait à entrer dans la salle à manger, lorsque sa bonne lui marcha sur la patte en s’écriant : — Ah ! mon Dieu, à qui donc ce gros vilain chat ? Veux-tu bien t’en aller ! Je n’aime pas les chats ; il n’y a rien que j’haï tant qu’un chat !… Pusch ! pouah ! pouah ! va-t’en ! — Et la pauvre Zoé fut obligée de s’en aller.

Comme elle descendait tristement l’escalier, son petit cousin sortit de la salle à manger, tenant une énorme tartine de confitures à la main ; c’était sa part du déjeuner, et il courait avertir sa cousine pour qu’elle vînt chercher la sienne. — Zoé ! Zoé ! criait-il ; ma cousine, viens donc vite déjeuner, il y a des confitures !

Zoé, oubliant qu’elle était devenue chatte, s’approcha de son cousin et voulut prendre la tartine ; mais le petit gourmand se mit aussitôt à crier comme si on l’écorchait : — Maman, maman ! un gros chat qui veut manger mes confitures !

La malheureuse chatte fut encore obligée de s’éloigner tristement, bien tristement, sans déjeuner. Elle alla se réfugier dans sa chambre et se coucha dans son lit, espérant qu’elle y serait en sûreté. Mais à peine venait-elle d’y entrer, que sa bonne revint : Elle rapportait la robe lilas toute fraîche et bien repassée, cette fatale robe qui avait causé tous ses malheurs. — Zoé, dit-elle, allons ; mademoiselle Zoé, ne faites pas la boudeuse ; venez vous habiller, votre robe est prête ; venez.

Rosalie cherchait la petite fille derrière la porte, dans tous les coins, imaginant qu’elle s’était cachée ; tout en cherchant et appelant de chaque côté, elle rangeait çà et là les divers objets qui se trouvaient dans la chambre, puis elle commença à tirer les rideaux pour faire le lit ; en levant la couverture, elle aperçut la grosse chatte : alors ce fut un train épouvantable. — Te voilà encore, vilaine bête ! s’écriait-elle. Qu’est-ce que tu fais là ? veux-tu bien t’en aller !… — Et les pusch ! pouah ! pusch ! pusch ! de recommencer, le tout avec accompagnement de coups de pied et de manche à balai.

Zoé, tout effrayée, s’enfuit encore aussi vite qu’il lui fut possible, et dès qu’elle fut hors d’atteinte des coups de la terrible Rosalie, elle alla se blottir devant la porte de sa mère et attendit son réveil avec résignation. — Malgré ma triste métamorphose, pensa-t-elle, maman saura me reconnaître ; oh ! j’en suis sûre, elle me devinera, elle me comprendra, elle qui m’entendait si bien quand je ne savais pas encore parler… Si je pouvais seulement être près d’elle !… Elle m’aime tant ! elle empêchera qu’on ne me fasse du mal.


CHAPITRE CINQUIÈME.

UNE TRISTE FÊTE.


Tandis que Zoé était là encore toute tremblante, elle vit arriver ses deux petites cousines, bien habillées, bien jolies, marchant sur la pointe du pied et tenant un gros bouquet dans leurs petites mains.

— Ma tante n’est pas encore réveillée, dirent-elles ; nous venons lui souhaiter une bonne fête. Où est donc Zoé, qu’elle mette nos bouquets dans l’eau ?

— Mademoiselle Zoé doit être dans sa chambre, reprit le domestique, ne sachant rien de ce qui s’était passé.

— Ah ! s’écria l’aînée des cousines, je parie qu’elle travaille encore à sa pelote ! je disais bien, qu’elle ne serait pas finie pour la fête de ma tante ; mes manchettes, à moi, sont faites depuis huit jours.

En disant ces mots, la petite cousine montra une jolie paire de manchettes qu’elle-même avait brodées et dont elle venait faire présent à sa tante. Zoé voyait toutes ces choses, ces présents, ces bouquets, et son pauvre cœur saignait douloureusement. Ce n’est pas que de son côté elle fût en retard pour fêter aussi sa mère ; hélas ! sa pelote et son bouquet étaient préparés de la veille ; mais le moyen d’apporter tout cela avec ses grosses vilaines pattes de chatte !

En ce moment, elle se sentait bien malheureuse : mais ce n’était rien encore. Au bout d’une heure, sa mère sonna, et comme la femme de chambre se disposait à entrer chez elle, Rosalie accourut tout effarée. — Si madame demande mademoiselle Zoé, dit-elle, répondez-lui que je suis sortie avec elle pour aller acheter des fleurs ; cela me donnera le temps de la chercher encore. Nous ne pouvons savoir ce qu’elle est devenue. Ah ! mon Dieu, mon Dieu, s’écria-t-elle en sanglotant, s’il lui était arrivé malheur, j’en mourrais !

Zoé, désolée de voir pleurer sa bonne à cause d’elle, oubliant qu’elle ne pourrait la reconnaître, voulut lui parler et la consoler ; mais Rosalie la repoussa encore, cette fois du moins sans coups de pied ni de bâton, car la pauvre fille était si inquiète qu’elle n’avait plus le temps d’être méchante.

Bientôt l’alarme se répandit dans toute la maison, et personne n’eut plus la présence d’esprit de cacher son inquiétude ; madame Épernay, ne voyant point revenir sa fille et ne comprenant rien aux airs mystérieux, aux réponses évasives de ses gens lorsqu’elle leur parlait de Zoé, commença à soupçonner quelque catastrophe. Elle se leva à la hâte et courut vers la chambre de Zoé, imaginant qu’elle était malade et qu’on voulait le lui cacher.

Quand Zoé vit passer sa mère devant elle, son cœur battit vivement ; elle courut aussitôt sur ses traces pour la rejoindre, espérant en être reconnue ; mais un vilain épagneul qui ne quittait jamais madame Épernay ayant aperçu la pauvre chatte, bien loin de la reconnaître pour sa jeune maîtresse, se mit à aboyer d’une telle force qu’il attira tous les autres chiens de la maison. Au même instant, caniches, levrettes et carlins assaillirent la méconnaissable Zoé, qui n’eut que le temps de grimper sur le toit, ce qu’elle fit avec beaucoup de peine, n’en ayant pas encore l’habitude.

On attendait toujours le retour de Rosalie, pensant qu’elle ramènerait Zoé, ou que du moins elle rapporterait de ses nouvelles ; mais Rosalie ne revenait point, elle n’osait reparaître devant sa maîtresse.

Madame Épernay appelait sa fille d’une voix déchirante. — Viens, mon enfant, disait-elle, je ne te gronderai pas ! — Puis elle parcourait toutes les chambres de la maison, la cour, le jardin ; elle interrogeait tout le monde : elle, ordinairement si douce, à force d’inquiétude devenait impatiente et violente ; elle grondait tous ses domestiques, leur ordonnait de courir dans toutes les rues pour chercher son enfant ; elle reprochait au portier d’avoir laissé sortir sa fille ; puis elle revenait dans son appartement, regardait l’heure qu’il était à la pendule et mesurait, d’après le temps qui s’était écoulé, les progrès de son inquiétude.

À mesure que la journée s’avançait, cette inquiétude agitée se changeait en un horrible désespoir. Elle avait envoyé chez tous ses amis, tous ses parents, à la police, dans tout le voisinage, et personne n’avait pu lui donner de nouvelles de Zoé.

Tout à coup l’idée lui vint que sa fille était morte par suite d’un affreux accident, qu’elle était tombée dans le feu ou par la fenêtre, ou qu’elle s’était noyée, et qu’on le lui cachait pour lui laisser encore un peu d’espoir ; qu’on voulait la préparer par degrés à ce coup terrible. — Ma fille, ma fille ! criait-elle ; oh ! dites-moi la vérité : la reverrai-je ? Que lui est-il arrivé ? Oh ! ne me cachez rien, je vous en conjure ! Alors elle pleurait… c’étaient des sanglots à fendre le cœur.

Sans doute cette malheureuse femme était bien à plaindre ; mais pourtant il y avait au monde quelqu’un de plus à plaindre encore, c’était Zoé ; Zoé, qui entendait les cris affreux de sa mère et qui ne pouvait lui dire : Je suis là ! Jamais un enfant n’avait rien éprouvé de pareil ; car jamais les enfants ne savent comme on les aime, comme on les pleure ; et elle seule connaissait l’affreux chagrin de voir sa mère si malheureuse à cause d’elle.

Dans l’excès de sa douleur, Zoé imagina d’aller chez le sorcier, le conjurer de lui rendre sa première forme ; mais le sorcier était parti, et son fourneau même avait disparu. Zoé resta toute la nuit dans la cour à regarder les fenêtres de sa mère et à voir passer et repasser l’ombre des personnes qui s’empressaient auprès d’elle pour la servir, madame Épernay se trouvant fort malade par suite de sa douleur.

Zoé guettait un instant favorable où la porte de l’appartement de sa mère serait entr’ouverte, afin de s’introduire auprès d’elle ; mais le vilain épagneul était toujours là, terrible et menaçant ; et d’ailleurs Zoé commençait à perdre tout espoir d’être reconnue, même de sa mère.

L’idée lui vint aussi d’écrire ce qui lui était arrivé, et de calmer ainsi l’anxiété de sa mère ; mais elle n’avait rien pour écrire, ni plume, ni papier, ni encre ; elle essaya de griffer quelques mots sur le mur, mais ne put en venir à bout ; et d’ailleurs, qui est-ce qui aurait jamais pensé sérieusement à lire un mur sur lequel il y aurait écrit : « Ma chère maman, ne me pleure pas, je suis devenue chatte ! »


CHAPITRE SIXIÈME.

LA LETTRE.


Dès que le jour parut, Zoé, craignant d’être renvoyée de la maison, où elle éprouvait encore un plaisir douloureux à être auprès de sa mère, regrimpa sur le toit afin de voir ce qui se passait autour d’elle sans être vue. Comme elle était là triste et rêveuse, elle entendit dans la cour de la maison voisine le bruit d’une fenêtre qu’on ouvrait : elle vit alors l’intérieur d’une jolie chambre où il y avait un bon feu. Çà et là des livres étaient posés sur différentes tables, c’était comme des dictionnaires. Il y avait aussi des fleurs, dans un vase sur un petit bureau, qui d’abord frappa les regards de Zoé ; elle pensa à la lettre qu’elle voulait écrire, et résolut d’entrer dans cet appartement. Elle sauta d’abord sur la fenêtre, et voyant qu’il n’y avait personne dans la chambre, elle y entra bravement.

Le mouvement qu’elle fit jeta par terre un morceau de mie de pain posé sur un carton de dessin, ce qui faisait présumer que quelqu’un allait bientôt venir dessiner dans ce salon. Zoé n’avait rien mangé depuis la veille, elle ne put résister à la tentation, elle mangea toute la mie de pain et aurait volontiers mangé les miettes s’il y en avait eu.

Après ce splendide repas, elle voulut écrire sa lettre, et pour cela sauta sur le fauteuil qui était près de la table et s’empara de la première plume qui se trouva sous sa patte ; hélas ! la difficulté était de tenir cette plume et de tracer quelques caractères tant soit peu lisibles. Après avoir figuré quelques traits informes, qu’elle croyait être des mots, Zoé voulut relire sa lettre, mais elle ne put s’y reconnaître : c’étaient des zigzags à n’en plus finir, des triangles, des losanges, des profils de nez pointus, de tout excepté de l’écriture ; c’était enfin ce que peut faire un chat avec sa patte : je ne saurais rien dire de mieux.

Impatientée de voir qu’elle ne réussissait point, elle jeta sa plume et trempa sa patte tout entière dans l’encrier, essayant d’écrire avec ses griffes ; mais, ma foi ! ce fut bien autre chose : au lieu d’une lettre, elle en formait cinq à la fois, et puis elle faisait des pâtés, ah ! mais des pâtés… à épuiser la boutique d’un marchand d’encre !

Elle avait déjà jeté de l’encre sur tous les papiers qui étaient sur la table, sur le fauteuil et sur deux ou trois livres, lorsque la personne qui habitait cette chambre arriva. C’était une grande jeune fille, d’environ seize ans, qui parut fort surprise de trouver chez elle une grosse chatte qu’elle ne connaissait point du tout, occupée à écrire devant son bureau.

Bien loin de se fâcher, Églantine (la jeune personne se nommait ainsi), charmée de voir une chatte si bien élevée, fit à Zoé toutes sortes de caresses, lui donna des bonbons, des croquignoles, du bon lait qui restait de son déjeuner ; et Zoé se rappela ce que son maître d’écriture lui avait dit souvent en lui donnant sa leçon : — Un jour, mademoiselle, vous serez bien heureuse de savoir écrire.

Zoé se ressouvint aussi des paroles du sorcier, que sa douleur lui avait d’abord fait oublier : — Tu ne reprendras ta forme première que si jamais quelqu’un te dit : « Zoé, je te pardonne ! » — Et alors la pauvre chatte, se voyant si bien traitée, reprit courage, et espéra qu’un jour elle pourrait amener cette belle Églantine, qui l’aimait déjà, à prononcer cette parole de salut : « Zoé, je te pardonne ! »


CHAPITRE SEPTIÈME.

LES ÉPREUVES.


Le soir, Zoé retourna chez sa mère pour savoir de ses nouvelles ; mais madame Épernay venait de partir. Sa famille s’était hâtée de l’arracher à ces lieux qui lui retraçaient de si cruels souvenirs ; on avait le projet de la faire voyager en Italie pour la distraire, car on craignait qu’elle ne succombât à son chagrin.

Zoé fut bien triste de l’absence de sa mère, et cette pensée qu’elle était partie pour l’oublier l’affligea profondément. Elle savait que sa mère serait longtemps inconsolable ; mais l’idée que les personnes qui l’entouraient allaient faire tous leurs efforts pour l’effacer de son souvenir la tourmentait ; et, dans son désespoir, elle en voulait à sa famille de ce qui en était l’éloge. Zoé passa la nuit cachée dans la remise, où elle eut bien froid ; elle eût été mieux dans l’écurie, mais elle avait trop peur des chevaux pour se hasarder à y pénétrer.

Dès que la fenêtre du salon d’Églantine fut ouverte, Zoé retourna auprès d’elle. La jeune fille la reçut encore mieux que la veille, car c’était maintenant une ancienne amie. — Minette, dit-elle, viens ici. — Zoé ne voulut point répondre à ce nom, et parut même fort mécontente qu’on le lui donnât.

— Mignonne, reprit Églantine ; mais Zoé ne voulut pas encore répondre à ce nom.

— Il faut pourtant que je te donne un nom, puisque tu es à moi, dit la jeune fille, et que tu ne peux me dire le tien.

À ces mots, Zoé eut une idée lumineuse : elle sauta d’un bond sur la fenêtre, courut sur les toits jusqu’à sa demeure, et bientôt, franchissant les marches de l’escalier, elle arriva devant la porte de sa chambre. On était encore en train de déménager, tout était ouvert dans l’appartement ; les joujoux ; les robes de Zoé étaient épars çà et là ; on ne savait pas à qui les donner. Comme chacun était occupé, Zoé vit qu’on ne ferait point attention à elle ; alors elle s’empara très-adroitement d’un de ses petits mouchoirs qui étaient rangés en paquet sur une commode, et elle s’enfuit promptement.

Zoé avait elle-même brodé son nom à l’un des coins de ce mouchoir, et à peine fut-elle de retour chez Églantine qu’elle le lui apporta en lui montrant avec sa patte les trois lettres qui composaient son nom. « Zoé ! » lut tout haut Églantine. Aussitôt la chatte sauta sur ses genoux ; puis elle s’éloigna pour se faire appeler. En vain sa jeune maîtresse essayait de lui donner d’autres noms ; la chatte lui montrait toujours celui de Zoé brodé sur le petit mouchoir, et Églantine voyant qu’elle ne voulait répondre qu’à ce nom, comprit que c’était celui qu’on lui avait toujours donné et se résigna à le lui laisser.

Ordinairement, c’est la maîtresse qui fait l’éducation de son chat ; cette fois, au contraire, c’était la chatte qui apprenait à sa maîtresse comment elle voulait être appelée : cela paraissait fort singulier, mais Églantine savait à quel point les animaux domestiques sont intelligents, et rien ne l’étonnait de leur part.

Voilà donc Zoé établie dans la maison sous son nom véritable : le plus difficile était fait ; il ne s’agissait plus maintenant que de se faire dire : Je te pardonne !… et le moindre petit crime pouvait amener ce mot-là.

Mais pour se faire pardonner de sa maîtresse, il fallait d’abord la fâcher, et cela n’était pas si facile qu’on aurait pu le croire au premier moment.

On avait donné à Églantine une grande boîte de bonbons qui paraissaient excellents. Zoé apercevant cette boîte, se mit bien vite à dévorer tout ce qu’elle contenait, et attendit joyeusement le retour de sa maîtresse, espérant qu’elle la gronderait.

Mais son espérance fut trompée : Églantine n’était point gourmande ; elle vit que Zoé avait mangé ses bonbons, et au lieu de se mettre en colère : — Tu as bien fait, dit-elle ; tu as deviné que je les gardais pour toi.

Zoé fut mécontente de tant de douceur ; elle résolut de s’en venger.

Églantine dessinait à merveille. Depuis plusieurs jours, elle se hâtait d’achever un paysage qu’elle voulait montrer à son père ; ce dessin était très-avancé, il n’y avait plus que quelques coups de crayon à donner pour le terminer entièrement.

Zoé, voyant que sa maîtresse avait mis beaucoup de soin à cet ouvrage, pensa que s’il était gâté, elle serait fort en colère. Aussi, un jour qu’Églantine était sortie, la maligne chatte s’empara du dessin, le déchira, le mit en pièces, et lécha si proprement tout le crayon, que les arbres, les ruisseaux, les vaches, les maisons, ne faisaient plus qu’une même chose.

Après ce beau travail, Zoé alla se cacher sous la table pour guetter la colère, de sa maîtresse.

Églantine revint peu de moments après. Elle fut d’abord quelque temps avant de reconnaître son dessin dans ces chiffons de papier déchirés qui jonchaient le tapis ; puis, lorsqu’elle se fut assurée que c’était bien son ouvrage qu’on avait ainsi arrangé, au lieu d’entrer dans une grande fureur, comme Zoé s’y attendait, elle se mit à rire.

— Si mon père voyait cela, s’écria-t-elle, comme il se moquerait de moi ! « C’est bien fait, me dirait-il ; pourquoi avez-vous des chats ?… »

En parlant ainsi, Églantine ramassa les morceaux de son dessin, les jeta au feu pour qu’il ne restât aucune trace du crime de sa chère Zoé ; puis elle se remit à dessiner et commença un second paysage, comme s’il n’était rien arrivé. Il était impossible de lire sur son visage la moindre impression de dépit.

Cependant Zoé sortit bravement de sa cachette, espérant que sa vue exciterait la colère de sa maîtresse, et qu’après l’avoir grondée, elle lui dirait enfin : « Zoé, je te pardonne ! » mais Églantine ne la gronda point.

— Cache-toi bien vite, lui dit-elle ; mon père va venir, tu sais qu’il n’aime point les chats.

Et Zoé s’éloigna, triste et découragée.


CHAPITRE HUITIÈME

ENCORE UNE ÉPREUVE.


Quelques jours après, l’espoir revint dans son cœur. En entrant dans la chambre de sa maîtresse, Zoé aperçut une superbe guirlande de roses que l’on venait d’apporter à l’instant. La femme de chambre avait eu l’imprudence de la poser sur l’oreiller du lit, pendant que le coiffeur arrangeait les beaux cheveux d’Églantine, qui ne pouvait voir ce qui se passait autour d’elle.

Zoé jugea que l’instant était favorable ; sa maîtresse devant aller à un grand bal pour lequel on semblait se parer plus qu’à l’ordinaire, cette guirlande était un objet de la plus haute importance ; donc c’était elle qu’il fallait immoler, il fallait l’attaquer sans plus tarder.

Si Églantine avait supporté patiemment la perte de ses bonbons et de son paysage, elle ne serait sans doute pas insensible au massacre de sa guirlande.

Pendant que le coiffeur, affairé, racontait avec vivacité toutes les admirables coiffures qu’il avait faites le soir même pour la fête où devait aller Églantine, la chatte sauta légèrement sur le lit et alla bien doucement se coucher sur la guirlande, de manière qu’il n’y eût pas une seule fleur qui ne fût écrasée par le poids de son corps. Il avait beaucoup plu ce jour-là, Zoé avait couru dans la rue et elle joignait à tous ses charmes celui d’être crottée horriblement ; si bien que chaque rose fut à l’instant mouchetée, mouillée et fanée, comme si elle avait subi un orage, avec cette différence qu’une rose des champs peut se ranimer au soleil, et que celles-là ne pouvaient plus jamais revivre : les roses de Batton ne diffèrent qu’en cela des véritables fleurs.

Quand le coiffeur eut terminé sa natte, qu’il voulut prendre la guirlande pour la poser sur la tête d’Églantine et qu’il saisit, au lieu de ces belles fleurs, les deux oreilles d’un chat… il recula épouvanté.

Quelle fut sa contrariété en voyant ces roses pendantes et meurtries, couvertes de boue, incapables même de figurer sur le chapeau d’une bergère en cabriolet, le mardi gras !

— Mademoiselle, s’écria-t-il en les prenant avec indignation, il me sera impossible de vous coiffer avec cela !

Églantine n’était point coquette, elle avait raison ; elle était si belle ! La vue de ce paquet de fleurs crottées, loin de la fâcher, la fit rire. Je ne mettrai pas de guirlande aujourd’hui, dit-elle. Fanny, donnez-moi cette branche de lilas que j’avais l’autre jour ; toutes les fleurs vont également bien avec une robe de crêpe blanc.

À ces mots, Zoé s’élança hors de la chambre dans le plus violent désespoir. Elle s’irritait de tant de patience. — Quoi ! pensait-elle, pas même coquette ! On lui gâte sa parure, et cela, qui ferait tant de peine à d’autres femmes, ne lui donne pas seulement un peu d’humeur !

Zoé reprochait à Églantine sa douceur comme un crime : elle l’accusait d’insouciance ; elle ne pouvait lui pardonner un si bon caractère qui renversait toutes ses espérances. C’est ainsi que nous prenons souvent pour un défaut, chez nos amis, une bonne qualité qui nous gêne.


CHAPITRE NEUVIÈME.

LE RESSENTIMENT.


Zoé passa un mois dans la tristesse et le découragement ; elle s’ennuyait horriblement d’être chatte et se désolait d’être séparée de sa mère ; elle s’imaginait que madame Épernay aval adopté une de ses cousines, et cette pensée la faisait pleurer de jalousie.

Elle désespérait de jamais parvenir à fâcher sa maîtresse, ou du moins elle sentait que, pour l’irriter, il faudrait lui faire une peine sérieuse et elle ne pouvait s’y décider.

Zoé brûlait de reprendre sa première forme, mais il lui en coûtait d’être ingrate et d’affliger cette bonne Églantine qui avait tant de douceur ; cependant le désir de revoir sa mère l’emporta.

Églantine avait un petit frère qui se nommait Frédéric et dans la chambre duquel la chatte ne pouvait jamais entrer. On l’en avait toujours éloignée sévèrement, de peur qu’il ne fût égratigné par elle.

Malgré toute la vigilance des gens de la maison, Zoé trouva le moyen de s’introduire auprès du berceau de l’enfant et de lui donner un grand coup de griffe sur la joue.

Mais il arriva ce qu’elle n’avait pas prévu : l’enfant s’étant vivement retourné, eut l’œil à moitié déchiré. Ses cris attirèrent Églantine. Oh ! cette fois, elle fut bien en colère : elle repoussa Zoé avec indignation, et Zoé s’enfuit plus malheureuse encore qu’elle ne l’avait été, car elle vit bien que jamais on ne lui pardonnerait de s’être montrée si cruelle.

Zoé n’osait plus revenir chez sa maîtresse depuis cet événement. Elle errait sur les toits et passait des nuits entières à gémir. Elle ne voyait plus aucune chance de rentrer en grâce auprès d’Églantine. Elle savait que Frédéric était toujours malade, que son œil n’était pas encore guéri ; d’ailleurs, elle se rendait justice et sentait bien qu’Églantine ne l’aimerait plus.

Un soir, de plus en plus triste, elle était assise au bord d’une gouttière et réfléchissait amèrement sur la cruauté de son sort ; tout à coup elle aperçut une grande clarté dans l’appartement habité par sa jeune victime, dans cette chambre même dont l’entrée lui était si rigoureusement interdite. Une lampe placée auprès du lit de l’enfant avait mis le feu aux rideaux ; les gens de la maison étaient à dîner, personne ne pouvait deviner ce danger.

La chambre se remplissait de flammes, et le pauvre petit enfant, suffoqué par la fumée, ne pouvait déjà plus crier.

Zoé vit ce péril : sans perdre la tête, elle s’élança dans la chambre, cassant un carreau de la fenêtre au risque de se déchirer les pattes ; puis, se pendant à la sonnette, elle fit un carillon épouvantable qui mit sur pied en un instant tous les domestiques de la maison.

Églantine elle-même accourut tout effrayée : elle se précipita à travers les flammes, emporta son petit frère dans ses bras, et son émotion fut telle, qu’elle ne s’étonna pas de voir sa chatte pendue à la sonnette.

Les domestiques ne furent pas si indifférents : ils éteignirent d’abord le feu en toute hâte ; puis, quand le danger fut passé, que le pauvre enfant fut rassuré, ils firent de grandes exclamations sur la manière extraordinaire, prodigieuse, inimaginable, dont il avait été sauvé.

— C’était à la chatte, disaient-ils, qu’on devait de le voir encore en vie ; sans elle, il était étouffé. Avec quelle intelligence elle avait reconnu ce péril ! quelle adresse étonnante il lui avait fallu pour s’emparer de la sonnette, et quelle idée merveilleuse lui avait fait s’en emparer !… Cette chatte, ajoutaient-ils, a de l’esprit comme un singe !

Dans leur enthousiasme, ils ne s’offensaient point du tout d’être accourus et d’avoir obéi au commandement d’un chat qui s’était permis de les sonner. Ce qui prouve qu’à force d’esprit, un petit personnage finit par commander à plus grand que lui, sans que nul orgueil s’en étonne.

Églantine, entendant tous ces éloges, voulut remercier sa bonne chatte, à qui elle devait la vie de son frère ; mais Zoé, qui se rappelait le ressentiment de sa maîtresse, n’osait plus s’approcher d’elle ; et dès que Frédéric avait été hors de danger, elle avait regrimpé sur le toit.

Cependant elle n’y resta pas longtemps, car on l’appelait de tous côtés. — Zoé ! disait Églantine d’une voix douce et bienveillante ; et Zoé descendit de la gouttière, ce qui fut très-prudent, comme vous allez voir.

Elle entra timidement dans la chambre de sa maîtresse. — Te voilà enfin ! dit celle-ci en souriant ; mais la chatte alla se cacher sous une table.

— Je ne suis plus fâchée contre toi, ma belle petite chatte, reprit Églantine. Si tu as égratigné l’œil de Frédéric l’autre jour, ce soir tu l’as empêché d’être brûlé ; tu as bien réparé ta faute ; viens donc ici, ne te cache plus.

Mais Zoé ne bougeait pas de sa retraite : elle attendait, elle espérait ce mot merveilleux et magique qu’elle s’ingéniait depuis si longtemps à faire prononcer à sa maîtresse.

Enfin, Églantine, devenant plus pressante, s’approcha de la table : — Viens donc ! dit-elle d’une voix caressante, ne crains pas d’être grondée ; je ne t’en veux plus… Zoé, je te pardonne !…

À peine eut-elle prononcé ces mots, que la prédiction du sorcier s’accomplit : Zoé reprit sa première forme, ce qui la gêna un peu pour sortir de dessous la table ; qu’aurait-ce donc été si elle eût cessé d’être chatte pendant qu’elle était encore sur les toits ? Ce bonheur l’aurait jetée dans un bien autre embarras, vraiment !


CHAPITRE DIXIÈME.

IL Y A PARFOIS DE BONS MENSONGES.


On devine quelle fut la surprise d’Églantine en voyant sortir de dessous la table une ravissante petite fille, jolie comme un ange, au lieu de la grosse vilaine chatte qu’elle s’attendait à voir paraître.

Zoé, transportée de joie, se jeta aussitôt dans ses bras, lui raconta en peu de mots l’histoire de sa métamorphose, puis elle s’écria, les yeux remplis de larmes : — Ramenez-moi vite à ma mère ! oh ! comme elle va être heureuse de me revoir !

Églantine, qui était très-sensible, comprit à merveille cet empressement de Zoé ; mais elle pensa qu’il serait prudent de prévenir madame Épernay, craignant qu’après avoir été malade de chagrin, elle ne mourût de joie !

Madame Épernay était justement de retour à Paris.

Cette bonne mère était encore très-souffrante ; depuis six mois qu’elle avait perdu sa fille, elle n’avait cessé de pleurer. Zoé était impatiente de la revoir, et l’on avait toutes les peines du monde à l’empêcher de courir l’embrasser : elle ne pouvait croire que le plaisir de retrouver son enfant pût être dangereux pour une mère. Les enfants n’imaginent pas qu’il y ait du danger dans le bonheur.

Églantine, ayant pitié de son impatience, se rendit elle-même chez madame Épernay, cherchant dans son imagination une fable pour préparer ce pauvre cœur de mère, si déchiré par la douleur, au coup inattendu d’un bonheur accablant.

— Madame, dit-elle en s’approchant avec timidité de madame Épernay, qu’elle trouva les yeux humectés de larmes et entourée des objets qui lui rappelaient sa fille ; madame, me pardonnerez-vous de venir poser la main sur une plaie saignante ?…

— Parlez, mademoiselle, interrompit madame Épernay, qui devinait que c’était de sa chère Zoé qu’il s’agissait ; ne craignez pas de m’attrister en me parlant d’elle, j’y pense toujours !

— Vous n’avez eu aucun renseignement sur le sort de votre enfant, depuis le jour ou elle a disparu ?…

— En auriez-vous ? s’écria madame Épernay, dont les yeux brillaient d’espérance ; oh ! parlez, je vous en conjure.

— Je puis me tromper, poursuivit Églantine en composant toujours son charitable mensonge ; j’ai entendu parler, par hasard, d’une petite fille, à peu près du même âge que la vôtre, que des mendiants ont volée il y a plusieurs mois, et…

— Ma pauvré Zoé, quoi ! tu vivrais encore ! s’écria madame Épernay dans un délire d’espérance.

— Peut-être n’est-ce pas elle, reprit aussitôt Églantine, effrayée de cette trop vive exaltation ; je n’ai point vu l’enfant que ces misérables ont dérobée et je ne sais pas si c’est la vôtre ; mais si vous me donniez, madame, un portrait ou le signalement exact de la petite fille que vous pleurez, je pourrais….

— Voici son portrait, interrompit madame Épernay, il est ressemblant, quoiqu’elle fût bien plus jolie ! — En disant ces mots, elle détacha un médaillon qu’elle portait toujours à son cou. — Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle, si je pouvais la retrouver !…

À ces mots, elle tomba évanouie. On vint à son secours, et dès qu’elle fut revenue à elle, Églantine s’éloigna, la laissant se livrer tout entière à ce premier degré d’espoir qu’elle avait fait naître en son cœur.

Madame Épernay passa toute la nuit dans une agitation indescriptible, se livrant à une joie folle, ne doutant pas que sa fille ne lui fût ramenée le lendemain même ; puis se décourageant et croyant que tant de bonheur était impossible.

Le soir, elle avait reçu un billet d’Églantine, qui lui apprenait qu’elle poursuivait ses recherches ; mais qu’elle la conjurait de ne point agir de son côté, car la plus grande prudence était nécessaire.

Le lendemain, vers dix heures, madame Épernay vit entrer Églantine dans son appartement. La jeune fille paraissait si joyeuse, que madame Épernay fut préparée à une bonne nouvelle.

— J’ai beaucoup d’espoir, madame, dit Églantine ; la petite fille qui est chez les mendiants est blonde, et peut avoir environ huit ans.

— Comme ma fille !

— Elle se nomme Aglaé ou Zoé ; ma nourrice, qui m’a conté cette aventure, n’a pu retenir exactement son nom. Ce qu’elle a remarqué particulièrement, c’est que cette enfant a les yeux bleus, bordés de longs cils bruns, et les cheveux très-blonds.

— C’est elle ! c’est elle !… Oh ! si je pouvais la voir !…

— Ce soir, je la verrai, continua Églantine.

— J’irai avec vous ! dit madame Epernay.

— Gardez-vous-en bien. Si la mendiante savait qu’on soupçonnât cette enfant de n’être pas sa fille, elle quitterait Paris à l’instant et nous ne pourrions la rejoindre. Laissez-moi agir seule. Vers les cinq heures, je reviendrai vous rendre compte de ce que j’aurai fait.

En effet, à cinq heures Églantine revint, et madame Épernay, en l’apercevant, courut l’embrasser : car toute la joie qu’allait éprouver le cœur de la mère se reflétait d’avance sur le visage de la jeune fille.

— Mon enfant ? s’écria madame Épernay ; c’est elle, n’est-ce pas ?

— Oui, madame, répondit Églantine toute tremblante c’était bien elle… Je lui ai parlé ; mais vous ne pourrez la voir que demain.

— Pourquoi cela ? dit la mère haletante.

— C’est que… aujourd’hui….

Églantine cherchait encore un mensonge ; mais cette mère, qui était là, tremblante, aspirant après sa fille, l’appelant des yeux, lui tendant les bras ; cette joie, cette impatience si imposante, si sacrée, l’intimidaient.

— Parlez ! dit madame Épernay, pourquoi ne puis-je l’embrasser aujourd’hui ?

— Parce que, répondit Églantine en souriant, vous êtes encore trop faible pour pouvoir supporter une telle joie.

— Non ! non ! s’écria l’heureuse mère ; le bonheur nous donne des forces ; je puis revoir ma fille sans mourir… Rendez-la-moi ! rendez-la-moi !

Alors on entendit du bruit dans la pièce voisine.

— Je devine !… s’écria madame Épernay hors d’elle-même ; elle est ici !… vous l’avez amenée !… Zoé ! Zoé ! ma fille ! ma fille !

— Maman !… répondit une voix chérie ; c’est bien moi, je vis !…

Et Zoé, que les gens de la maison retenaient dans l’antichambre, parvenant à s’échapper, courut se jeter dans les bras de sa mère….